Albin Michel (p. 101-108).

VII

le marché aux esclaves

Il y avait longtemps qu’Abul Hacen pleurait sa jeunesse. Il ne s’habituait pas à vieillir. Vers sa cinquantième année, d’une façon subite et très rapide, comme par une malignité de la nature, ses cheveux s’étaient mis à blanchir. Il avait d’abord essayé de les teindre. Mais on lui avait parlé d’un certain Émir de Tlemcen qui était devenu aveugle par la pernicieuse influence de la couleur noire sur les nerfs optiques. Or, depuis son enfance, c’était une de ses faiblesses de craindre sans cesse de perdre la vue. Il redoutait également la poussière et la lumière des éclairs et il y avait toujours une petite lampe dans sa chambre, pour qu’il n’eut pas, en s’éveillant, la sensation d’être frappé de cécité. Il avait donc gardé sa chevelure blanche et il la sentait sur son crâne comme la force torturante du temps.

Mais il s’était mis à grossir. Son menton pendait, son ventre proéminait, il soufflait en marchant. Il ne se l’avouait pas à lui-même. Il sentait qu’il ne serait irrémédiablement gros que le jour où il le reconnaîtrait. Il continuait à manger et à boire énormément, bercé par le mensonge de ses familiers qui disaient que chez lui, par une exception heureuse, la nourriture ne causait pas d’embonpoint. Il imposait d’ailleurs cette opinion, par la terrible autorité de son regard, la suggestion qui se dégageait de lui, quand il demandait, chaque matin :

— N’est-ce pas que j’ai maigri ?

Et il interrogeait le Hagib qui venait lui parler des affaires du royaume, les Alfaquis qui erraient dans les jardins en commentant le Koran, les gardes devant les portes et même un muet qui le suivait partout et qui faisait en riant des signes approbateurs dès qu’il désignait son ventre du doigt.

Il avait choisi pour compagnon de promenade Hamet Moktar, le grand maître des écoles publiques, qui était aussi gros que lui et qu’il raillait à ce sujet. Il le faisait marcher très vite et longtemps, de façon à pouvoir lui dire :

— Tu grossis, mon pauvre ami, tu ne peux plus me suivre !

Abul Hacen prétendait qu’il aimait errer incognito dans Grenade, pour écouter parler ses sujets, à l’imitation d’Haroun Al Rachid dans Bagdad. Modestement vêtu, suivi d’Ali le muet, il allait avec Moktar le long des bazars et sur les marchés, mais comme il était vaniteux il ne pouvait s’empêcher de regarder les passants avec superbe, jusqu’à ce que ceux-ci l’eussent reconnu et se fussent prosternés. Il feignait alors un grand ennui de ne pas pouvoir passer inaperçu.

Il affectionnait dans ses courses le marché aux esclaves à cause de l’espoir d’y découvrir une beauté exceptionnelle qu’il emmènerait sur-le-champ à l’Alhambra. Car le désir de la femme le tourmentait d’autant plus qu’il le sentait diminuer en lui. Il s’y rattachait comme à la plus sûre preuve de sa force d’homme. Les femmes le fatiguaient maintenant. Il les recherchait tout de même. Il rêvait de nouvelles étreintes lui procurant de nouvelles ardeurs.

Le marché aux esclaves avait lieu de bonne heure sur la place de Bibarrambla. Les esclaves se tenaient par rangées entre lesquelles circulaient les acheteurs. Quelques-uns étaient assis sur un petit coffre de bois qui contenait ce que leur avait laissé leur ancien maître. Il y en avait qui riaient pour paraître sympathiques. Les fournisseurs des galères examinaient avec soin leurs dents afin de savoir s’ils pourraient casser le biscuit, qui était très dur. On reconnaissait aux cicatrices qui couvraient leur corps, ceux qui s’étaient enfuis d’Espagne, pour être esclaves chez les Maures, afin d’être mieux traités. Ils faisaient signe qu’il leur était indifférent d’être vendus à l’un ou à l’autre, se trouvant chez des hommes qui seraient toujours plus humains que les chrétiens cruels qu’ils avaient quittés. Certains levaient leurs mains dans l’air pour montrer par les cals dont elles étaient couvertes qu’ils étaient habitués aux travaux des champs. Et des nègres, tenant leurs genoux entre leurs bras, fixaient le ciel avec tristesse, se souvenant du désert natal.

Presque tous provenaient des corsaires de Tunis et d’Alger et étaient amenés d’Almeria ou de Malaga par les correspondants de ces corsaires qui, assis sur des tapis de Perse et couverts de bijoux, laissaient le soin de la vente à leur commis et affectaient une grande importance.

Cela faisait une foule bigarrée, sordide et magnifique, où se mêlaient les querelles, les débats pour le prix, la glorification de la marchandise. Mais il n’y avait guère là que les femmes laides ou âgées, les jolies étant gardées dans des appartements voisins par les entremetteurs qui faisaient payer un ducat, rien que pour les montrer. Ils gardaient aussi les jeunes garçons trop beaux destinés au plaisir et ils couraient de droite et de gauche, saisissant les passants par leur manche et leur faisant à haute voix des descriptions de seins fermes et de hanches opulentes, de torses creusés et de nuques droites.

Ce matin-là, Abul Hacen fendait la foule d’un pas rapide. Il était de mauvaise humeur. Il avait entendu un enfant le désigner par le surnom que ses ennemis lui donnaient : Le vieillard !

Des cris retentirent devant lui. Le marché reflua comme une vague. Les Kaschefs se précipitaient de tous côtés pour rétablir l’ordre, mais, reconnaissant l’Émir, ils dégagèrent devant ses pas la place à coups de bâton en sorte qu’Abul Hacen, de plus en plus furieux, se trouva malgré lui être le centre d’un groupe gesticulant et vociférant.

Une femme de petite taille était au milieu, tenant un poignard. Elle l’avait arraché à un Adalide des frontières et elle l’en menaçait ainsi que deux hommes dont les riches gandourahs brodées indiquaient le métier de marchands d’esclaves.

Il résultait des clameurs des assistants, des injures et des menaces de la femme, des protestations des marchands, que l’Adalide avait vendu comme esclave, pour cent mitcals d’or, une Espagnole, sans en avoir le droit, puisqu’on n’était pas en guerre avec l’Espagne. La femme criait qu’elle s’était librement confiée à lui pour se rendre à Grenade, qu’elle avait été amenée là par surprise, sans savoir où on l’avait conduite, et que la vente n’était pas valable. Mais presque tous ceux qui étaient présents haussaient les épaules et disaient qu’il ne valait pas la peine de tenir compte des criailleries d’une chrétienne. Les deux marchands avaient compté les cent mitcals d’or et affirmaient que l’achat était définitif.

— Que ce jeune homme soit juge ! Je me mets sous sa protection, dit Isabelle de Solis en jetant son poignard aux pieds d’Abul Hacen.

Dit-elle cela par une géniale pénétration du cœur humain ou, comme quelques témoins le prétendirent par la suite, prononça-t-elle : Que ce gros homme soit juge ! et le mot gros fut-il mal entendu à cause de l’accent espagnol qu’elle avait en s’exprimant en arabe ?

Il sembla à l’Émir Abul Hacen que le ciel se renversait comme une grande coupe pour laisser tomber dans son âme une liqueur embaumée.

Un silence se fit. Les Kaschefs étaient immobiles maintenant la foule, avec leur bâton levé !

Abul Hacen jeta un regard de triomphe sur son compagnon Moktar. Il se sentait svelte, léger, juste, tout-puissant.

Toutes les paroles de la jeune femme étaient véridiques. Le crime de l’Adalide était flagrant. Il était monstrueux de vouloir vendre une Espagnole quand on était en paix avec les rois chrétiens. Il ne pardonnait aux deux marchands qu’à la condition que leurs transactions seraient désormais marquées au sceau de l’équité. Les cent mitcals d’or seraient versés à titre d’indemnité entre les mains de la femme offensée. Celle-ci était invitée à se rendre sans retard à l’Alhambra pour exposer en détails toute l’histoire.

Mais sans retard aucun ! Ali le muet fut chargé de ne pas la perdre de vue et de la conduire.

Les Kaschefs entraînèrent l’Adalide et en gravissant les rues en pente qui le ramenaient vers son palais, l’Émir répétait en riant au grand maître des écoles publiques :

— Comme tu souffles, mon pauvre ami ! Tu ne peux plus me suivre. Et encore, je parie que tu vas t’étendre pour dormir, aussitôt rentré, tandis que moi !…

Ce fut le Hagib lui-même qui conduisit Isabelle de Solis à l’Almocaden de la prison de l’Alhambra.

Un sourire entendu éclairait son visage jaune.

Il arrêta d’un geste la surprise de l’Almocaden.

Oui, l’Émir avait jugé qu’il fallait le premier fonctionnaire du royaume pour introduire une jeune étrangère dans la cellule d’un Adalide emprisonné la veille. Mais il n’y avait pas de petite mission pour un ministre fidèle et Allah était seul juge du caprice des grands.

Les prisons occupaient les derniers étages de l’Alcazaba et on y accédait par un long escalier en spirale.

L’Almocaden marchait le premier, levant une lampe, et il désignait parfois aux visiteurs une marche usée. Chemin faisant, il échangeait quelques paroles à voix basse avec le Hagib. Elles avaient trait à la singularité des goûts de l’Émir en matière de femmes et à la rapidité avec laquelle il devenait amoureux malgré son âge.

L’Almocaden relata les propos que l’Adalide avait tenus en prison sur celle qu’ils conduisaient avec tant de respect. Le prisonnier avait déclaré qu’il s’était cru autorisé à la vendre à cause de la facilité de ses mœurs. Il avait donné des détails. Il demandait à être entendu par le Kadi ou même par l’Émir.

Ils étaient arrivés à l’entrée d’un long couloir. L’Almocaden entr’ouvrit une porte et Isabelle de Solis le questionna avec un sourire :

— Est-ce que la cellule est éclairée ?

— Oui, répondit-il, il y a une fenêtre grillée qui donne sur le Darro.

Le Hagib allait demander si elle tenait à ce qu’il assistât à l’entrevue mais elle s’était déjà glissée dans la cellule.

Lui et l’Almocaden ne virent rien de ce qui se passa. Ils supposèrent qu’en voyant la jeune femme, l’Adalide qui avait les mains et les pieds enchaînés et qui devait être assis se souleva et se prosterna, la face contre terre, pour demander sa grâce. Ils l’entendirent qui s’exclamait d’une voix étouffée :

— Ô Zoraya ! (lumière de l’aurore).

Nom dont il avait dû l’appeler en une minute bien différente.

Puis il y eut, durant quelques secondes, un grondement singulier. Ils allaient pousser la porte quand Isabelle de Solis sortit, les paupières battant, les lèvres pincées. Elle dit impérieusement au Hagib :

— Nous pouvons remonter. J’ai puni cet homme de ses calomnies.

Et elle s’élança dans l’escalier.

L’Almocaden jeta un regard dans la cellule et il vit que l’Adalide était resté prosterné et ne se relèverait pas. Une petite dague enfoncée dans sa nuque lui avait donné une mort foudroyante.

Il se précipita dans l’escalier en criant des paroles furieuses où il était question de la justice et de sa responsabilité vis-à-vis des prisonniers qui lui étaient confiés.

Il ne rattrapa le Hagib que sur la plate-forme de l’Alcazaba. Celui-ci s’était retourné et sous sa gandourah noire, à la clarté du soleil, il était plus jaune qu’à l’ordinaire.

Il considéra l’Almocaden avec sévérité et même un peu de mépris. Il lui fit signe de se taire.

— La justice !

D’un mouvement de la tête, il lui montra la silhouette féminine qui s’éloignait à petits pas rapides. sous son auréole de cheveux d’or.

― Zoraya !