Albin Michel (p. 30-39).

II

la maison du rabbin

Almazan longeait maintenant à cheval le Guadalquivir dans la lumière rose du matin. Moyennant quelques réaux un palefrenier du loueur de chevaux était allé s’asseoir sur les marches de la maison et y attendait l’arrivée de Guzman, avec la mission de le renvoyer aussitôt sur la route de Cantillana jusqu’à la demeure du rabbin Aben Hezra où il retrouverait son maître. Almazan avait sa clef dans son pourpoint. Personne ne pouvait pénétrer chez lui avant son retour. Il était tranquille de ce côté.

Mais il s’étonnait de ne pas presser davantage sa monture, de ne pas être plus tourmenté par l’inquiétude, de rester si étranger aux événements. Malgré ce mort qu’il laissait derrière lui et l’incertitude du danger que courait l’archevêque Carrillo, il se sentait vaguement heureux. Il se reprocha cette satisfaction obscure pour la savourer à nouveau.

Ainsi, Isabelle de Solis avait pensé à lui ! Elle était venue chercher un refuge sous son toit ! Il était accompagné par une présence affectueuse. Et les eaux du Guadalquivir se déroulaient entre leurs berges brûlées comme une promesse d’amour, et plus douce était la ligne des collines qui bordaient l’horizon et qui étendaient à ses côtés une ombre bleuâtre. Il éprouvait une ardeur joyeuse de vivre, il trouvait le monde rempli de beauté.

Un martin-pêcheur s’éleva dans l’air et il s’arrêta presque pour regarder le sillage de plumes colorées qu’il faisait dans l’air. Il avait le sentiment que quelque part, autour de lui, un visage enfantin encadré de flamme le regardait avec de mobiles prunelles d’or. Il respira avec force l’odeur de végétaux qui se dégageait de la terre matinale et il crut sentir le parfum humain d’un corps qu’il avait tenu dans ses bras.

Il vit un berger qui descendait une pente. Il croisa un moine assis sur son âne. Il écouta une cloche lointaine. Il pressa son cheval. Enfin, sur sa gauche, au loin, il aperçut la masse sombre que faisaient les buis gigantesques de la demeure d’Aben Hezra.

Ces buis se dressaient comme une muraille. Ils étaient menaçants, tourmentés, aveugles. Ils évoquaient des pensées de solitude et de renoncement. Il fallait suivre pour les atteindre une très longue avenue bordée de peupliers et même quand on était proche de deux colonnes tronquées qui indiquaient que jadis il y avait eu là une grille, on ne voyait pas encore la maison que cachait la forêt des buis centenaires.

Almazan se penchait en avant pour voir plus vite. Il imaginait que l’archevêque l’attendrait peut-être à l’entrée et qu’il apercevrait de loin sa robe blanche. Mais un silence impressionnant recouvrait les choses. Dans le ciel, un oiseau qui descendait en planant, avait l’air d’un message triste apporté par le destin. Les colonnes tronquées, avec les caractères arabes qui y étaient gravés, prirent une signification de stèles funéraires. L’immobilité des feuillages qui avaient l’air comme attentifs, pénétra Almazan d’une impression d’angoisse.

Il passa entre les colonnes et il voulut pousser un cri pour annoncer sa venue. Mais sa voix défaillit dans sa gorge et le son qu’il émit était bas, rauque, étranger à sa propre voix et comme exprimant une terreur intérieure dont il n’avait pas encore conscience.

Il aperçut, à sa droite, l’écurie ouverte et vide. On avait donc volé les chevaux. Il mit pied à terre, constata qu’il n’y avait là aucune trace de désordre, il attacha son cheval et il s’avança à pied à travers les muettes allées de buis.

Ce fut alors qu’un bruit le frappa. C’était le claquement d’un objet sur un autre, ou une porte qu’on avait fermée brusquement, ou la chute d’un corps, peut-être. Il ne pouvait pas discerner avec exactitude. Il s’avança d’un pas plus rapide. L’allée tournait, il se trouva en face de la maison.

Elle avait été construite au temps des Khalifes arabes, dans une époque de paix, où la police était bien faite et elle ne présentait aucune sorte de défense. Le parc se perdait derrière, au flanc de la colline, parmi des bruyères et des rochers et Almazan vit, d’un coup d’œil, combien il était facile d’arriver à la maison ou d’en repartir sans être remarqué et sans laisser de trace.

Elle formait une grande masse carrée dont les ombres des buis faisaient mieux ressortir la blancheur et qui n’avait pour fenêtres que d’étroites ouvertures placées très haut et fermées de treillis de bois. La porte qui était en chêne, plantée de clous de cuivre, était entr’ouverte et Almazan fut frappé par une inscription ancienne qu’il n’avait pas remarquée lors de ses précédentes visites.

Rapidement il franchit cette porte et il se trouva dans la cour intérieure. Il y fit quelques pas et il s’arrêta pour regarder autour de lui.

Cette cour était vaste, pleine d’aloès et de grenadiers, et des plantes sauvages avaient poussé entre les dalles. Elle était entourée de portiques qui soutenaient une galerie circulaire dont les colonnettes de bois sculpté étaient rongées par le temps. Les fenêtres et les portes donnaient sur cette cour et Almazan constata avec surprise qu’elles étaient toutes ouvertes. Il eut la sensation que, dans l’ombre des chambres, de tous les côtés à la fois, il y avait des êtres qui le guettaient. Une vie singulière semblait circuler autour de lui. De vieilles boiseries poussaient des soupirs, les parquets gémissaient et le bruit qu’il avait entendu déjà le frappa à nouveau. Il prêta l’oreille. Une porte avait battu sur sa droite. Une autre battait derrière lui. Peut-être le vent venait-il de se lever à l’instant même et en agitant les battants des portes était-il la seule cause de ces bruits. Mais qui a ouvert ainsi toutes les portes et toutes les fenêtres ? Est-ce que l’archevêque Carrillo n’avait pas toujours eu une crainte immodérée des courants d’air, au point de faire boucher avec de l’étoffe les trous des serrures dans les pièces où il dormait ?

Même alors, malgré l’anxiété extrême qu’il éprouvait, Almazan vit, durant quelques secondes, le visage d’Isabelle de Solis et il se complut dans le souvenir du rire enfantin et cruel.

Il chassa cette image et se décida. Il entra dans la grande pièce du rez-de-chaussée qui se trouvait au fond et qui avait été l’ancien Mabeyn arabe. Les successeurs espagnols d’Aben Hezra l’avaient surchargée de sombres meubles de chêne qui tachaient les clairs azulejos des murailles. La poussière était si épaisse qu’elle avait l’air jetée comme une étoffe de cendres. Almazan ne s’arrêta pas dans cette pièce. Il se précipita dans une autre, passa sous l’ogive d’une porte ouverte, franchit une longue enfilade de chambres vides et pleines de résonances. Il ne se souvenait pas exactement de l’endroit où l’archevêque Carrillo l’avait fait entrer quand il était venu le voir. Il crut s’être trompé. Il revint sur ses pas. Il visita d’autres appartements. Un souffle de désolation, un mystère de solitude, tombait des plafonds. Les lames de marbre blanc, les lambris de cèdre colorés, les beautés flétries de l’art Mauresque ajoutaient par leur abandon à la mélancolie morne qui emplissait ces lieux.

Il était arrivé au pied de l’escalier. Il le gravit. Il lui semblait, que cette recherche ne finirait plus.

Et c’est alors qu’ayant poussé encore une porte, il se trouva, face à face, avec l’archevêque Carrillo, assis dans un grand fauteuil, qui le regardait fixement avec des yeux ronds et blancs. Sur la table où il était en train d’écrire, était posée sa main longue et puissante. Cette main extraordinaire avait l’air d’avoir été sculptée dans un bloc de craie, et ce fut à sa lividité et à la couleur rougeâtre des veines qui la sillonnaient comme des serpents, qu’Almazan reconnut qu’il était en présence d’un homme mort.

Il avait péri par le même poison que son serviteur. Il s’était mis devant sa table et la mort l’avait frappé pendant qu’il écrivait.

Les traits du visage n’étaient pas bouleversés. Le front semblait plus grand. Les yeux étaient terribles. Almazan tenta de les fermer. Mais les paupières résistaient, se relevaient. Il ne réussit qu’à demi et l’archevêque avait l’air de lancer en dessous un oblique regard vitreux.

Almazan vit son nom sur le papier que la main de craie avait l’air de désigner avec l’ongle de l’index. C’était un morceau de papier de lin arraché à la hâte à un cahier qui était à côté et où l’on voyait la partie du feuillet déchiré qui était demeurée jointe aux autres.

Il lut quelques lignes d’une écriture torturée.

— Je vais mourir avant que tu ne sois arrivé, sans avoir pu te dire ce qu’il fallait à tout prix que tu saches. Ces feuillets que je pose sur la table, te mettront partiellement au courant. J’ai été insensé d’attendre ! On ne croit jamais qu’on mourra. Je ne pouvais pas savoir qu’ils me craignaient à ce point. J’aurais dû penser qu’à mesure que je me dépouillais de l’ignorance et que la vérité prenait possession de moi, je devenais puissant et par conséquent redoutable. Mais l’essentiel est que tu vives et pour cela il te faut fuir. Dès que tu auras lu ces mots, pars pour Grenade. Pars sans réfléchir, immédiatement et ne reviens à Séville, ni pour régler tes affaires, ni pour dire adieu à tes amis. Je te l’ordonne au moment de ma mort. C’est ma dernière pensée. À Grenade…

L’archevêque Carrillo s’était arrêté d’écrire sur ce mot. Il avait dû faire un grand effort, car les dernières lignes étaient tremblées et à peine lisibles. Il avait essayé de continuer, mais il n’avait pu y arriver. Des traits incohérents indiquaient que sa main avait cessé d’obéir à sa volonté. Pourtant il avait pu réunir ses forces et il était parvenu à tracer un nom au bas de la page, un nom qui était inconnu pour Almazan. Ce nom était :

— Christian Rosenkreutz.

Almazan le répéta machinalement deux ou trois fois.

Alors, il se rappela avoir entendu parler par l’archevêque lui-même d’une mort survenue dans des circonstances analogues et qui avait été marquée par les mêmes signes. Don Pedro Giron, grand-maître de Calatrava et neveu de Carrillo, était sorti d’Almagro, quelques années auparavant, suivi d’une nombreuse escorte. Il se rendait auprès de l’infante Isabelle, agréé par son frère Henrique, comme son fiancé. Il avait couché au village de Villarubia, voisin de Ciudad Real. Au matin, on n’avait retrouvé dans sa chambre qu’un cadavre, si blanc, que le serviteur qui était entré le premier ne l’avait pas distingué sur la blancheur des draps et avait cru le lit vide.

Au fond de sa mémoire, Almazan tâchait de retrouver ce qu’il avait entendu dire à l’archevêque sur ce sujet.

Et tout d’un coup, il bondit vers la porte. Il venait d’être soudain frappé par une pensée. Le poison n’avait pas été absorbé par les aliments, il était dans l’air. Il le respirait. Il allait périr de la même mort que l’archevêque et son serviteur Pablo.

Mais il se ravisa. L’archevêque avait dû se douter de la manière dont un ennemi invisible tentait de l’atteindre et il avait ouvert toutes les portes et toutes les fenêtres pour purifier l’air. Les souffles qui animaient la vieille demeure Mauresque et en faisaient claquer les volets et les vantaux des portes comme des appels, avaient dû emporter la mystérieuse force mortelle.

Almazan s’approcha de la fenêtre et il respira largement. Puis il examina le volet de bois. Il y remarqua une étroite ouverture fraîchement faite, de forme ronde. Quelqu’un avait dû venir, au commencement de la nuit, sur la galerie donnant sur la cour, et avait percé ce trou, exigu en apparence, mais assez large pour permettre à la mort de passer. Le poison avait dû avoir un effet d’autant plus rapide que la chambre était hermétiquement calfeutrée. Sans doute, l’archevêque avait appelé Pablo, celui-ci était accouru et quelques minutes, peut-être quelques secondes avaient suffi pour qu’il respirât la même mort que son maître. Ni l’un ni l’autre n’avaient imaginé alors que la dose de poison absorbée était suffisante pour que leurs heures fussent comptées. Pablo était parti pour Séville. L’archevêque était si certain de voir revenir son serviteur avec celui qu’il appelait son enfant qu’il n’avait pas songé à écrire ce qu’il avait de si urgent à dire. Ce n’est que tout à fait à la fin, soit à cause d’un accès de douleur, soit par cette singulière perception que l’esprit a parfois au moment de quitter sa forme corporelle, qu’il avait tracé à la hâte ces quelques lignes énigmatiques.

Pourquoi lui, Almazan, était-il menacé ? Qu’avait-il à faire avec les vengeances dont l’archevêque Carrillo pouvait être poursuivi à cause d’une existence qui s’était partagée entre la violence et la justice, la folie et la sagesse ? Pourquoi cet ordre impérieux de s’en aller immédiatement dans le royaume des Maures ? Est-ce que le danger était si grand que toute l’Espagne catholique lui était interdite ? Et par quelle coïncidence l’archevêque l’exhortait-il à aller à Grenade, le jour même où il venait le consulter sur son départ éventuel pour cette ville ?

Almazan relut le papier qu’il serrait dans sa main. Quel était ce Christian Rosenkreutz ? Quelle était cette vérité qui avait rendu l’archevêque redoutable à des ennemis auxquels il faisait allusion et quels étaient ces ennemis ?

Toutes ces questions en se pressant dans son esprit avaient annihilé sa faculté de douleur. Il n’avait jamais aimé l’archevêque tendrement. Il avait eu pour lui de la reconnaissance, de la crainte, de l’admiration. C’était lui qui avait guidé le développement de sa pensée et qui l’avait orientée dans un sens bien éloigné des enseignements de l’Église. Almazan devait à l’archevêque la liberté de son esprit et il avait mesuré l’étendue inestimable de ce bienfait.

Il s’approcha du mort avec l’intention de formuler mentalement une parole dont la magie serait assez puissante pour résonner dans l’au-delà. Mais il ne trouva pas cette parole. Est-ce que l’amour seul pouvait l’inspirer ? Le visage de l’archevêque lui apparut formidablement serein, mais empreint en même temps d’une solitude si effrayante qu’Almazan se rappela les visages de tant d’hommes simples qu’il avait vus à leur lit de mort et qu’il se demanda si, à cette majesté du chercheur de vérité, il ne valait pas mieux préférer une expression de pitoyable attachement aux êtres qu’on quitte.

Il prit les mains de l’archevêque et il les croisa. Dans le geste qu’il fit, un petit objet de métal tomba par terre. C’était une croix en or alchimique, mais une singulière croix avec une rose épaisse en son milieu, une croix telle qu’Almazan songea qu’elle suffirait pour faire brûler son possesseur par le Saint Office.

Il la mit dans sa poche, il prit sur la table le cahier que l’archevêque y avait posé à son intention et il sortit de la pièce sous le regard vitreux du mort qui filtrait entre les paupières à demi fermées.

Et il lui sembla, à la minute même où il quittait pour toujours la forme physique de son maître, qu’Isabelle de Solis était sur la porte et lui faisait signe, riant d’un rire sacrilège et montrant avec impudeur ses seins nus, hors de sa chemise déchirée.