La Luxure de Grenade/01
I
première apparition de la luxure
Almazan se l’avoua à lui-même avec étonnement : Il avait peur. Il ne savait pas pourquoi. Il éprouvait une angoisse sans cause apparente, l’attente d’un événement imprévu et d’une nature terrible.
Il souleva la portière de toile de la chambre où il marchait, il traversa d’un pas ferme le patio andalou où la lune mettait des lueurs sur les azulejos multicolores et il ouvrit l’étroite fenêtre qui donnait sur le quai.
Il se pencha avec la sensation qu’une forme jaillie de l’ombre allait le saisir par le cou.
Tout était calme. Le faubourg de Triana reposait. Almazan vit de l’autre côté du Guadalquivir la masse de la tour de l’Or et le grand rempart couleur ocre qui la reliait à l’Alcazar.
La force tranquille des pierres le rassura. Les minarets que certaines maisons avaient gardés de l’époque Mauresque se découpaient dans le ciel comme des jeunes filles exaltées par la chaude nuit. Sur sa gauche il y avait des lampes allumées dans la Juiverie de Santa Cruz et plus loin dans la Maurerie où habitaient les cardeurs et les tisserands. Le paysage qu’Almazan avait sous les yeux était familier et paisible.
Qu’avait-il à craindre du reste ? Depuis quelques années la milice de la Sainte Hermandad avait organisé une police nocturne qui rendait plus difficiles les attaques à main armée. N’était-il pas connu de tout Séville ? Depuis que le médecin juif Aboulfedia avait cessé par bizarrerie inexplicable de pratiquer la médecine, c’était lui que, malgré sa jeunesse, on venait consulter. Il était aimé du bas peuple de Triana qu’il soignait gratuitement. C’est vrai, le Saint Office le considérait comme suspect d’hérésie. Il se savait haï par le docteur Juan Ruiz, conseiller de la reine, un des deux dominicains nommés par le pape qui dirigeaient à Séville les premières enquêtes contre les conversos et les juifs. Mais il avait des amis puissants qui devaient le prévenir en cas de danger réel. Son âme était bien trempée et jusqu’alors inaccessible à la crainte.
Il repoussa avec colère la jalousie de sa fenêtre. Le bruit le fit tressaillir.
Il haussa les épaules. Il s’irrita de sa faiblesse. Il se parla à lui-même à haute voix.
— Voyons ! Est-ce que je ne perds pas l’esprit ?
Sa voix résonna avec un accent inattendu dans le petit escalier qui montait vers sa chambre à coucher.
Il allait crier :
— Guzman !
Mais il se rappela que son serviteur qui couchait au-dessus de la galerie dominant le patio lui avait demandé la permission d’aller voir sa mère à quelques lieues de Séville et ne rentrerait que le lendemain.
Puis à quoi Guzman aurait-il bien pu lui servir ? C’était la trop grande chaleur qui agissait sur ses nerfs. Il avait trop lu peut-être ce Guide des égarés de Maïmonide dont un grand manuscrit in-folio écrit en arabe était ouvert sur sa table.
Il retraversa le patio et il s’arrêta, béant, retenant son souffle.
Comme une lame le traversant, comme un suaire glacé recouvrant son corps, palpable et muette, hallucinante et invisible, la terreur venait de l’étreindre.
Tout était silencieux. Une feuille d’un des lauriers qui entouraient le bassin placé au milieu du patio se détacha avec un tout petit bruit triste et tomba dans l’eau. Almazan eut envie de pousser un hurlement pour rompre cette sorte d’enchantement d’épouvante qui l’enveloppait. Mais sa voix s’arrêta dans sa gorge.
— C’est en pareil cas que la prière est utile à ceux qui croient, songea-t-il.
Sa raison se révolta. Il fit un grand effort de volonté. Il se souvenait des paroles de son maître et bienfaiteur l’archevêque de Tolède, Alfonso Carrillo.
— Il y a parfois des puissances cachées qui se livrent à notre insu de grands combats autour de nous. Heureusement une forme matérielle épaisse recouvre notre entendement et nous en voile la perception, car nous deviendrions fous à les contempler.
L’archevêque Carrillo avait raison. Il y avait mille formes vivantes autour de lui. Certaines étaient bénéfiques, mais d’autres étaient pleines de haine et terribles aux hommes. Ce vieil insensé d’Aboulfedia ne lui avait-il pas fait la description des larves grises qui flottaient au-dessus de certains mauvais lieux, des ephialtes difformes que les yeux physiques ne pouvaient voir parce qu’ils étaient d’une matière plus subtile que celle de nos corps. Tous les alchimistes, tous les savants avec qui il s’était entretenu étaient unanimes sur l’existence de ce monde qui peuplait l’éther. Lui-même, à certaines heures de grande exaltation intellectuelle, n’avait-il pas entrevu des contours idéaux de jeunes femmes ravissantes et immatérielles ?
Il leva les yeux et regarda le ciel d’un bleu sombre, criblé d’étoiles. Est-ce que l’aboutissement de toute connaissance, la sagesse dernière des livres grecs, hébreux ou arabes qui remplissaient sa maison n’était pas le culte de la volonté humaine ? Il avait en lui la plus grande force possible.
Cette pensée le rendit plus calme.
— Allons ! ce que j’ai de mieux à faire, c’est de dormir, songea-t-il.
C’est alors qu’il eut la perception d’un bruit de pas légers sur le quai et de la présence d’un être humain derrière la porte d’entrée de sa maison. Quelqu’un était maintenant tapi contre le bois de la porte, quelqu’un qui pour l’épier était venu, à travers la nuit, par les rues de Séville.
Doucement, il traversa le vestibule et il crut distinguer un froissement sur le bois, comme si une main cherchait à tâtons le marteau de bronze pour le soulever.
Il attendit, mais le marteau ne résonna pas. Un silence absolu suivit. Almazan se rapprocha encore de la porte. Il écouta avec toutes les forces de son attention, mais il ne savait pas s’il entendait le souffle d’une respiration haletante ou si c’était son imagination qui lui faisait croire qu’on respirait tout près de lui.
Il avait collé son oreille à la serrure. Il n’y tenait plus. De toutes ses forces, il cria :
— Qui est là ?
Personne ne répondit. Assurément un voleur venant s’assurer de la solitude de sa maison ou un espion du Saint Office se seraient enfuis à cet appel. Il aurait entendu des pas sur le quai. Un homme malade ou blessé désireux d’avoir ses soins aurait frappé et crié.
Toutes les forces de son attention étaient en éveil. La crainte avait fait place dans son âme à une curiosité passionnée. Le danger, s’il y en avait un, était d’ordre humain et ne l’effrayait pas. Une arme était inutile. Il avait confiance en sa force. Lentement il tourna la clef de la porte. Il écouta encore. Mais cette fois le silence lui parut absolu. Plus le moindre souffle.
Alors il appuya sur le loquet et il entr’ouvrit la porte. Une poussée légère se fit sentir, comme si quelqu’un s’efforçait de faire tourner plus vite le battant. Almazan le maintint une seconde puis il se décida à ouvrir brusquement.
— C’est inutile de pousser, vous voyez bien que j’ouvre, commençait-il à dire.
Mais à ce moment, il eut la vision d’une face blanchâtre et contorsionnée, avec des yeux démesurément ouverts et dont on ne voyait que le blanc, avec une bouche agrandie et tirée à droite jusqu’à l’oreille de façon grotesque comme par une gaîté monstrueuse, d’une face de céruse ou de craie singulièrement tachetée de plaques grises. Il n’eut pas le temps de s’étonner de cette spectrale apparition. Le porteur de l’effrayant visage livide qui était un homme de haute taille se laissa tomber sur lui de tout son poids.
Almazan étendit d’instinct les deux bras en avant et il saisit l’inconnu par le cou. Mais il n’eut pas à lutter. L’homme s’affaissa lourdement comme si ses pieds étaient de plomb et l’attiraient en bas. Almazan le contempla avec stupéfaction allongé sur les mosaïques du vestibule. Des tics parcouraient encore ses traits révulsés. Sa bouche s’étira démesurément et remonta presque jusqu’à ses yeux. L’expression du rire devint démoniaque et s’immobilisa.
Almazan mit la main sur son cœur et s’assura qu’il était mort.
Il referma la porte. Il souleva le corps étendu et le traîna à travers le patio jusqu’à la chambre où étaient ses livres. Il médita profondément.
Il venait de reconnaître l’homme qui avait dû expirer derrière sa porte, à la seconde même où il l’entr’ouvrait. C’était Pablo, le serviteur de confiance de son maître Alfonso Carrillo. À l’écume blanchâtre qu’il avait sur les lèvres, à la torture de ses traits, à la blancheur laiteuse de son visage et de ses mains, Almazan voyait qu’il avait succombé à un poison minéral d’un effet rapide qui avait désorganisé ses nerfs et décomposé brusquement son sang.
Mais pourquoi l’archevêque de Tolède avait-il envoyé vers lui son serviteur à cette heure tardive de la nuit ? Pourquoi ce messager avait-il franchi à pied et non à cheval les quelques lieues qui séparaient Séville de la demeure où s’était retiré Alfonso Carrillo ?
Almazan avait annoncé sa visite pour le lendemain. Il voulait consulter son maître sur les propositions qu’il avait reçues du roi Maure Abul Hacen qui attirait à Grenade les poètes et les savants du Maroc et de l’Espagne et venait de convier le jeune médecin de Séville à s’installer à l’Alhambra. Il fallait que l’archevêque ait eu un motif bien impérieux de voir Almazan pour vouloir qu’il devançât sa visite de quelques heures.
Quel pouvait être ce motif ? Quel événement était survenu ?
Almazan fouilla les poches du mort. Elles ne contenaient rien. Le message était sans doute oral.
Il devait partir tout de suite. Il fallait prévenir l’archevêque de la mort de son serviteur. Mais pouvait-il laisser ce corps solitaire dans sa maison ? Lorsque son domestique Guzman rentrerait au matin, ne serait-il pas frappé de terreur en le trouvant, et qui sait à quelles démarches imprévues cette terreur pourrait le pousser ? Puis, le loueur de chevaux le plus proche dans Triana était couché et n’ouvrait qu’au lever du soleil la porte de son écurie.
Almazan s’était assis dans son fauteuil et il cherchait à reconstituer l’enchaînement des faits qui avait pu amener ce cadavre à côté de lui.
Almazan n’avait pas connu son père et c’est à peine s’il retrouvait l’image de sa mère dans les premiers souvenirs de son enfance.
Il revoyait confusément un visage bronzé encadré de longues tresses brunes, des prunelles ardentes et il entendait une chanson arabe qu’elle chantait au soleil couchant, le long des remparts d’Almazan et qui était d’une tristesse inexprimable. Il portait le nom de la ville où il était né. Il avait quitté Almazan à la mort de sa mère pour n’y plus revenir.
— C’est dommage, il est trop beau !
avait dit l’archevêque Carrillo quand il l’avait vu
pour la première fois à Tolède où il l’avait confié,
pour l’élever, à une pauvre famille d’ouvriers. Il
n’avait jamais pu avoir de données exactes sur sa
naissance. Inigo qui travaillait l’acier chez un armurier,
ne parlait presque jamais et sa femme Juliana
était une bavarde qui ne racontait guère que des
mensonges. Il savait seulement que sa mère était
une captive Mauresque et son père un savant étranger
qui ne s’était arrêté que peu de jours à Almazan
après être allé visiter l’archevêque de Tolède.
L’estime qu’il avait pour le père avait valu au fils de la part d’Alfonso Carrillo une protection qui ne s’était jamais démentie. Il avait d’abord donné l’ordre qu’on lui apprît le métier des armes, ce qui fut fait. Le frère d’Inigo, vieux soldat qui avait fait la guerre contre les Maures, les Portugais et les Français, lui enseigna à manier l’épée et la lance, à se servir d’une arbalète. Mais Almazan, ayant montré un précoce amour de l’étude, fut envoyé à l’Université de Salamanque où il suivit les cours du Trivium et du Quatrivium qui comprenaient l’enseignement de toutes les sciences connues.
Le protégé de l’archevêque de Tolède semblait destiné à suivre la voie ecclésiastique et à y réussir rapidement. À la surprise de tous, il en fut éloigné par l’archevêque lui-même qui l’encouragea à négliger la théologie et à aller étudier la médecine avec Abiatar à Cordoue, puis avec Aboulfedia à Séville, qui était plus alchimiste que médecin, qui passait pour hérétique et que la protection des banquiers juifs préservait difficilement du bûcher.
Almazan suivit les conseils de son maître. Il s’installa à Séville et il y eut un succès rapide.
C’est alors que l’archevêque de Tolède, le violent, le capricieux, l’extravagant Alfonso Carrillo, négligeant désormais la guerre, l’église et les femmes qu’il avait aimées également, passa par une singulière évolution.
Brusquement, il s’enferma dans son palais d’Alcala de Henares pour n’en plus sortir. La foi s’était retirée de son âme comme une mer qui laisse à découvert une grève illimitée. Il avait entrevu un monde nouveau. Il fit venir de Cordoue des chariots de manuscrits arabes et il se mit fébrilement à les déchiffrer. Il découvrit l’étendue du ciel. Vite, un de ses envoyés partit pour Malaga et acheta à l’émir de cette ville la plus grande lunette astronomique du monde, qui provenait du temps des khalifes Almohades et avait été jadis sur la Giralda de Séville. Il pensa trouver le moyen de faire de l’or et l’unité de la matière. De Fez, il fit venir un fourneau spécial, d’un poids considérable, pour la cuisson des métaux. Il fréta un navire à Valence et chargea un clerc d’aller rechercher en Orient un collège de Soufis syriens qui possédait, disait-on, gravée sur un bloc de cuivre, une copie de la fameuse table d’Émeraude d’Hermès. Il donnait de l’argent à tout venant pour des secrets chimériques, des découvertes insensées.
Ses serviteurs avaient ordre de ne jamais pénétrer dans les chambres où il travaillait et où on l’apercevait quelquefois revêtu d’une robe blanche et couronné d’une mitre étrange qui ne ressemblait pas à celle de l’église.
Les habitants d’Alcala murmuraient sourdement. Le soir, on allait jeter des pierres contre ses fenêtres. On parlait de sorcellerie et de nécromancie. Le cardinal de Mendoza, son ennemi personnel, avait écrit au pape à son sujet. Malgré cela, sa situation à la Cour était aussi puissante que jamais. Il avait été autrefois le confesseur de la reine Isabelle. Elle venait de manifester à plusieurs reprises le désir de ravoir auprès d’elle l’archevêque de Tolède auquel elle gardait son affection.
Il n’avait pas répondu à ses avances. Une nuit, sans prévenir personne, accompagné de son seul serviteur Pablo, il avait quitté Alcala, les livres, les lunettes, les fourneaux. Il était venu s’installer à quelques lieues de Séville, dans une demeure mauresque délabrée qu’il avait achetée secrètement quelque temps auparavant. C’était dans cette demeure qu’avait vécu le rabbin espagnol Aben Hezra, traducteur d’Alfergan, auteur d’un livre mystérieux sur l’origine du monde, dont ses contemporains avaient parlé et qu’on n’avait jamais retrouvé. Une vague légende prétendait que ce livre était caché depuis trois siècles dans sa maison.
Ajoutait-il foi à cette légende et voulait-il retrouver ce livre ? Avait-il quitté Alcala pour échapper à un danger qui le menaçait ? Aspirait-il seulement à la solitude ? C’est ce qu’Almazan s’était demandé quand il avait appris l’arrivée de l’archevêque, quelques jours auparavant.
La tête dans ses mains, il revoyait tous les détails de sa dernière visite à la demeure du rabbin Aben Hezra.
Il avait représenté au vieil archevêque qu’il ne pouvait continuer à habiter cette ruine dont les portes étaient branlantes et les fenêtres défoncées. Les routes étaient pleines de voleurs et Cantillana, le village le plus proche, était à une lieue de là. Plus que les voleurs, il devait craindre tous ceux qui, à la Cour, redoutant son retour possible dans la faveur de la Reine, avaient intérêt à sa mort.
Mais Alfonso Carrillo avait souri des craintes du jeune médecin. Pour lui, le danger matériel n’existait plus. Il lui avait confié qu’il venait de découvrir un ordre de dangers bien plus redoutable. Il connaissait le secret des forces mauvaises et invisibles qui oppriment les hommes. Ce n’était pas avec des portes bien fermées et de hautes murailles qu’on se garantissait de ces forces. Mais il savait aussi l’art de diriger les puissances bénéfiques qui contrarient le mal. Il n’avait plus besoin maintenant des livres, des appareils, des lunettes si patiemment amassées à Alcala. Parmi les buis centenaires qui entouraient d’une forêt vert sombre la vieille demeure, il était décidé à errer désormais, solitaire, revêtu de la robe blanche des philosophes grecs.
Du reste, il allait peut-être initier Almazan à ses secrets. Il hésitait encore. Il le trouvait trop jeune et surtout trop beau de visage, avec des yeux trop grands et trop noirs. La beauté du corps, disait-il, était un lien redoutable qui nous entraînait dans la chaîne des passions. Rien n’était pressé. Almazan devait revenir. Il avait ajourné les révélations.
Il lui avait posé, en le quittant, ses deux mains sur les épaules, en lui disant :
— À bientôt.
Et comme Almazan s’éloignait à travers les allées, Pablo l’avait rejoint et lui avait fait part de ses craintes. Il trouvait que les discours de son maître devenaient étranges et que quelque chose d’inquiétant flottait sur cette maison solitaire. En outre, un homme inconnu était venu la veille et avait passé toute la nuit à s’entretenir avec l’archevêque. Pablo avait fait le portrait de cet homme.
Il devait avoir une cinquantaine d’années. Il était de haute taille avec un visage pâle et des yeux extraordinairement brillants. Ses vêtements noirs étaient de coupe simple mais décelaient quelque chose d’oriental. Il ne portait aucune arme apparente et c’était ce qui inquiétait le plus Pablo.
Pourquoi, songeait Almazan, m’avait-il fait solennellement jurer de n’indiquer à personne le lieu de sa retraite ? Quelqu’un la savait pourtant. Quel pouvait être ce visiteur ? Quel pouvait être le message urgent et qui avait empoisonné Pablo ?
La chaleur ne diminuait pas à mesure que la nuit avançait. Elle était même de plus en plus lourde. Les feuillages des orangers du patio se découpaient sous la lune avec une telle netteté qu’ils semblaient artificiels et comme taillés dans du jade. Le bassin de marbre, les colonnades circulaires apparaissaient à Almazan tellement blancs que toutes les choses, autour de ce mort livide, avaient l’air irréelles et qu’il croyait méditer dans un cauchemar.
Tout d’un coup, il bondit sur ses pieds. Venant, il ne savait d’où, une voix étouffée avait appelé,
— Almazan !
Il regarda le corps étendu devant lui. Est-ce que ses lèvres ne s’agitaient pas ? N’était-ce pas lui qui disait encore son nom, qui le répétait plusieurs fois ?
Mais non. Les lèvres du vieux serviteur de Carrillo étaient maintenant pincées, serrées si rigidement qu’elles semblaient closes par des tenailles de plomb. Le mort était bien mort et avait l’air d’une caricature de cire blanche.
C’était de la rue que venait l’appel. Almazan écouta. La voix était vivante, chaude, impatiente. C’était une voix de femme. On frappait en même temps à la porte d’entrée de la maison.
Almazan referma avec soin la porte de la chambre où il avait couché le cadavre de Pablo. Peut-être un nouvel envoyé allait éclaircir le mystère qui l’occupait. Peut-être venait-on simplement le chercher pour un malade du voisinage.
Comme il atteignait le vestibule et qu’il posait la main sur la serrure, il entendit :
— Ouvre-moi ! Je t’en supplie ! Au nom du Christ !
Il ouvrit. Un être se rua à l’intérieur. C’était une femme. Elle repoussa aussitôt le battant de la porte et se précipita sur les verrous qu’elle ferma. Puis elle encercla Almazan de ses bras, elle se colla à lui.
— Ils me poursuivent. Je crois qu’ils ne m’ont pas vue ! Une seconde de plus et ils me voyaient. Ne bouge pas. Ne fais pas de bruit. Ils sont capables de tout.
Almazan sentit une haleine chaude, un corps demi nu. La respiration haletante de la femme faisait bouger ses seins durs, tressaillir son ventre et ses jambes contre lui.
Des cris retentissaient sur le quai. Plusieurs hommes passèrent en courant. Il y eut derrière eux un pas plus lourd, sans doute celui d’un homme plus âgé. Il trottait avec des grognements et parfois proférait des injures. Almazan entendit :
— Ah ! la truie ! Attrapez-la ! il me la faut !
Rapide, la femme quitta la poitrine d’Almazan et souffla la lanterne qui était allumée près de la porte.
Ils restèrent tous deux sans bouger. Les poursuivants s’éloignaient sur le quai. Sans doute tournèrent-ils à gauche, car on n’entendit bientôt plus rien.
Alors la singulière visiteuse poussa un cri de joie à la fois sauvage et enfantin. De nouveau, elle mit ses bras autour du cou d’Almazan :
— Merci ! Tu m’as sauvée !
Et elle se mit à rire longuement, d’un rire forcé, hystérique, bizarre, comme s’il s’agissait d’une plaisanterie énorme et dangereuse qu’elle avait menée à bien. Elle sautait de satisfaction et son rire ne finissait pas.
Almazan l’avait entraînée dans le patio et à la clarté de la lune, il la considéra.
C’était presque une enfant. Il y avait sur ses traits quelque chose de délicieusement passionné, d’ingénu et de cynique. L’expression de son visage changeait continuellement et il ne demeurait de fixe que la lueur de deux gouttes d’or qu’elle semblait avoir au fond de ses prunelles et qui étaient de la même teinte que l’or ruisselant, tordu en gerbe de sa chevelure. Cette chevelure s’agitait, l’encadrait de flamme, l’illuminait, avait l’air vivante d’une existence propre et les nuances de cette vie des cheveux étaient variées, tour à tour rougeâtres, assombries, comme une soie incendiée, comme des blés sous le clair de lune.
Elle était de petite taille, ce qui exagérait encore son apparence d’extrême jeunesse. Le haut de son corps était enroulé dans un châle. Elle ne portait pour tout vêtement qu’une courte basquine couleur saphir avec des volants de frange noire et l’on sentait que le châle avait été jeté vite autour de son cou au moment où elle avait fui et que la basquine avait été attachée à la hâte et tenait mal. Almazan vit sur son épaule droite, qui était nue, une meurtrissure provenant d’un coup ou d’une caresse trop prolongée. Il remarqua que le carmin de la bouche avait été écrasé par une autre bouche et s’était répandu, élargissant le dessin des lèvres. Un diamant, qu’attachait une chaîne d’or étincelait entre ses deux seins et elle portait un énorme rubis à sa main droite. Elle avait un parfum un peu animal et un je ne sais quoi de lascif et de fatigué se dégageait de sa peau.
Durant quelques secondes, elle trépigna de rage, le visage tourné vers le quai.
— Tu l’as entendu souffler et tirer le pied, dit-elle. Ça lui coûtera cher. Je le ferai ligoter une nuit et je le châtrerai de ma propre main.
Puis, satisfaite par l’idée de cette vengeance, elle se remît à rire.
— Qu’est-il arrivé ? dit Almazan. On en voulait à tes bijoux ?
Elle haussa les épaules.
— Mes bijoux ! Il s’agit bien de mes bijoux. Tu es naïf. À part le petit Rodriguez qui les aurait volontiers volés pour les donner à un pêcheur du Guadalquivir, les autres s’en moquent bien. Tu ne connais pas le petit Rodriguez ? Il a des yeux bleus et il est bien fait. Le vieux aussi l’aime. Mon Dieu ! quelle nuit ! Tiens, veux-tu ma bague en souvenir de moi ?
Elle tenta de lui passer son rubis au doigt et comme il refusait, son regard fit le tour du patio et elle pensa à autre chose.
— Ta maison me plaît, mais je voudrais bien me reposer un peu.
Elle se dirigea vers la porte de la pièce où reposait l’homme mort. Almazan vit qu’elle chancelait légèrement. Il la rattrapa.
— Pas par là, dit-il. Prends cet escalier.
Mais elle s’obstinait en riant. Non, c’est cette porte-là qu’elle voulait ouvrir.
— Laisse-moi entrer. Je te donnerai aussi mon diamant.
Alors il l’enleva dans ses bras et il gravit l’escalier. Elle ne résista pas. Elle fit rouler sa tête sur son épaule et il sentit sa chevelure sur sa joue. Les reins se pliaient en s’abandonnant, elle avait clos à demi ses yeux et il voyait deux points d’or immobile, à travers les cils qui bougeaient. Il la déposa sur son lit.
Elle était lasse tout à coup. Elle s’étira. Elle avait défait son châle et ses seins apparurent sans qu’elle essayât de les cacher. Dans le mouvement qu’elle avait fait en s’allongeant, sa jupe était remontée au-dessus du genou et laissait voir sa jambe nue qui était d’une ligne parfaite. Elle détourna la tête et eut un regard fuyant sous ses paupières mobiles.
— Je te raconterais bien tout, dit-elle avec un grand élan spontané. Mais tu ne comprendrais pas. Il y a des hommes si singuliers. Vois-tu, tout est arrivé à cause de la Cariharta. Une fille comme ça ! c’est une ordure ! Je lui crèverai les yeux. Quant à lui, il est sûr de son affaire. Je le jure sur la Vierge !
Elle fit dans l’air, de ses petits doigts, le geste de couper avec des ciseaux et elle rit encore puérilement.
— Mais sans doute tu le connais. Il viendra peut-être te trouver après, pour que tu le soignes. Qui ne connaît pas à Séville le gros juif Aboulfedia ?
Almazan tressaillit. Il s’agissait du médecin Aboulfedia avec qui il avait travaillé. C’était un homme d’une grande science, mais bizarre et plein de lubies. Il était parti, une fois, pour Rome, afin d’aller convertir le pape au judaïsme. Il avait longtemps travaillé à une machine volante et il rêvait de s’élancer du haut de la Giralda et de planer sur Séville comme une hirondelle. Il avait, en vieillissant, délaissé la science pour la débauche. Almazan se ressouvint des bruits qui couraient sur son compte et auxquels, d’ailleurs, il n’avait jamais ajouté foi. On avait parlé de scènes sadiques qui se déroulaient dans sa maison du faubourg de Triana, d’une reconstitution de l’antique sabbat avec des meurtres d’enfants et des adorations du Diable. Légendes risibles assurément. Mais il était certain que les procureuses de Séville obtenaient beaucoup d’argent d’Aboulfedia et qu’il recevait certains soirs la lie des cabarets louches de Triana.
— À quoi penses-tu ? Tu te demandes peut-être comment j’ai eu l’idée de venir frapper à ta porte ? Ne crois pas que ce soit la première fois que je te vois. Tu ne te rappelles pas être allé un soir, dans une petite maison du quartier de Santa-Cruz, soigner une femme qui avait un coup de couteau dans la cuisse ? J’étais dans la chambre voisine et pendant que tu bandais la plaie j’avais soulevé une portière et je t’examinais. Tu avais une mèche brune qui te tombait sur les yeux et que tu rejetais sans cesse en arrière avec impatience. Elle te gênait pour voir. Tu regardais la jambe de mon amie Juana si fixement que j’étais jalouse. Pour un peu, je me serais fait aussi une blessure pour te voir me fixer avec la même attention. Cela se passait il n’y a pas bien longtemps. Un esclave Maure était allé te chercher de ma part. Souviens-toi : Isabelle de Solis.
— Isabelle de Solis, répétait Almazan. C’est toi, Isabelle de Solis ?
— C’est moi. Et puis après ? On t’a dit du mal de moi ? Tu ne me trouves pas aussi jolie qu’on le prétend ? Ah ! ah ! Les nuits chez Aboulfedia sont fatigantes.
Elle s’était mise sur son séant et elle regardait Almazan bien en face, comme si elle le bravait.
Isabelle de Solis avait défrayé toutes les conversations de Séville. Elle était fille de l’alcaïde de Martos et elle avait été enlevée par un aventurier l’année précédente. Son père, homme sévère et pieux, avait juré de la tuer. Il l’avait poursuivie à Séville. Il n’avait jamais pu la joindre. Isabelle de Solis qui avait été abandonnée par son amant s’était fait aimer du capitaine de justice, fermier des douanes royales, qui avait semé tant d’embûches sous les pas du vénérable alcaïde, que celui-ci avait fini par quitter Séville, craignant pour sa vie. On surnommait Isabelle la « hermosa hembra », à cause de sa beauté et de l’audace tranquille avec laquelle elle montrait, quand elle sortait de la messe, les bijoux de famille du fermier des douanes.
Almazan l’avait aperçue de loin et il l’avait admirée. La beauté des femmes l’impressionnait, mais il les fuyait par orgueil, craignant d’être repoussé. Il en était arrivé à considérer l’amour comme un danger, une chaîne sensuelle qui nous attache à ce qui est matériel, nous attire en bas, diminue notre force de pensée. Il avait décidé de le bannir de sa vie.
Comment aurait-il pu reconnaître la « hermosa hembra » dans cette fille demi nue qui courait la nuit le faubourg de Triana ?
Il se pencha sur elle. Ainsi Isabelle de Solis était dans sa maison, sur son lit ! La plus belle jeune femme de Séville était venue d’elle-même lui demander protection ! Et maintenant, avec une grâce équivoque, elle se laissait retomber sur son oreiller, fermant les yeux comme si elle allait dormir, pour les rouvrir tout à coup et le provoquer par un regard oblique et un brusque étirement de ses reins souples.
— Sois chaste, si tu veux être grand par l’esprit, lui avait dit souvent son maître l’archevêque Carrillo.
Il le savait, le plaisir des sens était rapide et suivi de tristesse, il diminuait la capacité intellectuelle, la faculté d’aimer la vie.
Il eut comme un vertige. Une chaleur partit de ses pieds et le parcourut jusqu’à la racine des cheveux. Il eut envie de se jeter brutalement sur cette créature que lui envoyait une mystérieuse fantaisie de la destinée et de la posséder de gré ou de force. Mais elle ne résisterait pas. Il sentait un consentement tacite dans l’abandon des jambes, dans le poids de la tête s’enfonçant dans l’oreiller.
Il songea au mort qui reposait juste au-dessous dans une position symétrique à celle de son lit. Il songea au danger que courait à cette heure son vieux maître. Et, en même temps, il se représenta Aboulfedia avec son visage jaune et mou, son gros ventre, ses petites jambes, parmi des filles nues, de blêmes adolescents, des silhouettes d’assassins en rut.
Il eut le dégoût de son propre désir. Il recula de deux ou trois pas, puis il sortit doucement de la chambre. Il descendit dans le patio.
Subtile, presque insaisissable, une odeur vint jusqu’à lui. C’était une odeur qu’il connaissait bien, celle de la décomposition humaine. Almazan avait entendu dire que certains poisons minéraux avaient sur l’organisme qu’ils attaquaient un effet de désagrégation instantané. Mais il était stupéfait que la mort pût faire sentir sa puissance de destruction avec cette rapidité. Cette odeur mortuaire qui se mêlait à celle des orangers avait, sous la calme lumière de la lune pâlissante, quelque chose d’atroce.
Mais ne se trompait-il pas ? Il ouvrit la porte de son cabinet d’études. Il prit dans ses deux mains la lourde lampe de cuivre qui brûlait et se pencha sur le corps de Pablo.
Le visage blafard était maintenant tacheté de marbrures. Les veines du cou et des mains étaient d’un rouge de laque. Les lèvres avaient verdi. Une curiosité intense animait Almazan devant ce mystérieux travail moléculaire qui commençait. La mort, cette terminaison d’une forme passagère, était le début d’une activité plus extraordinaire que celle qui avait fait mouvoir le corps pendant qu’il vivait. Les cellules coordonnées pour l’existence d’un ensemble, reprenaient leur autonomie, se changeaient en liquides, en gaz. Il y avait dans cette chair et dans ces os, sous l’action du minéral destructeur, des liquéfactions, des explosions, des épanouissements de parasites, des déroulements de peuples en marche parmi des lacs en formation et sur des rivages de pourriture et il y bouillonnait une incompréhensible vie.
Quel drame que celui-là ! Que de temps il faudrait aux hommes avant d’avoir trouvé le secret intime de la substance dont ils étaient pétris !
Il passa la main sur son front et se releva. Il songea qu’il fallait prendre une résolution et l’embarras de sa situation lui apparut. Ce n’est pas en vain qu’il avait senti planer autour de lui d’invisibles influences de mal. Sa demeure, naguère paisible, abritait maintenant une créature morte et une créature vivante plus dangereuse que la morte. Qu’allait-il faire ?
Et tandis qu’il réfléchissait, il lui sembla que la lumière se modifiait et que l’aurore répandait déjà ses premières teintes.
Il avait cru entendre un léger bruit. Il eut la notion qu’on pouvait regarder par le trou de la serrure et voir le spectacle singulier qu’il devait former, debout près de ce mort, dans une attitude d’angoisse. Il s’élança, monta rapidement l’escalier, poussa la porte de sa chambre. Le lit était vide… Il redescendit aussitôt, regarda derrière les orangers et les lauriers, il fit le tour du patio. Une orange se détacha et fit dans le bassin un claquement d’eau.
Il s’aperçut que la porte d’entrée était entr’ouverte. Il y courut. Il regarda au dehors. Sur le quai, à droite, assez loin déjà, dans l’ombre que faisait la tour de l’Or, il y avait une femme de petite taille qui s’éloignait.
Elle s’éloignait à petits pas, sans crainte, sans hâte, indolemment, comme si rien de particulier n’était arrivé. Et parfois, elle s’arrêtait un peu pour respirer l’air matinal ou contempler les premières teintes roses du soleil levant sur les murailles de l’Alcazar.