La Logique de Port-Royal/Quatrième partie

Texte établi par Alfred FouilléeBelin (p. 296-369).


QUATRIÈME PARTIE

De la méthode.

Il nous reste à expliquer la dernière partie de la logique, qui regarde la méthode, laquelle est sans doute l’une des plus utiles et des plus importantes. Nous avons cru devoir y joindre ce qui regarde la démonstration, parce qu’elle ne consiste pas d’ordinaire en un seul argument, mais dans une suite de plusieurs raisonnements, par lesquels on prouve invinciblement quelque vérité ; et que même il sert de peu, pour bien démontrer, de savoir les règles des syllogismes, ce à quoi l’on manque très-peu souvent ; mais que le tout est de bien arranger ses pensées, en se servant de celles qui sont claires et évidentes, pour pénétrer dans ce qui paraissait plus caché[1].

Et, comme la démonstration a pour fin la science[2], il est nécessaire d’en dire quelque chose auparavant.


CHAPITRE PREMIER

De la science ; qu’il y en a. Que les choses que l’on connaît par l’esprit sont plus certaines que ce que l’on connaît par les sens. Qu’il y a des choses que l’esprit humain est incapable de savoir. Utilité que l’on peut tirer de cette ignorance nécessaire.


Si, lorsque l’on considère quelque maxime, on en connaît la vérité en elle-même, et par l’évidence qu’on y aperçoit, qui nous persuade sans autre raison, cette sorte de connaissance s’appelle intelligence ; et c’est ainsi que l’on connaît les premiers principes.

Mais si elle ne nous persuade pas par elle-même, on a besoin de quelque autre motif pour s’y rendre, et ce motif est, ou l’autorité, ou la raison. Si c’est l’autorité qui fait que l’esprit embrasse ce qui lui est proposé, c’est ce qu’on appelle foi. Si c’est la raison, alors ou cette raison ne produit pas une entière conviction, mais laisse encore quelque doute ; et cet acquiescement de l’esprit, accompagné de doute, est ce qu’on nomme opinion[3].

Que si cette raison nous convainc entièrement, alors, ou elle n’est claire qu’en apparence et faute d’attention ; et la persuasion qu’elle produit est une erreur, si elle est fausse en effet, ou du moins un jugement téméraire, si, étant vraie en soi, on n’a pas néanmoins eu assez de raison de la croire véritable.

Mais si cette raison n’est pas seulement apparente, mais solide et véritable, ce qui se reconnaît par une attention plus longue et plus exacte, par une persuasion plus ferme, et par la qualité de la clarté qui est plus vive et plus pénétrante, alors la conviction que cette raison produit s’appelle science, sur laquelle on forme diverses questions[4].

La première est, s’il y en a, c’est-à-dire si nous avons des connaissances fondées sur des raisons claires et certaines ; ou, en général, si nous avons des connaissances claires et certaines : car cette question regarde autant l’intelligence que la science.

Il s’est trouvé des philosophes qui ont fait profession de le nier, et qui ont même établi sur ce fondement toute leur philosophie ; et entre ces philosophes, les uns se sont contentés de nier la certitude en admettant la vraisemblance ; et ce sont les nouveaux académiciens : les autres, qui sont les pyrrhoniens, ont même nié cette vraisemblance, et ont prétendu que toutes choses étaient également obscures et incertaines.

Mais la vérité est que toutes ces opinions, qui ont fait tant de bruit dans le monde, n’ont jamais subsisté que dans des discours, des disputes ou des écrits, et que personne n’en a jamais été sérieusement persuadé. C’étaient des jeux et des amusements de personnes oisives et ingénieuses[5] ; mais ce ne furent jamais des sentiments dont ils fussent intérieurement pénétrés, et par lesquels ils voulussent se conduire[6] : c’est pourquoi le meilleur moyen de convaincre ces philosophes était de les rappeler à leur conscience et à la bonne foi, et de leur demander, après tous ces discours par lesquels ils s’efforçaient de montrer qu’on ne peut distinguer le sommeil de la veille ni la folie du bon sens, s’ils n’étaient pas persuadés, malgré toutes leurs raisons, qu’ils ne dormaient pas et qu’ils avaient l’esprit sain ; et, s’ils eussent eu quelque sincérité, ils auraient démenti toutes leurs vaines subtilités, en avouant franchement qu’ils ne pouvaient pas ne point croire toutes ces choses quand ils l’eussent voulu.

Que s’il se trouvait quelqu’un qui pût entrer en doute s’il ne dort point ou s’il n’est point fou, ou qui pût même croire que l’existence de toutes les choses extérieures est incertaine, et qu’il est douteux s’il y a un soleil, une lune et une matière, au moins personne ne saurait douter, comme dit saint Augustin[7], s’il est, s’il pense, s’il vit : car, soit qu’il dorme ou qu’il veille, soit qu’il ait l’esprit sain ou malade, soit qu’il se trompe ou qu’il ne se trompe pas, il est certain au moins, puisqu’il pense, qu’il est et qu’il vit, étant impossible de séparer l’être et la vie de la pensée, et de croire que ce qui pense n’est pas et ne vit pas ; et de cette connaissance claire, certaine et indubitable, il peut en former une règle pour approuver comme vraies toutes les pensées qu’il trouvera claires, comme celle-là lui paraît[8].

Il est impossible de même de douter de ses perceptions, en les séparant de leur objet : qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas un soleil et une terre, il m’est certain que je m’imagine en voir un ; il m’est certain que je doute, lorsque je doute ; que je crois voir, lorsque je crois voir ; que je crois entendre, lorsque je crois entendre : et ainsi des autres : de sorte qu’en se renfermant dans son esprit seul, et en y considérant ce qui s’y passe, on y trouvera une infinité de connaissances claires et dont il est impossible de douter[9].

Cette considération peut servir à décider une autre question que l’on fait sur ce sujet, qui est, si les choses que l’on ne connaît que par l’esprit sont plus ou moins certaines que celles que l’on connaît par les sens : car il est clair, par ce que nous venons de dire, que nous sommes plus assurés de nos perceptions et de nos idées, que nous ne voyons que par une réflexion d’esprit, que nous ne le sommes de tous les objets de nos sens. L’on peut dire même qu’encore que les sens ne nous trompent pas toujours dans le rapport qu’ils nous font[10], néanmoins la certitude que nous avons qu’ils ne nous trompent pas ne vient pas des sens, mais d’une réflexion de l’esprit, par laquelle nous discernons quand nous devons croire et quand nous ne devons pas croire les sens.

Et c’est pourquoi il faut avouer que saint Augustin a eu raison de soutenir, après Platon, que le jugement de la vérité et la règle pour la discerner n’appartiennent point aux sens, mais à l’esprit : Non est judicium veritatis in sensibus ; et que même cette certitude que l’on peut tirer des sens ne s’étend pas bien loin, et qu’il y a plusieurs choses que l’on peut savoir par les sens, et dont on ne peut pas dire que l’on ait une assurance entière.

Par exemple, on peut bien savoir par les sens qu’un tel corps est plus grand qu’un autre corps ; mais on ne saurait savoir avec certitude quelle est la grandeur véritable et naturelle de chaque corps[11] ; et, pour comprendre cela, il n’y a qu’à considérer que si tout le monde n’avait jamais regardé les objets extérieurs qu’avec des lunettes qui les grossissent, il est certain qu’on ne se serait figuré les corps et toutes les mesures des corps que selon la grandeur dans laquelle ils nous auraient été représentés par ces lunettes : or, nos yeux mêmes sont des lunettes, et nous ne savons pas précisément s’ils ne diminuent point ou n’augmentent point les objets que nous voyons, et si les lunettes artificielles, que nous croyons les diminuer ou les augmenter, ne les établissent point, au contraire, dans leur grandeur véritable ; et partant, on ne connaît pas certainement la grandeur absolue et naturelle de chaque corps.

On ne sait point aussi si nous les voyons de la même grandeur que les autres hommes : car encore que deux personnes les mesurant conviennent ensemble qu’un certain corps n’a, par exemple, que cinq pieds, néanmoins ce que l’on conçoit par un pied n’est peut-être pas ce que l’autre conçoit : car l’un conçoit ce que ses yeux lui rapportent, et un autre de même : or, peut-être que les yeux de l’un ne lui rapportent pas la même chose que ce que les yeux des autres leur représentent, parce que ce sont des lunettes autrement taillées.

Il y a pourtant beaucoup d’apparence que cette diversité n’est pas grande, parce que l’on ne voit pas dans la conformation de l’œil une différence qui puisse produire un changement bien notable : outre que, quoique nos yeux soient des lunettes, ce sont pourtant des lunettes taillées de la main de Dieu[12] ; et ainsi l’on a sujet de croire qu’elles ne s’éloignent de la vérité des objets que par quelques défauts qui corrompent ou troublent leur figure naturelle.

Quoi qu’il en soit, si le jugement de la grandeur des objets est incertain en quelque sorte, aussi n’est-il guère nécessaire ; et il n’en faut nullement conclure qu’il n’y ait pas plus de certitude dans tous les autres rapports des sens : car, si je ne sais pas précisément, comme j’ai dit, quelle est la grandeur absolue et naturelle d’un éléphant[13], je sais pourtant qu’il est plus grand qu’un cheval et moindre qu’une baleine, ce qui suffit pour l’usage de la vie.

Il y a donc de la certitude et de l’incertitude et dans l’esprit et dans les sens ; et ce serait une faute égale de vouloir faire passer toutes choses ou pour certaines ou pour incertaines.

La raison, au contraire, nous oblige d’en reconnaître de trois genres.

Car il y en a que l’on peut connaître clairement et certainement ; il y en a que l’on ne connaît pas, à la vérité, clairement, mais que l’on peut espérer de pouvoir connaître ; et il y en a enfin qu’il est comme impossible de connaître avec certitude ou parce que nous n’avons point de principes qui nous y conduisent, ou parce qu’elles sont trop disproportionnées à notre esprit.

Le premier genre comprend tout ce que l’on connaît par démonstration ou par intelligence.

Le second est la matière de l’étude des philosophes ; mais il est possible qu’ils s’y occupent fort inutilement, s’ils ne savent pas le distinguer du troisième, c’est-à-dire s’ils ne peuvent discerner les choses où l’esprit peut arriver de celles où il n’est pas capable d’atteindre.

Le plus grand abrégement que l’on puisse trouver dans l’étude des sciences est de ne s’appliquer jamais à la recherche de tout ce qui est au-dessus de nous, et que nous ne saurions espérer raisonnablement de pouvoir comprendre. De ce genre sont toutes les questions qui regardent la puissance de Dieu, qu’il est ridicule de vouloir renfermer dans les bornes étroites de notre esprit[14], et généralement tout ce qui tient de l’infini ; car notre esprit étant fini, il se perd et s’éblouit dans l’infinité, et demeure accablé sous la multitude des pensées contraires qu’elle fournit[15].

C’est une solution très-commode et très-courte pour se tirer d’un grand nombre de questions, dont on disputera toujours tant que l’on en voudra disputer, parce que l’on n’arrivera jamais à une connaissance assez claire pour fixer et arrêter nos esprits. Est-il possible qu’une créature ait été créée dans l’éternité ? Dieu peut-il faire un corps infini en grandeur, un mouvement infini en vitesse[16], une multitude infinie en nombre ? Un nombre infini est-il pair ou impair[17] ? Y a-t-il un infini plus grand que l’autre[18] ? Celui qui dira tout d’un coup : Je n’en sais rien, sera aussi avancé en un moment que celui qui s’appliquera à raisonner vingt ans sur ces sortes de sujets[19] ; et la seule différence qu’il peut y avoir entre eux est que celui qui s’efforcera de pénétrer ces questions est en danger de tomber en un degré plus bas que la simple ignorance, qui est de croire savoir ce qu’il ne sait pas[20].

Il y a de même une infinité de questions métaphysiques qui, étant trop vagues, trop abstraites, et trop éloignées des principes clairs et connus, ne se résoudront jamais[21] ; et le plus sûr est de s’en délivrer le plus tôt qu’on peut, et après avoir appris légèrement qu’on les forme, se résoudre de bon cœur à les ignorer :

Nescire quædam magna pars sapientiæ.

Par ce moyen, en se délivrant des recherches où il est comme impossible de réussir, on pourra faire plus de progrès dans celles qui sont plus proportionnées à notre esprit.

Mais il faut remarquer qu’il y a des choses qui sont incompréhensibles dans leur manière, et qui sont certaines dans leur existence. On ne peut concevoir comment elles peuvent être, et il est certain néanmoins qu’elles sont.

Qu’y a-t-il de plus incompréhensible que l’éternité ! et qu’y a-t-il en même temps de plus certain ? en sorte que ceux qui, par un aveuglement horrible, ont détruit dans leur esprit la connaissance de Dieu sont obligés de l’attribuer au plus vil et au plus misérable de tous les êtres, qui est la matière.

Quel moyen de comprendre que le plus petit grain de matière soit divisible à l’infini, et que l’on ne puisse jamais arriver à une partie si petite, que non-seulement elle n’en enferme plusieurs autres, mais qu’elle n’en enferme une infinité ; que le plus petit grain de blé enferme en soi autant de parties, quoique à proportion plus petites, que le monde entier ; que toutes les figures imaginables s’y trouvent actuellement, et qu’il contienne en soi un petit monde avec toutes ses parties, un soleil, un ciel, des étoiles, des planètes, une terre dans une justesse admirable de proportions ; et qu’il n’y ait aucune des parties de ce grain qui ne contienne encore un monde proportionnel ! Quelle peut être la partie, dans ce petit monde, qui répond à la grosseur d’un grain de blé, et quelle effroyable différence doit-il y avoir, afin qu’on puisse dire véritablement que ce qu’est un grain de blé à l’égard du monde entier, cette partie l’est à l’égard d’un grain de blé ! Néanmoins cette partie, dont la petitesse nous est déjà incompréhensible, contient encore un autre monde proportionnel, et ainsi à l’infini, sans qu’on en puisse trouver aucune qui n’ait autant de parties proportionnelles que tout le monde, quelque étendue qu’on lui donne[22].

Toutes ces choses sont inconcevables, et néanmoins il faut nécessairement qu’elles soient, puisque l’on démontre la divisibilité de la matière à l’infini, et que la géométrie nous en fournit des preuves aussi claires que d’aucune des vérités qu’elle nous découvre[23].

Car cette science nous fait voir qu’il y a de certaines lignes qui n’ont nulle mesure commune, et qu’elle appelle pour cette raison incommensurables, comme la diagonale d’un carré et les côtés. Or, si cette diagonale et ces côtés étaient composés d’un certain nombre de parties indivisibles, une de ces parties indivisibles ferait la mesure commune de ces deux lignes ; et, par conséquent, il est impossible que ces deux lignes soient composées d’un certain nombre de parties indivisibles.

On démontre encore dans cette science qu’il est impossible qu’un nombre carré soit double d’un autre nombre carré, et que cependant il est très-possible qu’un carré d’étendue soit double d’un autre carré d’étendue ; or, si ces deux carrés d’étendue étaient composés d’un certain nombre de parties finies, le grand carré contiendrait le double des parties du petit ; et tous les deux étant carrés, il y aurait un carré de nombre double d’un autre carré de nombre, ce qui est impossible.

Enfin, il n’y a rien de plus clair que cette raison, que deux néants d’étendue ne peuvent former une étendue, et que toute étendue a des parties ; or, en prenant deux de ces parties qu’on suppose indivisibles, je demande si elles ont de l’étendue ou si elles n’en ont point : si elles en ont, elles sont donc divisibles, et elles ont plusieurs parties ; si elles n’en ont point, ce sont donc deux néants d’étendue ; et ainsi il est impossible qu’elles puissent former une étendue[24].

Il faut renoncer à la certitude humaine, pour douter de la vérité de ces démonstrations ; mais pour aider à concevoir, autant qu’il est possible, cette divisibilité infinie de la matière, j’y joindrai encore une preuve qui fait voir en même temps une division à l’infini et un mouvement qui se ralentit à l’infini sans arriver jamais au repos.

Il est certain que, quand on douterait que l’étendue peut se diviser à l’infini, on ne saurait au moins douter qu’elle ne puisse s’augmenter à l’infini, et qu’à un plan de cent mille lieues on ne puisse en joindre un autre de cent mille lieues, et ainsi à l’infini : or, cette augmentation infinie de l’étendue prouve sa divisibilité à l’infini ; et pour le comprendre, il n’y a qu’à s’imaginer une mer plate, que l’on augmente en longueur à l’infini, et un vaisseau sur le bord de cette mer, qui s’éloigne du port en droite ligne : il est certain qu’en regardant du port le bas du vaisseau au travers d’un verre ou d’un autre corps diaphane, le rayon qui se terminera au bas de ce vaisseau passera par un certain point du verre, et que le rayon horizontal passera par un autre point du verre plus élevé que le premier. Or, à mesure que le vaisseau s’éloignera, le point du rayon qui se terminera au bas du vaisseau montera toujours, et divisera infiniment l’espace qui est entre ces deux points ; et plus le vaisseau s’éloignera, plus il montera lentement, sans que jamais il cesse de monter, ni qu’il puisse arriver au point du rayon horizontal, parce que ces deux lignes, se coupant dans l’œil, ne seront jamais ni parallèles, ni une même ligne. Ainsi cet exemple nous fournit en même temps la preuve d’une division à l’infini de l’étendue et d’un ralentissement à l’infini du mouvement.

C’est par cette diminution infinie de l’étendue, qui naît de sa divisibilité, qu’on peut prouver ces problèmes qui semblent impossibles dans les termes : trouver un espace infini égal à un espace fini, ou qui ne soit que la moitié, le tiers, etc., d’un espace fini. On peut les résoudre en diverses manières ; et en voici une assez grossière, mais très-facile : si on prend la moitié d’un carré, et la moitié de cette moitié, et ainsi à l’infini, et que l’on joigne toutes ces moitiés par leur plus longue ligne, on en fera un espace d’une figure irrégulière, et qui diminuera toujours à l’infini par un des bouts, mais qui sera égal à tout le carré : car la moitié, et la moitié de la moitié, plus la moitié de cette seconde moitié, et ainsi à l’infini, font le tout ; le tiers et le tiers du tiers, et le tiers du nouveau tiers, et ainsi à l’infini, font la moitié. Les quarts pris de la même sorte font le tiers, et les cinquièmes le quart. Joignant bout à bout ces tiers ou ces quarts, on en fera une figure qui contiendra la moitié ou le tiers de l’aire du total, et qui sera infinie d’un côté en longueur, en diminuant continuellement en largeur[25].

L’utilité qu’on peut tirer de ces spéculations n’est pas simplement d’acquérir ces connaissances, qui sont elles-mêmes assez stériles, mais c’est d’apprendre à connaître les bornes de notre esprit, et à lui faire avouer, malgré qu’il en ait, qu’il y a des choses qui sont, quoiqu’il ne soit pas capable de les comprendre ; et c’est pourquoi il est bon de le fatiguer à ces subtilités, afin de dompter sa présomption, et lui ôter la hardiesse d’opposer jamais ses faibles lumières aux vérités que l’Église lui propose, sous prétexte qu’il ne peut pas les comprendre[26] : car, puisque la vigueur de l’esprit des hommes est contrainte de succomber au plus petit atome de la matière, et d’avouer qu’il voit clairement qu’il est infiniment divisible, sans pouvoir comprendre comment cela peut se faire, n’est-ce pas pécher visiblement contre la raison que de refuser de croire les effets merveilleux de la toute-puissance de Dieu, qui est d’elle-même incompréhensible, par cette raison que notre esprit ne peut les comprendre ?

Mais comme il est avantageux de faire sentir quelquefois à son esprit sa propre faiblesse, par la considération de ces objets qui le surpassent, et qui, le surpassant, l’abattent et l’humilient, il est certain aussi qu’il faut tâcher de choisir, pour l’occuper ordinairement, des sujets et des matières qui lui soient plus proportionnés, et dont il soit capable de trouver et de comprendre la vérité, soit en prouvant les effets par les causes, ce qui s’appelle démontrer a priori, soit en démontrant, au contraire, les causes par les effets, ce qui s’appelle prouver a posteriori[27]. Il faut un peu étendre ces termes, pour y réduire toutes sortes de démonstrations ; mais il a été bon de les marquer en passant, afin qu’on les entende, et que l’on ne soit pas surpris en les voyant dans des livres ou dans des discours de philosophie ; et, parce que ces raisons sont d’ordinaire composées de plusieurs parties, il est nécessaire, pour les rendre claires et concluantes, de les disposer en un certain ordre et une certaine méthode ; et c’est de cette méthode que nous traiterons dans la plus grande partie de ce livre.


CHAPITRE II

De deux sortes de méthode, analyse et synthèse. Exemple de l’analyse.


On peut appeler généralement méthode l’art de bien disposer une suite de plusieurs pensées, ou pour découvrir la vérité quand nous l’ignorons, ou pour la prouver aux autres quand nous la connaissons déjà.

Ainsi, il y a deux sortes de méthodes : l’une pour découvrir la vérité, qu’on appelle analyse[28] ou méthode de résolution, et qu’on peut aussi appeler méthode d’invention ; et l’autre pour la faire entendre aux autres, quand on l’a trouvée, qu’on appelle synthèse ou méthode de composition et qu’on peut aussi appeler méthode de doctrine.

On ne traite pas d’ordinaire par analyse le corps entier d’une science, mais on s’en sert seulement pour résoudre quelque question.

Or, toutes les questions sont de mots ou de choses.

J’appelle ici questions de mots, non pas celles où on cherche des mots, mais celles où, par les mots, on cherche des choses, comme celles où il s’agit de trouver le sens d’une énigme, ou d’expliquer ce qu’a voulu dire un auteur par des paroles obscures et ambiguës.

Les questions[29] de choses peuvent se réduire à quatre principales espèces.

La première est quand on cherche les causes par les effets. On sait, par exemple, les divers effets de l’aimant ; on en cherche la cause : on sait les divers effets qu’on a accoutumé d’attribuer à l’horreur du vide ; on cherche si c’en est la vraie cause, et on a trouvé que non : on connaît le flux et le reflux de la mer ; on demande quelle peut être la cause d’un si grand mouvement et si réglé.

La deuxième est quand on cherche les effets par les causes. On a su par exemple de tout temps, que le vent et l’eau avaient grande force pour mouvoir les corps ; mais les anciens, n’ayant pas assez examiné quels pouvaient être les effets de ces causes, ne les avaient point appliqués, comme on a fait depuis, par le moyen des moulins, à un grand nombre de choses très-utiles à la société humaine, et qui soulagent notablement le travail des hommes ; ce qui devrait être le fruit de la vraie physique[30] : de sorte que l’on peut dire que la première sorte de questions, où l’on cherche les causes par les effets, fait toute la spéculation de la physique ; et que la seconde sorte, où l’on cherche les effets par les causes en fait toute la pratique.

La troisième espèce de questions est quand par les parties on cherche le tout, comme lorsque ayant plusieurs nombres, on en cherche la somme, en les ajoutant l’un à l’autre, ou qu’en ayant deux on en cherche le produit en les multipliant l’un par l’autre.

Le quatrième est quand, ayant le tout et quelque partie, on cherche une autre partie, comme lorsque ayant un nombre et ce que l’on en doit ôter, on cherche ce qui restera, ou qu’ayant un nombre, on cherche quelle en sera la tantième partie.

Mais il faut remarquer que, pour étendre plus loin ces deux dernières sortes de questions, et afin qu’elles comprennent ce qui ne pourrait pas proprement se rapporter aux deux premières, il faut prendre le mot de parties plus généralement pour tout ce que comprend une chose, ses modes, ses extrémités, ses accidents, ses propriétés et généralement tous ses attributs : de sorte que ce sera, par exemple, chercher un tout par ses parties, que de chercher l’aire d’un triangle par sa hauteur et par sa base ; et ce sera, au contraire, chercher une partie par le tout et une autre partie, que de chercher le côté d’un rectangle par la connaissance qu’on a de son aire et de l’un de ses côtés.

Or, de quelque nature que soit la question que l’on propose à résoudre, la première chose qu’il faut faire est de concevoir nettement et distinctement ce que c’est précisément qu’on demande, c’est-à-dire quel est le point précis de la question.

Car il faut éviter ce qui arrive à plusieurs qui, par une précipitation d’esprit, s’appliquent à résoudre ce qu’on leur propose avant que d’avoir assez considéré par quels signes et par quelles marques ils pourront reconnaître ce qu’ils cherchent, quand ils le rencontreront : comme si un valet à qui son maître aurait commandé de chercher l’un de ses amis, se hâtait d’y aller avant que d’avoir su plus particulièrement de son maître quel est cet ami.

Or, encore que dans toute question il y ait quelque chose d’inconnu, autrement il n’y aurait rien à chercher, il faut néanmoins que cela même qui est inconnu soit marqué et désigné par de certaines conditions qui nous déterminent à rechercher une chose plutôt qu’une autre, et qui puissent nous faire juger, quand nous l’aurons trouvée, que c’est ce que nous cherchions.

Et ce sont ces conditions que nous devons bien envisager d’abord, en prenant garde de n’en point ajouter qui ne soient pas enfermées dans ce que l’on a proposé, et de n’en point omettre qui y seraient enfermées ; car on peut pécher en l’une et en l’autre manière.

On pécherait en la première manière, si lors par exemple que l’on nous demande quel est l’animal qui au matin marche à quatre pieds, à midi à deux, et au soir à trois[31], on se croyait astreint de prendre tous ces mots de pied, de matin, de midi, de soir, dans leur propre et naturelle signification : car celui qui propose cette énigme n’a point mis pour condition qu’on dût les prendre de la sorte ; mais il suffit que ces mots puissent par métaphore, se rapporter à autre chose ; et ainsi cette question est bien résolue, quand on a dit que cet animal est l’homme.

Supposons encore qu’on nous demande par quel artifice pouvait avoir été faite la figure d’un Tantale qui, étant couché sur une colonne, au milieu d’un vase, en posture d’un homme qui se penche pour boire, ne pouvait jamais le faire, parce que l’eau pouvait bien monter dans le vase jusqu’à sa bouche, mais s’enfuyait toute sans qu’il en demeurât rien dans le vase aussitôt qu’elle était arrivée jusqu’à ses lèvres ; on pécherait, en ajoutant des conditions qui ne serviraient de rien à la solution de cette demande, si on s’amusait à chercher quelque secret merveilleux dans la figure de ce Tantale qui ferait fuir cette eau aussitôt qu’elle aurait touché ses lèvres, car cela n’est point enfermé dans la question ; et si on la conçoit bien, on doit la réduire à ces termes, de faire un vase qui tienne l’eau, n’étant plein que jusqu’à une certaine hauteur, et qui la laisse toute aller, si on le remplit davantage ; et cela est fort aisé, car il ne faut que cacher un siphon dans la colonne qui ait un petit trou en bas par où l’eau y entre, et dont la plus longue jambe ait son ouverture par-dessous le pied du vase : tant que l’eau que l’on mettra dans le vase ne sera pas arrivée au haut du siphon, elle y demeurera ; mais quand elle y sera arrivée, elle s’enfuira toute par la plus longue jambe du siphon qui est ouverte au dessous du pied du vase[32].

On demande encore quel pouvait être le secret de ce buveur d’eau qui se fit voir à Paris il y a vingt ans, et comment il pouvait se faire qu’en jetant de l’eau de sa bouche, il remplît en même temps cinq ou six verres différents d’eaux de diverses couleurs. Si on s’imagine que ces eaux de diverses couleurs étaient dans son estomac, et qu’il les séparait en les jetant l’une dans un verre et l’autre dans l’autre, on cherchera un secret que l’on ne trouvera jamais, parce qu’il n’est pas possible : au lieu qu’on n’a qu’à chercher pourquoi l’eau sortie en même temps de la même bouche paraissait de diverses couleurs dans chacun de ces verres ; et il y a grande apparence que cela venait de quelque teinture qu’il avait mise au fond de ces verres.

C’est aussi l’artifice de ceux qui proposent des questions qu’ils ne veulent pas que l’on puisse résoudre facilement, d’environner ce qu’on doit trouver de tant de conditions inutiles et qui ne servent de rien à le faire trouver, que l’on ne puisse pas facilement découvrir le vrai point de la question, et qu’ainsi on perde le temps et on se fatigue inutilement l’esprit en s’arrêtant à des choses qui ne peuvent contribuer en rien à la résoudre.

L’autre manière dont on pèche, dans l’examen des conditions de ce que l’on cherche, est quand on en omet qui sont essentielles à la question que l’on propose. On propose, par exemple, de trouver par art le mouvement perpétuel ; car on sait bien qu’il y en a de perpétuels dans la nature, comme sont les mouvements des fontaines, des rivières, des astres. Il y en a qui, s’étant imaginé que la terre tourne sur son centre, et que ce n’est qu’un gros aimant dont la pierre d’aimant a toutes les propriétés, ont cru aussi qu’on pourrait disposer un aimant de telle sorte qu’il tournerait toujours circulairement ; mais quand cela serait, on n’aurait pas satisfait au problème de trouver par art le mouvement perpétuel, puisque ce mouvement serait aussi naturel que celui d’une roue qu’on expose au courant d’une rivière[33].

Lors donc qu’on a bien examiné les conditions qui désignent et qui marquent ce qu’il y a d’inconnu dans la question, il faut ensuite examiner ce qu’il y a de connu, puisque c’est par là qu’on doit arriver à la connaissance de ce qui est inconnu ; car il ne faut pas nous imaginer que nous devions trouver un nouveau genre d’être, au lieu que notre lumière ne peut s’étendre qu’à reconnaître que ce que l’on cherche participe en telle et telle manière à la nature des choses qui nous sont connues[34]. Si un homme, par exemple, était aveugle de naissance, on se tuerait en vain de chercher des arguments et des preuves pour lui faire avoir les vraies idées des couleurs telles que nous les avons par les sens : et de même, si l’aimant, et les autres corps dont on cherche la nature, était un nouveau genre d’être, et tel que notre esprit n’en aurait point conçu de semblable, nous ne devrions pas nous attendre de le connaître jamais par raisonnement ; mais nous aurions besoin pour cela d’un autre esprit que le nôtre. Et ainsi, on doit croire avoir trouvé tout ce qui peut se trouver par l’esprit humain, si on peut concevoir distinctement un tel mélange des êtres et des natures qui nous sont connus, qu’il produise tous les effets que nous voyons dans l’aimant.

Or, c’est dans l’attention que l’on fait à ce qu’il y a de connu dans la question que l’on veut résoudre, que consiste principalement l’analyse ; tout l’art étant de tirer de cet examen beaucoup de vérités qui puissent nous mener à la connaissance de ce que nous cherchons.

Comme si l’on propose : Si l’âme de l’homme est immortelle, et que pour le chercher on s’applique à considérer la nature de notre âme, on y remarque premièrement, que c’est le propre de l’âme de penser, et qu’elle pourrait douter de tout, sans pouvoir douter si elle pense, puisque le doute même est une pensée. On examine ensuite ce que c’est que de penser ; et, ne voyant point que dans l’idée de la pensée il y ait rien d’enfermé de ce qui est enfermé dans l’idée de la substance étendue qu’on appelle corps, et qu’on peut même nier de la pensée tout ce qui appartient au corps, comme d’être long, large, profond, d’avoir diversité de parties, d’être d’une telle ou d’une telle figure, d’être divisible, etc., sans détruire pour cela l’idée qu’on a de la pensée ; on en conclut que la pensée n’est point un mode de la substance étendue, parce qu’il est de la nature du mode de ne pouvoir être conçu en niant de lui la chose dont il serait mode. D’où l’on infère encore que la pensée n’étant point un mode de la substance étendue, il faut que ce soit l’attribut d’une autre substance ; et qu’ainsi la substance qui pense et la substance étendue soient deux substances réellement distinctes[35]. D’où il s’ensuit que la destruction de l’une ne doit point emporter la destruction de l’autre ; puisque même la substance étendue n’est point proprement détruite, mais que tout ce qui arrive, en ce que nous appelons destruction, n’est autre chose que le changement ou la dissolution de quelques parties de la matière qui demeure toujours dans la nature, comme nous jugeons fort bien qu’en rompant toutes les roues d’une horloge, il n’y a point de substance détruite quoique l’on dise que cette horloge est détruite : ce qui fait voir que l’âme, n’étant point divisible et composée d’aucunes parties, ne peut périr, et par conséquent qu’elle est immortelle[36].

Voilà ce qu’on appelle analyse ou résolution, où il faut remarquer : 1o qu’on doit y pratiquer, aussi bien que dans la méthode qu’on appelle de composition, de passer toujours de ce qui est plus connu à ce qui l’est moins, car il n’y a point de vraie méthode qui puisse se dispenser de cette règle.

2o Mais qu’elle diffère de celle de composition, en ce que l’on prend ces vérités connues dans l’examen particulier de la chose que l’on se propose de connaître, et non dans les choses plus générales, comme on fait dans la méthode de doctrine. Ainsi, dans l’exemple que nous avons proposé, on ne commence pas par l’établissement de ces maximes générales : Que nulle substance ne périt, à proprement parler ; que ce qu’on appelle destruction n’est qu’une dissolution de parties ; qu’ainsi ce qui n’a point de parties ne peut être détruit, etc. ; mais on monte par degrés à ces connaissances générales.

3o On n’y propose les maximes claires et évidentes qu’à mesure qu’on en a besoin, au lieu que dans l’autre on les établit d’abord, ainsi que nous dirons plus bas.

4o Enfin, ces deux méthodes ne diffèrent que comme le chemin qu’on fait en montant d’une vallée en une montagne, ce celui que l’on fait en descendant de la montagne dans la vallée ; ou comme diffèrent les deux manières dont on peut se servir pour prouver qu’une personne est descendue de saint Louis, dont l’une est de montrer que cette personne a tel pour père, qui était fils d’un tel, et celui-là d’un autre, et ainsi jusqu’à saint Louis ; et l’autre, de commencer par saint Louis, et montrer qu’il a eu tels enfants, et ces enfants d’autres, en descendant jusqu’à la personne dont il s’agit : et cet exemple est d’autant plus propre, en cette rencontre, qu’il est certain que, pour trouver une généalogie inconnue, il faut remonter du fils au père ; au lieu que, pour l’expliquer après l’avoir trouvée, la lumière la plus ordinaire est de commencer par le tronc pour en faire voir les descendants[37] ; qui est aussi ce qu’on fait d’ordinaire dans les sciences, ou, après s’être servi de l’analyse pour trouver quelque vérité, on se sert de l’autre méthode pour expliquer ce qu’on a trouvé[38].

On peut comprendre par là ce que c’est que l’analyse des géomètres ; car voici en quoi elle consiste. Une question leur ayant été proposée, dont ils ignorent la vérité ou la fausseté si c’est un théorème, la possibilité ou l’impossibilité si c’est un problème, ils supposent que cela est comme il est proposé ; et, en examinant ce qui s’ensuit de là, s’ils arrivent, dans cet examen, à quelque vérité claire dont ce qui leur est proposé soit une suite nécessaire, ils en concluent que ce qui leur est proposé est vrai ; et reprenant ensuite par où ils avaient fini, ils le démontrent par l’autre méthode qu’on appelle de composition. Mais s’ils tombent, par une suite nécessaire de ce qui leur est proposé, dans quelque absurdité ou impossibilité, ils en concluent que ce qu’on leur avait proposé est faux et impossible.

Voilà ce qu’on peut dire généralement de l’analyse, qui consiste plus dans le jugement et dans l’adresse de l’esprit que dans des règles particulières. Ces quatre néanmoins, que Descartes propose dans sa Méthode, peuvent être utiles pour se garder de l’erreur en voulant rechercher la vérité dans les sciences humaines, quoique, à dire vrai, elles soient générales pour toutes sortes de méthodes, et non particulières pour la seule analyse.

La 1re est de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, qu’on ne la connaisse évidemment être telle, c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en ses jugements que ce qui se présente si clairement à l’esprit, qu’on n’ait aucune occasion de le mettre en doute ;

La 2e, de diviser chacune des difficultés qu’on examine en autant de parcelles qu’il se peut, et qu’il est requis pour les résoudre ;

La 3e, de conduire par ordre ses pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu’à la connaissance des plus composés, et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres ;

La 4e, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, qu’on puisse s’assurer de ne rien omettre.

Il est vrai qu’il y a beaucoup de difficultés à observer ces règles ; mais il est toujours avantageux de les avoir dans l’esprit, et de les garder autant que l’on peut lorsqu’on veut trouver la vérité par la voie de la raison, et autant que notre esprit est capable de la connaître.



CHAPITRE III

De la méthode de composition, et particulièrement de celle qu’observent les géomètres.


Ce que nous avons dit dans le chapitre précédent nous a déjà donné quelque idée de la méthode de composition, qui est la plus importante, en ce que c’est celle dont on se sert pour expliquer toutes les sciences.

Cette méthode consiste principalement à commencer par les choses les plus générales et les plus simples, pour passer aux moins générales et plus composées[39]. On évite par là les redites ; puisque, si on traite les espèces avant le genre, comme il est impossible de bien connaître une espèce sans en connaître le genre, il faudrait expliquer plusieurs fois la nature du genre dans l’explication de chaque espèce.

Il y a encore beaucoup de choses à observer pour rendre cette méthode parfaite et entièrement propre à la fin qu’elle doit se proposer, qui est de nous donner une connaissance claire et distincte de la vérité : mais, parce que les préceptes généraux sont plus difficiles à comprendre quand ils sont séparés de toute matière, nous considérerons la méthode que suivent les géomètres comme étant celle qu’on a toujours jugée la plus propre pour persuader la vérité et en convaincre entièrement l’esprit, et nous ferons voir premièrement ce qu’elle a de bon, et en second lieu, ce qu’elle semble avoir de défectueux.

Les géomètres ayant pour but de n’avancer rien que de convaincant, ils ont cru pouvoir y arriver en observant trois choses en général :

La première est de ne laisser aucune ambiguïté dans les termes, à quoi ils ont pourvu par les définitions des mots dont nous avons parlé dans la première partie ;

La deuxième est de n’établir leurs raisonnements que sur des principes clairs et évidents, et qui ne puissent être contestés par aucune personne d’esprit : ce qui fait qu’avant toutes choses ils posent les axiomes qu’ils demandent qu’on leur accorde comme étant si clairs, qu’on les obscurcirait en voulant les prouver ;

La troisième est de prouver démonstrativement toutes les conclusions qu’ils avancent, en ne se servant que des définitions qu’ils ont posées, des principes qui leur ont été accordés comme étant très-évidents, ou des propositions qu’ils en ont déjà tirées par la force du raisonnement, et qui leur deviennent après autant de principes.

Ainsi, on peut réduire à trois chefs tout ce que les géomètres observent pour convaincre l’esprit, et renfermer le tout en ces cinq règles très-importantes.


Règles nécessaires
Pour les définitions.

1re. Ne laisser aucun des termes un peu obscurs ou équivoques sans le définir.

2e. N’employer dans les définitions que des termes parfaitement connus ou déjà expliqués.

Pour les axiomes.

3e. Ne demander en axiomes que des choses parfaitement évidentes.

Pour les démonstrations.

4e. Prouver toutes les propositions un peu obscures, en n’employant à leur preuve que les définitions qui auront précédé, ou les axiomes qui auront été accordés, ou les propositions qui auront déjà été démontrées, ou la construction de la chose même dont il s’agira, lorsqu’il y aura quelque opération à faire[40].

5e. N’abuser jamais de l’équivoque des termes, en manquant d’y substituer mentalement les définitions qui les restreignent et qui les expliquent.

Voilà ce que les géomètres ont jugé nécessaire pour rendre les preuves convaincantes et invincibles : et il faut avouer que l’attention à observer ces règles est suffisante pour éviter de faire de faux raisonnements en traitant les sciences, ce qui sans doute est le principal, tout le reste pouvant se dire utile plutôt que nécessaire[41].


CHAPITRE IV

Explication plus particulière de ces règles, et premièrement de celles qui regardent les définitions.


Quoique nous ayons déjà parlé dans la première partie de l’utilité des définitions des termes, néanmoins cela est si important que l’on ne peut trop l’avoir dans l’esprit ; puisque par là on démêle une infinité de disputes qui n’ont souvent pour sujet que l’ambiguïté des termes, que l’un prend en un sens et l’autre en un autre : de sorte que de très-grandes contestations cesseraient en un moment, si l’un ou l’autre des disputants avait soin de marquer nettement et en peu de paroles ce qu’il entend par les termes qui sont le sujet de la dispute.

Cicéron a remarqué que la plupart des disputes entre les philosophes anciens, et surtout entre les stoïciens et les académiciens, n’étaient fondées que sur cette ambiguïté de paroles, les stoïciens ayant pris plaisir pour se relever, de prendre les termes de la morale en d’autres sens que les autres, ce qui faisait croire que leur morale était bien plus sévère et plus parfaite, quoique en effet cette prétendue perfection ne fût que dans les mots, et non dans les choses[42] : le sage des stoïciens ne prenant pas moins tous les plaisirs de la vie que les philosophes des autres sectes qui paraissaient moins rigoureux, et n’évitant pas avec moins de soin les maux et les incommodités, avec cette seule différence, qu’au lieu que les autres philosophes se servaient des mots ordinaires de biens et de maux, les stoïciens, en jouissant des plaisirs, ne les appelaient pas des biens[43] mais des choses préférables, προηγμένα, et en fuyant les maux, ne les appelaient pas des maux, mais seulement des choses rejetables, ἀποπροηγμένα[44].

C’est donc un avis très-utile de retrancher de toutes les disputes tout ce qui n’est fondé que sur l’équivoque des mots, en les définissant par d’autres termes si clairs qu’on ne puisse plus s’y méprendre.

À cela sert la première des règles que nous venons de rapporter : Ne laisser aucun terme un peu obscur ou équivoque qu’on ne le définisse.

Mais, pour tirer toute l’utilité que l’on doit de ces définitions, il faut encore y ajouter la seconde règle : N’employer, dans les définitions, que des termes parfaitement connus ou déjà expliqués ; c’est-à-dire que des termes qui désignent clairement, autant qu’il se peut, l’idée qu’on veut signifier par le mot qu’on définit.

Car, quand on n’a pas désigné assez nettement et assez distinctement l’idée à laquelle on veut attacher un mot, il est presque impossible que dans la suite on ne passe insensiblement à une autre idée que celle qu’on a désignée, c’est-à-dire qu’au lieu de substituer mentalement, à chaque fois qu’on se sert de ce mot, la même idée qu’on a désignée, on n’en substitue une autre que la nature nous fournit : et c’est ce qu’il est aisé de découvrir, en substituant expressément la définition au défini ; car cela ne doit rien changer de la proposition, si l’on est toujours demeuré dans la même idée : au lieu que cela la changera, si l’on n’y est pas demeuré.

Tout cela se comprendra mieux par quelques exemples. Euclide définit l’angle plan rectiligne : La rencontre de deux lignes droites inclinées sur un même plan[45]. Si l’on considère cette définition comme une simple définition de mots, en sorte qu’on regarde le mot d’angle comme ayant été dépouillé de toute signification, pour n’avoir plus que celle de la rencontre de deux lignes, on ne doit point y trouver à redire ; car il a été permis à Euclide d’appeler du mot d’angle la rencontre de deux lignes : mais il a été obligé de s’en souvenir, et de ne prendre plus le mot d’angle qu’en ce sens. Or, pour juger s’il l’a fait, il ne faut que substituer, toutes les fois qu’il parle de l’angle, au mot d’angle la définition qu’il a donnée ; et si, en substituant cette définition, il se trouve quelque absurdité en ce qu’il dit de l’angle, il s’ensuivra qu’il n’est pas demeuré dans la même idée qu’il avait désignée, mais qu’il est passé insensiblement à une autre, qui est celle de la nature. Il enseigne, par exemple, à diviser un angle en deux. Substituez sa définition. Qui ne voit que ce n’est point la rencontre de deux lignes qu’on divise en deux, que ce n’est point la rencontre de deux lignes qui a des côtés, et qui a une base ou sous-tendante ; mais que tout cela convient à l’espace compris entre les lignes, et non à la rencontre des lignes ?

Il est visible que ce qui a embarrassé Euclide, et ce qui l’a empêché de désigner l’angle par les mots d’espace compris entre deux lignes qui se rencontrent, est qu’il a vu que cet espace pouvait être plus grand ou plus petit, quand les côtés de l’angle sont plus longs ou plus courts, sans que l’angle en soit plus grand et plus petit ; mais il ne devait pas conclure de là que l’angle rectiligne n’était pas un espace, mais seulement que c’était un espace compris entre deux lignes droites qui se rencontrent, indéterminé selon celle de ces deux dimensions qui répond à la longueur de ces deux lignes, et déterminé selon l’autre par la partie proportionnelle d’une circonférence qui a pour centre le point où ces lignes se rencontrent.

Cette définition désigne si nettement l’idée que tous les hommes ont d’un angle, que c’est tout ensemble une définition du mot et une définition de la chose[46] ; excepté que le mot d’angle comprend aussi, dans le discours ordinaire, un angle solide, au lieu que, par cette définition, on le restreint à signifier un angle plan rectiligne : et lorsqu’on a ainsi défini l’angle, il est indubitable que tout ce que l’on pourra dire ensuite de l’angle plan rectiligne, tel qu’il se trouve dans toutes les figures rectilignes, sera vrai de cet angle ainsi défini, sans qu’on soit jamais obligé de changer l’idée, ni qu’il se rencontre jamais aucune absurdité en substituant la définition à la place du défini ; car c’est cet espace ainsi expliqué que l’on peut diviser en deux, en trois, en quatre ; c’est cet espace qui a deux côtés entre lesquels il est compris ; c’est cet espace qu’on peut terminer du côté qu’il est de soi-même indéterminé, par une ligne qu’on appelle base ou sous-tendante ; c’est cet espace qui n’est point considéré comme plus grand ou plus petit, pour être compris entre des lignes plus longues ou plus courtes, parce qu’étant indéterminé selon cette dimension, ce n’est point de là qu’on doit prendre sa grandeur et sa petitesse. C’est par cette définition qu’on trouve le moyen de juger si un angle est égal à un autre angle, ou plus grand ou plus petit ; car, puisque la grandeur de cet espace n’est déterminée que par la partie proportionnelle d’une circonférence qui a pour centre le point où les lignes qui comprennent l’angle se rencontrent, lorsque deux angles ont pour mesure l’aliquote partie chacun de sa circonférence, comme la dixième partie, ils sont égaux ; et si l’un a la dixième et l’autre la douzième, celui qui a la dixième est plus grand que celui qui a la douzième. Au lieu que, par la définition d’Euclide, on ne saurait entendre en quoi consiste l’égalité de deux angles ; ce qui fait une horrible confusion dans ses éléments, comme Ramus a remarqué, quoique lui-même ne rencontre guère mieux.

Voici d’autres définitions d’Euclide, où il fait la même faute qu’en celle de l’angle. La raison[47], dit-il, est une habitude[48] de deux grandeurs de même genre, comparées l’une à l’autre selon la quantité : la proportion est une similitude de raison[49].

Par ces définitions, le nom de raison doit comprendre l’habitude qui est entre deux grandeurs, lorsque l’on considère de combien l’une surpasse l’autre : car on ne peut nier que ce ne soit une habitude de deux grandeurs comparées selon la quantité : et par conséquent, quatre grandeurs auront proportion ensemble, lorsque la différence de la première à la seconde est égale à la différence de la troisième à la quatrième. Il n’y a donc rien à dire à ces définitions d’Euclide, pourvu qu’il demeure toujours dans ces idées qu’il a désignées par ces mots, et à qui il a donné les noms de raison et de proportion. Mais il n’y demeure pas, puisque, selon toute la suite de son livre, ces quatre nombres 3, 5, 8, 10, ne sont point en proportion, quoique la définition qu’il a donnée au mot de proportion leur convienne ; puisqu’il y a entre le premier nombre et le second, comparés selon la quantité, une habitude semblable à celle qui est entre le troisième et le quatrième.

Il fallait donc, pour ne pas tomber dans cet inconvénient, remarquer qu’on peut comparer deux grandeurs en deux manières : l’une, en considérant de combien l’une surpasse l’autre ; et l’autre, de quelle manière l’une est contenue dans l’autre : et comme ces deux habitudes sont différentes, il fallait leur donner divers noms, donnant à la première le nom de différence et réservant à la seconde le nom de raison. Il fallait ensuite définir la proportion l’égalité de l’une ou de l’autre de ces sortes d’habitudes, c’est-à-dire de la différence ou de la raison ; et, comme cela fait deux espèces, les distinguer aussi par deux divers noms, en appelant l’égalité des différences proportion arithmétique et l’égalité des raisons proportion géométrique : et parce que cette dernière est d’un usage beaucoup plus grand que la première, on pouvait encore avertir que lorsque simplement on nomme proportion, ou grandeurs proportionnelles, on entend la proportion géométrique, et que l’on n’entend l’arithmétique que quand on l’exprime. Voilà ce qui aurait démêlé toute cette obscurité et aurait levé toute équivoque.

Tout cela nous fait voir qu’il ne faut pas abuser de cette maxime, que les définitions de mots sont arbitraires ; mais qu’il faut avoir grand soin de désigner si nettement et si clairement l’idée à laquelle on veut lier le mot que l’on définit, qu’on ne puisse s’y tromper dans la suite du discours, en changeant cette idée, c’est-à-dire en prenant le mot en un autre sens que celui qu’on lui a donné par la définition, en sorte qu’on ne puisse substituer la définition en la place du défini sans tomber dans quelque absurdité.


CHAPITRE V

Que les géomètres semblent n’avoir pas toujours bien compris la différence qu’il y a entre la définition des mots et la définition des choses.


Quoiqu’il n’y ait point d’auteurs qui se servent mieux de la définition des mots que les géomètres, je me crois néanmoins ici obligé de remarquer qu’ils n’ont pas toujours pris garde à la différence que l’on doit mettre entre les définitions des choses et les définitions des mots, qui est que les premières sont contestables et que les autres sont incontestables ; car j’en vois qui disputent de ces définitions de mots avec la même chaleur que s’il s’agissait des choses mêmes.

Ainsi, l’on peut voir dans les commentaires de Clavius[50] sur Euclide, une longue dispute et fort échauffée entre Pelletier[51] et lui, touchant l’espace entre la tangente et la circonférence, que Pelletier prétendait n’être pas un angle, au lieu que Clavius soutient que c’en est un. Qui ne voit que tout cela pouvait se terminer par un seul mot, en se demandant l’un à l’autre ce qu’il entendait par le mot angle ?

Nous voyons encore que Simon Stevin[52], très-célèbre mathématicien du prince d’Orange, ayant défini le nombre : Nombre est cela par lequel s’explique la quantité de chacune chose, il se met ensuite fort en colère contre ceux qui ne veulent pas que l’unité soit nombre, jusqu’à faire des exclamations de rhétorique comme s’il s’agissait d’une dispute fort solide. Il est vrai qu’il mêle dans ce discours une question de quelque importance, qui est de savoir si l’unité est au nombre comme le point est à la ligne ; mais c’est ce qu’il fallait distinguer pour ne pas brouiller deux choses très-différentes : et ainsi, traitant à part ces deux questions, l’une si l’unité est nombre, l’autre, si l’unité est au nombre ce qu’est le point à la ligne, il fallait dire, sur la première, que ce n’est qu’une dispute de mots, et que l’unité était nombre ou n’était pas nombre selon la définition qu’on voudrait donner au nombre : qu’en le définissant comme Euclide : Nombre est une multitude d’unités assemblées, il était visible que l’unité n’était pas nombre ; mais que comme cette définition d’Euclide était arbitraire, et qu’il était permis d’en donner une autre au nom de nombre, on pouvait lui en donner une comme est celle que Stevin apporte, selon laquelle l’unité est nombre. Par là la première question est vidée, et on ne peut rien dire, outre cela, contre ceux à qui il ne plaît pas d’appeler l’unité nombre, sans une manifeste pétition de principe, comme on peut voir en examinant les prétendues démonstrations de Stevin. La première est :

La partie est de même nature que le tout ;

Unité est partie d’une multitude d’unités ;

Donc l’unité est de même nature qu’une multitude d’unités, et par conséquent nombre.

Cet argument ne vaut rien du tout ; car, quand la partie serait toujours de la même nature que le tout, il ne s’ensuivrait pas qu’elle dût toujours avoir le même nom que le tout ; et, au contraire, il arrive très-souvent qu’elle n’a point le même nom. Un soldat est une partie de l’armée, et n’est point une armée ; une chambre est une partie d’une maison, et non point une maison ; un demi-cercle n’est point un cercle ; la partie d’un carré n’est point un carré. Cet argument prouve donc au plus que l’unité étant partie de la multitude des unités a quelque chose de commun avec toute multitude d’unités, selon quoi on pourra dire qu’ils sont de même nature ; mais cela ne prouve pas qu’on soit obligé de donner le même nom de nombre à l’unité et à la multitude d’unités, puisqu’on peut, si l’on veut, garder le nom de nombre pour la multitude d’unités, et ne donner à l’unité que son nom même d’unité ou de partie du nombre.

La seconde raison de Stevin ne vaut pas mieux :

Si du nombre donné l’on n’ôte aucun nombre, le nombre donné demeure :

Donc si l’unité n’était pas nombre, en ôtant un de trois, le nombre donné demeurerait ; ce qui est absurde.

Mais cette majeure est ridicule, et suppose ce qui est en question ; car Euclide niera que le nombre donné demeure, lorsqu’on n’en ôte aucun nombre, puisqu’il suffit, pour ne pas demeurer tel qu’il était, qu’on en ôte ou un nombre, ou une partie du nombre, telle qu’est l’unité : et, si cet argument était bon, on prouverait de la même manière qu’en ôtant un demi-cercle d’un cercle donné, le cercle donné doit demeurer, parce qu’on n’en a ôté aucun cercle.

Ainsi tous les arguments de Stevin prouvent au plus qu’on peut définir le nombre en sorte que le mot de nombre convienne à l’unité, parce que l’unité et la multitude d’unités ont assez de convenance pour être signifiées par un même nom ; mais ils ne prouvent nullement qu’on ne puisse pas aussi définir le nombre en restreignant ce mot à la multitude d’unités, afin de ne pas être obligé d’excepter l’unité toutes les fois qu’on explique des propriétés qui conviennent à tous les nombres, hormis à l’unité.

Mais la seconde question, qui est de savoir si l’unité est aux autres nombres comme le point est à la ligne, n’est point de même nature que la première, et n’est point une dispute de mot, mais de chose : car il est absolument faux que l’unité soit au nombre comme le point est à la ligne, puisque l’unité ajoutée au nombre le fait plus grand, au lieu que le point ajouté à la ligne ne la fait point plus grande. L’unité est partie du nombre, et le point n’est pas partie de la ligne. L’unité ôtée du nombre, le nombre donné ne demeure point ; et le point ôté de la ligne, la ligne donnée demeure.

Le même Stevin est plein de semblables disputes sur les définitions des mots, comme quand il s’échauffe pour prouver que le nombre n’est point une quantité discrète ; que la proportion des nombres est toujours arithmétique, et non géométrique ; que toute racine de quelque nombre que ce soit est un nombre : ce qui fait voir qu’il n’a point compris proprement ce que c’était qu’une définition des mots, et qu’il a pris les définitions de mot, qui ne peuvent être contestées, pour les définitions des choses, que l’on peut souvent contester avec raison.


CHAPITRE VI

Des règles qui regardent les axiomes, c’est-à-dire les propositions claires et évidentes par elles-mêmes.


Tout le monde demeure d’accord qu’il y a des propositions si claires et si évidentes d’elles-mêmes, qu’elles n’ont pas besoin d’être démontrées[53], et que toutes celles qu’on ne démontre point doivent être telles pour être principes d’une véritable démonstration[54] : car si elles sont tant soit peu incertaines, il est clair qu’elles ne peuvent être le fondement d’une conclusion tout à fait certaine.

Mais plusieurs ne comprennent pas assez en quoi consiste cette clarté et cette évidence d’une proposition ; car, premièrement, il ne faut pas s’imaginer qu’une proposition ne soit claire et certaine que lorsque personne ne la contredit, et qu’elle doive passer pour douteuse, ou qu’au moins on soit obligé de la prouver, lorsqu’il se trouve quelqu’un qui la nie. Si cela était, il n’y aurait rien de certain ni de clair, puisqu’il s’est trouvé des philosophes qui ont fait profession de douter généralement de tout, et qu’il y en a même qui ont prétendu qu’il n’y avait aucune proposition qui fût plus vraisemblable que sa contraire. Ce n’est donc point par les contestations des hommes qu’on doit juger de la certitude ni de la clarté, car il n’y a rien qu’on ne puisse contester, surtout de parole ; mais il faut tenir pour clair ce qui paraît tel à tous ceux qui veulent prendre la peine de considérer les choses avec attention, et qui sont sincères à dire ce qu’ils en pensent intérieurement. C’est pourquoi il y a une parole de très-grand sens dans Aristote, qui est que la démonstration ne regarde proprement que le discours intérieur, et non pas le discours extérieur[55], parce qu’il n’y a rien de si bien démontré qui ne puisse être nié par un homme opiniâtre, qui s’engage à contester de paroles les choses mêmes dont il est intérieurement persuadé : ce qui est une très-mauvaise disposition, et très-indigne d’un esprit bien fait ; quoiqu’il soit vrai que cette humeur se prend souvent dans les écoles de philosophie, par la coutume qu’on y a introduite de disputer de toutes choses et de mettre son honneur à ne se rendre jamais, celui-là étant jugé avoir le plus d’esprit qui est le plus prompt à trouver des défaites pour s’échapper ; au lieu que le caractère d’un honnête homme est de rendre les armes à la vérité, aussitôt qu’il l’aperçoit, et de l’aimer dans la bouche même de son adversaire.

Secondement, les mêmes philosophes, qui tiennent que toutes nos idées viennent de nos sens, soutiennent aussi que toute la certitude et toute l’évidence des propositions vient, ou immédiatement ou médiatement des sens. « Car, disent-ils, cet axiome même qui passe pour le plus clair et le plus évident que l’on puisse désirer : Le tout est plus grand que sa partie, n’a trouvé de créance dans notre esprit que parce que, dès notre enfance, nous avons observé en particulier, et que tout l’homme est plus grand que sa tête, et toute une maison qu’une chambre, et toute une forêt qu’un arbre, et tout le ciel qu’une étoile. »

Cette imagination est aussi fausse que celle que nous avons réfutée dans la première partie, que toutes nos idées viennent de nos sens : car si nous n’étions assurés de cette vérité, le tout est plus grand que sa partie, que par les diverses observations que nous en avons faites depuis notre enfance, nous n’en serions que probablement assurés[56] ; puisque l’induction n’est un moyen certain de connaître une chose que quand nous sommes assurés que l’induction est entière[57], n’y ayant rien de plus ordinaire que de découvrir la fausseté de ce que nous avions cru vrai sur des inductions qui nous paraissaient si générales, qu’on ne s’imaginait point pouvoir y trouver d’exception.

Ainsi, il n’y a pas longtemps qu’on croyait indubitable que l’eau contenue dans un vaisseau courbé, dont un côté était beaucoup plus large que l’autre, se tenait toujours au niveau, n’étant pas plus haute dans le petit côté que dans le grand, parce qu’on s’en était assuré par une infinité d’observations : et néanmoins on a trouvé depuis peu que cela est faux, quand l’un des côtés est extrêmement étroit, parce qu’alors l’eau s’y tient plus haute que dans l’autre côté. Tout cela fait voir que les seules inductions ne sauraient nous donner une certitude entière d’aucune vérité, à moins que nous ne fussions assurés qu’elles fussent générales, ce qui est impossible ; et par conséquent nous ne serions que probablement assurés de la vérité de cet axiome : Le tout est plus grand que sa partie, si nous n’en étions assurés que pour avoir vu qu’un homme est plus grand que sa tête, une forêt qu’un arbre, une maison qu’une chambre, le ciel qu’une étoile, puisque nous aurions toujours sujet de douter s’il n’y aurait point quelque autre tout, auquel nous n’aurions pas pris garde, qui ne sera pas plus grand que sa partie.

Ce n’est donc point de ces observations que nous avons faites depuis notre enfance que la certitude de cet axiome dépend, puisqu’au contraire il n’y a rien de plus capable de nous entretenir dans l’erreur que de nous arrêter à ces préjugés de notre enfance ; mais elle dépend uniquement de ce que les idées claires et distinctes que nous avons d’un tout et d’une partie renferment clairement, et que le tout est plus grand que la partie, et que la partie est plus petite que le tout : et tout ce qu’ont pu faire les diverses observations que nous avons faites d’un homme plus grand que sa tête, d’une maison plus grande qu’une chambre, a été de nous servir d’occasion pour faire attention aux idées de tout et de partie ; mais il est absolument faux qu’elles soient cause de la certitude absolue et inébranlable que nous avons de la vérité de cet axiome, comme je crois l’avoir démontré.

Ce que nous avons dit de cet axiome peut se dire de tous les autres, et ainsi je crois que la certitude et l’évidence de la connaissance humaine dans les choses naturelles dépend de ce principe :

Tout ce qui est contenu dans l’idée claire et distincte d’une chose, peut s’affirmer avec vérité de cette chose[58].

Ainsi, parce qu’être animal est renfermé dans l’idée de l’homme, je puis affirmer de l’homme qu’il est animal : parce qu’avoir tous ses diamètres égaux est renfermé dans l’idée d’un cercle, je puis affirmer de tout cercle que tous ses diamètres sont égaux ; parce qu’avoir tous ses angles égaux à deux droits est renfermé dans l’idée d’un triangle, je dois l’affirmer de tout triangle.

Et l’on ne peut contester ce principe sans détruire toute l’évidence de la connaissance humaine, et établir un pyrrhonisme ridicule ; car nous ne pouvons juger des choses que par les idées que nous en avons, puisque nous n’avons aucun moyen de les concevoir qu’autant qu’elles sont dans notre esprit, et qu’elles n’y sont que par leurs idées. Or, si les jugements que nous formons en considérant ces idées ne regardaient pas les choses en elles-mêmes, mais seulement nos pensées, c’est-à-dire si de ce que je vois clairement qu’avoir trois angles égaux à deux droits est renfermé dans l’idée d’un triangle, je n’avais pas droit de conclure que, dans la vérité, tout triangle a trois angles égaux à deux droits, mais seulement que je le pense ainsi, il est visible que nous n’aurions aucune connaissance des choses, mais seulement de nos pensées : et par conséquent, nous ne saurions rien des choses que nous nous persuadons savoir le plus certainement ; mais nous saurions seulement que nous les pensons être de telle sorte, ce qui détruirait manifestement toutes les sciences[59].

Et il ne faut pas craindre qu’il y ait des hommes qui demeurent sérieusement d’accord de cette conséquence, que nous ne savons d’aucune chose si elle est vraie ou fausse en elle-même ; car il y en a de si simples et de si évidentes, comme : Je pense : donc je suis ; Le tout est plus grand que sa partie, qu’il est impossible de douter sérieusement si elles sont telles en elles-mêmes que nous les concevons. La raison est qu’on ne saurait en douter sans y penser, et on ne saurait y penser sans les croire vraies, et par conséquent on ne saurait en douter.

Néanmoins ce principe seul ne suffit pas pour juger de ce qui doit être reçu pour axiome, car il y a des attributs qui sont véritablement renfermés dans l’idée des choses qui s’en peuvent néanmoins et s’en doivent démontrer, comme l’égalité de tous les angles d’un triangle à deux droits, ou de tous ceux qu’un hexagone à huit droits ; mais il faut prendre garde si l’on n’a besoin que de considérer l’idée d’une chose avec une attention médiocre, pour voir clairement qu’un tel attribut y est renfermé, ou si, de plus, il est nécessaire d’y joindre quelque autre idée pour s’apercevoir de cette liaison. Quand il n’est besoin que de considérer l’idée, la proposition peut être prise pour axiome, surtout si cette considération ne demande qu’une attention médiocre dont tous les esprits ordinaires soient capables : mais si l’on a besoin de quelque autre idée que de l’idée de la chose, c’est une proposition qu’il faut démontrer. Ainsi, l’on peut donner ces deux règles pour les axiomes.

Règle I. Lorsque, pour voir clairement qu’un attribut convient à un sujet, comme pour voir qu’il convient au tout d’être plus grand que sa partie, on n’a besoin que de considérer les deux idées du sujet et de l’attribut avec une médiocre attention, en sorte qu’on ne puisse le faire sans s’apercevoir que l’idée de l’attribut est véritablement renfermée dans l’idée du sujet : on a droit alors de prendre cette proposition pour un axiome qui n’a pas besoin d’être démontré, parce qu’il a de lui-même toute l’évidence que pourrait lui donner la démonstration, qui ne pourrait faire autre chose, sinon de montrer que cet attribut convient au sujet en se servant d’une troisième idée pour montrer cette liaison ; ce qu’on voit déjà sans l’aide d’aucune troisième idée[60].

Mais il ne faut pas confondre une simple explication, quand même elle aurait quelque forme d’argument, avec une vraie démonstration, car il y a des axiomes qui ont besoin d’être expliqués pour mieux les faire entendre, quoiqu’ils n’aient pas besoin d’être démontrés ; l’explication n’étant autre chose que de dire en autres termes et plus au long ce qui est contenu dans l’axiome, au lieu que la démonstration demande quelque moyen nouveau que l’axiome ne contienne pas clairement.

Règle II. Quand la seule considération des idées du sujet et de l’attribut ne suffit pas pour voir clairement que l’attribut convient au sujet, la proposition qui l’affirme ne doit point être prise pour axiome ; mais elle doit être démontrée, en se servant de quelques autres idées pour faire voir cette liaison, comme on se sert de l’idée des lignes parallèles pour montrer que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits.

Ces deux règles sont plus importantes que l’on ne pense, car c’est un des défauts les plus ordinaires aux hommes, de ne pas assez se consulter eux-mêmes dans ce qu’ils assurent ou qu’ils nient ; de s’en rapporter à ce qu’ils en ont ouï dire ou qu’ils ont autrefois pensé, sans prendre garde à ce qu’ils en penseraient eux-mêmes, s’ils considéraient avec plus d’attention ce qui se passe dans leur esprit ; de s’arrêter plus au son des paroles qu’à leurs véritables idées ; d’assurer comme clair et évident ce qu’il leur est impossible de concevoir, et de nier comme faux ce qu’il leur serait impossible de ne pas croire vrai, s’ils voulaient prendre la peine d’y penser sérieusement.

Par exemple, ceux qui disent que dans un morceau de bois, outre ses parties et leur situation, leur figure, leur mouvement ou leur repos, et les pores qui se trouvent entre ces parties, il y a encore une forme substantielle distinguée de tout cela, croient ne rien dire que de certain, et cependant ils disent une chose que ni eux ni personne n’a jamais compris et ne comprendra jamais.

Que si, au contraire, on veut leur expliquer les effets de la nature par les parties insensibles dont les corps sont composés, et par leur différente situation, grandeur, figure, mouvement ou repos, et par les pores qui se trouvent entre ces parties, et qui donnent ou ferment le passage à d’autres matières, ils croient qu’on ne leur dit que des chimères, quoiqu’on ne leur dise rien qu’ils ne conçoivent que très-facilement ; et même, par un renversement d’esprit assez étrange, la facilité qu’ils ont à concevoir ces choses les porte à croire que ce ne sont pas les vraies causes des effets de la nature, mais qu’elles sont plus mystérieuses et plus cachées ; de sorte qu’ils sont plus disposés à croire ceux qui les leur expliquent par des principes qu’ils ne conçoivent point, que ceux qui ne se servent que des principes qu’ils entendent[61].

Et ce qui est encore assez plaisant est que, quand on leur parle de parties insensibles, ils croient être bien fondés à les rejeter, parce qu’on ne peut les leur faire voir ni toucher ; et cependant ils se contentent de formes substantielles, de pesanteur, de vertu attractive, etc., que non-seulement ils ne peuvent voir ni toucher, mais qu’ils ne peuvent même concevoir.


CHAPITRE VII

Quelques axiomes importants et qui peuvent servir de principes à de grandes vérités.


Tout le monde demeure d’accord qu’il est important d’avoir dans l’esprit plusieurs axiomes et principes qui, étant clairs et indubitables, puissent nous servir de fondement pour connaître les choses les plus cachées ; mais ceux que l’on donne ordinairement sont de si peu d’usage qu’il est assez inutile de les savoir, car ce qu’ils appellent le premier principe de la connaissance : Il est impossible que la même chose soit et ne soit pas, est très-clair et très-certain ; mais je ne vois point de rencontre où il puisse jamais servir à nous donner aucune connaissance. Je crois donc que ceux-ci pourront être plus utiles. Je commencerai par celui que nous venons d’expliquer.

Axiome I. Tout ce qui est renfermé dans l’idée claire et distincte d’une chose peut en être affirmé avec vérité.

Axiome II. L’existence, au moins possible, est renfermée dans l’idée de tout ce que nous concevons clairement et distinctement.

Car, dès là qu’une chose est conçue clairement, nous ne pouvons pas ne point la regarder comme pouvant être, puisqu’il n’y a que la contradiction qui se trouve entre nos idées qui nous fait croire qu’une chose ne peut être ; or, il ne peut y avoir de contradiction dans une idée lorsqu’elle est claire et distincte.

Axiome III. Le néant ne peut être cause d’aucune chose. Il naît d’autres axiomes de celui-ci, qui peuvent en être appelés des corollaires, tels que sont les suivants.

Axiome IV, ou 1er corollaire du 3e. Aucune chose ni aucune perfection de cette chose actuellement existante ne peut avoir le néant ou une chose non existante pour cause de son existence.

Axiome V, ou 2e corollaire du 3e. Toute la réalité ou perfection qui est dans une chose se rencontre formellement ou éminemment dans sa cause première et totale.

Axiome VI, ou 3e corollaire du 3e. Nul corps ne peut se mouvoir soi-même, c’est-à-dire se donner le mouvement, n’en ayant point.

Ce principe est si évident naturellement, que c’est ce qui a introduit les formes substantielles et les qualités réelles de pesanteur et de légèreté ; car les philosophes voyant, d’une part, qu’il était impossible que ce qui devait être mû se mût soi-même, et s’étant faussement persuadés, de l’autre, qu’il n’y avait rien hors la pierre qui poussât en bas une pierre qui tombait, ils se sont crus obligés de distinguer deux choses dans une pierre, la matière qui recevait le mouvement, et la forme substantielle aidée de l’accident de la pesanteur qui le donnait ; ne prenant pas garde, ou qu’ils tombaient par là dans l’inconvénient qu’ils voulaient éviter, si cette forme était elle-même matérielle, c’est-à-dire une vraie matière ; ou que si elle n’était pas matière, ce devait être une substance qui en fût réellement distincte ; ce qu’il leur était impossible de concevoir clairement à moins que de la concevoir comme un esprit, c’est-à-dire une substance qui pense, comme est véritablement la forme de l’homme, et non pas celle de tous les autres corps.

Axiome VII, ou 4e corollaire du 3e. Nul corps ne peut en mouvoir un autre, s’il n’est mû lui-même : car si un corps étant en repos ne peut se donner le mouvement à soi-même, il peut encore moins le donner à un autre corps.

Axiome VIII. On ne doit pas nier ce qui est clair et évident pour ne pouvoir comprendre ce qui est obscur.

Axiome IX. Il est de la nature d’un esprit fini de ne pouvoir comprendre l’infini.

Axiome X. Le témoignage d’une personne infiniment puissante, infiniment sage, infiniment bonne et infiniment véritable, doit avoir plus de force pour persuader notre esprit que les raisons les plus convaincantes.

Car nous devons être plus assurés que celui qui est infiniment intelligent ne se trompe pas, et que celui qui est infiniment bon ne nous trompe pas, que nous ne sommes assurés que nous ne nous trompons pas dans les choses les plus claires.

Ces trois derniers axiomes sont le fondement de la foi, de laquelle nous pourrons dire quelque chose plus bas.

Axiome XI. Les faits dont les sens peuvent juger facilement étant attestés par un très-grand nombre de personnes de divers temps, de diverses nations, de divers intérêts, qui en parlent comme les sachant par eux-mêmes, et qu’on ne peut soupçonner d’avoir conspiré ensemble pour appuyer un mensonge, doivent passer pour aussi constants et indubitables que si on les avait vus de ses propres yeux.

C’est le fondement de la plupart de nos connaissances, y ayant infiniment plus de choses que nous savons par cette voie que ne sont celles que nous savons par nous-mêmes[62].


CHAPITRE VIII

Des règles qui regardent les démonstrations.


Une vraie démonstration demande deux choses : l’une, que dans la matière il n’y ait rien que de certain et indubitable ; l’autre, qu’il n’y ait rien de vicieux dans la forme d’argumenter : or, on aura certainement l’un et l’autre, si l’on observe les deux règles que nous avons posées.

Car il n’y aura rien que de véritable et de certain dans la matière, si toutes les propositions qu’on avancera pour servir de preuves sont :

Ou les définitions des mots qu’on aura expliqués, qui, étant arbitraires, ne peuvent être contestées ;

Ou les axiomes qui auront été accordés, et que l’on n’a point dû supposer s’ils n’étaient clairs et évidents d’eux-mêmes par la 3e règle ;

Ou des propositions déjà démontrées, et qui, par conséquent, sont devenues claires et évidentes par la démonstration qu’on en a faite ;

Ou la construction de la chose même dont il s’agira lorsqu’il y aura quelque opération à faire : ce qui doit être aussi indubitable que le reste, puisque cette construction doit avoir été auparavant démontrée possible, s’il y avait quelque doute qu’elle ne le fût pas.

Il est donc clair qu’en observant la première règle, on n’avancera jamais pour preuve aucune proposition qui ne soit certaine et évidente.

Il est aussi aisé de montrer qu’on ne péchera point contre la forme[63] de l’argumentation, en observant la seconde règle, qui est de n’abuser jamais de l’équivoque des termes, en manquant d’y substituer mentalement les définitions qui les restreignent et les expliquent.

Car s’il arrive jamais qu’on pèche contre les règles des syllogismes, c’est en se trompant dans l’équivoque de quelque terme, et le prenant en un sens dans l’une des propositions, et en un autre sens dans l’autre ; ce qui arrive principalement dans le moyen du syllogisme, qui, étant pris en deux divers sens dans les deux premières propositions, est le défaut le plus ordinaire des arguments vicieux. Or, il est clair qu’on évitera ce défaut si l’on observe cette seconde règle.

Ce n’est pas qu’il n’y ait encore d’autres vices de l’argumentation outre celui qui vient de l’équivoque des termes ; mais c’est qu’il est presque impossible qu’un homme d’un esprit médiocre, et qui a quelque lumière, y tombe jamais, surtout en des matières spéculatives, et ainsi il serait inutile d’avertir d’y prendre garde et d’en donner des règles ; et cela serait même nuisible, parce que l’application qu’on aurait à ces règles superflues pourrait divertir de l’attention qu’on doit avoir aux nécessaires. Aussi nous ne voyons point que les géomètres se mettent jamais en peine de la forme de leurs arguments, ni qu’ils pensent à les conformer aux règles de la logique, sans qu’ils y manquent néanmoins, parce que cela se fait naturellement et n’a pas besoin d’étude[64].

Il y a encore une observation à faire sur les propositions qui ont besoin d’être démontrées. C’est qu’on ne doit pas mettre de ce nombre celles qui peuvent l’être par l’application de la règle de l’évidence à chaque proposition évidente ; car si cela était, il n’y aurait presque point d’axiome qui n’eût besoin d’être démontré, puisqu’ils peuvent l’être presque tous par celui que nous avons dit pouvoir être pris pour le fondement de toute évidence : Tout ce que l’on voit clairement être contenu dans une idée claire et distincte peut en être affirmé avec vérité. On peut dire, par exemple :

Tout ce qu’on voit clairement être contenu dans une idée claire et distincte peut en être affirmé avec vérité ;

Or, on voit clairement que l’idée claire et distincte qu’on a du tout enferme d’être plus grand que sa partie :

Donc on peut affirmer avec vérité que le tout est plus grand que sa partie.

Mais, quoique cette preuve soit très-bonne, elle n’est pas néanmoins nécessaire, parce que notre esprit supplée cette majeure, sans avoir besoin d’y faire une attention particulière, et ainsi voit clairement et évidemment que le tout est plus grand que sa partie, sans qu’il ait besoin de faire réflexion d’où lui vient cette évidence : car ce sont deux choses différentes, de connaître évidemment une chose et de savoir d’où nous vient cette évidence.


CHAPITRE IX

De quelques défauts qui se rencontrent d’ordinaire dans la méthode des géomètres.


Nous avons vu ce que la méthode des géomètres a de bon, que nous avons réduit à cinq règles qu’on ne peut trop avoir dans l’esprit ; et il faut avouer qu’il n’y a rien de plus admirable que d’avoir découvert tant de choses si cachées, et les avoir démontrées par des raisons si fermes et si invincibles, en se servant de si peu de règles : de sorte qu’entre tous les philosophes ils ont seuls cet avantage d’avoir banni de leur école et de leurs livres la contestation et la dispute.

Néanmoins, si l’on veut juger des choses sans préoccupation, comme on ne peut leur ôter la gloire d’avoir suivi une voie beaucoup plus assurée que tous les autres pour trouver la vérité, on ne peut nier aussi qu’ils ne soient tombés en quelques défauts qui ne les détournent pas de leur fin, mais qui font seulement qu’ils n’y arrivent pas par la voie la plus droite et la plus commode ; c’est ce que je tâcherai de montrer, en tirant d’Euclide même les exemples de ces défauts.

Défaut I. Avoir plus de soin de la certitude que de l’évidence et de convaincre l’esprit que de l’éclairer.

Les géomètres sont louables de n’avoir rien voulu avancer que de convaincant ; mais il semble qu’ils n’ont pas assez pris garde qu’il ne suffit pas, pour avoir une parfaite science de quelque vérité, d’être convaincu que cela est vrai, si de plus on ne pénètre, par des raisons prises de la nature de la chose même, pourquoi cela est vrai ; car, jusqu’à ce que nous soyons arrivés à ce point-là, notre esprit n’est point pleinement satisfait, et cherche encore une plus grande connaissance que celle qu’il a : ce qui est une marque qu’il n’a point encore la vraie science. On peut dire que ce défaut est la source de presque tous les autres que nous remarquerons, et ainsi il n’est pas nécessaire de l’expliquer davantage, parce que nous le ferons assez dans la suite.

Défaut II. Prouver des choses qui n’ont pas besoin de preuves.

Les géomètres avouent qu’il ne faut pas s’arrêter à vouloir prouver ce qui est clair de soi-même. Ils le font néanmoins souvent, parce que, s’étant plus attachés à convaincre l’esprit qu’à l’éclairer, comme nous venons de dire, ils croient qu’ils le convaincront mieux en trouvant quelque preuve des choses même les plus évidentes, qu’en les proposant simplement, et laissant à l’esprit d’en reconnaître l’évidence.

C’est ce qui a porté Euclide à prouver que les deux côtés d’un triangle pris ensemble sont plus grands qu’un seul[65], quoique cela soit évident par la seule notion de la ligne droite, qui est la plus courte longueur qui puisse se donner entre deux points, et la mesure naturelle de la distance d’un point à un point : ce qu’elle ne serait pas, si elle n’était aussi la plus courte de toutes les lignes qui puissent être tirées d’un point à un point.

C’est ce qui l’a encore porté à ne pas faire une demande, mais un problème qui doit être démontré, de tirer une ligne égale à une ligne donnée, quoique cela soit aussi facile et plus facile que de faire un cercle ayant un rayon donné.

Ce défaut est venu, sans doute, de n’avoir pas considéré que toute la certitude et l’évidence de nos connaissances dans les sciences naturelles vient de ce principe : Qu’on peut assurer d’une chose tout ce qui est contenu dans son idée claire et distincte. D’où il s’ensuit que si nous n’avons besoin, pour connaître qu’un attribut est renfermé dans une idée, que de la simple considération de l’idée, sans y en mêler d’autres, cela doit passer pour évident et pour clair, comme nous avons déjà dit plus haut.

Je sais bien qu’il y a de certains attributs qui se voient plus facilement dans les idées que les autres ; mais je crois qu’il suffit qu’ils puissent s’y voir clairement avec une médiocre attention, et que nul homme qui aura l’esprit bien fait n’en puisse douter sérieusement, pour regarder les propositions qui se tirent ainsi de la simple considération des idées, comme des principes qui n’ont point besoin de preuves, mais au plus d’explication et d’un peu de discours. Ainsi, je soutiens qu’on ne peut faire un peu d’attention sur l’idée d’une ligne droite, qu’on ne conçoive non-seulement que sa position ne dépend que de deux points (ce qu’Euclide a pris pour une de ses demandes), mais qu’on ne comprenne aussi sans peine et très-clairement que si une ligne droite en coupe une autre et qu’il y ait deux points dans la coupante, dont chacun soit également distant de deux points de la coupée, il n’y aura aucun autre point de la coupante qui ne soit également distant de ces deux points de la coupée : d’où il sera aisé de juger quand une ligne sera perpendiculaire à une autre, sans se servir d’angle ni de triangle, dont on ne doit traiter qu’après avoir établi beaucoup de choses qu’on ne saurait démontrer que par les perpendiculaires.

Il est aussi à remarquer que d’excellents géomètres emploient pour principes des propositions moins claires que celles-là ; comme lorsque Archimède[66] a établi ses plus belles démonstrations sur ces axiomes : Que si deux lignes sur le même plan ont les extrémités communes, et sont courbées ou creuses vers la même part, celle qui est contenue sera moindre que celle qui la contient.

J’avoue que ce défaut de prouver ce qui n’a pas besoin de preuves ne paraît pas grand, et qu’il ne l’est pas aussi en soi ; mais il n’est beaucoup dans les suites, parce que c’est de là que naît ordinairement le renversement de l’ordre naturel dont nous parlerons plus bas ; cette envie de prouver ce qui devait être supposé comme clair et évident de soi-même ayant souvent obligé les géomètres de traiter des choses pour servir de preuve à ce qu’ils n’auraient pas dû prouver, qui ne devraient être traitées qu’après, selon l’ordre de la nature.

Défaut III. Démonstration par l’impossible.

Ces sortes de démonstrations qui montrent qu’une chose est telle, non par ses principes, mais par quelque absurdité qui s’ensuivrait si elle était autrement, sont très-ordinaires dans Euclide. Cependant il est visible qu’elles peuvent convaincre l’esprit, mais qu’elles ne l’éclairent point, ce qui doit être le principal fruit de la science : car notre esprit n’est point satisfait, s’il ne sait non-seulement que la chose est, mais pourquoi elle est ; ce qui ne s’apprend point par une démonstration qui réduit à l’impossible.

Ce n’est pas que ces démonstrations soient tout à fait à rejeter ; car on peut quelquefois s’en servir pour prouver des négatives qui ne sont proprement que des corollaires d’autres propositions, ou claires d’elles-mêmes, ou démontrées auparavant par une autre voie : et alors cette sorte de démonstration, en réduisant à l’impossible, tient plutôt lieu d’explication que d’une démonstration nouvelle.

Enfin, on peut dire que ces démonstrations ne sont recevables que quand on n’en peut donner d’autres ; et que c’est une faute de s’en servir pour prouver ce qui peut se prouver positivement : or, il y a beaucoup de propositions dans Euclide qu’il ne prouve que par cette voie, qui peuvent se prouver autrement sans beaucoup de difficulté.

Défaut IV. Démonstrations tirées par des voies trop éloignées.

Ce défaut est très-commun parmi les géomètres. Ils ne se mettent pas en peine d’où les preuves qu’ils apportent sont prises, pourvu qu’elles soient convaincantes ; et cependant ce n’est que prouver les choses très-imparfaitement que de les prouver par des voies étrangères, d’où elles ne dépendent point selon leur nature.

C’est ce qu’on comprendra mieux par quelques exemples. Euclide, liv. I, propos. 5, prouve qu’un triangle isocèle a les deux angles sur la base égaux en prolongeant également les côtés du triangle, et faisant de nouveaux triangles qu’il compare les uns avec les autres.

Mais il n’est pas incroyable qu’une chose aussi facile à prouver que l’égalité de ces angles ait besoin de tant d’artifice pour être prouvée ; comme s’il y avait rien de plus ridicule que de s’imaginer que cette égalité dépendît de ces triangles étrangers ; au lieu qu’en suivant le vrai ordre, il y a plusieurs voies très-faciles, très-courtes et très-naturelles pour prouver cette même égalité.

La 47e du livre I, où il est prouvé que le carré de la base qui soutient un angle droit est égal aux deux carrés des côtés, est une des plus estimées propositions d’Euclide ; et néanmoins il est assez clair que la manière dont elle est prouvée n’est point naturelle, puisque l’égalité de ces carrés ne dépend point de l’égalité des triangles qu’on prend pour moyen de cette démonstration, mais de la proportion des lignes, qu’il est aisé de démontrer sans se servir d’aucune autre ligne que de la perpendiculaire du sommet de l’angle droit sur la base.

Tout Euclide est plein de ces démonstrations par des voies étrangères.

Défaut V. N’avoir aucun soin du vrai ordre de la nature.

C’est ici le plus grand défaut des géomètres. Ils se sont imaginé qu’il n’y avait presque aucun ordre à garder, sinon que les premières propositions pussent servir à démontrer les suivantes ; et ainsi, sans se mettre en peine des règles de la véritable méthode, qui est de commencer toujours par les choses les plus simples et les plus générales pour passer ensuite aux plus composées et aux plus particulières, ils brouillent toutes choses, et traitent pêle-mêle les lignes et les surfaces, les triangles et les carrés, prouvent, par des figures, les propriétés des lignes simples, et font une infinité d’autres renversements qui défigurent cette belle science.

Les Éléments d’Euclide sont tout pleins de ce défaut. Après avoir traité de l’étendue dans les quatre premiers livres, il traite généralement des proportions de toutes sortes de grandeurs dans le cinquième.

Il reprend l’étendue dans le sixième, et traite des nombres dans les septième, huitième et neuvième, pour recommencer au dixième à parler de l’étendue. Voilà pour le désordre général ; mais il est rempli d’une infinité d’autres particuliers. Il commence le premier livre par la construction d’un triangle équilatère ; et vingt-deux propositions après, il donne le moyen général de faire tout triangle de trois lignes droites données, pourvu que les deux soient plus grandes qu’une seule ; ce qui emporte la construction particulière d’un triangle équilatère sur une ligne donnée.

Il ne prouve rien des lignes perpendiculaires et des parallèles que par des triangles. Il mêle la dimension des surfaces à celle des lignes.

Il prouve, livre I, proposition 16, que le côté d’un triangle étant prolongé, l’angle extérieur est plus grand que l’un ou l’autre des opposés intérieurement ; et seize propositions plus bas, il prouve que cet angle extérieur est égal aux deux opposés.

Il faut transcrire tout Euclide pour donner tous les exemples qu’on pourrait apporter de ce désordre.

Défaut VI. Ne point se servir de divisions et de partitions.

C’est encore un autre défaut dans la méthode des géomètres, de ne point se servir de divisions et de partitions. Ce n’est pas qu’ils ne marquent toutes les espèces de genres qu’ils traitent ; mais c’est simplement en définissant les termes, et mettant toutes les définitions de suite, sans marquer qu’un genre a tant d’espèces, et qu’il ne peut pas en avoir davantage, parce que l’idée générale du genre ne peut recevoir que tant de différences, ce qui donne beaucoup de lumière pour pénétrer la nature du genre et des espèces.

Par exemple, on trouvera dans le Ier livre d’Euclide les définitions de toutes les espèces de triangles : mais qui doute que ce ne fût une chose bien plus claire de dire ainsi ?

Le triangle peut se diviser selon les côtés ou selon les angles.

Car les côtés sont :

Espace ou
tous égaux, et il s’appelle
deux seulement égaux, et il s’appelle
tous trois inégaux, et il s’appelle
Espace Équilatère.
Isocèle.
Scalène.

Les angles sont :

Espace ou
tous trois aigus, et il s’appelle
deux seulement aigus, et alors le 3e est
Espa Oxygone.
Rien
Espace ou
droit, et il s’appelle
obtus, et il s’appelle
Alignement appr à droite Rectangle.
Amblygone.

Il est même beaucoup mieux de ne donner cette division du triangle qu’après avoir expliqué et démontré toutes les propriétés du triangle en général ; d’où l’on aura appris qu’il faut nécessairement que deux angles au moins du triangle soient aigus, parce que les trois ensemble ne sauraient valoir plus de deux droits.

Ce défaut retombe dans celui de l’ordre, qui ne voudrait pas qu’on traitât ni même qu’on définît les espèces qu’après avoir bien connu le genre, surtout quand il y a beaucoup de choses à dire du genre, qui peut être expliqué sans parler des espèces.


CHAPITRE X

Réponse à ce que disent les géomètres à ce sujet.


Il y a des géomètres qui croient avoir justifié ces défauts, en disant qu’ils ne se mettent pas en peine de cela ; qu’il leur suffit de ne rien dire qu’ils ne prouvent d’une manière convaincante ; et qu’ils sont par là assurés d’avoir trouvé la vérité, qui est leur unique but.

On avoue aussi que ces défauts ne sont pas si considérables, qu’on ne soit obligé de reconnaître que, de toutes les sciences humaines, il n’y en a point qui aient été mieux traitées que celles qui sont comprises sous le nom général de mathématiques ; mais on prétend seulement qu’on pourrait encore y ajouter quelque chose qui les rendrait plus parfaites, et que, quoique la principale chose qu’ils aient dû y considérer soit de ne rien avancer que de véritable, il aurait été néanmoins à souhaiter qu’ils eussent eu plus d’attention à la manière la plus naturelle de faire entrer la vérité dans l’esprit.

Car ils ont beau dire qu’ils ne se soucient pas du vrai ordre, ni de prouver par des voies naturelles ou éloignées, pourvu qu’ils fassent ce qu’ils prétendent, qui est de convaincre ; ils ne peuvent pas changer par là la nature de notre esprit, ni faire que nous ayons une connaissance beaucoup plus nette, plus entière et plus parfaite des choses que nous savons par leurs vraies causes et leurs vrais principes, que de celles qu’on ne nous a prouvées que par des voies obliques et étrangères.

Et il est de même indubitable qu’on apprend avec une facilité incomparablement plus grande, et qu’on retient beaucoup mieux ce qu’on enseigne dans le vrai ordre ; parce que les idées qui ont une suite naturelle s’arrangent bien mieux dans notre mémoire, et se réveillent bien plus aisément les unes les autres.

On peut dire même que ce qu’on a su une fois, pour en avoir pénétré la vraie raison, ne se retient pas par mémoire, mais par jugement, et que cela devient tellement propre, qu’on ne peut l’oublier : au lieu que ce qu’on ne sait que par des démonstrations qui ne sont point fondées sur des raisons naturelles, s’échappe aisément, et se retrouve difficilement quand il nous est une fois sorti de la mémoire, parce que notre esprit ne nous donne point de voie pour le retrouver.

Il faut donc demeurer d’accord qu’il est en soi beaucoup mieux de garder cet ordre que de ne point le garder ; mais tout ce que pourraient dire des personnes équitables est qu’il faut négliger un petit inconvénient, lorsqu’on ne peut l’éviter sans tomber dans un plus grand ; qu’ainsi c’est un inconvénient de ne pas toujours garder le vrai ordre ; mais qu’il vaut mieux néanmoins ne pas le garder que de manquer à prouver invinciblement ce que l’on avance, et s’exposer à tomber dans quelque erreur et quelque paralogisme, en recherchant de certaines preuves qui peuvent être plus naturelles, mais qui ne sont pas si convaincantes ni si exemptes de tout soupçon de tromperie.

Cette réponse est très-raisonnable, et j’avoue qu’il faut préférer à toutes choses l’assurance de ne point se tromper, et qu’il faut négliger le vrai ordre, si on ne peut le suivre sans perdre beaucoup de la force des démonstrations, et s’exposer à l’erreur : mais je ne demeure pas d’accord qu’il soit impossible d’observer l’un et l’autre, et je m’imagine qu’on pourrait faire des éléments de géométrie où toutes choses seraient traitées dans leur ordre naturel, toutes les propositions prouvées par des voies très-simples et très-naturelles, et où tout néanmoins serait très-clairement démontré. (C’est ce qu’on a depuis exécuté dans les Nouveaux Éléments de Géométrie[67], et particulièrement dans la nouvelle édition qui vient de paraître.)


CHAPITRE XI

La méthode des sciences réduite à huit règles principales.


On peut conclure de tout ce que nous venons de dire, que pour avoir une méthode qui soit encore plus parfaite que celle qui est en usage parmi les géomètres, on doit ajouter deux ou trois règles aux cinq que nous avons proposées dans le chapitre ii : de sorte que toutes ces règles peuvent se réduire à huit,

Dont les deux premières regardent les idées, et peuvent se rapporter à la première partie de cette Logique ;

La 3e et la 4e regardent les axiomes, et peuvent se rapporter à la seconde partie ;

La 5e et la 6e regardent les raisonnements, et peuvent se rapporter à la troisième partie ;

Et les deux dernières regardent l’ordre, et peuvent se rapporter à la quatrième partie.

Deux règles touchant les définitions.

1. Ne laisser aucun des termes un peu obscurs ou équivoques sans le définir.

2. N’employer dans les définitions que des termes parfaitement connus ou déjà expliqués.

Deux règles pour les axiomes.

3. Ne demander en axiomes que des choses parfaitement évidentes.

4. Recevoir pour évident ce qui n’a besoin que d’un peu d’attention pour être reconnu véritable.

Deux règles pour les démonstrations.

5. Prouver toutes les propositions un peu obscures, en n’employant à leurs preuves que les définitions qui auront précédé, et les axiomes qui auront été accordés, ou les propositions qui auront déjà été démontrées.

6. N’abuser jamais de l’équivoque des termes, en manquant de substituer mentalement les définitions qui les restreignent et qui les expliquent.

Deux règles pour la méthode

7. Traiter les choses, autant qu’il se peut, dans leur ordre naturel, en commençant par les plus générales et les plus simples, et expliquant tout ce qui appartient à la nature du genre avant que de passer aux espèces particulières.

8. Diviser, autant qu’il se peut, chaque genre en toutes ses espèces, chaque tout en toutes ses parties, et chaque difficulté en tous ses cas.

J’ai ajouté à ces deux règles, autant qu’il se peut, parce qu’il est vrai qu’il arrive beaucoup de rencontres où on ne peut pas les observer à la rigueur, soit à cause des bornes de l’esprit humain, soit à cause de celles qu’on a été obligé de donner à chaque science.

Ce qui fait qu’on y traite souvent d’une espèce, sans qu’on puisse y traiter tout ce qui appartient au genre ; comme on traite du cercle dans la géométrie commune, sans rien dire en particulier de la ligne courbe qui en est le genre, qu’on se contente seulement de définir.

On ne peut pas aussi expliquer d’un genre tout ce qui pourrait s’en dire, parce que cela serait souvent trop long ; mais il suffit d’en dire tout ce qu’on veut en dire avant que de passer aux espèces.

Mais je crois qu’une science ne peut être traitée parfaitement qu’on n’ait grand égard à ces deux dernières règles aussi bien qu’aux autres, et qu’on ne se résolve à ne s’en dispenser que par nécessité ou par une grande utilité[68].


CHAPITRE XII

De ce que nous connaissons par la foi, soit humaine, soit divine.


Tout ce que nous avons dit jusqu’ici regarde les sciences humaines, purement humaines, et les connaissances qui sont fondées sur l’évidence de la raison ; mais, avant de finir, il est bon de parler d’une autre sorte de connaissance, qui souvent n’est pas moins certaine ni moins évidente en sa manière, qui est celle que nous tirons de l’autorité.

Car il y a deux voies générales qui nous font croire qu’une chose est vraie. La première est la connaissance que nous en avons par nous-mêmes, pour en avoir reconnu et recherché la vérité, soit par nos sens, soit par notre raison : ce qui peut s’appeler généralement raison, parce que les sens mêmes dépendent du jugement de la raison ; ou science, prenant ici ce nom plus généralement qu’on ne le prend dans les écoles, pour toute connaissance d’un objet tiré de l’objet même.

L’autre voie est l’autorité des personnes dignes de croyance qui nous assurent qu’une telle chose est, quoique par nous-mêmes nous n’en sachions rien ; ce qui s’appelle foi ou croyance, selon cette parole de saint Augustin : Quod scimus, debemus rationi ; quod credimus, auctoritati[69]

Mais comme cette autorité peut être de deux sortes, de Dieu ou des hommes, il y a aussi deux sortes de foi, divine et humaine.

La foi divine ne peut être sujette à erreur, parce que Dieu ne peut ni nous tromper ni être trompé.

La foi humaine est de soi-même sujette à erreur, parce que tout homme est menteur selon l’Écriture, et qu’il peut se faire que celui qui nous assurera une chose comme véritable sera lui-même trompé ; et néanmoins, ainsi que nous avons déjà marqué ci-dessus, il y a des choses que nous ne connaissons que par une foi humaine, que nous devons tenir pour aussi certaines et aussi indubitables que si nous en avions des démonstrations mathématiques ; comme ce que l’on sait, par une relation constante de tant de personnes, qu’il est moralement impossible qu’elles eussent pu conspirer ensemble pour assurer la même chose, si elle n’était vraie. Par exemple, les hommes ont assez de peine naturellement à concevoir qu’il y ait des antipodes ; cependant, quoique nous n’y ayons pas été, et qu’ainsi nous n’en sachions rien que par une foi humaine, il faudrait être fou pour ne pas le croire, et il faudrait de même avoir perdu le sens pour douter si jamais César, Pompée, Cicéron, Virgile, ont été, et si ce ne sont point des personnages feints comme ceux des Amadis[70].

Il est vrai qu’il est souvent assez difficile de marquer précisément quand la foi humaine est parvenue à cette certitude, et quand elle n’y est pas encore parvenue : et c’est ce qui fait tomber les hommes en deux égarements opposés, dont l’un est de ceux qui croient trop légèrement sur les moindres bruits, et l’autre de ceux qui mettent ridiculement la force de l’esprit à ne pas croire les choses les mieux attestées lorsqu’elles choquent les préventions de leur esprit ; mais on peut néanmoins marquer de certaines bornes qu’il faut avoir passées pour avoir cette certitude humaine, et d’autres au delà desquelles on l’a certainement, en laissant un milieu entre ces deux sortes de bornes, qui approche plus de la certitude ou de l’incertitude, selon qu’il approche plus des unes ou des autres.

Que si l’on compare ensemble les deux voies générales qui nous font croire qu’une chose est, la raison et la foi, il est certain que la foi suppose toujours quelque raison ; car, comme dit saint Augustin dans sa lettre xxii[71] et en beaucoup d’autres lieux, nous ne pourrions pas nous porter à croire ce qui est au-dessus de notre raison, si la raison même ne nous avait persuadés qu’il y a des choses que nous faisons bien de croire, quoique nous ne soyons pas encore capables de les comprendre : ce qui est principalement vrai à l’égard de la foi divine, parce que la vraie raison nous apprend que Dieu étant la vérité même, il ne peut nous tromper en ce qu’il nous révèle de sa nature ou de ses mystères. D’où il paraît qu’encore que nous soyons obligés de captiver notre entendement pour obéir à Jésus-Christ, comme dit saint Paul, nous ne le faisons pas néanmoins aveuglément et déraisonnablement, ce qui est l’origine de toutes les fausses religions, mais avec connaissance de cause, et parce que c’est une action raisonnable que de se captiver de la sorte sous l’autorité de Dieu, lorsqu’il nous a donné des preuves suffisantes, comme sont les miracles et autres événements prodigieux, qui nous obligent de croire que c’est lui-même qui a découvert aux hommes les vérités que nous devons croire.

Il est certain, en second lieu, que la foi divine doit avoir plus de force sur notre esprit que notre propre raison ; et cela par la raison même qui nous fait voir qu’il faut toujours préférer ce qui est plus certain à ce qui l’est moins, et qu’il est plus certain que ce que Dieu dit est véritable que ce que notre raison nous persuade, parce que Dieu est plus incapable de nous tromper que notre raison d’être trompée[72].

Néanmoins à considérer les choses exactement, jamais ce que nous voyons évidemment et par la raison ou par le fidèle rapport des sens n’est opposé à ce que la foi divine nous enseigne ; mais ce qui fait que nous le croyons, c’est que nous ne prenons pas garde à quoi doit se terminer l’évidence de notre raison et de nos sens. Par exemple, nos sens nous montrent clairement dans l’Eucharistie de la rondeur et de la blancheur ; mais nos sens ne nous apprennent point si c’est la substance du pain qui fait que nos yeux y aperçoivent de la rondeur et de la blancheur : et ainsi la foi n’est point contraire à l’évidence de nos sens lorsqu’elle nous dit que ce n’est point la substance du pain qui n’y est plus, ayant été changée au corps de Jésus-Christ par le mystère de la transsubstantiation, et que nous n’y voyons plus que les espèces et les apparences du pain qui demeurent, quoique la substance n’y soit plus.

Notre raison, de même, nous fait voir qu’un seul corps n’est pas en même temps en divers lieux ni deux corps en un même lieu ; mais cela doit s’entendre de la condition naturelle des corps, parce que ce serait un défaut de raison de s’imaginer que, notre esprit étant fini, il pût comprendre jusqu’où peut aller la puissance de Dieu qui est infinie ; et ainsi lorsque les hérétiques, pour détruire les mystères de la foi, comme la Trinité, l’Incarnation et l’Eucharistie, opposent ces prétendues impossibilités qu’ils tirent de la raison, ils s’éloignent en cela même visiblement de la raison, en prétendant pouvoir comprendre par leur esprit l’étendue infinie de la puissance de Dieu[73]. C’est pourquoi il suffit de répondre à toutes ces objections ce que saint Augustin dit sur le sujet même de la pénétration des corps : Sed nova sunt, sed insolita sunt, sed contra naturæ cursum notissimum sunt, quia magna, quia mira, quia divina, et eo magis vera, certa, firma.


CHAPITRE XIII

Quelques règles pour bien conduire sa raison dans la croyance des événements qui dépendent de la foi humaine.


L’usage le plus ordinaire du bon sens et de cette puissance de notre âme qui nous fait discerner le vrai d’avec le faux n’est pas dans les sciences spéculatives auxquelles il y a si peu de personnes qui soient obligées de s’appliquer[74] ; mais il n’y a guère d’occasion où on l’emploie plus souvent et où elle soit plus nécessaire, que dans le jugement que l’on porte de ce qui se passe tous les jours parmi les hommes.

Je ne parle point du jugement que l’on fait si une action est bonne ou mauvaise, digne de louange ou de blâme, parce que c’est à la morale à le régler, mais seulement de celui que l’on porte touchant la vérité ou la fausseté des événements humains ; ce qui seul peut regarder la logique soit qu’on les considère comme passés, comme lorsqu’il ne s’agit que de savoir si on doit les croire, ou ne pas les croire ; ou qu’on les considère dans le temps à venir comme lorsqu’on appréhende qu’ils n’arrivent ou qu’on espère qu’ils arriveront : ce qui règle nos craintes et nos espérances.

Il est certain qu’on peut faire quelques réflexions sur ce sujet, qui ne seront peut-être pas inutiles, et qui pourront au moins servir à éviter des fautes où plusieurs personnes tombent pour n’avoir pas assez consulté les règles de la raison.

La première réflexion est qu’il faut mettre une extrême différence entre deux sortes de vérités : les unes qui regardent seulement la nature des choses et leur essence immuable, indépendamment de leur existence ; et les autres qui regardent les choses existantes, et surtout les événements humains et contingents, qui peuvent être et n’être pas quand il s’agit de l’avenir, et qui pouvaient n’avoir pas été quand il s’agit du passé. J’entends tout ceci selon leurs causes prochaines, en faisant abstraction de leur ordre immuable dans la providence de Dieu ; parce que, d’une part, il n’empêche pas la contingence, et que de l’autre, ne nous étant pas connu, il ne contribue en rien à nous faire croire les choses.

Dans la première sorte de vérités, comme tout y est nécessaire, rien n’est vrai qu’il ne soit universellement vrai ; et ainsi nous devons conclure qu’une chose est fausse, si elle est fausse en un seul cas.

Mais si l’on pense se servir des mêmes règles dans la croyance des événements humains, on n’en jugera jamais que faussement, si ce n’est par hasard, et on y fera mille faux raisonnements.

Car ces événements étant contingents de leur nature, il serait ridicule d’y chercher une vérité nécessaire ; et ainsi un homme serait tout à fait déraisonnable, qui n’en voudrait croire aucun que quand on lui aurait fait voir qu’il serait absolument nécessaire que la chose se fût passée de la sorte[75].

Et il ne serait pas moins déraisonnable s’il voulait m’obliger d’en croire quelqu’un, comme serait la conversion du roi de la Chine à la religion chrétienne, par cette seule raison que cela n’est pas impossible ; car un autre qui m’assurerait du contraire pouvant se servir de la même raison, il est clair que cela ne pourrait me déterminer à croire l’un plutôt que l’autre.

Il faut donc poser pour cette maxime certaine et indubitable dans cette rencontre, que la seule possibilité d’un événement n’est pas une raison suffisante pour me le faire croire ; et que je puis aussi avoir raison de le croire, quoi que je ne juge pas impossible que le contraire soit arrivé : de sorte que de deux événements je pourrais avoir raison de croire l’un et de ne pas croire l’autre, quoique je les croie tous deux possibles.

Mais par où me déterminerai-je donc à croire l’un plutôt que l’autre, si je les juge tous deux possibles ? Ce sera par cette maxime :

Pour juger de la vérité d’un événement, et me déterminer à le croire ou à ne pas le croire, il ne faut pas le considérer nûment et en lui-même, comme on ferait une proposition de géométrie ; mais il faut prendre garde à toutes les circonstances qui l’accompagnent, tant intérieures qu’extérieures. J’appelle circonstances intérieures celles qui appartiennent au fait même, et extérieures celles qui regardent les personnes par le témoignage desquelles nous sommes portés à le croire. Cela étant fait, si toutes ces circonstances sont telles qu’il n’arrive jamais, ou fort rarement, que de pareilles circonstances soient accompagnées de fausseté, notre esprit se porte naturellement à croire que cela est vrai, et il a raison de le faire, surtout dans la conduite de la vie, qui ne demande pas une plus grande certitude que cette certitude morale, et qui doit même se contenter en plusieurs rencontres de la plus grande probabilité[76].

Que si, au contraire, ces circonstances ne sont pas telles qu’elles ne se trouvent fort souvent avec la fausseté, la raison veut ou que nous demeurions en suspens, ou que nous tenions pour faux ce qu’on nous dit, quand nous ne voyons aucune apparence que cela soit vrai, encore que nous n’y voyions pas une entière impossibilité.

On demande, par exemple, si l’histoire du baptême de Constantin par saint Sylvestre[77] est vraie ou fausse. Baronius la croit vraie ; le cardinal du Perron[78], l’évêque Sponde[79], le P. Pétau[80], le P. Morin[81] et les plus habiles gens de l’Église la croient fausse. Si l’on s’arrêtait à la seule possibilité, on n’aurait pas droit de la rejeter, car elle ne contient rien d’absolument impossible ; il est même possible, absolument parlant, qu’Eusèbe[82], qui témoigne le contraire, ait voulu mentir pour favoriser les ariens, et que les Pères qui l’ont suivi aient été trompés par son témoignage : mais si l’on se sert de la règle que nous venons d’établir, qui est de considérer quelles sont les circonstances de l’un ou de l’autre baptême de Constantin, et qui sont celles qui ont plus de marques de vérité, on trouvera que ce sont celles du dernier ; car d’une part, il n’y a pas grand sujet de s’appuyer sur le témoignage d’un écrivain aussi fabuleux qu’est l’auteur des actes de saint Sylvestre, qui est le seul ancien qui ait parlé du baptême de Constantin à Rome ; et, de l’autre, il n’y a aucune apparence qu’un homme aussi habile qu’Eusèbe eût osé mentir en rapportant une chose aussi célèbre qu’était le baptême du premier empereur qui avait rendu la liberté à l’Église, et qui devait être connue de toute la terre lorsqu’il l’écrivait, puisque ce n’était que quatre ou cinq ans après la mort de cet empereur[83].

Il y a néanmoins une exception à cette règle, dans laquelle on doit se contenter de la possibilité et de la vraisemblance ; c’est quand un fait, qui est d’ailleurs suffisamment attesté, est combattu par des inconvénients et des contrariétés apparentes avec d’autres histoires : car alors il suffit que les solutions qu’on apporte à ces contrariétés soient possibles et vraisemblables ; et c’est agir contre la raison que d’en demander des preuves positives, parce que le fait en soi étant suffisamment prouvé, il n’est pas juste de demander qu’on en prouve de la même sorte toutes les circonstances : autrement on pourrait douter de mille histoires très-assurées qu’on ne peut accorder avec d’autres qui ne le sont pas moins que par des conjectures qu’il est impossible de prouver positivement.

On ne saurait, par exemple, accorder ce qui est rapporté dans les Livres des Rois et dans ceux des Paralipomènes des années des règnes de divers rois de Juda et d’Israël, qu’en donnant à quelques-uns de ces rois deux commencements de règne, l’un, du vivant, et l’autre après la mort de leurs pères. Que si l’on demande quelle preuve on a qu’un tel roi ait régné quelque temps avec son père, il faut avouer qu’on n’en a point de positive ; mais il suffit que ce soit une chose possible, et qui est arrivée assez souvent en d’autres rencontres, pour avoir droit de la supposer comme une circonstance nécessaire pour allier des histoires d’ailleurs très-certaines.

C’est pourquoi il n’y a rien de plus ridicule que les efforts qu’ont faits quelques hérétiques de ce dernier siècle pour prouver que saint Pierre n’a jamais été à Rome. Ils ne peuvent nier que cette vérité ne soit attestée par tous les auteurs ecclésiastiques, et même les plus anciens, comme Papias, saint Denis de Corinthe, Caïus, saint Irénée, Tertullien, sans qu’il s’en trouve aucun qui l’ait niée ; et néanmoins ils s’imaginent pouvoir la ruiner par des conjectures, comme par exemple, que saint Paul ne fait pas mention de saint Pierre dans ses Épîtres écrites de Rome ; et quand on leur répond que saint Pierre pouvait être alors hors de Rome, parce qu’on ne prétend pas qu’il y ait été tellement attaché qu’il n’en soit souvent sorti pour aller prêcher l’Évangile en d’autres lieux, ils répliquent que cela se dit sans preuve : ce qui est impertinent, parce que le fait qu’ils contestent étant une des vérités les plus assurées de l’histoire ecclésiastique, c’est à ceux qui le combattent de faire voir qu’il contient des contrariétés avec l’Écriture, et il suffit à ceux qui le soutiennent de résoudre ces prétendues contrariétés comme on fait celles de l’Écriture même, à quoi nous avons montré que la possibilité suffisait.


CHAPITRE XIV

Application de la règle précédente à la croyance des miracles.


La règle qui vient d’être expliquée est, sans doute, très-importante pour bien conduire sa raison dans la croyance des faits particuliers ; et, faute de l’observer, on est en danger de tomber en des extrémités dangereuses de crédulité et d’incrédulité.

Car il y en a, par exemple, qui feraient conscience de douter d’aucun miracle, parce qu’ils se sont mis dans l’esprit qu’ils seraient obligés de douter de tous s’ils doutaient d’aucuns, et qu’ils se persuadent que ce leur est assez de savoir que tout est possible à Dieu, pour croire tout ce qu’on leur dit des effets de sa toute-puissance.

D’autres, au contraire, s’imaginent ridiculement qu’il y a de la force d’esprit à douter de tous les miracles, sans en avoir d’autre raison, sinon qu’on en a souvent raconté qui ne se sont pas trouvés véritables, et qu’il n’y a pas plus de sujet de croire les uns que les autres.

La disposition des premiers est bien meilleure que celle des derniers ; mais il est vrai néanmoins que les uns et les autres raisonnent également mal.

Ils se jettent de part et d’autre sur les lieux communs. Les premiers en font sur la puissance et sur la bonté de Dieu, sur les miracles certains qu’ils apportent pour preuve de ceux dont on doute, et sur l’aveuglement des libertins, qui ne veulent croire que ce qui est proportionné à leur raison. Tout cela est fort bon en soi, mais très-faible pour nous persuader d’un miracle en particulier, puisque Dieu ne fait pas tout ce qu’il peut faire ; que ce n’est pas un argument qu’un miracle soit arrivé, de ce qu’il en est arrivé de semblables en d’autres occasions ; et qu’on peut être fort bien disposé à croire ce qui est au-dessus de la raison, sans être obligé de croire tout ce qu’il plaît aux hommes de nous raconter comme étant au-dessus de la raison.

Les derniers font des lieux communs d’une autre sorte : « La vérité (dit l’un d’eux) et le mensonge ont leurs visages conformes, le port, le goût et les allures pareilles ; nous les regardons de même œil. J’ai vu la naissance de plusieurs miracles de mon temps. Encore qu’ils s’étouffent en naissant, nous ne laissons pas de prévoir le train qu’ils eussent pris, s’ils eussent vécu leur âge : car il n’est que de trouver le bout du fil, on dévide tant qu’on veut, et il y a plus loin de rien à la plus petite chose du monde qu’il n’y a de celle-là jusqu’à la plus grande. Or, les premiers qui sont abreuvés de ce commencement d’étrangeté, venant à semer leur histoire, sentent, par les oppositions qu’on leur fait, où la loge la difficulté de la persuasion, et vont calfeutrant cet endroit de quelque pièce fausse. L’erreur particulière fait premièrement l’erreur publique, et à son tour, après, l’erreur publique fait l’erreur particulière. Ainsi va tout ce bâtiment, s’étoffant et se formant de main en main, de manière que le plus éloigné témoin en est mieux instruit que le plus voisin, et le dernier informé mieux persuadé que le premier. »

Ce discours est ingénieux, et peut être utile pour ne pas se laisser emporter à toutes sortes de bruits : mais il y aurait de l’extravagance d’en conclure généralement qu’on doit tenir pour suspect tout ce qui se dit des miracles, car il est certain que cela ne regarde au plus que ce qu’on ne sait que par des bruits communs, sans remonter jusqu’à l’origine ; et il faut avouer qu’il n’y a pas grand sujet de s’assurer de ce qu’on ne saurait que de cette sorte.

Mais qui ne voit qu’on peut faire aussi un lieu commun opposé à celui-là, qui sera pour le moins aussi bien fondé ? Car, comme il y a quelques miracles qui se trouveraient peu assurés si l’on remontait jusqu’à la source, il y en a aussi qui s’étouffent dans la mémoire des hommes, ou qui trouvent peu de croyance dans leur esprit, parce qu’ils ne veulent pas prendre la peine de s’en informer. Notre esprit n’est pas sujet à une seule espèce de maladie : il y en a de différentes et de toutes contraires. Il y a une sotte simplicité qui croit les choses les moins croyables ; mais il y a aussi une sotte présomption qui condamne comme faux tout ce qui passe les bornes étroites de son esprit. On a souvent de la curiosité pour des bagatelles, et l’on n’en a point pour des choses importantes. De fausses histoires se répandent partout, et de très-véritables n’ont point de cours.

Peu de gens savent le miracle arrivé de notre temps à Faremoutier, en la personne d’une religieuse tellement aveugle, qu’il lui restait à peine la forme des yeux, qui recouvra la vue en un moment par l’attouchement des reliques de sainte Fare, comme je le sais d’une personne qui l’a vue dans les deux états.

Saint Augustin dit qu’il y avait, de son temps, beaucoup de miracles très-certains, qui étaient connus de peu de personnes, et qui, quoique très-remarquables et très-étonnants, ne passaient pas d’un bout de la ville à l’autre. C’est ce qui le porta à faire écrire et réciter devant le peuple ceux qui se trouvaient assurés, et il remarque, dans le xxiie livre de la Cité de Dieu, qu’il s’en était fait dans la seule ville d’Hippone près de soixante et dix depuis deux ans qu’on y avait bâti une chapelle en l’honneur de saint Étienne, sans beaucoup d’autres qu’on n’avait pas écrits, qu’il témoigne néanmoins avoir sus très-certainement.

On voit donc assez qu’il n’y a rien de moins raisonnable que de se conduire par des lieux communs en ces rencontres, soit pour embrasser tous les miracles, soit pour les rejeter tous, mais qu’il faut les examiner par leurs circonstances particulières et par la fidélité et la lumière des témoins qui les rapportent.

La piété n’oblige pas un homme de bon sens de croire tous les miracles rapportés dans la Légende dorée, ou dans Métaphraste, parce que ces auteurs sont remplis de tant de fables qu’il n’y a pas sujet de s’assurer de rien sur leur témoignage seul, comme le cardinal Bellarmin n’a pas fait difficulté de l’avouer du dernier.

Mais je soutiens que tout homme de bon sens, quand il n’aurait point de piété, doit reconnaître pour véritables les miracles que saint Augustin raconte dans ses Confessions ou dans la Cité de Dieu être arrivés devant ses yeux, ou dont il témoigne avoir été très-particulièrement informé par les personnes mêmes à qui les choses étaient arrivées, comme d’un aveugle guéri à Milan en présence de tout le peuple, par l’attouchement des reliques de saint Gervais et saint Protais, qu’il rapporte dans ses Confessions, et dont il dit, dans le xxiie livre de la Cité de Dieu, chapitre viii : Miraculum quod Mediolani factum est quum illic essemus, quando illuminatus est cæcus, ad multorum notitiam potuit pervenire ; quia et grandis est civitas, et ibi erat tunc Imperator, et immenso populo teste res gesta est, concurrente ad corpora martyrum Gervasii et Protasii ;

D’une femme guérie en Afrique par des fleurs qui avaient touché aux reliques de saint Étienne, comme il le témoigne au même lieu ;

D’une dame de qualité guérie d’un cancer jugé incurable par le signe de la croix qu’elle y fit faire par une nouvelle baptisée, selon la révélation qu’elle en avait eue ;

D’un enfant mort sans baptême dont la mère obtint la résurrection par les prières qu’elle en fit à saint Étienne, en lui disant avec une grande foi : Saint martyr, rendez-moi mon fils. Vous savez que je ne demande sa vie qu’afin qu’il ne soit pas éternellement séparé de Dieu. Ce que ce saint rapporte comme une chose dont il était très-assuré, dans un sermon qu’il fit à son peuple, sur le sujet d’un autre miracle très-insigne qui venait d’arriver en ce moment-là même dans l’église où il prêchait, lequel il décrit fort au long dans cet endroit de la Cité de Dieu.

Il dit que sept frères et trois sœurs, d’une honnête famille de Césarée en Cappadoce, ayant été maudits par leur mère pour une injure qu’ils lui avaient faite, Dieu les avait punis de cette peine, qu’ils étaient continuellement agités, et dans le sommeil même, par un horrible tremblement de tout le corps : ce qui était si difforme, que, ne pouvant plus souffrir la vue des personnes de leur connaissance, ils avaient tous quitté leur pays pour s’en aller de divers côtés, et qu’ainsi l’un de ces frères, appelé Paul, et l’une de ces sœurs, appelée Palladie, étaient venus à Hippone, et s’étant fait remarquer par toute la ville, on avait appris d’eux la cause de leur malheur ; que le propre jour de Pâques, le frère, priant Dieu devant les barreaux de la chapelle de Saint-Étienne, tomba tout d’un coup dans un assoupissement pendant lequel on s’aperçut qu’il ne tremblait plus ; et s’étant réveillé parfaitement sain, il se fit dans l’église un grand bruit du peuple, qui louait Dieu de ce miracle et qui courait à saint Augustin, lequel se préparait à dire la messe, pour l’avertir de ce qui s’était passé.

« Après, dit-il, que les cris de réjouissance furent passés et que l’Écriture sainte eut été lue, je leur dis peu de chose sur la fête et sur ce grand sujet de joie, parce que j’aimai mieux leur laisser, non pas entendre, mais considérer l’éloquence de Dieu dans cet ouvrage divin. Je menai ensuite chez moi le frère qui avait été guéri ; je lui fis conter toute son histoire, je l’obligeai de l’écrire, et le lendemain je promis au peuple que je la lui ferais réciter le jour d’après. Ainsi le troisième jour d’après Pâques, ayant fait mettre le frère et la sœur sur les degrés du jubé, afin que tout le peuple pût voir dans la sœur, qui avait encore cet horrible tremblement, de quel mal le frère avait été délivré par la bonté de Dieu, je fis lire le récit de leur histoire devant le peuple, et je les laissai aller. Je commençai alors à prêcher sur ce sujet (on a le sermon, qui est le 423e), et tout d’un coup, lorsque je parlais encore, un grand cri de joie s’élève du côté de la chapelle, et on m’amène la sœur, qui, étant sortie de devant moi, y était allée et y avait été parfaitement guérie en la même manière que son frère ; ce qui causa une telle joie parmi le peuple, qu’à peine pouvait-on supporter le bruit qu’ils faisaient. »

J’ai voulu rapporter toutes les particularités de ce miracle pour convaincre les plus incrédules qu’il y aurait de la folie à le révoquer en doute, aussi bien que tant d’autres que ce saint raconte au même endroit ; car, supposé que les choses soient arrivées comme il le rapporte, il n’y a point de personnes raisonnables qui n’y doivent reconnaître le doigt de Dieu, et ainsi tout ce qui resterait à l’incrédulité serait de douter du témoignage même de saint Augustin, de s’imaginer qu’il a altéré la vérité pour autoriser la religion chrétienne dans l’esprit des païens : or, c’est ce qui ne peut se dire avec la moindre couleur :

Premièrement, parce qu’il n’est point vraisemblable qu’un homme judicieux eût voulu mentir en des choses si publiques, où il aurait pu être convaincu de mensonge par une infinité de témoins : ce qui n’aurait pu tourner qu’à la honte de la religion chrétienne ; secondement, parce qu’il n’y eut jamais personne plus ennemi du mensonge que ce saint, surtout en matière de religion, ayant établi par des livres entiers, non-seulement qu’il n’est jamais permis de mentir, mais que c’est un crime horrible de le faire, sous prétexte d’attirer plus facilement les hommes à la foi.

Et c’est ce qui doit causer un extrême étonnement de voir que les hérétiques de ce temps, qui regardent saint Augustin comme un homme très-éclairé et très-sincère, n’aient pas considéré que la manière dont ils parlent de l’invocation des saints et de la vénération des reliques, comme d’un culte superstitieux et qui tient de l’idolâtrie, va à la ruine de toute la religion : car il est visible que c’est lui ôter un de ses plus solides fondements que d’ôter aux vrais miracles l’autorité qu’ils doivent avoir pour la confirmation de la vérité ; et il est clair que c’est détruire entièrement cette autorité des miracles, que de dire que Dieu en fasse pour récompenser un culte superstitieux et idolâtre. Or, c’est proprement ce que les hérétiques font, en traitant, d’une part, le culte que les catholiques rendent aux saints et à leurs reliques, d’une superstition criminelle ; et ne pouvant nier, de l’autre, que les plus grands amis de Dieu, tel qu’a été saint Augustin, par leur propre confession, ne nous aient assuré que Dieu a guéri des maux incurables, illuminé des aveugles et ressuscité des morts, pour récompenser la dévotion de ceux qui invoquaient les saints et révéraient leurs reliques.

En vérité, cette seule considération devrait faire reconnaître à tout homme de bon sens la fausseté de la religion prétendue réformée.

Je me suis un peu étendu sur cet exemple célèbre du jugement qu’on doit faire de la vérité des faits, pour servir de règle dans les rencontres semblables, parce qu’on s’y égare de la même sorte. Chacun croit que c’est assez pour les décider de faire un lieu commun, qui n’est souvent composé que de maximes, lesquelles non-seulement ne sont pas universellement vraies, mais qui ne sont pas même probables, lorsqu’elles sont jointes avec les circonstances particulières des faits que l’on examine. Il faut joindre les circonstances et non les séparer, parce qu’il arrive souvent qu’un fait qui est peu probable selon une seule circonstance, qui est ordinairement une marque de fausseté, doit être estimé certain selon d’autres circonstances ; et qu’au contraire, un fait qui nous paraîtrait vrai selon une certaine circonstance, qui est d’ordinaire jointe à la vérité, doit être jugé faux selon d’autres qui affaiblissent celle-là, comme on l’expliquera dans le chapitre suivant.


CHAPITRE XV

Autre remarque sur le sujet de la croyance des événements.


Il y a encore une autre remarque très-importante à faire sur la croyance des événements : c’est qu’entre les circonstances qu’on doit considérer pour juger si on doit les croire ou ne pas les croire, il y en a qu’on peut appeler des circonstances communes, parce qu’elles se rencontrent en beaucoup de faits, et qu’elles se trouvent incomparablement plus souvent jointes à la vérité qu’à la fausseté ; et alors si elles ne sont point contre-balancées par d’autres circonstances particulières qui affaiblissent ou qui ruinent dans notre esprit les motifs de croyance qu’il tirait de ces circonstances communes, nous avons raison de croire ces événements, sinon certainement, au moins très-probablement : ce qui nous suffit quand nous sommes obligés d’en juger, car comme nous nous devons contenter d’une certitude morale dans les choses qui ne sont pas susceptibles d’une certitude métaphysique, lors aussi que nous ne pouvons pas avoir une entière certitude morale, le mieux que nous puissions faire, quand nous sommes engagés à prendre parti, est d’embrasser le plus probable, puisque ce serait un renversement de la raison d’embrasser le moins probable[84].

Que si, au contraire, ces circonstances communes qui nous auraient portés à croire une chose se trouvent jointes à d’autres circonstances particulières qui ruinent dans notre esprit, comme nous venons de dire, les motifs de croyance qu’il tirerait de ces circonstances communes, ou qui même soient telles qu’il soit fort rare que de semblables circonstances ne soient pas accompagnées de faussetés, nous n’avons plus alors la même raison de croire cet événement : mais ou notre esprit demeure en suspens, si les circonstances particulières ne font qu’affaiblir le poids des circonstances communes ; ou il se porte à croire que le fait est faux, si elles sont telles qu’elles soient ordinairement des marques de fausseté. Voici un exemple qui peut éclaircir cette remarque.

C’est une circonstance commune à beaucoup d’actes d’être signés par deux notaires, c’est-à-dire par deux personnes publiques qui ont d’ordinaire grand intérêt à ne point commettre de fausseté, parce qu’il y va non-seulement de leur conscience et de leur honneur, mais aussi de leur bien et de leur vie. Cette seule considération suffit, si nous ne savons point d’autres particularités d’un contrat, pour croire qu’il n’est point antidaté ; non qu’il n’y en puisse avoir d’antidatés, mais parce qu’il est certain que de mille contrats, il y en a neuf cent quatre-vingt-dix-neuf qui ne le sont point : de sorte qu’il est incomparablement plus probable que ce contrat que je vois est l’un des neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, que non pas qu’il soit cet unique qui entre mille peut se trouver antidaté. Que si la probité des notaires qui l’ont signé m’est parfaitement connue, je tiendrai alors pour très-certain qu’ils n’y auront point commis de fausseté[85].

Mais si à cette circonstance commune d’être signé par deux notaires, qui m’est une raison suffisante, quand elle n’est point combattue par d’autres, d’ajouter foi à la date d’un contrat, on y joint d’autres circonstances particulières, comme que ces notaires soient diffamés pour être sans honneur et sans conscience, et qu’ils aient pu avoir un grand intérêt à cette falsification, cela ne me fera pas encore conclure que ce contrat est antidaté, mais diminuera le poids qu’aurait eu sans cela dans mon esprit la signature des deux notaires pour me faire croire qu’il ne le serait pas. Que si, de plus, je puis découvrir d’autres preuves positives de cette antidate, ou par témoins, ou par des arguments très-forts, comme serait l’impuissance où un homme aurait été de prêter vingt mille écus en un temps où l’on montrerait qu’il n’aurait pas eu cent écus vaillant, je me déterminerai alors à croire qu’il y a de la fausseté dans ce contrat ; et ce serait une prétention très-déraisonnable de vouloir m’obliger, ou à ne pas croire ce contrat antidaté, ou à reconnaître que j’avais tort de supposer que les autres où je ne voyais pas les mêmes marques de la fausseté ne l’étaient pas, puisqu’ils pouvaient l’être comme celui-là.

On peut appliquer tout ceci à des matières qui causent souvent des disputes parmi les doctes. On demande si un livre est véritablement d’un auteur dont il a toujours porté le nom, ou si les actes d’un concile sont vrais ou supposés.

Il est certain que le préjugé est pour l’auteur qui est depuis longtemps en possession d’un ouvrage, et pour la vérité des actes d’un concile que nous lisons tous les jours, et qu’il faut des raisons considérables pour nous faire croire le contraire, nonobstant ce préjugé.

C’est pourquoi un fort habile homme de ce temps ayant voulu montrer que la lettre de saint Cyprien au pape Étienne sur le sujet de Martien, évêque d’Arles, n’est pas de ce saint martyr, il n’en a pu persuader les savants, ses conjectures ne leur ayant pas paru assez fortes pour ôter à saint Cyprien une pièce qui a toujours porté son nom, et qui a une parfaite ressemblance de style avec ses ouvrages.

C’est en vain aussi que Blondel et Saumaise, ne pouvant répondre à l’argument qu’on tire des lettres de saint Ignace pour la supériorité de l’évêque au-dessus des prêtres dès le commencement de l’Église, ont voulu prétendre que toutes ces lettres étaient supposées, selon même qu’elles ont été imprimées par Isaac Vossius et Ussérius sur l’ancien manuscrit grec de la bibliothèque de Florence ; ils ont été réfutés par ceux même de leur parti, parce qu’avouant, comme ils font, que nous avons les mêmes lettres qui ont été citées par Eusèbe, par saint Jérôme, par Théodoret, et même par Origène, il n’y a nulle apparence que les lettres de saint Ignace, ayant été recueillies par saint Polycarpe, ces véritables lettres soient disparues, et qu’on en ait supposé d’autres dans le temps qui s’est passé entre saint Polycarpe et Origène, ou Eusèbe ; outre que ces lettres de saint Ignace, que nous avons maintenant, ont un certain caractère de sainteté et de simplicité si propre à ces temps apostoliques, qu’elles se défendent toutes seules contre ces vaines accusations de supposition et de fausseté.

Enfin, toutes les difficultés que le cardinal du Perron a proposées contre la lettre du concile d’Afrique au pape saint Célestin, touchant les appellations au saint-siége, n’ont point empêché que l’on n’ait cru depuis, comme auparavant, qu’elle a été véritablement écrite par ce concile.

Mais il y a néanmoins d’autres rencontres où les raisons particulières l’emportent sur cette raison générale d’une longue possession.

Ainsi, quoique la lettre de saint Clément à saint Jacques, évêque de Jérusalem, ait été traduite par Ruffin il y a près de treize cents ans, et qu’elle soit alléguée comme étant de saint Clément par un concile de France il y a plus de douze cents ans, il est toutefois difficile de ne pas avouer qu’elle est supposée, puisque ce saint évêque de Jérusalem ayant été martyrisé avant saint Pierre, il est impossible que saint Clément lui ait écrit depuis la mort de saint Pierre, comme le suppose cette lettre.

De même, quoique les commentaires sur saint Paul attribués à saint Ambroise aient été cités sous son nom par un très-grand nombre d’auteurs, et l’œuvre imparfaite sur saint Matthieu sous celui de saint Chrysostome, tout le monde néanmoins convient aujourd’hui qu’ils ne sont pas de ces saints, mais d’autres auteurs anciens engagés dans beaucoup d’erreurs.

Enfin, les Actes que nous voyons dans les conciles de Sinuesse sous Mercellin, de deux ou trois de Rome sous saint Sylvestre, et d’un autre de Rome sous Sixte III, seraient suffisants pour nous persuader de la vérité de ces conciles, s’ils ne contenaient rien que de raisonnable et qui eût du rapport au temps qu’on attribue à ces conciles ; mais ils en contiennent tant de déraisonnables, et qui ne conviennent point à ces temps-là, qu’il y a grande apparence qu’ils sont faux et supposés.

Voilà quelques remarques qui peuvent servir en ces sortes de jugements : mais il ne faut pas s’imaginer qu’elles soient de si grand usage qu’elles empêchent toujours qu’on s’y trompe. Tout ce qu’elles peuvent, au plus, est de faire éviter les fautes les plus grossières, et d’accoutumer l’esprit à ne pas se laisser emporter par des lieux communs, qui, ayant quelque vérité en général, ne laissent pas d’être faux en beaucoup d’occasions particulières, ce qui est une des plus grandes sources des erreurs des hommes.



CHAPITRE XVI

Du jugement que l’on doit faire des accidents futurs.


Ces règles, qui servent à juger des faits passés, peuvent facilement s’appliquer aux faits à venir ; car, comme l’on doit croire probablement qu’un fait est arrivé lorsque les circonstances certaines que l’on connaît sont ordinairement jointes avec ce fait, on doit croire aussi probablement qu’il arrivera lorsque les circonstances présentes sont telles qu’elles sont ordinairement suivies d’un tel effet. C’est ainsi que les médecins peuvent juger du bon ou du mauvais succès des maladies, les capitaines des événements futurs d’une guerre, et que l’on juge dans le monde de la plupart des affaires contingentes.

Mais à l’égard des accidents où l’on a quelque part, et que l’on peut ou procurer ou empêcher en quelque sorte par ses soins en s’y exposant ou en les évitant, il arrive à bien des gens de tomber dans une illusion qui est d’autant plus trompeuse qu’elle leur paraît plus raisonnable. C’est qu’ils ne regardent que la grandeur et la conséquence de l’avantage qu’ils souhaitent ou de l’inconvénient qu’ils craignent, sans considérer en aucune sorte l’apparence et la probabilité qu’il y a que cet avantage ou cet inconvénient arrive ou n’arrive pas.

Ainsi, lorsque c’est quelque grand mal qu’ils appréhendent, comme la perte de la vie ou de tout leur bien, ils croient qu’il est de la prudence de ne négliger aucune précaution pour s’en garantir ; et si c’est quelque grand bien, comme le gain de cent mille écus, ils croient que c’est agir sagement que de tâcher de l’obtenir si le hasard en coûte peu, quelque peu d’apparence qu’il y ait qu’on y réussisse.

C’est par un raisonnement de cette sorte qu’une princesse ayant ouï dire que des personnes avaient été accablées par la chute d’un plancher, ne voulait jamais ensuite entrer dans une maison sans l’avoir fait visiter auparavant ; et elle était tellement persuadée qu’elle avait raison, qu’il lui semblait que tous ceux qui agissaient autrement étaient imprudents.

C’est aussi l’apparence de cette raison qui engage diverses personnes en des précautions incommodes et excessives pour conserver leur santé. C’est ce qui en rend d’autres défiantes jusqu’à l’excès dans les plus petites choses, parce que ayant été quelquefois trompées, elles s’imaginent qu’elles le seront même dans toutes les autres affaires. C’est ce qui attire tant de gens aux loteries : gagner, disent-ils, vingt mille écus pour un écu, n’est-ce pas une chose bien avantageuse ? Chacun croit être cet heureux à qui le gros lot arrivera ; et personne ne fait réflexion que s’il est, par exemple, de vingt mille écus, il sera peut-être trente mille fois plus probable pour chaque particulier qu’il ne l’obtiendra pas, que non pas qu’il l’obtiendra[86].

Le défaut de ces raisonnements est que pour juger de ce que l’on doit faire pour obtenir un bien ou pour éviter un mal, il ne faut pas seulement considérer le bien et le mal en soi, mais aussi la probabilité qu’il arrive ou n’arrive pas, et regarder géométriquement la proportion que toutes ces choses ont ensemble : ce qui peut être éclairci par cet exemple.

Il y a des jeux où dix personnes mettant chacune un écu, il n’y en a qu’une qui gagne le tout et toutes les autres perdent : ainsi chacun des joueurs n’est au hasard que de perdre un écu, et pour en gagner neuf. Si l’on ne considérait que la perte et le gain en soi, il semblerait que tous y ont de l’avantage ; mais il faut de plus considérer que si chacun peut gagner neuf écus, et n’est au hasard que d’en perdre un, il est aussi neuf fois plus probable, à l’égard de chacun, qu’il perdra son écu et ne gagnera pas les neuf. Ainsi, chacun a pour soi neuf écus à espérer, un écu à perdre, neuf degrés de probabilité de perdre un écu et un seul de gagner les neuf écus : ce qui met la chose dans une parfaite égalité.

Tous les jeux qui sont de cette sorte sont équitables, autant que les jeux peuvent l’être, et ceux qui sont hors de cette proportion sont manifestement injustes ; et c’est par là qu’on peut faire voir qu’il y a une injustice évidente dans ces espèces de jeu qu’on appelle loteries, parce que le maître de loterie prenant d’ordinaire sur le tout une dixième partie pour son préciput, tout le corps des joueurs est dupé de la même manière que si un homme jouait à un jeu égal, c’est-à-dire où il y a autant d’apparence de gain que de perte, dix pistoles contre neuf. Or, si cela est désavantageux à tout le corps, cela l’est aussi à chacun de ceux qui le composent, quoiqu’il arrive de là que la probabilité de la perte surpasse plus la probabilité du gain que l’avantage qu’on espère ne surpasse le désavantage auquel on s’expose, qui est de perdre ce qu’on y met[87].

Il y a quelquefois si peu d’apparence dans le succès d’une chose, que quelque avantageuse qu’elle soit, et quelque petite que soit celle que l’on hasarde pour l’obtenir, il est utile de ne pas la hasarder. Ainsi, ce serait une sottise de jouer vingt sols contre dix millions de livres, ou contre un royaume, à condition que l’on ne pourrait le gagner qu’autant qu’un enfant arrangeant au hasard les lettres d’une imprimerie composât tout d’un coup les vingt premiers vers de l’Énéide de Virgile[88] : aussi, sans qu’on y pense, il n’y a point de moment dans la vie où l’on ne le hasarde plus qu’un prince ne hasardera son royaume en le jouant à cette condition.

Ces réflexions paraissent petites, et elles le sont en effet si on en demeure là ; mais on peut les faire servir à des choses plus importantes ; et le principal usage qu’on doit en tirer est de nous rendre plus raisonnables dans nos espérances et dans nos craintes. Il y a, par exemple, beaucoup de personnes qui sont dans une frayeur excessive lorsqu’elles entendent tonner. Si le tonnerre les fait penser à Dieu et à la mort, à la bonne heure : on n’y saurait trop penser ; mais si c’est le seul danger de mourir par le tonnerre qui leur cause cette appréhension extraordinaire, il est aisé de leur faire voir qu’elle n’est pas raisonnable : car de deux millions de personnes, c’est beaucoup s’il y en a une qui meure de cette manière, et on peut dire même qu’il n’y a guère de mort violente qui soit moins commune. Puis donc que la crainte du mal doit être proportionnée non-seulement à la grandeur du mal, mais aussi à la probabilité de l’événement, comme il n’y a guère de genre de mort plus rare que de mourir par le tonnerre, il n’y en a guère aussi qui dût nous causer moins de crainte, vu même que cette crainte ne sert de rien pour nous le faire éviter.

C’est par là non-seulement qu’il faut détromper ces personnes qui apportent des précautions extraordinaires et importunes pour conserver leur vie et leur santé, en leur montrant que ces précautions sont un plus grand mal que ne peut être le danger si éloigné de l’accident qu’elles craignent, mais qu’il faut aussi désabuser tant de personnes qui ne raisonnent guère autrement dans leurs entreprises qu’en cette manière : Il y a du danger en cette affaire, donc elle est mauvaise ; il y a de l’avantage dans celle-ci, donc elle est bonne ; puisque ce n’est ni par le danger, ni par les avantages, mais par la proportion qu’ils ont entre eux qu’il faut en juger.

Il est de la nature des choses finies de pouvoir être surpassées, quelques grandes qu’elles soient, par les plus petites, si on les multiplie souvent, ou que ces petites choses surpassent plus les grandes en vraisemblance de l’événement qu’elles n’en sont surpassées en grandeur. Ainsi, le moindre petit gain peut surpasser le plus grand qu’on puisse s’imaginer, si le petit est souvent réitéré, ou si ce grand bien est tellement difficile à obtenir, qu’il surpasse moins le petit en grandeur que le petit ne le surpasse en facilité ; et il en est de même des maux que l’on appréhende, c’est-à-dire que le moindre petit mal peut être plus considérable que le plus grand mal qui n’est pas infini, s’il le surpasse par cette proportion[89].

Il n’y a que les choses infinies, comme l’éternité et le salut qui ne peuvent être égalées par aucun avantage temporel, et ainsi on ne doit jamais les mettre en balance avec aucune des choses du monde. C’est pourquoi le moindre degré de facilité pour se sauver vaut mieux que tous les biens du monde joints ensemble ; et le moindre péril de se perdre est plus considérable que tous les maux temporels, considérés seulement comme maux.

Ce qui suffit à toutes les personnes raisonnables pour leur faire tirer cette conclusion, par laquelle nous finirons cette logique, que la plus grande de toutes les imprudences est d’employer son temps et sa vie à autre chose qu’à ce qui peut servir à en acquérir une qui ne finira jamais, puisque tous les biens et les maux de cette vie ne sont rien en comparaison de ceux de l’autre, et que le danger de tomber dans ces maux est très-grand, aussi bien que la difficulté d’acquérir ces biens.

Ceux qui tirent cette conclusion, et qui la suivent dans la conduite de leur vie, sont prudents et sages, fussent-ils peu justes dans tous les raisonnements qu’ils font sur les matières de science ; et ceux qui ne la tirent pas, fussent-ils justes dans tout le reste, sont traités dans l’Écriture de fous et d’insensés, et font un mauvais usage de la logique, de la raison et de la vie.


  1. C’est la règle cartésienne.
  2. Proposition empruntée à Aristote.
  3. C’est ce que les anciens appelaient, avec Platon, δόξα, et qu’ils opposaient à la science, ἐπιστήμη.
  4. Dans cette phrase, Arnauld énumère les conditions de la conviction intérieure : 1o l’attention, qui est la part de la volonté, 2o la persuasion, qui est l’effet de l’objet sur l’esprit, 3o la clarté ou évidence, qui est la manière dont l’objet même apparaît. Cette analyse est exacte au point de vue psychologique, mais elle ne résout point la question métaphysique de la certitude. Arnauld décrit la certitude intérieure ou subjective, et il reste toujours à savoir si l’objet est tel que le sujet le constate.
  5. Ce n’était point des jeux, mais un problème philosophique de première importance, qui se pose devant nous comme devant les anciens.
  6. Arnauld mêle ici à tort le point de vue théorique et le point de vue pratique.
  7. Arnauld aime à rappeler saint Augustin à propos du cogito, ergo sum, comme il le fit dans ses objections aux Méditations de Descartes.
  8. Cette règle est celle de Descartes et n’appartient point à saint Augustin.
  9. Toutes ces réflexions sont purement cartésiennes.
  10. À vrai dire les données immédiates des sens ne sont jamais fausses ; la fausseté n’existe que dans les jugements formés à l’occasion des sensations.
  11. Cette question n’a pas de sens, il n’existe point de grandeur véritable, naturelle, absolue, puisque la grandeur est un rapport. Tout est grand ou petit selon le point de comparaison. — Arnauld semble ici se méprendre sur le sens des spéculations platoniciennes reproduites par saint Augustin. Platon parle de la grandeur en soi, de la grandeur absolue ; mais il n’entend point par là la grandeur absolue d’un objet visible ; il entend le principe absolu qui rend possible, dans l’éternelle réalité, toutes les relations de grandeur, ou l’idée de la grandeur.
  12. Le mot, pour être spirituel, n’en exprime pas moins une idée assez puérile.
  13. Ces mots n’ont point de sens.
  14. Alors n’en parlons jamais.
  15. Notre esprit a beau être fini, c’est pourtant lui qui conçoit l’infini et pourquoi ne se rendrait-il pas compte de toutes ses conceptions ?
  16. Ce sont là des questions contradictoires.
  17. Il existe des infinités supérieures à tout nombre, des multitudes sans nombre, mais il n’existe pas de nombre infini puisque tout nombre est déterminé.
  18. Cette question peut être résolue et les mathématiciens montrent qu’en effet un infini peut être deux, trois fois, infinimentes fois plus grand qu’un autre infini.
  19. Cette méthode aboutirait à supprimer toutes les spéculations de l’esprit. Il faut laisser les questions ouvertes.
  20. « Les sciences, dit également Pascal, ont deux extrémités qui se touchent : la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même d’où ils étaient partis. Mais c’est une ignorance savante qui se connaît. » Pensées, xi, 2.
  21. Qu’est-ce qu’Arnauld en peut savoir ? Pourquoi veut-il trancher la question au moment même où il recommande la modestie ?
  22. « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? mais pour lui représenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates, qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites… Qu’il y voie une infinité d’univers. » Pensées de Pascal, art. I.
  23. « Dès que Votre Altesse m’accorde qu’une ligne peut être divisée en mille parties, en partageant chaque partie en deux, elle sera aussi divisible en mille parties, et par la même raison en quatre mille parties, et puis en huit mille, sans qu’on parvienne jamais à des parties si petites qu’on ne puisse plus diviser. Quelque petite qu’on conçoive une ligne, elle est divisible en deux moitiés, et ensuite chaque moitié en deux, et chacune de celles-ci encore en deux, et ainsi de suite à l’infini. Ce que je viens de dire ici d’une ligne s’applique aisément à une surface, et encore à plus forte raison à un solide doué de toutes les trois dimensions en longueur, largeur et profondeur. De là on dit que toute étendue est divisible à l’infini, et cette propriété est nommée la divisibilité à l’infini. Quiconque voudrait nier cette propriété de l’étendue serait obligé de soutenir qu’on en viendrait à des parties si petites, qu’elles ne seraient plus susceptibles d’une division ultérieure ; et cela, parce qu’elles n’auraient plus d’étendue. Cependant toutes ces particules prises ensemble doivent reproduire le tout, par la division duquel on y est parvenu ; donc, puisque la quantité de chacune serait rien ou zéro, plusieurs zéros pris ensemble produiraient quelque quantité, ce qui est manifestement absurde. » Euler, Lettres à une princesse d’Allemagne, xi, 4.
  24. Arnauld, dans ces pages, confond comme tous les cartésiens l’étendue et la matière. L’étendue est certainement divisible à l’infini ; quant à la matière, c’est une question encore douteuse.
  25. Comparer Pascal, de l’esprit géométrique. « Qu’y a-t-il de plus évident que cette vérité, qu’un nombre, tel qu’il soit, peut être augmenté ? ne peut-on pas le doubler ? Que la promptitude d’un mouvement peut être doublée, et qu’un espace peut être doublé de même ?
     » Et qui peut aussi douter qu’un nombre, tel qu’il soit, ne puisse être divisé par la moitié, et sa moitié encore par la moitié ? Car cette moitié serait-elle un néant ? Et comment ces deux moitiés, qui seraient deux zéros, feraient-elles un nombre ?
     » De même, un mouvement, quelque lent qu’il soit, ne peut-il pas être ralenti de moitié, en sorte qu’il parcoure le même espace dans le double de temps, et ce dernier mouvement encore ? Car serait-ce un pur repos ? Et comment se pourrait-il que ces deux moitiés de vitesse, qui seraient deux repos, fissent la première vitesse ?
     » Enfin un espace, quelque petit qu’il soit, ne peut-il pas être divisé en deux, et ces moitiés encore ? Et comment pourrait-il se faire que ces moitiés fussent indivisibles sans aucune étendue, elles qui, jointes ensemble, ont fait la première étendue ?
     » Il n’y a point de connaissance naturelle dans l’homme qui précède celles-là, et qui les surpasse en clarté. Néanmoins, afin qu’il y ait exemple de tout, on trouve des esprits, excellents en toutes autres choses, que ces infinités choquent, et qui n’y peuvent en aucune sorte consentir.
     » Il n’y a point de géomètre qui ne croie l’espace divisible à l’infini. On ne peut non plus l’être sans ce principe qu’être homme sans âme. Et néanmoins il n’y en a point qui comprenne une division infinie ; et l’on ne s’assure de cette vérité que par cette seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu’on comprend parfaitement qu’il est faux qu’en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible, c’est-à-dire qui n’ait aucune étendue. Car qu’y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu’en divisant toujours un espace, on arrive enfin à une division telle qu’en la divisant en deux, chacune des moitiés reste indivisible et sans aucune étendue, et qu’ainsi ces deux néants d’étendue fissent ensemble une étendue ? »
  26. L’auteur de ce chapitre (Nicole, s’il en faut croire Bayle, Dictionnaire historique, art. Zénon), établit ici une analogie contestable entre les mystères de la science, dont l’existence est établie par la raison même, et les mystères de la foi.
  27. Arnauld prend ici ces deux termes a priori et a posteriori en un sens différent du sens adopté de nos jours.
  28. Le mot analyse est pris au sens des anciens géomètres, Platon, Euclide, Pappus d’Alexandrie, pour désigner la méthode de résolution propre aux sciences abstraites.
  29. « La plus grande partie de tout ce que l’on dit ici des questions a été tiré d’un manuscrit de Descartes, que M. Clercelier a eu la bonté de prêter. » (Port-Royal.) — Ce manuscrit est le traité qui a pour titre : Regulæ ad directionem ingenii (publié en 1701).
  30. On sait ce que Descartes, à qui ces considérations sont empruntées, espérait des progrès de la physique, de la médecine et en général des diverses sciences. Voir, sur ce sujet, la 6e partie du Discours de la méthode.
  31. C’est, comme on sait, l’énigme du sphinx.
  32. Voir, dans les éclaircissements, les passages de Descartes imités par Arnauld.
  33. Cette question du mouvement perpétuel est, comme on sait, abandonnée aujourd’hui.
  34. Cf. Discours de la Méthode, IVe partie et fin de la Ve partie.
  35. Toute cette argumentation est empruntée, comme on le voit, aux Méditations de Descartes.
  36. L’argument tiré de la simplicité de l’âme remonte à Platon. Voir le Phédon.
  37. Voir la Logique de Gassendi, IVe partie, règle IIe.
  38. La méthode de composition ou de synthèse, quoique particulièrement utile pour « expliquer » les vérités découvertes, peut cependant servir aussi à découvrir des vérités nouvelles.
  39. C’est encore là une des règles sur lesquelles Descartes aime à revenir.
  40. Par exemple, la construction d’un triangle, d’un angle, etc.
  41. Arnauld emprunte ces règles au fragment de Pascal sur l’art de persuader. — « Voilà, ajoute Pascal, en quoi consiste cet art de persuader, qui se renferme dans ces deux principes : Définir tous les noms qu’on impose. Prouver tout, en substituant mentalement les définitions à la place des définis.
     » Sur quoi il me semble à propos de prévenir trois objections principales qu’on pourra faire. L’une, que cette méthode n’a rien de nouveau ; l’autre, qu’elle est bien facile à apprendre, sans qu’il soit nécessaire pour cela d’étudier les éléments de géométrie, puisqu’elle consiste en ces deux mots qu’on sait à la première lecture ; et enfin qu’elle est assez inutile, puisque son usage est presque renfermé dans les seules matières géométriques. Il faut donc faire voir qu’il n’y a rien de si inconnu, rien de plus difficile à pratiquer, et rien de plus utile et de plus universel.
     » Pour la première objection, qui est que ces règles sont communes dans le monde, qu’il faut tout définir et tout prouver ; et que les logiciens mêmes les ont mises entre les préceptes de leur art, je voudrais que la chose fût véritable, et qu’elle fût si connue, que je n’eusse pas eu la peine de rechercher avec tant de soins la source de tous les défauts des raisonnements, qui sont véritablement communs. Mais cela l’est si peu, que si l’on en excepte les seuls géomètres, qui sont en si petit nombre qu’ils sont uniques en tout un peuple et dans un long temps, on n’en voit aucun qui le sache aussi. Il sera aisé de le faire entendre à ceux qui auront parfaitement compris le peu que j’en ai dit ; mais s’ils ne l’ont pas conçu parfaitement, j’avoue qu’ils n’y auront rien à y apprendre. Mais s’ils sont entrés dans l’esprit de ces règles, et qu’elles aient assez fait d’impression pour s’y enraciner et s’y affermir, ils sentiront combien il y a de différence entre ce qui est dit ici et ce que quelques logiciens en ont peut-être écrit d’approchant au hasard, en quelques lieux de leurs ouvrages. »
  42. Cette appréciation de la différence qui existe entre les stoïciens et les autres sectes, est vraiment puérile. Il s’agissait de choses, et de choses de première importance, non de mots. Voir le De finibus.
  43. C’est que les stoïciens réservaient le nom de bien au bien moral, ce dont Kant les loue avec raison dans sa Métaphysique des mœurs.
  44. Voir Cicéron : de Finibus bonorum et malorum, iii, 14 et 15.
  45. Éléments, liv. I, déf. 8.
  46. La définition de l’angle n’en est pas moins considérée, aujourd’hui encore comme une des difficultés de la géométrie théorique.
  47. Rapport, ratio, λόγος.
  48. Habitudo, ἕξις.
  49. Éléments, liv. V, déf. 3.
  50. Clavius (Christophe), de la société de Jésus (né à Bamberg en 1537, mort à Rome en 1612), principaux ouvrages : Euclidis Elementorum lib. XVI cum Commentariis et Calendarii romani explicatio.
  51. Pelletier, mathématicien du XVIe siècle.
  52. Simon Stevin, né à Bruges, mort en 1635.
  53. Leibnitz remarque avec raison que ces propositions sont en très-petit nombre et qu’il faut s’efforcer de démontrer le plus de choses possible.
  54. Les vrais principes de la démonstration ne sont pas des axiomes (vérités universelles qui ne renferment aucune conséquence particulière), mais des définitions générales.
  55. « Ce n’est pas à la parole extérieure, c’est à la parole intérieure que s’adresse la démonstration tout aussi bien que le syllogisme. Contre la parole extérieure on peut bien trouver des objections ; mais on ne le peut pas toujours contre la parole du dedans. » Aristote, Derniers analyt., 10.
  56. « Les sens, quoique nécessaires pour toutes nos connaissances actuelles, ne sont point suffisants pour nous les donner toutes, puisque les sens ne donnent jamais que des exemples, c’est-à-dire des vérités particulières ou individuelles. Or, tous les exemples qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu’ils soient, ne suffisent pas pour établir la nécessité universelle de cette même vérité, car il ne suit pas que ce qui est arrivé arrivera toujours de même. Par exemple, les Grecs et les Romains et tous les autres peuples ont toujours remarqué qu’avant le détour de vingt-quatre heures le jour se change en nuit et la nuit en jour. Mais on se serait trompé si l’on avait cru que la même règle s’observe partout, puisqu’on a vu le contraire dans le séjour de Nova-Zembla. Et celui-là se tromperait encore qui croirait que c’est au moins, dans nos climats, une vérité nécessaire et éternelle, puisqu’on doit juger que la terre et le soleil même n’existent pas nécessairement, et qu’il y aura peut-être un temps où ce bel astre ne sera plus, avec tout son système, au moins en sa forme présente. D’où il paraît que les vérités nécessaires, telles qu’on les trouve dans les mathématiques pures, et particulièrement dans l’arithmétique et la géométrie, doivent avoir des principes dont la preuve ne dépend point des exemples, ni par conséquent du témoignage des sens, quoique sans le sens on ne se serait jamais avisé d’y penser. » Leibnitz. Nouveaux Essais sur l’entendement, Avant-propos.
  57. Proposition justement contestée de nos jours : Arnauld ne connaissait pas la vraie théorie de l’induction.
  58. C’est le principe cartésien. Lorsque Descartes a voulu réduire en forme tous les arguments dont il s’est servi dans ses Méditations pour prouver l’existence de l’âme et de Dieu, il a commencé par poser ce principe, dont l’application la plus remarquable et aussi la plus contestable est l’argument ontologique.
  59. Arnauld vient d’exposer en termes précis, mais non de détruire le fondement du scepticisme.
  60. Il faut se défier de cette règle peu scientifique. Leibnitz remarque avec raison qu’il faut essayer de prouver tout ce qui peut l’être, même ce qu’on prend pour des axiomes. Il ne peut en effet exister tant d’axiomes.
  61. Arnauld parle ici selon les principes de Descartes, qui a introduit dans la physique le mécanisme et dans l’astronomie les théories purement mécanistes.
  62. On remarque sans peine combien tous ces axiomes prétendus sont peu évidents, parfois même faux.
  63. La distinction de la matière et de la forme dans l’argumentation est empruntée à la scolastique et à Aristote.
  64. « Les sophismes les plus subtils, dit Descartes, ne trompent que les sophistes, et presque jamais ceux qui se servent de leur seule raison. » Descartes, Règles, VI.
  65. Euclide, Éléments, liv. I, prop. 20.
  66. Archimède, né à Syracuse en 187 avant J.-C., mort en 212.
  67. Les Nouveaux Éléments d’Arnauld, contenus dans le tome XI de ses œuvres.
  68. On remarquera parmi ces règles l’absence des règles concernant l’induction. Arnauld a eu le tort de ne s’occuper que des sciences mathématiques.
  69. De Utilitate credendi, cap. XI.
  70. Toutefois, il faut distinguer dans les objets sur lesquels porte le témoignage, ceux où les témoins sont vraiment compétents et éclairés, ceux où ils ne le sont pas et ne peuvent l’être.
  71. « Absit namque ut hoc in nobis Deus oderit, in quo nos reliquis animantibus excellentiores creavit. Absit, inquam, ut ideo credamus, ne rationem accipiamus sive quæramus ; cum etiam credere non possimus, nisi rationales animas haberemus. Ut ergo in quibusdam rebus ad doctrinam salutarem pertinentibus, quas ratione nunquam percipere valemus, sed aliquando valebimus, fides præcedat rationem, qua cor mundetur, ut imagine rationis capiat et perferat lucem, hoc utique rationis est. » (Epist. CXX.)
  72. Arnauld ne s’aperçoit pas qu’il fait ici un cercle vicieux. « Il est plus certain que ce que Dieu dit est véritable que ce que notre raison nous persuade ; » mais comment savons-nous que Dieu a dit telle ou telle chose, sinon par la raison ? Les témoins qui le rapportent sont des hommes et parlent à des hommes.
  73. L’objection peut se retourner : ceux qui affirment un mystère se prétendent, encore plus que ceux qui le nient, dans les secrets de Dieu.
  74. Arnauld ne se doute point du caractère pratique des plus hautes spéculations scientifiques.
  75. Arnauld, par une analyse exacte de la connaissance en matière de vérités contingentes, s’efforce de réfuter le scepticisme historique.
  76. Excellente analyse des conditions de la probabilité historique.
  77. Le pape Silvestre Ier (314 à 346), ami de Constantin.
  78. Archevêque de Sens (né à Saint-Lô en 1556, mort en 1618.)
  79. Henri de Sponde (né en 1568, mort en 1643), évêque de Pamiers.
  80. Pétau (1583-1652), professeur de théologie à Paris.
  81. Jean Morin (1591-1659), prêtre de l’Oratoire.
  82. Eusèbe (267-338), évêque de Césarée, auteur d’une histoire ecclésiastique.
  83. Cette question d’histoire est moins aisée à résoudre qu’Arnauld ne le croit.
  84. On reconnaît le principe logique du probabilisme, dont les moralistes de la Société de Jésus ont tant abusé.
  85. Pascal, auquel les logiciens de Port-Royal ont fait une foule d’emprunts, est l’inventeur du calcul des probabilités, dans lequel on détermine mathématiquement le nombre de chances favorables ou contraires.
  86. Toutes ces questions relatives aux chances à venir rentrent dans le calcul des probabilités, dont la statistique moderne fait un usage si fréquent et si utile. C’est, dit-on, une partie de jeu interrompue et où il fallait partager le gain inégalement entre les joueurs selon les chances de leur jeu, qui mit Pascal sur la voie de ses découvertes dans le calcul des probabilités.
  87. Ce sont les raisons scientifiques pour lesquelles notre législation interdit en principe les loteries.
  88. Comparez les réflexions de Fénelon dans la première partie du Traité de l’existence de Dieu.
  89. Arnauld emprunte ici à Pascal les prémisses de son fameux argument relatif à l’existence de Dieu et de l’autre vie.