La Logique de Port-Royal/Extraits et éclaircissements

Texte établi par Alfred FouilléeBelin (p. 373-453).

EXTRAITS ET ÉCLAIRCISSEMENTS

Relatifs à la logique

I

ARISTOTE

Le syllogisme, l’induction et la définition d’après Aristote.


De même que, dans la morale, le bien, qui en soi est un extrême, se trouve dans le milieu entre les passions, de même la cause, extrémité, commencement ou fin dans la nature, est le terme moyen dans la science. Mais de même aussi que ce qui fixe entre les excès des passions le milieu du bien, c’est l’excellente de la raison en sa libre activité, de même c’est l’activité de la pensée qui détermine et qui réalise la cause dans la science, sous la forme du moyen terme. La sagacité à découvrir les causes n’est autre chose que la perspicacité dans la détermination d’une limite, ou mesure commune, entre deux termes homogènes. Ainsi, quelle que soit l’étendue d’une démonstration, la science ne sort pas des termes dont elle se propose de trouver le rapport : elle commence par diviser le milieu renfermé dans les limites de la conclusion, puis elle le resserre sur lui-même, et le condense jusqu’à ce que les extrêmes se confondent et ne fassent plus qu’un. Si l’on donne au géomètre une figure dans l’espace, ou que, cherchant une figure, il se la propose à lui-même, c’est en menant des lignes ou des surfaces par quelqu’un des points ou quelqu’une des lignes de cette figure qu’il en développe les propriétés : toute science fait de même. En effet, toute pensée est dans l’acte ; la pensée ne pense rien que ce qu’elle fait venir à l’acte. On ne sait qu’en faisant : savoir c’est faire ; or l’objet de la science est donné à la science, soit dans le possible, soit dans le réel. On ne connaît donc rien qu’en amenant à l’acte, par la division, ce qui n’est qu’en puissance dans la totalité de l’objet et en y réalisant le moyen terme.

La méthode syllogistique est donc une synthèse nécessaire, fondée sur une division antérieure de l’intervalle de ses termes…

La méthode de démonstration tire toute sa force du moyen terme. C’est le moyen terme qui fait la synthèse des extrêmes.

La science proprement dite suppose la connaissance antérieure des prémisses. Maintenant des deux prémisses, la majeure est l’expression du rapport du moyen terme avec le petit extrême, c’est-à-dire avec le sujet de la conclusion ; la mineure est le rapport du moyen terme avec le grand extrême, l’attribut de la conclusion : or rien de plus simple que de trouver la mineure. En possession de la conclusion, et par conséquent du sujet, il nous suffit de l’expérience pour connaître dans ce sujet un attribut de plus ; au contraire, la majeure est le rapport de deux attributs ; ce n’est pas une proposition propre au sujet, et que l’expérience en puisse tirer immédiatement, mais un principe pour tout le genre dans lequel le moyen terme renferme le petit extrême. C’est donc la majeure qui est le principe général de la démonstration ; c’est la majeure qu’il s’agit de trouver pour en tirer la science, en faisant ressortir les conclusions qu’elle enveloppe dans l’étendue de sa puissance.

Pour obtenir la majeure sans la conclure de démonstrations antécédentes, il faut donc une méthode nouvelle, qui n’est ni la démonstration ni l’expérience immédiate : l’induction est cette méthode. L’induction consiste à tirer la majeure de la comparaison de la mineure et de la conclusion ; elle consiste à conclure, de ce que le grand terme (A) et le moyen (B) sont enfermés dans la compréhension du petit (C), que le grand est compris dans le moyen (A en B, B en C : donc A en C). Mais il est évident que cette conséquence, illégitime en elle-même, ne peut être légitime qu’à une seule condition ; savoir, que le petit extrême (C) soit équivalent au moyen terme (B), et qu’on puisse les substituer l’un à l’autre ; or, pour établir cette équation, il n’y a qu’une voie : c’est de prendre pour petit extrême tous les cas particuliers contenus dans l’extension du moyen terme. Dans les sciences naturelles, l’énumération complète est impossible et serait superflue : on se contente du plus grand nombre, et on néglige les exceptions et l’accident ; mais la condition rigoureuse de la légitimité logique de l’induction n’en est pas moins la substitution, au moyen terme, de la somme totale des individualités qui composent son extension. Cette condition réalisée, le petit terme et le moyen peuvent se convertir l’un dans l’autre. La mineure tourne sur elle-même ; les deux autres propositions, sans tourner sur elles-mêmes, tournent autour de la mineure, afin de présenter à ses deux faces les mêmes faces qu’auparavant : la conclusion se trouve en tête, la majeure à la fin, à la place de la conclusion (au lieu de A en B, B en C, A en C, on a : A en C, C en B, A en B). Ainsi l’induction est un syllogisme sans moyen terme, où le petit extrême tient lieu du moyen terme, et où la conclusion devient la majeure et la majeure la conclusion.

La démonstration et l’induction s’opposent donc, comme la méthode qui descend des principes aux conséquences et la méthode qui s’élève des conséquences aux principes ; en outre, si toute démonstration suppose une majeure, et s’il est impossible que la preuve remonte à l’infini, toute démonstration dérive d’une majeure indémontrable. Toutes les majeures intermédiaires peuvent donc être trouvées indifféremment par l’induction ou la déduction ; mais la première majeure en chaque genre ne peut être trouvée logiquement que par l’induction. De son côté, l’induction suppose pour fondement, en dernière analyse, une conclusion élémentaire qui ne puisse pas être la conséquence d’une induction antécédente : cette conclusion ne peut être trouvée logiquement que par démonstration. La démonstration et l’induction sont donc les deux méthodes opposées qui vont, l’une des premiers principes aux dernières conséquences, l’autre des dernières conséquences aux premiers principes. Le point de départ de la première est le genre, et le terme auquel elle arrive, à travers toute la suite des espèces, l’individu : l’individu est le point de départ de la seconde, et le genre sont point d’arrivée. L’une va du général au particulier, l’autre du particulier au général.

La science ne tourne pas pour cela dans un cercle ; la démonstration est la première dans l’ordre logique, l’induction dans l’ordre du temps. La démonstration est la forme essentielle de la science ; l’induction, qui doit s’y ramener, la forme accidentelle sous laquelle il nous faut saisir d’abord les éléments. Celle-là est plus claire en elle-même ; celle-ci plus claire pour nous. Ce qu’il y a de plus évident en soi, l’évidence même, c’est l’intelligible ; ce qu’il y a de plus évident pour nous, ce sont les choses sensibles. La pure lumière est trop vive pour nos yeux ; comme des oiseaux de nuit, nous voyons mieux dans l’ombre. Plongés dans le monde des sens, il nous faut apprendre par degrés à discerner les choses de l’entendement sous les formes de l’espace et du temps, et dans la réalité du mouvement. Ainsi se reproduit, dans la sphère même de la science, l’opposition universelle de l’ordre de l’essence et de l’ordre de la génération des choses, de la logique et de l’histoire, de la raison et de l’expérience, de l’idéalité et de la réalité.

Toute science a pour premier principe, dans l’ordre de sa déduction logique, l’idée d’un genre pris dans toute son étendue ; dans l’ordre de sa génération, l’expérience spéciale des individus enveloppés dans l’étendue de ce genre, et qui l’enveloppent à son tour dans leur compréhension. Toute science repose sur une sensation particulière : un sens de moins, un genre de moins ; par suite une science de moins. Cependant, en dehors des genres, il faut encore à toute science l’universel ; au delà des principes propres les principes communs, qui assujettissent à des lois communes toutes les démonstrations. Or l’universalité n’est pas, comme le genre, une possibilité impliquée dans la réalité de certains individus ; ce n’est pas une condition propre à certaines formes spécifiques comme une puissance l’est à son acte : c’est un rapport, une proportion entre tous les genres et toutes les possibilités. L’universel est donc nécessaire à la science en général, indépendamment de toute hypothèse et de toute restriction, et d’une nécessité universelle ; par conséquent les principes communs ne sont point des majeures de démonstrations, ni par conséquent encore, des conclusions d’inductions correspondantes. Ils ne se renferment pas dans les limites d’un genre défini et dans une sphère définie de la sensibilité. Ce n’est donc pas l’expérience qui nous les donne, comme elle nous donne les principes propres. Nécessaires à toute pensée, supérieurs à toute expérience, ce sont des possessions naturelles, non des acquisitions ; ce sont des habitudes primitives de l’intelligence.

Les principes universels seraient-ils donc en nous, de tout temps, comme une science toute faite ? Nous n’en avons pourtant nulle conscience avant de les avoir appliqués dans quelque cas particulier : or les principes sont par eux-mêmes plus intelligibles que les conséquences. Ne serait-il pas étrange que la plus haute et la plus puissante des sciences demeurât cachée dans l’âme sans qu’elle s’en aperçût ? Les principes universels ne résident donc pas en nous avant toute expérience, sous la forme définie de conceptions actuelles, et dans l’acte de la pensée. C’est à l’expérience qu’il appartient encore de les faire arriver à l’acte : seulement il n’est plus besoin ici de l’énumération préalable de la totalité ou même du plus grand nombre des cas particuliers auxquels le principe s’applique. Dès la première expérience du rapport de deux termes universels, dans un genre quelconque, l’induction peut étendre le même rapport à tous les genres possibles avec une infaillible certitude. Dès la première expérience, elle peut établir comme nécessaire la proportion ou analogie qui fait l’essence de tout principe universel. Les axiomes ne sont pas dans l’âme seulement en puissance comme toutes les propositions contingentes qu’elle pourra concevoir un jour : ce sont en elle des dispositions prochaines, des habitudes toutes prêtes à l’acte ; aussi, lorsqu’elle applique ces principes, il ne lui semble point qu’elle apprenne, mais qu’elle reconnaisse : sa science lui semble réminiscence. On ne sait pourtant pas, avant l’expérience, l’individualité ou la réalité que l’expérience seule peut découvrir ; on ne sait pas que telle figure donnée a pour somme de ses angles deux angles droits avant de savoir que c’est un triangle, et il est faux que la science, d’une manière absolue, ne soit que réminiscence. Mais ce que l’âme possède d’avance, sans en avoir encore fait usage, sans savoir même qu’elle le possède, c’est le principe qui enveloppe dans son universalité toutes les particularités possibles.

La science de l’universel n’est pas en nous toute faite par avance, et elle ne s’engendre pas non plus de l’expérience par un mouvement successif : c’est une puissance prochaine que rien ne sépare de l’acte qu’un obstacle à l’extérieur, et qui, comme toute habitude, entre en acte dès que l’obstacle est levé. L’âme, sous le poids de la chair au commencement de la vie, est comme ensevelie dans le sommeil : elle n’a qu’à s’éveiller. Comme un homme qui sort de l’ivresse, ou qui de la maladie revient à la santé, il ne s’agit pas pour elle de devenir autre qu’elle n’était, mais de redevenir elle-même. Pour entrer en possession des principes de la pensée, elle ne subit pas de changement et d’altération. Ce n’est pas là du mouvement, mais le repos qui succède aux agitations de la nature et des sens. La pensée a été comme mise en déroute : elle se reforme par degrés. Une perception sensible s’arrête dans la mémoire, puis une autre toute semblable, puis une autre, et les individualités dispersées, les espèces, les genres retrouvent peu à peu leurs rangs dans l’universalité primitive. C’est l’ordre qui se rétablit, le rapport sous lequel les termes reviennent se placer d’eux-mêmes. Toute science, en effet, ainsi que toute vertu, toute habitude en général, est une disposition, un ordre, un rapport étranger au mouvement.

Le commencement de la science est la définition.

La proposition n’est que l’affirmation ou la négation d’un fait, et tout fait est une relation, savoir qu’une chose est ou n’est pas comprise dans une autre. La démonstration est la preuve du fait. Mais la définition est la détermination de la chose en elle-même, de sa nature, de son être. Elle ne dit pas qu’un terme est en un autre, elle dit ce qu’est un terme donné. L’objet de la démonstration est donc l’existence de l’attribut dans le sujet ; l’objet de la définition, l’essence. Toute étendue se résout dans les intervalles et les limites, toute science dans les deux formes correspondantes de la démonstration et de la définition.

Les deux termes de toute proposition sont le petit et le grand extrême, le sujet et l’attribut ; tels sont donc les deux objets de la définition. Tout attribut est un accident qui n’a pas d’être par lui-même, qui est sans essence, et ne peut se définir que dans son rapport avec un sujet. Or le rapport de l’attribut au sujet peut être de deux sortes : divisible ou indivisible, médiat ou immédiat : en d’autres termes, il peut être l’objet d’une conclusion ou d’un principe. La définition d’un attribut médiat est donc la conclusion d’un syllogisme.

Mais tout rapport médiat a sa cause hors de lui. Non-seulement l’attribut médiat ne peut pas être en lui-même, mais il ne peut pas être par lui-même dans le sujet où il est. C’est donc de la cause de son rapport avec le sujet que dépend son essence et que sa définition doit être tirée. Or la cause est le moyen terme qui produit, dans la conclusion, la synthèse des extrêmes. La définition de l’attribut médiat ne doit donc pas consister seulement dans la conclusion : elle doit renfermer le moyen terme. La conclusion, à elle seule, n’énonce qu’un rapport qui n’est pas nécessaire et évident par lui-même. Rien ne prouve que ce soit la définition d’une chose, et non pas simplement l’explication de la signification arbitraire d’un nom. Par exemple, définir la quadrature, comme on le fait vulgairement, la formation d’un carré équivalant à une figure donnée, c’est n’énoncer qu’une définition nominale ; la définition réelle est la définition par la cause : la formation d’un carré équivalant à une figure donnée par une moyenne proportionnelle. La moyenne proportionnelle est la cause de la quadrature, et le moyen terme par lequel on en prouve la possibilité. Enfin c’est le moyen terme qui est la raison et la définition même du grand extrême, et c’est pour cela précisément que toute science repose sur la définition : c’est que la science est dans le moyen terme. La définition de l’attribut médiat est donc de deux espèces : la première est une conclusion ; la seconde un syllogisme complet, avec ses trois termes. La première est imparfaite et purement nominale ; la seconde est la définition réelle, essentielle et parfaite[1]. (F. Ravaisson, Essai sur la métaphysique d’Aristote, tome I, 494-512.)


BACON

De la méthode inductive.

I. — De la vraie méthode dans les sciences de la nature.

L’homme, serviteur et interprète de la nature, n’agit et ne comprend que dans la proportion de ses découvertes expérimentales et rationnelles sur les lois de cette nature ; hors de là, il ne sait et ne peut plus rien.

Ni la main seule, ni l’esprit abandonné à lui-même, n’ont grande puissance ; pour accomplir l’œuvre, il faut des instruments et des secours dont l’esprit a tout autant besoin que la main. De même que les instruments physiques accélèrent et règlent le mouvement de la main, les instruments intellectuels facilitent ou disciplinent le cours de l’esprit.

La science de l’homme est la mesure de sa puissance, parce qu’ignorer la cause, c’est ne pouvoir produire l’effet. On ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant ; et ce qui, dans la spéculation, porte le nom de cause, devient une règle dans la pratique…

Le principe unique et la racine de presque toutes les imperfections des sciences, c’est que, tandis que nous admirons et exaltons faussement les forces de l’esprit humain, nous n’en recherchons point les véritables aides. La nature est bien autrement subtile que nos sens et notre esprit ; aussi toutes nos belles méditations et spéculations, toutes les théories inventées par l’homme sont-elles choses dangereuses, à moins toutefois que personne n’y prenne garde.

De même que les sciences, telles qu’elles sont maintenant, ne peuvent servir aux progrès de l’industrie, la logique que nous avons aujourd’hui ne peut servir au progrès de la science.

La logique en usage est plus propre à consolider et perpétuer les erreurs dont les notions vulgaires sont le fondement, qu’à découvrir la vérité : aussi est-elle plus dangereuse qu’utile.

On ne demande point au syllogisme les principes de la science ; on lui demande vainement les lois intermédiaires, parce qu’il est incapable de saisir la nature dans sa subtilité ; il lie l’esprit, mais non les choses.

Le syllogisme se compose de propositions, les propositions de termes ; les termes n’ont d’autre valeur que celles des notions. C’est pourquoi, si les notions (ce qui est le point fondamental), sont confuses et dues à une abstraction précipitée, il n’est rien de solide dans ce qu’on édifie sur elles ; nous n’avons donc plus d’espoir que dans une légitime induction

Il n’y a et ne peut y avoir que deux voies pour la recherche et la découverte de la vérité : l’une qui, partant de l’expérience et des faits, s’envole aussitôt aux principes les plus généraux, et en vertu de ces principes qui prennent une autorité incontestable, juge et établit les lois secondaires (et c’est elle que l’on suit maintenant) ; l’autre qui de l’expérience et des faits tire les lois, en s’élevant progressivement et sans secousse jusqu’aux principes les plus généraux, qu’elle atteint en dernier lieu ; celle-ci est la vraie, mais on ne l’a jamais pratiquée…

L’une et l’autre méthode partent de l’expérience et des faits, et se reposent dans les premiers principes ; mais il y a entre elles une différence immense ; puisque l’une effleure seulement en courant l’expérience et les faits, tandis que l’autre en fait une chose enchaînée et approfondie ; l’une, dès le début, établit certains principes généraux, abstraits et inutiles, tandis que l’autre s’élève graduellement aux lois qui sont en réalité les plus familières à la nature.

Bacon, Novum organum.
De la nouvelle méthode.

Si les hommes, pendant tant de siècles, avaient suivi la vraie méthode de découvertes et de culture scientifique, sans faire plus de progrès, ce serait très-certainement une opinion audacieuse et téméraire que d’espérer une amélioration inconnue jusqu’ici. Mais si l’on s’est trompé de route, et si les hommes ont consumé leurs peines dans une direction qui ne pouvait les conduire à rien, il s’ensuit que ce n’est pas dans les choses elles-mêmes, sur lesquelles ne s’étend pas notre pouvoir, que se trouve la difficulté, mais dans l’esprit humain et dans la manière dont on l’a exercé, ce à quoi l’on peut remédier certainement. Ce sera donc une chose excellente que de montrer ces errements ; car autant d’obstacles ils auront créés dans le passé, autant de motifs d’espérance on devra concevoir pour l’avenir. Et quoique nous en ayons déjà touché quelque chose, dans ce que nous avons dit plus haut, cependant il nous a paru utile de les expliquer ici brièvement en termes nus et simples.

Les sciences ont été traitées, ou par les empiriques, ou par les dogmatiques. Les empiriques, semblables aux fourmis, ne savent qu’amasser et user : les rationalistes, semblables aux araignées, font des toiles qu’ils tirent d’eux-mêmes ; le procédé de l’abeille tient le milieu entre ces deux : elle recueille ses matériaux sur les fleurs des jardins et des champs, mais elle les transforme et les distille par une vertu qui lui est propre : c’est l’image du véritable travail de la philosophie, qui ne se fie pas aux seules forces de l’esprit humain et n’y prend même pas son principal appui ; qui ne se contente pas non plus de déposer dans la mémoire, sans y rien changer, des matériaux recueillis dans l’histoire naturelle et les arts mécaniques, mais les porte jusque dans l’esprit modifiés et transformés. C’est pourquoi il y a tout à espérer d’une alliance intime et sacrée de ces deux facultés expérimentale et rationnelle, alliance qui ne s’est pas encore rencontrée.

Jusqu’ici, la philosophie naturelle ne s’est jamais trouvée pure, mais toujours infestée et corrompue : dans l’école d’Aristote, par la logique ; dans l’école de Platon, par la théologie naturelle ; dans le néo-platonisme de Proclus et des autres, par les mathématiques qui doivent terminer la philosophie naturelle et non l’engendrer et la produire. Mais on doit espérer beaucoup mieux d’une philosophie naturelle, pure et sans mélange.

Personne jusqu’ici ne s’est rencontré avec un esprit assez ferme et rigoureux, pour s’imposer déterminément la loi de ruiner complètement en lui toutes les théories et les notions communes, et d’appliquer de nouveau à l’étude des faits son intelligence purifiée et nette. C’est pourquoi la raison humaine, telle qu’elle est maintenant, est un amas de notions incohérentes, où le crédit d’autrui, le hasard et les idées puériles que nous nous sommes faites dans notre enfance, jouent le principal rôle.

Si un homme d’un âge mûr, jouissant de tous ses sens, et d’un esprit purifié, s’applique de nouveau à l’expérience et à l’étude des faits, on doit bien augurer de son entreprise. Et c’est où nous osons nous promettre la fortune d’Alexandre le Grand ; et qu’on ne nous accuse pas de vanité, avant d’avoir entendu la fin, qui est faite pour ôter toute vanité.

Il est vrai qu’Eschine parla ainsi d’Alexandre et de ses hauts faits : « Pour nous, nous ne vivons pas une vie mortelle, mais nous sommes nés pour que la postérité raconte de nous des merveilles. » Comme s’il eût vu dans les actions d’Alexandre des miracles.

Mais dans les âges suivants, Tite Live a frappé plus juste, en disant d’Alexandre quelque chose de semblable à ceci : « Ce n’est qu’un heureux audacieux qui a su mépriser les fantômes. » Et notre opinion est que dans les âges à venir on portera de nous le jugement « que nous n’avons rien fait d’extraordinaire, mais seulement réduit à leur juste valeur des choses dont on se faisait une idée exagérée. » Mais cependant, comme nous l’avons déjà dit, il n’y a d’espoir que dans une régénération des sciences, qui les fasse sortir de l’expérience suivant des lois fixes, et leur donne ainsi un fondement nouveau ; ce à quoi, de l’aveu universel, je pense, personne n’a encore travaillé ni songé.

Mais l’expérience, à laquelle il faut décidément recourir, n’a donné jusqu’ici à la philosophie que des fondements très-faibles ou nuls : on n’a pas encore recherché et amassé une forêt de faits et de matériaux dont le nombre, le genre et la certitude fussent en aucune façon suffisants et capables d’éclairer et de guider l’esprit. Mais les hommes doctes, négligents et faciles à la fois, ont recueilli comme des rumeurs de l’expérience, en ont reçu les échos et les bruits pour établir ou confirmer leur philosophie, et ont cependant donné à ces vains témoignages tout le poids d’une autorité légitime ; et, semblable à un royaume ou à tout autre État qui gouvernerait ses conseils et ses affaires, non d’après les lettres et les rapports de ses envoyés ou de messagers dignes de foi, mais d’après les rumeurs publiques et les bruits de carrefour, la philosophie a été gouvernée, en ce qui touche l’expérience, avec une négligence aussi blâmable. Notre histoire naturelle ne recherche rien suivant les véritables règles, ne vérifie, ne compte, ne pèse, ne mesure rien. Mais tout ce qui est indéterminé et vague dans l’observation devient inexact et faux dans la loi générale. Si l’on s’étonne de ce que nous disons, et si nos plaintes paraissent injustes à ceux qui savent qu’Aristote, un si grand homme et aidé des trésors d’un si grand roi, a écrit sur les animaux une histoire à laquelle il a donné beaucoup de soins, et que bien d’autres, avec plus de soins encore, quoique avec moins de bruit, ont beaucoup ajouté à cette histoire ; que d’autres encore ont écrit des histoires et des descriptions nombreuses de plantes, de métaux et de fossiles ; ceux-là certainement n’ont pas suffisamment entendu et compris ce dont il s’agit ici. Autre chose est une histoire naturelle faite pour elle-même, autre chose une histoire naturelle recueillie pour donner à l’esprit les lumières selon lesquelles la philosophie doit être légitimement fondée. Ces deux histoires naturelles, qui diffèrent sous tant d’autres rapports, diffèrent surtout en ce que la première contient seulement la variété des espèces naturelles, et non les expériences fondamentales des arts mécaniques. En effet, de même que dans un État, la portée de chaque esprit, et le génie particulier de son caractère et de ses secrets penchants se montre mieux dans une époque de troubles que dans toute autre ; de même, les secrets de la nature se manifestent mieux sous le fer et le feu des arts, que dans le cours tranquille de ses opérations accoutumées. Ainsi donc il faudra bien espérer de la philosophie naturelle, alors que l’histoire naturelle, qui en est la base et le fondement, suivra une meilleure méthode ; mais auparavant tout espoir serait vain.

D’un autre côté, parmi les expériences relatives aux arts mécaniques, nous trouvons une véritable disette de celles qui sont le plus propres à conduire l’esprit aux lois générales. Le mécanicien qui ne se met nullement en peine de rechercher la vérité, ne donne son attention et ne met la main qu’à ce qui peut faciliter son opération. Mais on ne pourra concevoir une espérance bien fondée du progrès ultérieur des sciences, que lorsque l’on recevra et l’on rassemblera dans l’histoire naturelle une foule d’expériences qui ne sont par elles-mêmes d’aucune utilité pratique, mais qui ont une grande importance pour la découverte des causes et des lois générales ; expériences que nous appelons lumineuses, pour les distinguer des fructueuses, et qui ont cette admirable vertu de ne jamais tromper ni décevoir. Comme leur emploi n’est pas de produire quelque opération, mais de révéler une cause naturelle, quel que soit l’événement, il répond toujours également bien à nos désirs, puisqu’il donne une solution à la question.

Non-seulement il faut rechercher et recueillir un plus grand nombre d’expériences, et d’un autre genre, qu’on ne l’a fait jusqu’aujourd’hui, mais encore il faut employer une méthode toute différente, et suivre un autre ordre et une autre disposition dans l’enchaînement et la gradation des expériences. Une expérience vague et qui n’a d’autre but qu’elle-même, comme nous l’avons déjà dit, est un pur tâtonnement, plutôt fait pour étouffer que pour éclairer l’esprit de l’homme ; mais, lorsque l’expérience suivra des règles certaines, et s’avancera graduellement dans un ordre méthodique, alors on pourra espérer mieux des sciences.

Lorsque les matériaux de l’histoire naturelle et d’une expérience telle que la réclame l’œuvre véritable de l’intelligence ou l’œuvre philosophique, seront recueillis et sous la main, il ne faut pas croire qu’il suffise alors à l’esprit d’opérer sur ces matériaux avec ces seules forces et l’unique secours de la mémoire, pas plus qu’on ne pourrait espérer retenir et posséder de mémoire la série entière de quelque éphéméride. Or, jusqu’ici on a beaucoup plus médité qu’écrit pour faire des découvertes, et personne encore n’a expérimenté, la plume à la main ; or, toute bonne découverte doit sortir d’une préparation écrite. Lorsque cet usage se sera répandu, on pourra alors espérer mieux de l’expérience, gravée enfin par la plume.

Et de plus, comme le nombre, et j’ai presque dit l’armée des faits, est immense et dispersé au point de confondre et d’éparpiller l’intelligence, il ne faut rien espérer de bon des escarmouches, des mouvements légers et des reconnaissances poussées à droite et à gauche par l’esprit, à moins qu’elles n’aient leur plan et ne soient coordonnées dans des tables de découvertes toutes spéciales, bien disposées et en quelque façon vivantes, où viennent se réunir toutes les expériences relatives au sujet de recherches, et que l’esprit ne prenne son point d’appui dans ces tables bien ordonnées qui préparent son travail.

Mais, après avoir mis sous ses yeux un nombre suffisant de faits méthodiquement enchaînés et groupés, il ne faut pas passer sur-le-champ à la recherche et à la découverte de nouveaux faits ou des opérations de l’art ; ou du moins, si l’on y passe, il ne faut pas y reposer l’esprit. Nous ne nions pas que lorsque les expériences de tous les arts seront réunies dans un seul corps, et offertes ainsi à la pensée et au jugement d’un seul homme, on ne puisse, en appliquant les expériences d’un art aux autres arts, faire beaucoup de nouvelles découvertes, utiles à la condition et au bien-être des hommes, par le secours de cette seule expérience que nous appelons écrite ; mais cependant on doit espérer de cette expérience beaucoup moins que de la nouvelle lumière des lois générales, tirées légitimement de ces faits, suivant une méthode certaine, et qui indiquent et désignent à leur tour une foule de faits nouveaux. La vraie route n’est pas un chemin uni, elle monte et descend ; elle monte d’abord aux lois générales, et descend ensuite à la pratique.

Cependant il ne faut pas permettre que l’intelligence saute et s’envole des faits aux lois les plus élevées et les plus générales, telles que les principes de la nature et des arts, comme on les nomme, et, leur donnant une autorité incontestable, établisse d’après elles les lois secondaires ; ce que l’on a toujours fait jusqu’ici, l’esprit humain y étant porté par un entraînement naturel, et de plus y étant formé et habitué depuis longtemps par l’usage des démonstrations toutes syllogistiques. Mais il faudra bien espérer des sciences, lorsque l’esprit montera, par la véritable échelle et par des degrés continus et sans solution, des faits aux lois les moins élevées, ensuite aux lois moyennes, en s’élevant de plus en plus jusqu’à ce qu’il atteigne enfin les plus générales de toutes. Car les lois les moins élevées ne diffèrent pas beaucoup de la simple expérience ; mais ces principes suprêmes et très-généraux que la raison emploie maintenant, sont fondés sur les notions abstraites, et n’ont rien de solide. Les lois intermédiaires, au contraire, sont les principes vrais, solides et en quelque sorte vivants, sur lesquels reposent toutes les affaires et les fortunes humaines ; au-dessus d’eux enfin sont les principes suprêmes, mais constitués de telle façon qu’ils ne soient pas abstraits, et que les principes intermédiaires les déterminent.

Ce ne sont pas des ailes qu’il faut attacher à l’esprit humain, mais plutôt du plomb et des poids, pour l’arrêter dans son emportement et son vol. C’est ce qu’on n’a pas fait jusqu’ici, mais lorsqu’on le fera, on pourra espérer mieux des sciences.

Pour établir les lois générales, il faut chercher une autre forme d’induction que celle que l’on a employée jusqu’ici, et qui ne serve pas à découvrir et à constituer seulement les principes, comme on les nomme, mais encore les lois les moins générales, les intermédiaires, et toutes en un mot. L’induction, qui procède par une simple énumération, est une chose puérile, qui aboutit à une conclusion précaire, qu’une expérience contradictoire peut ruiner, et qui prononce le plus souvent sur un nombre de faits trop restreint, et sur ceux seulement qui se présentent d’eux-mêmes à l’observation. Mais l’induction, qui sera utile pour la découverte et la démonstration des sciences et des arts, doit séparer la nature par des rejets et des exclusions légitimes ; et, après avoir repoussé tous les faits qu’il convient, conclure en vertu de ceux qu’elle admet ; ce que personne n’a encore fait ni essayé, si ce n’est pourtant Platon, qui se sert quelquefois de cette forme d’induction, pour en tirer ses définitions et ses idées. Mais pour constituer complétement et légitimement cette induction ou démonstration, il faut lui appliquer une foule de règles, qui ne sont jamais venues à l’esprit d’aucun homme ; de façon qu’il faut s’en occuper beaucoup plus qu’on ne s’est jamais occupé du syllogisme ; et l’on doit se servir de cette induction, non-seulement pour découvrir les lois de la nature, mais encore pour déterminer les notions. Et certes, une immense espérance repose sur cette induction. (Ibid.)

Classification des causes d’erreur.

Il y a quatre sortes d’idoles qui remplissent l’esprit humain ; pour nous faire entendre, nous leur donnons les noms suivants : la première espèce d’idoles, ce sont celles de la tribu ; la seconde, les idoles de la caverne ; la troisième, les idoles du forum ; la quatrième, les idoles du théâtre.

Les idoles que nous appelons idoles de la tribu[2] ont leur origine, ou dans la régularité inhérente à l’essence de l’esprit humain, ou dans ses préjugés, ou dans son étroite portée, ou dans son instabilité continuelle, ou dans son commerce avec les passions, ou dans l’imbécillité des sens, ou dans le mode de l’impression que nous recevons des choses.

Les idoles de la caverne[3] viennent de la constitution d’esprit et de corps particulière à chacun ; et aussi de l’éducation, de la coutume, des circonstances. Cette espèce d’erreur est très-nombreuse et variée ; cependant nous indiquerons celles dont il faut le plus se garder, et qui ont la plus pernicieuse influence sur l’esprit qu’elles corrompent…

Les plus dangereuses de toutes les idoles sont celles du forum[4], qui viennent à l’esprit de son alliance avec le langage. Les hommes croient que leur raison commande aux mots ; mais les mots exercent souvent à leur tour une influence toute-puissante sur l’intelligence, ce qui rend la philosophie et les sciences sophistiques et oiseuses. Le sens des mots est déterminé selon la portée de l’intelligence vulgaire, et le langage coupe la nature par les lignes que cette intelligence aperçoit plus facilement. Lorsqu’un esprit plus pénétrant ou une observation plus attentive veut transporter ces lignes pour les mettre mieux en harmonie avec la réalité, le langage y fait obstacle ; d’où il arrive que de grandes et solennelles controverses d’hommes très-doctes dégénèrent souvent en disputes de mots ; tandis qu’il vaudrait mieux commencer, suivant la prudente habitude des mathématiciens, par couper court à toute discussion, en définissant rigoureusement les termes.

Quant aux idoles du théâtre, elles ne sont pas innées en nous, ou introduites furtivement dans l’esprit ; mais ce sont les fables des systèmes et les mauvaises méthodes de démonstration qui nous les imposent. (Ibid.)

La recherche des causes finales doit rester l’objet de la métaphysique.

La seconde partie de la métaphysique est la recherche des causes finales, partie que nous notons ici, non comme oubliée, mais comme mal placée ; car, ces causes, on est dans l’habitude de les chercher parmi les objets de la physique et non parmi ceux de la métaphysique. Mais, s’il n’en résultait d’autre inconvénient que le défaut d’ordre, je n’y verrais pas tant de mal ; car l’ordre, après tout, n’a pour but que l’éclaircissement de la vérité et ne tient point à la substance des sciences. Il faut convenir pourtant que ce renversement d’ordre a donné naissance à un défaut très-notable et introduit un grand abus dans la philosophie ; c’est cette manie de traiter des causes finales dans la physique qui en a chassé et comme banni la recherche des causes physiques. Elle a fait que les hommes, se reposant sur des apparences, sur des ombres de causes de cette espèce, ne se sont pas attachés à la recherche des causes réelles et vraiment physiques, et cela au grand préjudice des sciences. Voilà ce que nous avions à dire sur la métaphysique. Or, nous ne disconvenons pas que la partie de cette science qui a pour objet les causes finales, ne soit traitée dans les livres de physique et dans ceux de métaphysique ; mais, nous disons que dans les derniers elle est à sa place, et qu’elle est déplacée dans les premiers, vu les inconvénients qui en ont résulté… Car la recherche des causes finales est stérile, et, semblable à une vierge consacrée à Dieu, elle n’engendre point. (Ibid.)


III

DESCARTES

Extraits des règles pour la direction de l’esprit.
Règle IV
Sur la méthode.

Il vaut beaucoup mieux ne jamais songer à chercher la vérité sur aucune chose que de le faire sans méthode ; car il est très-certain que des études sans ordre et des méditations obscures troublent les lumières naturelles et aveuglent l’esprit, et quiconque s’accoutume à marcher ainsi dans les ténèbres s’affaiblit tellement la vue qu’il ne peut plus supporter le grand jour ; ce que confirme aussi l’expérience, puisque le plus souvent nous voyons ceux qui n’ont jamais étudié juger beaucoup plus solidement et beaucoup plus clairement de ce qui se présente que ceux qui ont toujours fréquenté les écoles. Or, par méthode, j’entends des règles certaines et faciles dont la rigoureuse observation empêchera qu’on ne suppose jamais pour vrai ce qui est faux, et fera que, sans se consumer en efforts inutiles, mais au contraire en augmentant graduellement sa science, l’esprit parvienne à la véritable connaissance de toutes les choses qu’il peut atteindre.

Notons bien ici ces deux points : Ne pas supposer vrai ce qui est faux, et tâcher de parvenir à la connaissance de toutes choses. En effet, si nous ignorons quelque chose de tout ce que nous pouvons savoir, c’est que nous n’avons découvert aucune route qui nous conduisît à une telle connaissance, ou que nous sommes tombés dans l’erreur contraire. Mais si la méthode indique nettement comment il faut faire usage de l’intuition pour ne pas tomber dans l’erreur contraire à la vérité, et comment doit s’opérer la déduction pour que nous parvenions à la connaissance de toutes choses, elle me semble n’exiger rien de plus pour être complète, puisqu’il n’y a de science possible, comme je l’ai dit plus haut, qu’au moyen de l’intuition et de la déduction. Elle ne s’étend pas néanmoins jusqu’à enseigner comment se font ces opérations, parce qu’elles sont les plus simples et les premières de toutes ; en sorte que si notre intelligence ne pouvait les faire auparavant, elle ne comprendrait aucune des règles de la méthode, quelques faciles qu’elles fussent. Quant aux autres opérations de l’esprit que la dialectique s’efforce de diriger à l’aide de ces deux premières, elles sont inutiles ici, ou plutôt elles doivent être comptées parmi les obstacles, parce qu’on ne peut rien ajouter à la pure lumière de la raison qui ne l’obscurcisse de quelque manière.

Puisque donc l’utilité de cette méthode est si grande que se livrer sans elle à la culture des lettres paraît devoir être plus nuisible que profitable, j’aime à croire que depuis longtemps les esprits supérieurs l’ont entrevue de quelque manière, sans autre guide que leur nature. Car l’esprit humain renferme je ne sais quoi de divin où les premières semences des pensées utiles ont été déposées, en sorte que souvent, si négligées et étouffées qu’elles soient par des études contraires, elles produisent des fruits spontanés. Nous en avons une preuve dans les sciences les plus faciles, l’arithmétique et la géométrie. En effet, on a remarqué que les anciens géomètres se servaient d’une certaine analyse qu’ils étendaient à la solution de tous les problèmes, bien qu’ils en aient envié la connaissance à la postérité. Et nous-mêmes ne nous servons-nous pas d’une espèce d’arithmétique, nommée algèbre, qui consiste à opérer sur un nombre ce que les anciens opéraient sur les figures ? Or ces deux sortes d’analyse ne sont autre chose que les fruits spontanés des principes innés de cette méthode ; et je ne suis pas étonné qu’appliquées aux objets si simples de ces deux sciences elles aient obtenu un développement plus heureux que dans les autres, où de plus grands obstacles les étouffent ordinairement, mais où cependant elles peuvent encore atteindre infailliblement à une parfaite maturité, pourvu qu’elles soient cultivées avec soin.

C’est là le but principal de ce traité ; car je ne ferais pas grand cas de ces règles si elles n’étaient utiles qu’à résoudre les vains problèmes dont les calculateurs et les géomètres ont coutume d’amuser leurs loisirs, et je croirais, dans ce cas, n’avoir réussi qu’à m’occuper de bagatelles avec plus de subtilité peut-être que les autres. Et bien que dans ce traité j’aille souvent parler de figures et de nombres, parce qu’il n’est aucune science à laquelle on puisse demander des exemples aussi évidents et aussi certains, toutefois, quiconque suivra attentivement ma pensée s’apercevra facilement que je n’embrasse rien moins que les mathématiques ordinaires, mais que j’expose une certaine autre science dont elles sont plutôt l’enveloppe que les parties. En effet, cette science doit contenir les premiers rudiments de la raison humaine et servir en outre à extraire d’un sujet quelconque les vérités qu’il renferme ; et, pour parler librement, je suis persuadé qu’elle est préférable à toutes les autres connaissances que les hommes nous ont transmises, puisqu’elle en est la source. Si j’ai parlé d’enveloppe, ce n’est pas que je veuille envelopper et cacher cette science pour en éloigner le vulgaire ; je désire au contraire la vêtir et l’orner de telle sorte qu’elle soit plus à la portée de l’esprit.

Quand je commençais à me livrer aux mathématiques, je me mis à lire la plupart des ouvrages de ceux qui les ont cultivées ; j’étudiai surtout l’arithmétique et la géométrie, parce qu’elles étaient, dit-on, les plus simples et comme une voie pour arriver aux autres sciences ; mais ni dans l’une ni dans l’autre je ne rencontrai un auteur qui me satisfît pleinement. Sans doute, en faisant subir l’épreuve du calcul à leurs propositions sur les nombres, je reconnaissais que la plupart étaient exactes ; quant aux figures, ils me mettaient en quelque sorte sous les yeux un grand nombre de vérités, et souvent ils concluaient juste en se dirigeant d’après certains résultats ; mais pourquoi ces choses étaient ainsi, et comment on parvenait à les découvrir, ils ne me paraissaient pas le montrer suffisamment. Aussi ne m’étonnais-je pas que la plupart même des hommes habiles et instruits, après avoir effleuré ces sciences, les négligeassent aussitôt comme des connaissances puériles et vaines, ou qu’au contraire ils s’arrêtassent effrayés sur le seuil même, les regardant comme des études très-difficiles et très-embrouillées.

En effet, rien de plus vide que de s’occuper de nombres stériles et de figures imaginaires, au point de paraître vouloir se renfermer dans la connaissance de pareilles bagatelles ; rien de plus inutile que de s’attacher à ces démonstrations superficielles que l’on découvre plutôt par hasard qu’avec l’aide de la science, et qui s’adressent plutôt à l’imagination et aux yeux qu’à l’intelligence, au point de perdre en quelque sorte l’habitude de raisonner. Rien enfin de plus difficile que de dégager par cette méthode les difficultés nouvelles qui se présentent, de la confusion des nombres qui les enveloppent. Mais quand je me demandai d’où venait que les premiers inventeurs de la philosophie ne voulaient admettre à l’étude de la sagesse personne qui ne possédât les mathématiques, comme si cette science leur eût paru la plus facile et la plus nécessaire pour former et préparer l’esprit à en comprendre de plus hautes, je soupçonnai qu’ils connaissaient certaines mathématiques fort différentes des mathématiques vulgaires de notre temps. Non pas que je croie qu’ils aient parfaitement connu cette science ; leurs folles joies et les sacrifices qu’ils offraient lorsqu’ils faisaient quelque légère découverte prouvent clairement combien ils étaient peu avancés sur ce point. Ces machines qu’ils auraient inventées, et que les historiens nous vantent, n’ébranlent pas mon opinion ; car bien qu’elles aient été peut-être fort simples, il n’est pas étonnant qu’elles aient été célébrées comme des prodiges par une multitude ignorante et facile à émerveiller. Toutefois, je suis convaincu que les premiers germes de vérité qui ont été déposés par la nature dans l’esprit de l’homme, et que nous étouffons en nous en lisant et en écoutant chaque jour tant d’erreurs, avaient une telle force dans cette naïve et simple antiquité que les hommes, à l’aide de la même lumière intellectuelle qui leur faisait voir qu’on doit préférer la vertu au plaisir et l’honnête à l’utile, bien qu’ils ignorassent la raison de cette préférence, s’étaient formé des idées vraies sur la philosophie et sur les mathématiques, quoiqu’ils ne pussent encore comprendre parfaitement ces sciences. Or, il me semble que quelques traces de ces mathématiques véritables se trouvent encore dans Pappus et Diophante, qui, sans appartenir aux premiers âges, vivaient cependant bien des siècles avant nous. Mais je serais porté à croire que par une ruse coupable ces écrivains eux-mêmes ont exprimé par la suite les passages qui en traitaient. Car de même qu’on a vu beaucoup d’artisans dérober le secret de leurs inventions, eux aussi, craignant peut-être que la facilité et la simplicité de leur méthode ne lui fissent perdre de son prix en le rendant vulgaire, ils ont mieux aimé, pour se faire admirer, nous présenter comme des produits de leur art quelques vérités stériles subtilement déduites que de nous enseigner cet art lui-même, dont la connaissance eût fait cesser toute notre admiration. Enfin quelques hommes d’un grand esprit ont essayé, dans ce siècle, de ressusciter cette méthode ; car celle qu’on désigne par le nom étranger d’algèbre ne paraît pas être autre chose, pourvu qu’on la délivre de la multiplicité de chiffres et de figures inexplicables qui la couvrent, et que par ce moyen on lui donne désormais cette clarté et cette facilité suprême que nous supposons devoir se trouver dans les vraies mathématiques. Ces pensées m’ayant ramené de l’étude spéciale de l’arithmétique et de la géométrie vers la recherche générale des mathématiques, je me demandai d’abord ce que tout le monde entendait précisément par ce mot, et pourquoi on regardait comme faisant partie des mathématiques, non-seulement l’arithmétique et la géométrie, mais encore l’astronomie, la musique, l’optique, la mécanique et plusieurs autres sciences. En effet, il ne suffit pas ici de considérer l’étymologie du mot, puisque le mot mathématiques ne signifiant que science, les sciences que je viens d’énumérer n’ont pas moins de droit que la géométrie au nom de mathématiques.

Au reste, il n’est personne, pour peu qu’il ait seulement touché le seuil des écoles, qui ne distingue facilement parmi les objets qui se présentent à lui, ceux qui se rattachent aux mathématiques et ceux qui appartiennent aux autres sciences. En réfléchissant plus attentivement à cela, je découvris enfin qu’on ne doit rapporter aux mathématiques que toutes les choses dans lesquelles on examine l’ordre ou la mesure, et qu’il importe peu que ce soit dans les nombres, les figures, les astres, les sons ou dans tout autre objet qu’on cherche cette mesure : qu’ainsi il doit y avoir une science générale qui explique tout ce qu’on peut chercher touchant l’ordre et la mesure, sans application à aucune manière spéciale, et qu’enfin elle est désignée, non sous un nom étranger, mais sous celui déjà ancien et usuel de mathématiques universelles, parce qu’elle contient tous les éléments qui ont fait appeler les autres sciences parties des mathématiques. Et la preuve que cette science l’emporte de beaucoup en utilité et en facilité sur toutes celles qui en dépendent, c’est qu’elle s’étend à tous les objets de ces dernières et en outre à beaucoup d’autres ; et que si elle contient quelques difficultés, elles se rencontrent également dans les autres sciences qui, de plus, en renferment d’autres provenant de leur objet particulier, lesquelles ne se trouvent pas dans la science générale. Et maintenant, lorsque tout le monde connaît le nom de cette science, et que même sans s’y livrer chacun en conçoit l’objet, d’où vient que la plupart recherchent péniblement la connaissance des autres sciences qui en dépendent, et que personne ne se met en peine de l’étudier elle-même ? J’en serais étonné si je ne savais qu’elle est regardée par tout le monde comme très-facile, et si depuis longtemps je n’avais remarqué que l’esprit humain, laissant de côté ce qu’il croit pouvoir atteindre facilement, se hâte aussitôt de courir à des objets nouveaux et plus élevés.

Mais moi, qui ai la conscience de ma faiblesse, je me propose d’observer constamment dans la recherche des connaissances un tel ordre que, commençant toujours par les choses les plus simples et les plus faciles, je ne passe jamais à d’autres avant qu’il me semble n’avoir plus rien à désirer sur les premières. C’est pourquoi j’ai cultivé jusqu’à ce jour, autant qu’il a été en moi, ces mathématiques universelles ; de sorte que je crois pouvoir désormais me livrer à l’étude des sciences un peu plus hautes sans que mes efforts soient prématurés.

Règle V
Toute la méthode consiste dans l’ordre et la disposition des choses vers lesquelles il est nécessaire de tourner son esprit pour découvrir quelque vérité. Nous la suivrons de point en point si nous ramenons graduellement les propositions obscures et embarrassées à de plus simples, et si, partant de l’intuition des choses les plus faciles, nous tâchons de nous élever par les mêmes degrés à la connaissance de tous les autres.

C’est en cela seulement qu’est renfermée la perfection de l’habilité humaine, et l’observation de cette règle n’est pas moins nécessaire à celui qui veut aborder la science, que le fil de Thésée à celui qui voudrait pénétrer dans le labyrinthe. Mais beaucoup de gens ou ne réfléchissent pas à ce qu’elle recommande, ou l’ignorent tout à fait, ou présument n’en avoir pas besoin ; et souvent ils examinent avec si peu d’ordre les questions les plus difficiles qu’ils me semblent agir comme un homme qui, du pied d’un édifice, voudrait s’élancer d’un saut jusqu’au faîte, soit en négligeant l’escalier destiné à cet usage, soit en ne l’apercevant pas. Ainsi font tous les astrologues, qui, sans connaître la nature des astres, sans même en avoir parfaitement observé tous les mouvements, espèrent pouvoir en indiquer les effets ; ainsi font la plupart de ceux qui étudient la mécanique sans savoir la physique, et qui fabriquent au hasard de nouveaux moteurs ; ainsi ces philosophes qui, négligeant l’expérience, croient que la vérité sortira de leur propre cerveau, comme Minerve du cerveau de Jupiter.

Or, tous pèchent également contre cette règle ; mais comme souvent l’ordre qu’elle prescrit est tellement obscur et embarrassé que tous ne peuvent reconnaître quel il est, on aura de la peine à ne pas s’égarer, à moins qu’on observe avec soin ce qui va être exposé dans la règle suivante.

Règle VI
Pour distinguer les choses les plus simples de celles qui sont enveloppées et suivre cette recherche avec ordre, il faut, dans chaque série d’objets ou de quelques vérités que nous avons directement déduites d’autres vérités, voir quelle est la chose la plus simple, et comment toutes les autres en sont plus ou moins ou également éloignées.

Quoique cette règle paraisse ne rien apprendre de bien nouveau, elle renferme cependant le principal secret de la méthode, et il n’en est pas une plus utile dans tout ce traité ; car elle nous apprend que toutes les choses peuvent se classer en diverses séries, non sans doute en tant qu’elles se rapportent à quelque genre d’être (division qui ressemblerait aux catégories des philosophes), mais en tant que de la connaissance des unes dépend la connaissance des autres ; en sorte que, toutes les fois qu’une difficulté se présente, nous puissions reconnaître aussitôt s’il est utile d’examiner préalablement certaines choses, quelles elles sont et dans quel ordre il faut les examiner.

Or, pour bien accomplir cette règle, notons d’abord que toutes les choses, dans le sens où elles peuvent se rattacher à ce que nous nous proposons, nous qui ne les considérons pas isolément, mais qui les comparons entre elles pour les connaître les unes par les autres, peuvent être appelées ou absolues ou relatives.

J’appelle absolu tout ce qui contient en soi la nature pure et simple que l’on cherche ; ainsi, par exemple, tout ce qu’on regarde comme indépendant, cause, simple, universel, un, égal, semblable, droit, etc. ; et je dis que l’absolu est ce qu’il y a de plus simple et de plus facile, et que nous devons nous en servir pour résoudre les questions.

J’appelle relatif ce qui est de la même nature, ou qui du moins en participe en un point par lequel on peut le rattacher à l’absolu et l’en déduire en suivant un certain ordre. Le relatif renferme en outre certaines autres choses que j’appelle des rapports ; tel est tout ce qu’on nomme dépendant, effet, composé, particulier, multiple, inégal, dissemblable, etc. Les choses relatives s’éloignent d’autant plus des choses absolues qu’elles contiennent plus de rapports subordonnés l’un à l’autre ; par la présente règle, nous recommandons de bien distinguer ces rapports et d’en observer la connexion et l’ordre naturel, de manière que, partant du dernier et passant par tous les autres, nous puissions arriver à ce qu’il y a de plus absolu.

Or tout le secret de la méthode consiste à chercher en tout avec soin ce qu’il y a de plus absolu ; car certaines choses sont plus absolues sous un point de vue que sous un autre, tandis que, considérées autrement, elles sont plus relatives. Ainsi l’universel est plus absolu que le particulier, parce qu’il possède une nature plus simple ; mais on peut le dire plus relatif, parce qu’il faut des individus pour qu’il existe. Quelquefois aussi certaines choses sont réellement plus absolues que d’autres, et cependant ne sont pas les plus absolues de toutes ; comme, par exemple, si nous envisageons les individus, l’espèce est l’absolu ; si nous regardons le genre, l’espèce est le relatif. Parmi les corps mesurables, c’est l’étendue qui est l’absolu ; mais dans l’étendue, c’est la longueur, etc. Enfin, pour mieux faire comprendre que nous considérons ici les séries des choses à connaître, et non la nature de chacune d’elles, c’est à dessein que nous avons compté la cause et l’égal au nombre des choses absolues, quoique leur nature soit vraiment relative ; car en philosophie la cause et l’effet sont choses corrélatives. Cependant, si nous cherchons ici ce que c’est que l’effet, il faut d’abord connaître la cause, et non commencer par étudier l’effet ; les choses égales se correspondent aussi, mais nous ne reconnaissons les choses inégales qu’en les comparant aux choses égales, et non d’une autre manière.

Notons en second lieu qu’il est peu de natures simples et inconditionnelles que nous puissions voir de prime abord et en elles-mêmes, indépendamment de toutes autres, même par des expériences et à l’aide de cette lumière qui est en nous ; aussi dis-je qu’il faut les observer avec soin, car ce sont celles que nous appelons les plus simples dans chaque série. Or on ne peut percevoir toutes les autres qu’en les déduisant de celles-ci, soit immédiatement, soit par deux ou trois conclusions différentes ou par un plus grand nombre, conclusions dont il faut en outre noter le chiffre pour reconnaître si plus ou moins de degrés les séparent de la première et de la plus simple proposition ; tel est partout l’enchaînement des conséquences, duquel naissent ces séries d’objets auxquelles il faut ramener toute question, si l’on veut l’examiner avec une méthode sûre. Mais parce qu’il n’est pas facile de passer en revue toutes ces séries, et qu’il ne faut pas tant les retenir de mémoire que les reconnaître par une certaine pénétration de l’esprit, on doit chercher un moyen de former les esprits de telle sorte que, toutes les fois qu’il sera besoin, ils les découvrent aussitôt. À quoi, certes, rien n’est plus propre, je l’ai moi-même éprouvé, que de s’accoutumer à réfléchir avec une certaine sagacité aux moindres choses que l’on a précédemment perçues.

Notons en troisième lieu qu’il ne faut pas commencer l’étude d’une science par la recherche des choses difficiles, mais qu’il faut, avant d’aborder quelque question déterminée, recueillir sans choix et sur-le-champ les vérités qui se présentent, puis voir graduellement si l’on en peut déduire quelques autres, et de ces dernières d’autres encore, et ainsi de suite. Cela fait, il faut réfléchir attentivement sur les vérités que l’on a trouvées, et examiner avec soin pourquoi l’on a pu trouver les unes plus tôt et plus facilement que les autres, et quelles elles sont ; nous saurons ainsi, lorsque nous aborderons quelque question déterminée, par quelles recherches il conviendra de commencer.

Par exemple, je vois que le nombre 6 est le double de 3 ; je cherche ensuite le double de 6, c’est-à-dire 12 ; puis encore, si bon me semble, le double de 12, c’est-à-dire 24 ; puis le double de 24, c’est-à-dire 48, etc., etc. ; de là je conclus sans peine que la même proportion existe entre 3 et 6 qu’entre 6 et 12, entre 12 et 24, etc. ; et par conséquent les nombres 3, 6, 12, 24, 48, etc., sont en proportion continue. De là, certes, bien que toutes ces choses soient si claires qu’elles paraissent presque puériles, je comprends, en y réfléchissant attentivement, de quelle manière toutes les questions relatives aux proportions ou aux rapports des choses sont enveloppées, et dans quel ordre on doit les chercher ; ce qui constitue toute la science des mathématiques pures.

Car je remarque d’abord qu’il n’a pas été plus difficile de trouver le double de 6 que le double de 3 ; que pareillement dans toutes choses, une fois la proportion trouvée entre deux grandeurs quelconques, on peut présenter mille autres grandeurs qui soient toujours dans le même rapport ; et que la nature de la difficulté ne change pas, cherchât-on 3 ou 4, ou un chiffre plus élevé, parce qu’il faut découvrir ces proportions chacune à part et sans avoir égard aux autres. Je remarque ensuite que, les grandeurs 3 et 6 étant données, j’en trouve il est vrai facilement une troisième en proportion continue, c’est-à-dire 12 ; mais qu’il ne m’est pas aussi facile, deux grandeurs extrêmes étant données, c’est-à-dire 3 et 12, de trouver la moyenne, c’est-à-dire 6. Si j’en examine la raison, je vois clairement qu’il y a ici une difficulté d’une tout autre sorte que la précédente, parce que, pour trouver la moyenne proportionnelle, il faut en même temps penser aux deux extrêmes et à la proportion qui existe entre eux, afin d’en trouver une nouvelle en divisant la première ; opération bien différente de celle qu’il faut faire lorsque, deux grandeurs étant données, on veut en trouver une troisième en proportion continue. Je poursuis encore et j’examine, étant données les grandeurs 3 et 24, si les deux moyennes proportionnelles 6 et 12 sont aussi faciles à trouver l’une que l’autre. Ici se présente une autre sorte de difficulté plus embarrassante que les précédentes ; car il faut penser non-seulement à un nombre ou à deux à la fois, mais à trois, pour en découvrir un quatrième. On peut aller plus loin encore, et voir si, étant donnés seulement 3 et 48, il serait encore plus difficile de trouver l’une de ces trois moyennes proportionnelles 6, 12, 24, ce qui paraît être tel au premier abord ; mais on voit aussitôt que cette difficulté peut se diviser et se simplifier, si l’on ne cherche d’abord qu’une seule moyenne proportionnelle entre 3 et 48, savoir 12 ; si l’on cherche ensuite une autre moyenne proportionnelle entre 3 et 12, savoir, 6 ; et une autre entre 12 et 48, savoir, 24 ; et on se trouve ramené ainsi à la seconde sorte de difficulté déjà exposée.

D’après tout ce qui précède, je vois comment on peut arriver à la connaissance d’une même chose par deux routes différentes, dont l’une est beaucoup plus difficile et beaucoup plus obscure que l’autre ; comme, par exemple, si pour trouver ces quatre nombres en proportion continue, 3, 6, 12, 24, on donne les deux conséquents 3 et 6, ou 6 et 12, ou 12 et 24, afin que par leur moyen on découvre les deux autres, la chose sera très-facile à faire ; et alors nous disons que la proposition à résoudre est examinée directement. Mais si l’on donne deux nombres alternes, 3 et 12, ou 6 et 24, afin qu’avec leur aide on trouve les autres, alors nous dirons que la difficulté est examinée indirectement de la première manière ; de même, si l’on donne les deux extrêmes, 3 et 24, pour découvrir avec leur aide les nombres intermédiaires 6 et 12, alors la question sera examinée indirectement de la seconde manière. Je pourrais poursuivre ainsi, et de ce seul exemple tirer beaucoup d’autres conséquences ; mais celles que j’ai tirées suffiront pour que le lecteur voie ce que j’entends par une proposition déduite directement ou indirectement, et sache que les choses les plus faciles et les plus élémentaires, bien connues, peuvent, même dans les autres études, être d’un grand secours à l’homme qui apporte dans ses recherches de la sagacité et une attention réfléchie.

Règle VII
Pour le complément de la science, il faut, par un mouvement continu de la pensée, parcourir tous les objets qui se rattachent à notre but, et les embrasser dans une énumération suffisante et méthodique.

L’observation de cette règle est nécessaire pour admettre comme certaines ces vérités qui, comme nous l’avons dit plus haut, ne se déduisent pas immédiatement des principes que l’on connaît par eux-mêmes. Quelquefois, en effet, on y arrive par une si longue suite de conséquences que difficilement on se rappelle tout le chemin qu’on a fait ; c’est pour cela que nous recommandons de suppléer à la faiblesse de la mémoire par un mouvement continu de la pensée. Si donc, par exemple, je trouve par diverses opérations, premièrement, quel est le rapport entre les grandeurs A et B, ensuite quel est le rapport entre B et C, puis entre C et D, et enfin entre D et E, je ne vois par pour cela celui qui existe entre A et E, et je ne puis le déterminer avec précision d’après les rapports connus, si je ne me les rappelle tous. C’est pourquoi je les parcourrai de temps en temps par un mouvement continu de l’imagination, en sorte qu’à la fois elle en voie un et passe à un autre, jusqu’à ce que j’aie appris à passer du premier au dernier assez rapidement pour paraître, presque sans le secours de la mémoire, les saisir tous d’un coup d’œil. Cette méthode, tout en aidant la mémoire, corrige en outre la lenteur de l’esprit et en étend pour ainsi dire la capacité.

J’ajoute que ce mouvement ne doit pas être interrompu ; souvent, en effet, ceux qui trop vite, et de principes éloignés, veulent tirer une conséquence, ne parcourent pas toute la chaîne des conclusions intermédiaires avec tant de soin qu’ils n’en passent un grand nombre inconsidérément. Et certes, dès qu’on en omet une, fût-elle la moindre de toutes, la chaîne est aussitôt rompue et toute la certitude de la conclusion disparaît.

Je dis, en outre, que l’énumération est nécessaire au complément de la science ; en effet, les autres règles sont utiles pour la solution d’un grand nombre de questions, mais il n’y a que l’énumération qui puisse faire que nous portions un jugement sûr et certain sur tous les objets auxquels nous nous appliquons, et conséquemment que rien ne nous échappe entièrement, mais que nous paraissions avoir quelques lumières sur toutes choses.

L’énumération ou l’induction est donc la recherche de tout ce qui se rattache à une question donnée, et cette recherche doit être si diligente et si soignée que l’on puisse en conclure avec évidence et certitude que nous n’avons rien omis par notre faute ; en sorte que si, malgré l’emploi que nous en aurons fait, la chose cherchée nous échappe, nous soyons du moins plus savants, en ce que nous saurons fermement que pas une des voies à nous connues ne pourrait nous conduire à la découverte de cette chose, et que si par aventure, comme il arrive souvent, nous avons pu parcourir toutes les voies qui y conduisent, nous puissions affirmer hardiment que la connaissance en est au-dessus de l’intelligence humaine.

Notons en outre que, par énumération suffisante ou induction, nous entendons seulement le moyen qui sert à découvrir la vérité avec plus de certitude que ne pourrait le faire tout autre genre de preuves, excepté la simple intuition, et que toutes les fois qu’on ne peut ramener à l’intuition une connaissance quelconque, il faut rejeter les liens du syllogisme, et n’avoir foi que dans l’induction, seul recours qui nous reste ; car toutes les propositions que nous déduisons immédiatement l’une de l’autre, pourvu que la déduction soit évidente, sont dès lors ramenées à une véritable intuition. Mais si nous inférons une conséquence de propositions nombreuses et disjointes, souvent la capacité de notre intelligence n’est pas assez grande pour pouvoir les embrasser toutes d’une seule intuition ; auquel cas la certitude de cette opération doit nous suffire. De même nous ne pouvons pas d’un seul coup d’œil distinguer tous les anneaux d’une chaîne trop longue ; mais néanmoins, si nous avons vu l’union de chaque anneau avec celui qui le précède et avec celui qui le suit, cela nous suffira même pour dire que nous avons vu comment le dernier se rattache au premier.

J’ai dit que cette opération doit être suffisante, parce que souvent elle peut être défectueuse, et par conséquent sujette à l’erreur. Quelquefois, en effet, tout en parcourant par la voie de l’énumération une longue suite de propositions de la plus grande évidence, si pourtant nous en omettons une seule, fût-ce la moindre, la chaîne se rompt et toute la certitude de la conclusion disparaît. Parfois aussi nous embrassons tout dans notre énumération, mais nous ne distinguons pas chaque proposition séparément, en sorte que nous n’avons du tout qu’une connaissance confuse.

Quelquefois cette énumération doit être complète, quelquefois distincte ; d’autres fois enfin elle n’a besoin d’aucun de ces deux caractères ; aussi ai-je dit seulement qu’elle doit être suffisante. En effet, si je veux prouver par énumération combien de sortes d’êtres sont corporels, ou de quelle manière ils tombent sous les sens, je n’affirmerai pas qu’il y en a tant, et non davantage, si je ne sais avec certitude que je les ai tous compris dans mon énumération et distingués les uns des autres ; mais si par le même moyen je veux montrer que l’âme raisonnable n’est pas corporelle, il ne sera pas besoin que l’énumération soit complète ; mais il suffira de réunir tous les corps sous quelques catégories, de manière à prouver que l’âme raisonnable ne peut se rapporter à aucune d’elles. Si enfin je veux montrer par énumération que la surface d’un cercle est plus grande que celle de toutes les autres figures dont le périmètre est égal, il n’est pas besoin de passer en revue toutes les figures, mais il suffit de démontrer cela de quelques-unes en particulier pour conclure de même, par induction, à l’égard de toutes les autres.

J’ai ajouté que l’énumération doit être méthodique, non-seulement parce qu’il n’est pas de meilleur préservatif contre les défauts déjà énoncés que de tout examiner avec ordre, mais encore parce qu’il arrive souvent que s’il fallait étudier séparément chacune des choses qui ont rapport au but que nous nous proposons la vie d’aucun homme n’y suffirait.

Descartes. Règles pour la direction de l’esprit.

IV

BOSSUET

Le néant n’est pas entendu et n’a pas d’idée.

À proprement parler, le néant n’est pas entendu. Il n’y a nulle vérité dans ce qui n’est pas : il n’y a donc aussi rien d’intelligible ; mais où l’idée de l’être manque, là nous entendons le non-être.

De là vient que, pour exprimer qu’une chose est fausse, souvent on se contente de dire : cela ne s’entend pas, cela ne signifie rien : c’est-à-dire qu’à ces paroles il ne répond, dans l’esprit, aucune idée.

Par là il faut dire encore qu’il n’y a point d’idée du faux comme faux. Car, de même que le vrai est ce qui est, le faux est ce qui n’est point.

On connaît donc la fausseté d’une chose dans la vérité qui lui est contraire.

Ainsi, lorsque, en faisant le dénombrement des idées, nous y avons rapporté celles du vrai et du faux, il faut entendre que l’idée du faux n’est que l’éloignement de l’idée du vrai.

De même, l’idée du mal n’est que l’éloignement de l’idée du bien.

De cette sorte, à ces termes faux et mal répond, dans notre esprit, quelque chose ; mais ce qui y répond, c’est le vrai qui exclut le faux, le bien qui exclut le mal.

Et tout cela est fondé sur ce que le faux et le mal, comme faux et comme mal, sont un non-être, qui n’a point d’idée, ou, pour parler plus correctement, ne sont pas un être qui ait une idée.

Ce qui pourrait nous tromper, c’est que nous donnons au vrai et au faux, et même au néant, un nom positif ; mais de là il ne s’ensuit pas que l’idée qui y répond soit positive : autrement le néant serait quelque chose, ce qui est contradictoire.

Au reste, on entend assez que le positif c’est ce qui pose et qui met, et que le négatif est ce qui ôte. Le terme positif affirme, et le négatif nie, comme le porte son nom.

Nous aurions moins d’idées si notre esprit était plus parfait.

Il est véritable que nous aurions moins d’idées si notre esprit était plus parfait. Car à qui connaîtrait les choses pleinement et parfaitement en elles-mêmes, c’est-à-dire dans leur substance, il ne faudrait qu’une même idée pour une même chose ; et cette idée ferait entendre par un seul regard de l’esprit tout ce qui serait dans son objet.

Mais comme notre manière de connaître les choses est imparfaite, et que nous avons besoin de les considérer par rapport aux autres choses, de là vient que la même chose ne peut nous être connue que par des idées différentes, ainsi que nous venons de dire. Si je connaissais pleinement et parfaitement la nature ou la substance de l’âme, je n’aurais besoin, pour la concevoir, que d’une seule idée en laquelle je découvrirais toutes ses propriétés et toutes ses opérations. Mais, comme je ne me connais moi-même, et à plus forte raison les autres choses, que fort imparfaitement, je me représente mon âme, sous des idées différentes, par rapport à ses différentes opérations, et je tâche de rattraper par cette diversité ce que je voudrais pouvoir trouver par l’unité indivisible d’une idée parfaite.

Les idées regardent des vérités éternelles, et non ce qui existe et ce qui se fait dans le temps.

En effet, quand je considère un triangle rectiligne comme une figure bornée de trois lignes droites et ayant trois angles égaux à deux droits, ni plus ni moins ; et quand je passe de là à considérer un triangle équilatéral avec ses trois côtés et ses trois angles égaux, d’où s’ensuit que je considère chaque angle de ce triangle comme moindre qu’un angle droit ; et quand je viens encore à considérer un rectangle et que je vois clairement dans cette idée jointe avec les précédentes que les deux angles de ce triangle sont nécessairement aigus, et que ces deux angles aigus en valent exactement un seul droit, ni plus ni moins, je ne vois rien de contingent ni de muable ; et par conséquent les idées qui me représentent ces vérités sont éternelles.

Quand il n’y aurait dans la nature aucun triangle équilatéral ou rectangle, ou aucun triangle quel qu’il fût, tout ce que je viens de considérer demeure toujours vrai et indubitable.

En effet, je ne suis pas assuré d’avoir jamais aperçu aucun triangle équilatéral ou rectangle. Ni la règle ni le compas ne peuvent m’assurer qu’une main humaine, aussi habile qu’elle soit, ait jamais fait une ligne exactement droite, ni des côtés ni des angles parfaitement égaux les uns aux autres.

Il ne faut qu’un microscope pour nous faire, non pas entendre, mais voir à l’œil, que les lignes que nous traçons n’ont rien de droit ni de continu, par conséquent rien d’égal, à regarder les choses exactement.

Nous n’avons donc jamais vu que des images imparfaites de triangles équilatéraux, ou rectangles, ou isocèles, ou oxygones, ou amblygones, ou scalènes, sans que rien nous puisse assurer ni qu’il y en ait de tels dans la nature, ni que l’art en puisse construire.

Et néanmoins, ce que nous voyons de la nature et des propriétés du triangle, indépendamment de tout triangle existant, est certain et indubitable.

En quelque temps donné ou en quelque point de l’éternité, pour ainsi parler, qu’on mette un entendement, il verra ces vérités comme manifestes ; elles sont donc éternelles.

Quand on a trouvé l’essence et ce qui répond aux idées, on peut dire qu’il est impossible que les choses soient autrement.

Que si cela est une fois posé, il s’ensuit que quand on a trouvé l’essence, c’est-à-dire ce qui répond premièrement et précisément à l’idée, on a trouvé en même temps ce qui ne peut être changé, en sorte qu’il est impossible que la chose soit autrement.

Il n’y a pour cela qu’à poser de suite les choses déjà établies. Toute idée a pour objet quelque vérité ; cette vérité est immuable et éternelle, et comme telle, est l’objet de la science ; cette vérité subsiste éternellement en Dieu, dans ses idées éternelles comme les appelle Platon, dans ses raisons immuables, comme les appelle saint Augustin, et tout cela, c’est Dieu même. Il est donc autant impossible que la vérité qui répond précisément à l’idée change jamais, qu’il est impossible que Dieu ne soit pas ; et ainsi, quand on sera assuré d’avoir démêlé précisément ce qui répond à notre idée, on aura trouvé l’essence invariable des choses, et on pourra dire qu’il est impossible qu’elles soient jamais autrement.

Tout est individuel et particulier dans la nature.

Après avoir connu l’universalité des idées, il faut maintenant considérer d’où elle vient ; et pour cela, il faut supposer, avant toutes choses, que dans la nature tout est individuel et particulier. Il n’y a point de triangle qui subsiste en général ; il n’y a que des triangles particuliers qu’on peut montrer au doigt et à l’œil ; il n’y a point d’âme raisonnable en général ; toute âme raisonnable qui subsiste est quelque chose de déterminé qui ne peut jamais composer qu’un seul et même homme distingué de tous les autres. On enseigne en métaphysique que la première propriété qui convient à une chose existante, c’est l’unité individuelle, et par là incommunicable. Cette vérité ne demande pas de preuve et ne veut qu’un moment de réflexion pour être entendue.

L’universel est dans la pensée ou dans l’idée.

Il n’y a donc rien en soi-même d’universel, c’est-à-dire qu’il n’y a rien qui soit réellement un dans plusieurs individus ; un certain cercle, à le prendre en soi, est distingué des autres cercles par tout ce qu’il est : mais, parce que tous les cercles sont tellement semblables, comme cercles, qu’en cela l’esprit ne conçoit aucune différence entre eux, il n’en fait qu’un même objet, comme il a été dit, et se les représente sous la même idée.

Ainsi, l’universalité est l’ouvrage de la précision, par laquelle l’esprit considère en quoi plusieurs choses conviennent, sans considérer ou sans savoir en quoi précisément elles diffèrent.

Par là il se voit que l’universel ne subsiste que dans la pensée et que l’idée qui représente à l’esprit plusieurs choses comme un seul objet est l’universel proprement dit.

Cette idée universelle, par exemple, celle de cercle, a deux qualités. La première qu’elle convient à tous les cercles particuliers, et ne convient plus à l’un qu’à l’autre ; la seconde, que, étant prise en elle-même, quoiqu’elle ne représente distinctement aucun cercle particulier, elle les représente tous confusément, et même nous fait toujours avoir sur eux quelque regard indirect, parce que, quelque occupé que soit l’esprit à regarder le cercle comme cercle, sans en contempler aucun en particulier, il ne peut jamais tout à fait oublier que cette raison de cercle n’est effective et réelle que dans les cercles particuliers à qui elle convient.

La nature de l’universel expliquée par la doctrine précédente.

Par là se comprend parfaitement la nature de l’universel.

Il y faut considérer ce que donne la nature même et ce que fait notre esprit.

La nature ne nous donne, au fond, que des êtres particuliers, mais elle nous les donne semblables. L’esprit venant là-dessus, et les trouvant tellement semblables qu’il ne les distingue plus dans la raison en laquelle ils sont semblables, ne se fait de tous qu’un seul objet, comme nous l’avons dit souvent, et n’en a qu’une seule idée.

C’est ce qui fait dire au commun de l’École qu’il n’y a point d’universel dans les choses mêmes ; non datur universale a parte rei ; et encore, que la nature donne bien, indépendamment de l’esprit, quelque fondement à l’universel, en tant qu’elle fournit des choses semblables ; mais qu’elle ne donne pas l’universalité aux choses mêmes, puisqu’elle les fait toutes individuelles, et enfin, que l’universalité se commence par la nature et s’achève par l’esprit. Universale inchoatur a naturâ, perficitur ab intellectu.

Ceux qui pensent le contraire, et qui mettent l’universalité dans les choses mêmes, indépendamment de l’esprit, ne tombent dans cette erreur que pour n’avoir pas compris la nature de nos idées, qui regardent d’une même vue les objets semblables quoique distingués, et pour avoir transporté l’unité qui est dans l’idée aux objets qu’elle représente.

Il paraît par la doctrine précédente que, de même qu’il se fait par les précisions une distinction de raison fondée sur quelque distinction réelle, il se fait, dans l’universalité, une espèce d’unité de raison fondée sur la ressemblance qui donne lieu à l’esprit de concevoir plusieurs choses, par exemple, plusieurs hommes et plusieurs triangles sous une même raison, c’est-à-dire sous celle d’homme et sous celle de triangle.

Nous ne connaissons pas ce qui fait précisément la différence numérique ou individuelle.

Il faut observer une chose très-importante pour entendre la nature et les causes des idées universelles ; c’est que nous ne connaissons pas ce qui fait précisément la différence numérique et individuelle des choses, c’est-à-dire ce qui fait qu’un cercle diffère précisément d’un autre cercle, ou un homme d’un autre homme. Si on me dit qu’un cercle est reconnu différent d’un autre, parce qu’il est plus ou moins grand, je puis supposer deux cercles parfaitement égaux qui n’en seront pas moins distingués ; je ne sais point distinguer deux œufs ni deux gouttes d’eau. Il en serait de même de deux hommes qui seraient tout à fait semblables : témoin ces deux jumeaux tant connus de toute la cour, pour ne point parler de ceux de Virgile, qui, par la conformité de leur taille et de tous leurs traits faisaient une illusion agréable aux yeux de leurs propres parents, en sorte qu’ils ne pouvaient les distinguer l’un de l’autre.

Cela montre évidemment qu’outre les divers caractères qui conviennent ordinairement à chaque individu de la même espèce, et qui nous aident à les distinguer, il y a une distinction plus substantielle et plus foncière, mais, en même temps, inconnue à l’esprit humain.

Toutes nos idées sont universelles, et les unes plus que les autres.

De là s’ensuit clairement que toutes nos idées sont universelles. Car, s’il n’y a point d’idées qui fassent entendre les choses selon leur différence numérique, il paraît que les idées doivent toutes convenir à plusieurs objets, et que toutes, par conséquent, sont universelles, selon ce qui a été dit.

Mais les unes le sont plus que les autres. Car il y en a qui conviennent à plusieurs choses différentes en nombre seulement, comme par exemple celle du triangle oxygone ; et il y en a qui conviennent à plusieurs choses différentes en espèces, comme par exemple celle du triangle rectiligne, qui convient à six espèces de triangle ; trois à cause des côtés, l’équilatéral, l’isocèle et le scalène, et trois à cause des angles, l’oxygone, l’amblygone et le rectangle. (Bossuet, Logique.)


V

MALEBRANCHE

Exemples généraux des erreurs causées par la force de l’imagination.

Il se trouve des exemples fort ordinaires de cette communication d’imagination dans les enfants à l’égard de leurs pères, et encore plus dans les filles à l’égard de leurs mères ; dans les serviteurs à l’égard de leurs maîtres, et dans les servantes à l’égard de leurs maîtresses ; dans les écoliers à l’égard de leurs précepteurs, dans les courtisans à l’égard des rois, et généralement dans tous les inférieurs à l’égard de leurs supérieurs, pourvu toutefois que les pères, les maîtres et les autres supérieurs aient quelque force d’imagination, car sans cela il pourrait arriver que des enfants et des serviteurs ne reçussent aucune impression considérable de l’imagination faible de leurs pères ou de leurs maîtres.

Il se trouve encore des effets de cette communication dans les personnes d’une condition égale ; mais cela n’est pas si ordinaire, à cause qu’il ne se rencontre pas entre elles un certain respect qui dispose les esprits à recevoir sans examen les impressions des imaginations fortes. Enfin il se trouve de ces effets dans les supérieurs à l’égard de leurs inférieurs, et ceux-ci ont quelquefois une imagination si vive et si dominante, qu’ils tournent l’esprit de leurs maîtres et de leurs supérieurs comme il leur plaît.

Il ne sera pas malaisé de comprendre comment les pères et les mères font des impressions très-fortes sur l’imagination de leurs enfants, si l’on considère que ces dispositions naturelles de notre cerveau qui nous portent à imiter ceux avec qui nous vivons, et à entrer dans leurs sentiments et dans leurs passions, sont encore bien plus fortes dans les enfants à l’égard de leurs parents que dans tous les autres hommes. L’on en peut donner plusieurs raisons. La première, c’est qu’ils sont de même sang. Car de même que les parents transmettent très-souvent dans leurs enfants des dispositions à certaines maladies héréditaires, telle que la goutte, la pierre, la folie, et généralement toutes celles qui ne leur sont point survenues par accident, ou qui n’ont point pour cause seule et unique quelque fermentation extraordinaire des humeurs, comme les fièvres et quelques autres ; car il est visible que celles-ci ne se peuvent communiquer ; ainsi ils impriment les dispositions de leur cerveau dans celui de leurs enfants, et ils donnent à leur imagination un certain tour qui les rend tout à fait susceptibles des mêmes sentiments.

La seconde raison, c’est que d’ordinaire les enfants n’ont que très-peu de commerce avec le reste des hommes qui pourraient quelquefois tracer d’autres vestiges dans leur cerveau, et rompre en quelque façon l’effort continuel de l’impression paternelle. Car de même qu’un homme qui n’est jamais sorti de son pays s’imagine ordinairement que les mœurs et les coutumes des étrangers sont tout à fait contraires à la raison parce qu’elles sont contraires à la coutume de sa ville, au torrent de laquelle il se laisse emporter, ainsi un enfant qui n’est jamais sorti de la maison paternelle s’imagine que les sentiments et les manières de ses parents sont la raison universelle, ou plutôt il ne pense pas qu’il puisse y avoir quelque autre principe de raison ou de vertu que leur imitation. Il croit donc tout ce qu’il leur entend dire, et il fait tout ce qu’il leur voit faire.

Mais cette impression des parents est si forte, qu’elle n’agit pas seulement sur l’imagination des enfants, elle agit même sur les autres parties de leur corps. Un jeune garçon marche, parle, et fait les mêmes gestes que son père. Une fille de même s’habille comme sa mère, marche comme elle, parle comme elle ; si la mère grasseye, la fille grasseye ; si la mère a quelque tour de tête irrégulier, la fille le prend. Enfin les enfants imitent les parents en toute chose, jusque dans leurs défauts et dans leurs grimaces, aussi bien que dans leurs erreurs et dans leurs vices.

Il y a encore plusieurs autres causes qui augmentent l’effet de cette impression. Les principales sont l’autorité des parents, la dépendance des enfants, et l’amour mutuel des uns et des autres : mais ces causes sont communes aux courtisans, aux serviteurs, et généralement à tous les inférieurs aussi bien qu’aux enfants. Nous les allons expliquer par l’exemple des gens de cour.

Il y a des hommes qui jugent de ce qui ne paraît point par ce qui paraît ; de la grandeur, de la force, et de la capacité de l’esprit, qui leur sont cachées, par la noblesse, les dignités et les richesses qui leur sont connues. On mesure souvent l’un par l’autre ; et la dépendance où l’on est des grands, le désir de participer à leur grandeur, et l’éclat sensible qui les environne, portent souvent les hommes à rendre à des hommes des honneurs divins, s’il m’est permis de parler ainsi. Car, si Dieu donne aux princes l’autorité, les hommes leur donnent l’infaillibilité, mais une infaillibilité qui n’est point limitée dans quelques sujets ni dans quelques rencontres, et qui n’est point attachée à quelques cérémonies. Les grands savent naturellement toutes choses ; ils ont toujours raison, quoiqu’ils décident des questions desquelles ils n’ont aucune connaissance. C’est ne savoir pas vivre que d’examiner ce qu’ils avancent ; c’est perdre le respect que d’en douter. C’est se révolter, ou pour le moins, c’est se déclarer sot, extravagant et ridicule que de les condamner.

Mais lorsque les grands nous font l’honneur de nous aimer, ce n’est plus alors simplement opiniâtreté, entêtement, rébellion, c’est encore ingratitude et perfidie que de ne se rendre pas aveuglément à toutes leurs opinions ; c’est une faute irréparable qui nous rend pour toujours indignes de leurs bonnes grâces ; ce qui fait que les gens de cour, et par une suite nécessaire presque tous les peuples, s’engagent sans délibérer dans tous les sentiments de leur souverain, jusque-là même que dans les vérités de la religion ils se rendent très-souvent à leur fantaisie et à leur caprice.

Si les courtisans et tous les autres hommes abandonnent souvent des vérités certaines, des vérités essentielles, des vérités qu’il est nécessaire de soutenir ou de se perdre pour une éternité, il est visible qu’ils ne se hasarderont pas de défendre des vérités abstraites, peu certaines et peu utiles. Si la religion du prince fait la religion de ses sujets, la raison du prince fera aussi la raison de ses sujets ; et ainsi les sentiments du prince seront toujours à la mode : ses plaisirs, ses passions, ses jeux, ses paroles, ses habits, et généralement toutes ses actions, seront à la mode ; car le prince est lui-même comme la mode essentielle, et il ne se rencontre presque jamais qu’il fasse quelque chose qui ne devienne pas à la mode. Et comme toutes les irrégularités de la mode ne sont que des agréments et des beautés, il ne faut pas s’étonner si les princes agissent si fortement sur l’imagination des autres hommes.

Si Alexandre penche la tête, ses courtisans penchent la tête. Si Denis le Tyran s’applique à la géométrie à l’arrivée de Platon dans Syracuse, la géométrie devient aussitôt à la mode, et le palais de ce roi, dit Plutarque, se remplit incontinent de poussière par le grand nombre de ceux qui tracent des figures. Mais dès que Platon se met en colère contre lui, et que ce prince se dégoûte de l’étude et s’abandonne de nouveau à ses plaisirs, ses courtisans en font aussitôt de même. Il semble, continue cet auteur, qu’ils soient enchantés, et qu’une Circé les transforme en d’autres hommes. Ils passent de l’inclination pour la philosophie à l’inclination pour la débauche, et de l’horreur de la débauche et à l’horreur de la philosophie. C’est ainsi que les princes peuvent changer les vices en vertus et les vertus en vices, et qu’une seule de leurs paroles est capable d’en changer toutes les idées. Il ne faut d’eux qu’un mot, qu’un geste, qu’un mouvement des yeux ou des lèvres pour faire passer la science et l’érudition pour une basse pédanterie ; la témérité, la brutalité, la cruauté, pour grandeur de courage ; et l’impiété et le libertinage, pour force et pour liberté d’esprit.

Mais cela, aussi bien que tout ce que je viens de dire, suppose que ces princes aient l’imagination forte et vive ; car, s’ils avaient l’imagination faible et languissante, ils ne pourraient pas animer leurs discours, ni leur donner ce tour et cette force qui soumet et qui abat invinciblement les esprits faibles.

Il n’est pas absolument nécessaire, pour agir dans l’imagination des autres, d’avoir quelque autorité sur eux et qu’ils dépendent de nous en quelque manière ; la seule force d’imagination suffit quelquefois pour cela. Il arrive souvent que des inconnus qui n’ont aucune réputation, et pour lesquels nous ne sommes prévenus d’aucune estime, ont une telle force d’imagination, et par conséquent des expressions si vives et si touchantes, qu’ils nous persuadent sans que nous sachions ni pourquoi ni même de quoi nous sommes persuadés. Il est vrai que cela semble fort extraordinaire, mais cependant il n’y a rien de plus commun.

Or cette persuasion imaginaire ne peut venir que de la force d’un esprit visionnaire qui parle vivement sans savoir ce qu’il dit, et qui tourne ainsi les esprits de ceux qui l’écoutent à croire fortement sans savoir ce qu’ils croient. Car la plupart des hommes se laissent aller à l’effort de l’impression sensible qui les étourdit et les éblouit, et qui les pousse à juger par passion de ce qu’ils ne conçoivent que fort confusément. On prie ceux qui liront cet ouvrage de penser à ceci, d’en remarquer des exemples dans les conversations où ils se trouveront, et de faire quelques réflexions sur ce qui se passe dans leur esprit en ces occasions. Cela leur sera beaucoup plus utile qu’ils ne peuvent se l’imaginer.

Il n’est pas nécessaire d’apporter ici des exemples particuliers de ces choses, car on ne se trouve presque jamais une seule heure dans une compagnie sans en remarquer plusieurs, si l’on y veut faire un peu de réflexion. La faveur et les rieurs, comme l’on dit ordinairement, ne sont que rarement du côté de la vérité, mais presque toujours du côté des personnes que l’on aime. Celui qui parle est obligeant et civil ; il a donc raison. Si ce qu’il dit est seulement vraisemblable, on le regarde comme vrai ; et si ce qu’il avance est absolument ridicule et impertinent, il deviendra tout au moins fort vraisemblable. C’est un homme qui m’aime, qui m’estime, qui m’a rendu quelque service, qui est dans la disposition et dans le pouvoir de m’en rendre, qui a soutenu mon sentiment en d’autres occasions : je serais donc un ingrat et un imprudent si je m’opposais aux siens et si je manquais même à lui applaudir. C’est ainsi qu’on se joue de la vérité, qu’on la fait servir à ses intérêts et qu’on embrasse les fausses opinions les uns des autres.

Un honnête homme ne doit point trouver à redire qu’on l’instruise et qu’on l’éclaire quand on le fait selon les règles de la civilité ; et lorsque nos amis se choquent de ce que nous leur représentons modestement qu’ils se trompent, il faut leur permettre de s’aimer eux-mêmes et leurs erreurs, puisqu’ils le veulent et qu’on n’a pas le pouvoir de leur commander ni de leur changer l’esprit.

Mais un vrai ami ne doit jamais approuver les erreurs de son ami, car enfin nous devrions considérer que nous leur faisons plus de tort que nous ne pensons lorsque nous défendons leurs opinions sans discernement. Nos applaudissements ne font que leur enfler le cœur et les confirmer dans leurs erreurs ; ils deviennent incorrigibles ; ils agissent et ils décident enfin comme s’ils étaient devenus infaillibles.

D’où vient que les plus riches, les plus puissants, les plus nobles, et généralement tous ceux qui sont élevés au-dessus des autres, se croient fort souvent infaillibles, et qu’ils se comportent comme s’ils avaient beaucoup plus de raison que ceux qui sont d’une condition vile ou médiocre, si ce n’est parce qu’on approuve indifféremment et lâchement toutes leurs pensées ? Ainsi l’approbation que nous donnons à nos amis leur fait croire peu à peu qu’ils ont plus d’esprit que les autres, ce qui les rend fiers, hardis, imprudents, et capables de tomber dans les erreurs les plus grossières sans s’en apercevoir.

C’est pour cela que nos ennemis nous rendent souvent un meilleur service et nous éclairent beaucoup plus l’esprit par leurs oppositions que ne font nos amis par leurs approbations ; parce que nos ennemis nous obligent de nous tenir sur nos gardes et d’être attentifs aux choses que nous avançons, ce qui seul suffit pour nous faire reconnaître nos égarements. Mais nos amis ne font que nous endormir et nous donner une fausse confiance qui nous rend vains et ignorants. Les hommes ne doivent donc jamais admirer leurs amis et se rendre à leurs sentiments par amitié, de même qu’ils ne doivent jamais s’opposer à ceux de leurs ennemis par inimité ; mais ils doivent se défaire de leur esprit flatteur ou contredisant pour devenir sincères et approuver l’évidence et la vérité partout où ils la trouvent.

Nous devons aussi nous bien mettre dans l’esprit que la plupart des hommes sont portés à la flatterie ou à nous faire des compliments par une espèce d’inclination naturelle, pour paraître spirituels, pour attirer sur eux la bienveillance des autres, et dans l’espérance de quelque retour, ou enfin par une espèce de malice et de raillerie ; et nous ne devons pas nous laisser étourdir par tout ce que l’on peut nous dire. Ne voyons-nous pas tous les jours que des personnes qui ne se connaissent point ne laissent pas de s’élever l’un l’autre jusques aux nues la première fois même qu’ils se voient et qu’ils se parlent ? Et qu’y a-t-il de plus ordinaire que de voir des gens qui donnent des louages hyperboliques et qui témoignent des mouvements extraordinaires d’admiration à une personne qui vient de parler en public, même en présence de ceux avec lesquels ils s’en sont moqués quelque temps auparavant ? Toutes les fois qu’on se récrie, qu’on pâlit d’admiration, et comme surpris des choses que l’on entend, ce n’est pas une bonne preuve que celui qui parle dit des merveilles, mais plutôt qu’il parle à des hommes flatteurs, qu’il a des amis ou peut-être des ennemis qui se divertissent de lui. C’est qu’il parle d’une manière engageante, qu’il est riche et puissant ; ou, si on le veut, c’est une assez bonne preuve que ce qu’il dit est appuyé sur les notions des sens confuses et obscures, mais fort touchantes et fort agréables, ou qu’il a quelque feu d’imagination, puisque les louanges se donnent à l’amitié, aux richesses, aux dignités, aux vraisemblances, et très-rarement à la vérité.

Des erreurs les plus générales des passions ; quelques exemples particuliers.

C’est à la morale à découvrir toutes les erreurs particulières dans lesquelles nos passions nous engagent touchant le bien ; c’est à elle à combattre les amours déréglées, à rétablir la droiture du cœur, à régler les mœurs. Mais ici notre fin principale est de régler l’esprit, et de découvrir les causes de nos erreurs à l’égard de la vérité : ainsi nous ne pousserons pas davantage les choses que nous venons de dire, qui ne regardent que l’amour du vrai bien. Nous allons à l’esprit, et nous ne passons par le cœur que parce que le cœur en est le maître. Nous recherchons la vérité en elle-même et sans rapport à nous ; et nous ne considérons le rapport qu’elle a avec nous que parce que ce rapport est cause que l’amour-propre nous la cache et nous la déguise ; car nous jugeons de toutes choses selon nos passions, et par conséquent nous nous trompons en toutes choses, les jugements des passions n’étant jamais d’accord avec les jugements de la vérité.

C’est ce que nous apprend l’admirable saint Bernard par ces belles paroles : L’amour et la haine, dit-il, ne savent point juger selon la vérité. Mais si vous voulez un jugement de vérité : Je juge selon ce que j’entends. Ce n’est point par haine, ce n’est point par amour, ce n’est point par crainte. Voici un jugement de haine : Nous avons une loi, et il doit mourir selon notre loi. Voici un jugement de crainte : Si nous le laissons faire ainsi, les Romains viendront et ruineront notre ville et notre nation. Voici enfin un jugement d’amour ; c’est lorsque David, parlant de son fils parricide, dit : Pardonnez à mon fils Absalon. Notre amour, notre haine, notre crainte ne nous font faire que de faux jugements ; et il n’y a que la lumière pure de la vérité qui éclaire notre esprit, et que la voix distincte de notre maître commun qui nous fasse faire des jugements solides, pourvu que nous ne jugions que de ce qu’il nous dit et que selon qu’il nous le dit : Sicut audio, sic judico. Mais voyons de quelle manière nos passions nous séduisent, afin que nous puissions leur résister avec plus de facilité.

Les passions ont un si grand rapport avec les sens, qu’il ne sera pas difficile d’expliquer de quelle manière elles nous engagent dans l’erreur, après ce que nous avons dit dans le premier livre. Car les causes générales des erreurs de nos passions sont entièrement semblables à celles des erreurs de nos sens.

La cause la plus générale des erreurs de nos sens est, comme nous avons fait voir dans le premier livre, que nous attribuons aux objets de dehors ou à notre corps les sensations qui sont propres à notre âme ; que nous attachons les couleurs sur la surface des corps ; que nous répandons la lumière, les sons et les odeurs dans l’air, et que nous fixons la douleur et le chatouillement dans les parties de notre corps qui reçoivent quelques changements par le mouvement des corps qui les rencontrent.

Il faut dire à peu près la même chose de nos passions. Nous attribuons imprudemment aux objets qui les causent ou qui semblent les causer toutes les dispositions de notre cœur, notre bonté, notre douceur, notre malice, notre aigreur et toutes les autres qualités de notre esprit. L’objet qui fait naître en nous quelque passion nous paraît en quelque façon renfermer en lui-même ce qui se réveille en nous lorsque nous pensons à lui ; de même que les objets sensibles nous paraissent renfermer en eux-mêmes les sensations qu’ils excitent en nous par leur présence. Lorsque nous aimons quelque personne, nous sommes naturellement portés à croire qu’elle nous aime, et nous avons quelque peine à nous imaginer qu’elle ait dessein de nous nuire ni de s’opposer à nos désirs. Mais si la haine succède à l’amour, nous ne pouvons croire qu’elle nous veuille du bien ; nous interprétons toutes ses actions en mauvaise part ; nous sommes toujours sur nos gardes et dans la défiance, quoiqu’elle ne pense pas à nous ou qu’elle ne pense qu’à nous rendre service. Enfin nous attribuons injustement à la personne qui existe en nous quelque passion toutes les dispositions de notre cœur ; de même que nous attribuons imprudemment aux objets de nos sens toutes les qualités de notre esprit.

De plus, par la même raison que nous croyons que tous les hommes reçoivent les mêmes sensations que nous des mêmes objets, nous pensons que tous les hommes sont agités des mêmes passions que nous pour les mêmes sujets, pourvu que nous croyions qu’ils en puissent être agités. Nous pensons que l’on aime ce que nous aimons, ou que l’on désire ce que nous désirons ; et de là naissent les jalousies et les secrètes aversions, si le bien que nous recherchons ne peut être possédé tout entier de plusieurs : car si plusieurs personnes peuvent le posséder sans le diviser, comme le souverain bien, la science, la vertu, etc., il arrive tout le contraire. Nous pensons aussi que l’on hait, que l’on fuit, que l’on craint les mêmes choses que nous ; et de là viennent les liaisons et les conspirations secrètes ou manifestes, selon la nature et l’état de la chose que l’on hait, par le moyen desquelles liaisons nous espérons de nous délivrer de nos misères.

Nous attribuons donc aux objets de nos passions les émotions qu’ils produisent en nous ; et nous pensons que tous les autres hommes, et même quelquefois que les bêtes en sont agitées comme nous. Mais outre cela nous jugeons encore plus témérairement que la cause de nos passions, qui n’est souvent qu’imaginaire, est réellement dans quelque objet.

Lorsque nous avons un amour passionné pour quelqu’un, nous jugeons que tout en est aimable. Ses grimaces sont des agréments ; sa difformité n’a rien de choquant ; ses mouvements irréguliers et ses gestes mal composés sont justes, ou pour le moins ils sont naturels. S’il ne parle jamais, c’est qu’il est sage ; s’il parle toujours, c’est qu’il est plein d’esprit ; s’il parle de tout, c’est qu’il est universel ; s’il interrompt les autres sans cesse, c’est qu’il a du feu, de la vivacité, du brillant ; enfin s’il veut toujours primer, c’est qu’il le mérite. Notre passion nous couvre et nous déguise de cette sorte tous les défauts de nos amis, et au contraire elle relève avec éclat leurs plus petits avantages.

Mais si cette amitié, qui n’est fondée, comme les autres passions, que sur l’agitation du sang et des esprits animaux, vient à se refroidir faute de chaleur ou d’esprits propres à l’entretenir, et si l’intérêt ou quelque faux rapport change la disposition du cerveau, la haine, succédant à l’amour, ne manquera pas de nous faire imaginer dans l’objet de notre passion tous les défauts qui peuvent être un sujet d’aversion. Nous verrons dans cette même personne des qualités toutes contraires à celles que nous y admirions auparavant. Nous aurons honte de l’avoir aimée, et la passion dominante ne manquera pas de se justifier et de rendre ridicule celle dont elle a pris la place.

Les choses que je viens de dire sont des principes si généraux et si féconds d’erreurs, de préventions et d’injustices, qu’il est impossible d’en faire remarquer toutes les suites. La plupart des vérités ou plutôt des erreurs de certains lieux, de certains temps, de certaines communautés, de certaines familles, en sont les conséquences. Ce qui est vrai en Espagne est faux en France ; ce qui est vrai à Paris est faux à Rome ; ce qui est certain chez les jacobins est incertain chez les cordeliers ; ce qui est indubitable chez les cordeliers semble être une erreur chez les jacobins. Les jacobins se croient obligés de suivre saint Thomas, et pourquoi ? c’est souvent parce que ce saint docteur était de leur ordre. Les cordeliers au contraire embrassent les sentiments de Scot, parce que Scot était cordelier.

Il y a de même des vérités et des erreurs de certains temps. La terre tournait il y a deux mille ans ; elle est demeurée immobile jusqu’à nos jours ; et voici qu’elle commence à s’ébranler. On a brûlé autrefois Aristote ; un concile provincial, approuvé par un pape, a très-sagement défendu qu’on enseignât sa physique. On l’a admiré depuis ce temps-là, et voici qu’on commence à le mépriser. Il y a des opinions reçues présentement dans les écoles qui ont été rejetées comme des hérésies, et ceux qui les soutenaient excommuniés comme des hérétiques par quelques évêques ; parce que les passions causant des factions, les factions produisent de ces vérités ou de ces erreurs aussi inconstantes que la cause qui les excite. Par exemple, les hommes sont indifférents à l’égard de la stabilité de la terre et de la forme de corporéité ; mais ils ne sont point indifférents pour ces opinions lorsqu’elles sont soutenues par ceux qu’ils haïssent. Ainsi l’aversion soutenue par quelque sentiment confus de piété fait naître un zèle indiscret, qui s’échauffe et qui s’allume peu à peu, et qui produit enfin de ces événements qui ne paraissent étranges à tout le monde que longtemps après qu’ils sont arrivés.

On a de la peine à s’imaginer que la passion aille jusque-là ; mais c’est que l’on ne sait pas que nos passions s’étendent à tout ce qui les peut satisfaire. Aman ne voulait peut-être point de mal à tout le peuple juif ; mais Mardochée ne le salue pas, il est Juif : il faut donc perdre toute la nation, la vengeance en sera plus magnifique.

Il s’agit, entre des plaideurs, de savoir qui a droit à une terre : ils ne devraient apporter que leurs titres et ne dire que ce qui a rapport à leur affaire, ou qui la peut rendre meilleure. Cependant ils ne manquent pas de dire toute sorte de mal les uns des autres, de se contredire en toutes choses, de former des contestations et des accusations inutiles, et d’embrouiller leur procès d’une infinité d’accessoires qui confondent le principal. Enfin toutes les passions s’étendent aussi loin que la vue de l’esprit de ceux qui en sont émus ; je veux dire qu’il n’y a aucune chose que nous pensions avoir quelque rapport avec l’objet de nos passions, à laquelle le mouvement de ces passions ne s’étende. Et voici comment cela se fait.

Comment les passions se justifient. Les faux savants.

Tous les hommes désirent naturellement de savoir, car tout esprit est fait pour la vérité ; mais le désir de savoir, tout juste et tout raisonnable qu’il est en lui-même, devient souvent un vice très-dangereux par les faux jugements qui l’accompagnent. La curiosité offre souvent à l’esprit de vains objets de ses méditations et de ses veilles : elle attache souvent à ces objets de fausses idées de grandeur ; elle les relève par l’éclat trompeur de la rareté, et elle les représente si couverts de charmes et d’attraits, qu’il est difficile qu’on ne les contemple avec trop de plaisir et d’attachement.

Il n’y a point de bagatelle dont quelques esprits ne s’occupent tout entiers, et leur occupation se trouve toujours justifiée par les faux jugements que leur vaine curiosité leur fait faire. Ceux, par exemple, qui sont curieux de mots, s’imaginent que c’est dans la connaissance de certains termes que consistent toutes les sciences. Ils trouvent mille raisons pour se le persuader ; et le respect que leur rendent ceux qu’un terme inconnu étourdit, n’est pas la plus faible, quoique ce soit la moins raisonnable.

Il y a certaines gens qui apprennent toute leur vie à parler, et qui devraient peut-être se taire toute leur vie ; car il est évident qu’on doit se taire lorsqu’on n’a rien de bon à dire ; mais ils n’apprennent pas à parler pour se taire. Ils ne savent point assez que pour bien parler il faut bien penser ; qu’il faut se rendre l’esprit juste, discerner le vrai d’avec le faux, les idées claires de celles qui sont obscures, ce qui vient de l’esprit de ce qui part de l’imagination. Ils s’imaginent être de beaux et de rares génies, à cause qu’ils savent contenter l’oreille par une juste mesure, flatter les passions par des figures et des mouvements agréables, réjouir l’imagination par des expressions vives et sensibles, quoiqu’ils laissent l’esprit vide d’idées, sans lumière et sans intelligence.

Il y a quelque raison apparente de s’appliquer toute sa vie à l’étude de sa langue, puisqu’on en fait usage toute sa vie : cela est capable de justifier la passion de certains esprits. Mais j’avoue qu’il est difficile de justifier par quelque raison vraisemblable la passion de ceux qui s’appliquent indifféremment à toutes sortes de langues. On peut excuser la passion de ceux qui se font une bibliothèque entière de toutes sortes de dictionnaires, aussi bien que la curiosité de ceux qui veulent avoir des monnaies de tous les pays et de tous les temps. Cela peut leur être utile en quelques rencontres ; et si cela ne leur fait pas grand bien, du moins cela ne leur fait-il point de mal. Ils ont un magasin de curiosités qui ne les embarrasse pas, car ils ne portent sur eux ni leurs livres ni leurs médailles. Mais comment justifier la passion de ceux qui font de leur tête même une bibliothèque de dictionnaires ? Ils perdent le souvenir de leurs affaires et de leurs devoirs essentiels pour des mots de nul usage. Ils ne parlent leur langue qu’en hésitant. Ils mêlent à tous moments dans leurs entretiens des termes ou inconnus ou barbares, et ils ne payent jamais les honnêtes gens d’une monnaie qui ait cours dans le pays. Enfin leur raison n’est pas mieux conduite que leur langue ; car tous les recoins et tous les replis de leur mémoire sont tellement pleins d’étymologies, que leur esprit est comme étouffé par la multitude innombrable de mots qui voltigent sans cesse autour de lui.

Cependant il faut tomber d’accord que le désir bizarre des philologues se justifie. Mais comment ? Écoutez les jugements que ces faux savants font des langues, et vous le saurez. Ou bien supposez de certains axiomes qui passent parmi eux pour contestables, et tirez-en les conséquences qui s’en peuvent déduire. Supposez, par exemple, que les hommes qui parlent plusieurs langues sont autant de fois hommes qu’ils savent de langues, puisque c’est la parole qui les distingue des bêtes ; que l’ignorance des langues est la cause de l’ignorance où nous sommes d’une infinité de choses, puisque les anciens philosophes et les étrangers sont plus habiles que nous. Supposez de semblables principes et concluez, et vous formerez des jugements propres à faire naître la passion pour les langues, lesquels, par conséquent, seront semblables à ceux que la même passion forme dans les philologues pour justifier leurs études.

Toutes les sciences les plus basses et les plus méprisables ont toujours quelque endroit qui brille à l’imagination, et qui éblouit facilement l’esprit par l’éclat que la passion y attache. Il est vrai que cet éclat diminue, lorsque les esprits et le sang se refroidissent et que la lumière de la vérité commence à paraître ; mais cette lumière se dissipe aussi lorsque l’imagination reprend feu, et nous ne faisons plus alors qu’entrevoir ces belles raisons qui prétendaient condamner notre passion.

Au reste, lorsque la passion qui nous anime se sent mourir, elle ne se repent pas de sa conduite. On peut dire au contraire qu’elle dispose toutes choses, ou pour mourir avec honneur, ou pour revivre bientôt après ; je veux dire qu’elle dispose toujours l’esprit à former des jugements qui la justifient. Elle contracte encore en cet état une espèce d’alliance avec toutes les autres passions qui peuvent la secourir dans sa faiblesse, la fournir d’esprits et de sang dans son intelligence, rallumer ses cendres et l’en faire renaître ; car les passions ne sont point indifférentes les unes pour les autres. Toutes celles qui se peuvent souffrir contribuent fidèlement à leur mutuelle conservation. Ainsi, les jugements qui justifient le désir qu’on a pour les langues ou pour telle autre chose qu’il vous plaira, sont incessamment sollicités et pleinement confirmés par toutes les passions qui ne lui sont point contraires.

Le faux savant se présente à lui-même, tantôt comme environné de gens qui l’écoutent avec respect, tantôt comme victorieux de ceux qu’il a terrassés par des mots incompréhensibles, et presque toujours comme élevé au-dessus du commun des hommes. Il se flatte des louanges qu’on lui donne, des établissements qu’on lui propose, des recherches qu’on fait de sa personne. Il tient à tous les temps, il s’étend à tous les pays ; il ne se borne pas, comme les petits esprits, dans le temps présent, et, dans l’enceinte de sa ville, il se répand incessamment, et son épanchement fait son plaisir. Combien donc de passions se mêlent avec celle qu’il a pour la fausse érudition, lesquelles travaillent toutes à la justifier, et sollicitent chaudement des jugements en sa faveur !

Des règles qu’il faut observer dans la recherche de la vérité.

Le principe de toutes ces règles est qu’il faut toujours conserver l’évidence dans ses raisonnements pour découvrir la vérité sans crainte de se tromper. De ce principe dépend cette règle générale qui regarde le sujet de nos études, savoir : que nous ne devons raisonner que sur des choses dont nous avons des idées claires ; et, par une suite nécessaire, que nous devons toujours commencer par les choses les plus simples et les plus faciles, et nous y arrêter fort longtemps avant que d’entreprendre la recherche des plus composées et des plus difficiles.

Les règles qui regardent la manière dont il s’y faut prendre pour résoudre les questions dépendent aussi de ce même principe, et la première de ces règles est qu’il faut concevoir très-distinctement l’état de la question qu’on se propose de résoudre, et avoir des idées de ces termes assez distinctes pour les pouvoir comparer, et pour en reconnaître ainsi les rapports que l’on cherche.

Mais lorsqu’on ne peut reconnaître les rapports que les choses ont entre elles en les comparant immédiatement, la seconde règle est qu’il faut découvrir par quelque effort d’esprit une ou plusieurs idées moyennes qui puissent servir comme de mesure commune pour reconnaître par le moyen les rapports qui sont entre elles. Il faut observer inviolablement que ces idées soient claires et distinctes à proportion que l’on tâche de découvrir des rapports plus exacts et en plus grand nombre.

Mais lorsque les questions sont difficiles et de longue discussion, la troisième règle est qu’il faut retrancher avec soin du sujet que l’on doit considérer toutes les choses qu’il n’est point nécessaire d’examiner pour découvrir la vérité que l’on cherche. Car il ne faut point partager inutilement la capacité de l’esprit, et toute sa force doit être employée aux choses seules qui le peuvent éclairer. Les choses que l’on peut ainsi retrancher sont toutes celles qui ne touchent point la question, et qui étant retranchées, la question subsiste dans son entier.

Lorsque la question est ainsi réduite aux moindres termes, la quatrième règle est qu’il faut diviser le sujet de sa méditation par parties, et les considérer toutes les unes après les autres selon l’ordre naturel, en commençant par les plus simples, c’est-à-dire par celles qui renferment moins de rapports, et ne passer jamais aux plus composées avant que d’avoir reconnu distinctement les plus simples, et se les être rendues familières.

Lorsque ces choses sont devenues familières par la méditation, la cinquième règle est qu’on doit en abréger les idées et les ranger ensuite dans son imagination, ou les écrire sur le papier afin qu’elles ne remplissent plus la capacité de l’esprit. Quoique cette règle soit toujours utile, elle n’est absolument nécessaire que dans les questions très-difficiles et qui demandent une grande étendue d’esprit, à cause qu’on n’étend l’esprit qu’en abrégeant ses idées. L’usage de cette règle et de celles qui suivent ne se reconnaît bien que dans l’algèbre.

Les idées de toutes les choses qu’il est absolument nécessaire de considérer étant claires, familières, abrégées et rangées par ordre dans l’imagination ou exprimées sur le papier, la sixième règle est qu’il faut les comparer toutes selon les règles des combinaisons, alternativement les unes avec les autres, ou par la seule vue de l’esprit, ou par le mouvement de l’imagination accompagné de la vue de l’esprit, ou par le calcul de la plume joint à l’attention de l’esprit et de l’imagination.

Si, de tous les rapports qui résultent de toutes ces comparaisons, il n’y en a aucun qui soit celui que l’on cherche, il faut de nouveau retrancher de tous ces rapports ceux qui sont inutiles à la résolution de la question ; se rendre les autres familiers, les abréger et les ranger par ordre dans son imagination, ou les exprimer sur le papier ; les comparer ensemble selon les règles des combinaisons, et voir si le rapport composé que l’on cherche est quelqu’un de tous les rapports composés qui résultent de ces nouvelles comparaisons.

S’il n’y a pas un de ces rapports que l’on a découverts qui renferme la résolution de la question, il faut de tous ces rapports retrancher les inutiles, se rendre les autres familiers, etc. Et en continuant de cette manière, on découvrira la vérité ou le rapport que l’on cherche, si composé qu’il soit, pourvu qu’on puisse étendre suffisamment la capacité de l’esprit en abrégeant ses idées, et que dans toutes ces opérations l’on ait toujours en vue le terme où l’on doit tendre. Car c’est la vue continuelle de la question qui doit régler toutes les démarches de l’esprit, puisqu’il faut toujours savoir où l’on va.


VI

SPINOZA

Des axiomes et des définitions.

Si la chose existe en soi, ou, comme on dit ordinairement, si elle est sa propre cause à elle-même, elle ne peut être comprise alors que par sa seule essence ; si au contraire elle n’est pas en soi, mais qu’elle ait besoin d’une cause étrangère pour exister, alors c’est par sa cause immédiate qu’elle doit être comprise : car, en réalité, connaître l’effet n’est pas autre chose qu’acquérir une connaissance plus parfaite de la cause. Nous ne pourrons donc jamais, en nous livrant à l’étude des choses, rien conclure des abstractions, et nous devrons prendre bien garde de confondre ce qui est seulement dans l’entendement avec ce qui est dans les choses.

Mais la meilleure conclusion est celle qui se tirera d’une essence particulière affirmative, c’est-à-dire d’une définition vraie ou légitime. Car des axiomes universels seuls l’esprit ne peut descendre aux choses particulières puisque les axiomes s’étendent à l’infini, et ne déterminent pas l’entendement à contempler une chose particulière plutôt qu’une autre. Ainsi le véritable moyen d’inventer, c’est de former ses pensées en partant d’une définition donnée, ce qui réussira d’autant mieux et d’autant plus facilement qu’une chose aura été mieux définie. Ainsi le pivot de toute cette seconde partie de la méthode, c’est la connaissance des conditions d’une bonne définition, et ensuite du moyen de les trouver. Je traiterai donc d’abord des conditions de la définition.

Règles de la définition.

Une définition, pour être dite parfaite, devra expliquer l’essence intime de la chose, à laquelle il faudra prendre garde de substituer quelque propriété particulière. Pour expliquer ceci, et pour ne pas me servir d’exemples par lesquels j’aurais l’air de vouloir signaler les erreurs des autres, je prendrai l’exemple d’une chose abstraite, et qu’il importe peu de définir d’une manière ou d’une autre, telle que le cercle. Si on le définit une figure dans laquelle toutes les lignes menées du centre à la circonférence sont égales, personne n’est sans voir qu’une telle définition n’explique pas le moins du monde l’essence du cercle, mais seulement une de ses propriétés ; et quoique, comme je l’ai dit, cela importe peu relativement aux figures et aux êtres de raison, cela importe beaucoup relativement aux êtres physiques et réels, parce que les propriétés des choses ne peuvent être comprises tant qu’on en ignore l’essence. Que si nous laissons celle-ci de côté, l’enchaînement de l’entendement qui doit reproduire l’enchaînement de la nature est nécessairement détruit, et nous manquons absolument notre but.

Pour nous affranchir de cette cause d’erreur, il faudra donc observer dans la définition les règles suivantes :

I. S’il s’agit d’une chose créée, la définition devra, comme nous l’avons dit, en comprendre la cause immédiate. Par exemple, il faudrait d’après cette règle définir ainsi le cercle : une figure décrite par toute ligne dont une extrémité est fixe et l’autre mobile ; définition qui comprend évidemment la cause immédiate.

II. Il faut que la conception de la chose ou la définition soit telle que toutes les propriétés de la chose, tant qu’elle est considérée seule et non jointe à d’autres, puissent en être conclues, comme on peut le voir dans cette définition du cercle. Car on en conclut évidemment que toutes les lignes menées du centre à la circonférence sont égales ; il est si évident que c’est là une condition nécessaire de la définition, pour peu qu’on veuille y faire attention, que je crois inutile d’y insister et de le démontrer, et même de faire voir que par cette seconde condition toute définition doit être affirmative. Je parle de la définition intellectuelle, me souciant peu de la définition verbale, que la pénurie des mots m’obligera peut-être quelquefois d’exprimer sous forme négative, quoiqu’elle soit comprise affirmativement.

J’ai dit encore que la meilleure conclusion est celle qui se tire d’une conclusion particulière affirmative. Car plus une idée est spéciale, plus elle est distincte, et par suite, plus elle est claire. Nous devons donc le plus possible chercher la connaissance des choses particulières.

De l’ordre des idées.

Quant à l’ordre de nos perceptions, il faut, pour les ordonner et les lier, rechercher, autant que cela se peut et que la raison le demande, s’il y a quelque être (et en même temps quel il est) qui soit cause de toutes choses, de telle sorte que son essence objective soit aussi la cause de toutes nos idées ; et alors notre esprit, comme nous l’avons dit, reproduira le plus exactement possible la nature, car il en contiendra objectivement l’essence, l’ordre et l’union. D’où nous pouvons voir qu’il nous est tout à fait nécessaire de tirer toutes nos idées des choses physiques, c’est-à-dire des êtres réels, en allant, suivant la série des causes, d’un être réel à un autre être réel, sans passer aux choses abstraites et universelles, ni pour en conclure rien de réel, ni pour les conclure de quelque être réel ; car l’un et l’autre interrompent la marche véritable de l’entendement. Mais il faut remarquer que par la série des causes et des êtres réels je n’entends point ici la série des choses particulières et changeantes, mais seulement la série des choses fixes et éternelles. Car pour la série des choses particulières sujettes au changement, il serait impossible à la faiblesse humaine de l’atteindre, tant à cause de leur multitude innombrable qu’à cause des circonstances infinies qui se rencontrent dans une seule et même chose et peuvent être cause qu’elle existe ou n’existe pas ; puisque l’existence de ces choses n’a aucune connexion avec leur essence, ou, comme nous l’avons déjà dit, puisqu’elle n’est pas une vérité éternelle. Mais, après tout, il n’est pas besoin que nous en comprenions la série, l’essence des choses sujettes au changement ne se tirant pas de leur ordre d’existence, lequel ne nous représente que des dénominations extrinsèques, des relations ou tout au plus des circonstances, toutes choses bien éloignées de l’essence intime. Celle-ci ne peut être demandée qu’aux choses fixes et éternelles, et aux lois qui y sont inscrites comme dans leurs véritables codes et selon lesquelles toutes les choses particulières se produisent et s’ordonnent. Bien plus, les choses particulières et changeantes dépendent de ces choses fixes si intimement, et pour ainsi parler, si essentiellement, qu’elles ne peuvent sans elles ni exister ni être conçues. D’où il résulte que ces choses fixes et éternelles, quoique particulières, seront pour nous, à cause de leur présence en tout l’univers et de l’étendue de leur puissance, comme des universaux, c’est-à-dire comme les genres des définitions des choses particulières et changeantes, et comme les causes immédiates de toutes choses[5].


VII

LEIBNITZ

La démonstration et l’expérience.

Ce qui a fait qu’il a été plus aisé de raisonner démonstrativement en mathématiques, c’est, en bonne partie, parce que l’expérience y peut garantir le raisonnement à tout moment, comme il arrive aussi dans les figures des syllogismes. Mais dans la métaphysique et dans la morale, ce parallélisme des raisons et des expériences ne se trouve plus ; et dans la physique les expériences demandent de la peine et de la dépense. Or, les hommes se sont relâchés de leur attention, et égarés, par conséquent, lorsqu’ils ont été destitués de ce guide fidèle de l’expérience qui les aidait et soutenait dans leur démarche, comme fait cette petite machine roulante qui empêche les enfants de tomber en marchant. Il y avait quelque succedaneum, mais c’est de quoi on ne s’était pas et ne s’est pas encore avisé assez. Et j’en parlerai en son lieu. Au reste, le bleu et le rouge ne sont guère capables de fournir matière à des démonstrations, par les idées que nous en avons, parce que ces idées sont confuses. Et ces couleurs ne fournissent de la matière au raisonnement qu’autant que par l’expérience on les trouve accompagnés de quelques idées distinctes, mais où la connexion avec leurs propres idées ne paraît point.

La méthode des probabilités.

Théophile. Je tiens que la recherche des degrés de probabilité serait très-importante et nous manque encore, et c’est un grand défaut de nos logiques. Car lorsqu’on ne peut point décider absolument la question, on pourrait toujours déterminer le degré de vraisemblance ex datis, et par conséquent on peut juger raisonnablement quel parti est le plus apparent. Je ne sais si l’établissement de l’art d’estimer les vérisimilitudes ne serait pas plus utile qu’une bonne partie de nos sciences démonstratives, et j’y ai pensé plus d’une fois.

Philalèthe. La connaissance sensitive, ou qui établit l’existence des êtres particuliers hors de nous va au delà de la simple probabilité ; mais elle n’a pas toute la certitude des deux degrés de connaissance dont on vient de parler. Que l’idée que nous recevons d’un objet extérieur soit dans notre esprit, rien n’est plus certain, et c’est une connaissance intuitive ; mais de savoir si de là nous pouvons inférer certainement l’existence d’aucune chose hors de nous qui corresponde à cette idée, c’est ce que certaines gens croient qu’on peut mettre en question, parce que les hommes peuvent avoir de telles idées dans leur esprit, lorsque rien de tel n’existe actuellement. Pour moi, je crois pourtant qu’il y a un degré d’évidence qui nous élève au-dessus du doute. On est invinciblement convaincu qu’il y a une grande différence entre les perceptions qu’on a lorsque de jour on vient regarder le soleil, et lorsque de nuit on pense à cet astre ; et l’idée qui est renouvelée par le secours de la mémoire est bien différente de celle qui nous vient actuellement par le moyen des sens. Quelqu’un dira qu’un songe peut faire le même effet ; je réponds premièrement qu’il n’importe pas beaucoup que je lève ce doute, parce que si tout n’est que songe, les raisonnements sont inutiles, la vérité et la connaissance n’étant rien du tout. En second lieu, il reconnaîtra, à mon avis, la différence qu’il y a entre songer d’être dans un feu et y être actuellement. Et s’il persiste à paraître sceptique, je lui dirai que c’est assez que nous trouvons certainement que le plaisir et la douleur suivent l’application de certains objets sur nous, vrais ou songés, et que cette certitude est aussi grande que notre bonheur ou notre misère ; deux choses au delà desquelles nous n’avons aucun intérêt. Aussi je crois que nous pouvons compter trois sortes de connaissances : l’intuitive, la démonstrative et la sensitive.

Théophile. Je crois que vous avez raison, monsieur, et je pense même qu’à ces espèces de la certitude, ou à la connaissance certaine vous pourriez ajouter la connaissance du vraisemblable ; ainsi il y aura deux sortes de connaissances comme il y a deux sortes de preuves, dont les unes produisent la certitude, et les autres ne se terminent qu’à la probabilité. Je crois que le vrai critérion en matière des objets des sens est la liaison des phénomènes, c’est-à-dire la connexion de ce qui se passe en différents lieux et temps, et dans l’expérience de différents hommes, qui sont eux-mêmes les uns aux autres des phénomènes très-importants sur cet article. Et la liaison des phénomènes, qui garantit les vérités de fait à l’égard des choses sensibles hors de nous, se vérifie par le moyen des vérités de raison ; comme les apparences de l’optique s’éclaircissent par la géométrie. Cependant il faut avouer que toute cette certitude n’est pas du suprême degré, comme vous l’avez bien reconnu. Car il n’est point impossible, métaphysiquement parlant, qu’il y ait un songe suivi et durable comme la vie d’un homme ; mais c’est une chose aussi contraire à la raison que pourrait être la fiction d’un livre qui se formerait par le hasard en jetant pêle-mêle les caractères d’imprimerie. Au reste, il est vrai aussi que pourvu que les phénomènes soient liés, il n’importe qu’on les appelle songes ou non, puisque l’expérience montre qu’on ne se trompe point dans les mesures qu’on prend sur les phénomènes lorsqu’elles sont prises selon les vérités de raison.

L’art de discuter.

L’art de discuter ou de combattre par raisons (où je comprends ici l’allégation des autorités et des exemples), est très-grand et très-important ; mais par malheur il est fort mal réglé, et c’est aussi pour cela que souvent on ne conclut rien ou qu’on conclut mal. C’est pourquoi j’ai eu plus d’une fois le dessein de faire des remarques sur les colloques des théologiens, dont nous avons des relations, pour montrer les défauts qui s’y peuvent remarquer, et les remèdes qu’on y pourrait employer. Dans des consultations sur les affaires, si ceux qui ont le plus de pouvoir n’ont pas l’esprit fort solide, l’autorité ou l’éloquence l’emportent ordinairement quand elles sont bandées contre la vérité. En un mot, l’art de conférer et de disputer aurait besoin d’être tout refondu. Pour ce qui est de l’avantage de celui qui parle le dernier, il n’a presque lieu que dans les conversations libres ; car dans les conseils les suffrages vont par ordre, soit qu’on commence ou qu’on finisse par le dernier en rang. Il est vrai que c’est ordinairement au président de commencer et de finir, c’est-à-dire de proposer et de conclure ; mais il conclut selon la pluralité des voix. Et dans les disputes académiques, c’est le répondant ou le soutenant qui parle le dernier, et le champ de bataille lui demeure presque toujours par une coutume établie. Il s’agit de le tenter, et non pas de le confondre ; autrement ce serait agir en ennemi. Et pour dire le vrai, il n’est presque point question de la vérité dans ces rencontres ; aussi soutient-on en différents temps des thèses opposées dans la même chaire. On montra à Casaubon la salle de la Sorbonne, et on lui dit : « Voici un lieu l’on a disputé durant tant de siècles. » Il répondit : « Qu’y a-t-on conclu ? »

Philalèthe. On a pourtant voulu empêcher que la dispute n’allât à l’infini, et faire qu’il y eût moyen de décider entre deux combattants également experts, afin qu’elle n’engageât pas dans une suite infinie de syllogismes. Et ce moyen a été d’introduire certaines propositions générales, la plupart évidentes par elles-mêmes, et qui, étant de nature à être reçues de tous les hommes avec un entier consentement, devaient être considérées comme des mesures générales de la vérité, et tenir lieu de principes (lorsque les disputants n’en avaient posé d’autres), au delà desquels on ne pouvait point aller, et auxquels on serait obligé de se tenir de part et d’autre. Ainsi ces maximes ayant reçu le nom de principes qu’on ne pourrait point nier dans la dispute, et qui terminaient la question, on les prit par erreur (selon mon auteur), pour la source des connaissances, et non pour les fondements des sciences.

Théophile. Plût à Dieu qu’on en usât de la sorte dans les disputes, il n’y aurait rien à redire ; car on déciderait quelque chose. Et que pourrait-on faire de meilleur que de réduire la controverse, c’est-à-dire des vérités contestées, à des vérités évidentes et incontestables ? Ne serait-ce pas les établir d’une manière démonstrative ? Et qui peut douter que ces principes qui finiraient les disputes, en établissant la vérité, ne seraient en même temps les sources des connaissances ? Car pourvu que le raisonnement soit bon, il n’importe qu’on le fasse tacitement dans son cabinet ou qu’on l’établisse publiquement en chaire. Et quand même ces principes seraient plutôt des demandes que des axiomes, prenant les demandes non pas comme Euclide, mais comme Aristote, c’est-à-dire comme des suppositions qu’on veut accorder en attendant qu’il y ait lieu de les prouver, ces principes auraient toujours cet usage, que par ce moyen toutes les autres questions seraient réduites à un petit nombre de propositions. Ainsi je suis le plus surpris du monde de voir blâmer une chose louable par je ne sais quelle prévention dont on voit bien, par l’exemple de votre auteur, que les plus habiles hommes sont susceptibles, faute d’attention. Par malheur on fait tout autre chose dans les disputes académiques. Au lieu d’établir des axiomes généraux, on fait tout ce qu’on peut pour les affaiblir par des distinctions vaines et peu entendues, et l’on se plaît à employer certaines règles philosophiques dont il y a de grands livres tout pleins, mais qui sont peu sûres et peu déterminées, et qu’on a le plaisir d’éluder en les distinguant. Ce n’est pas le moyen de terminer les disputes, mais de les rendre infinies, et de lasser enfin l’adversaire. Et c’est comme si on le menait dans un lieu obscur où l’on frappe à tort et à travers, et où personne ne peut juger des coups. Cette invention est admirable pour les soutenants (respondentes), qui se sont engagés à soutenir certaines thèses. C’est un bouclier de Vulcain qui les rend invulnérables ; c’est Orci galea, le heaume de Pluton, qui les rend invisibles. Il faut qu’ils soient bien malhabiles ou bien malheureux, si avec cela on les peut attraper. Il est vrai qu’il y a des règles qui ont des exceptions, surtout dans les questions où il entre beaucoup de circonstances, comme dans la jurisprudence. Mais pour en rendre l’usage sûr il faut que ces exceptions soient déterminées en nombre et en sens, autant qu’il est possible : et alors il peut arriver que l’exception ait elle-même ses sous-exceptions, c’est-à-dire ses réplications, et que la réplication ait des duplications, etc. ; mais, au bout du compte, il faut que toutes ces exceptions et sous-exceptions bien déterminées, jointes avec la règle, achèvent l’universalité. C’est de quoi la jurisprudence fournit des exemples très-remarquables. Mais si ces sortes de règles chargées d’exceptions et de sous-exceptions devaient entrer dans les disputes académiques, il faudrait toujours disputer la plume à la main, en tenant comme un protocole de ce qui se dit de part et d’autre. Et cela serait encore nécessaire d’ailleurs, en disputant constamment en forme par plusieurs syllogismes mêlés de temps en temps de distinctions où la meilleure mémoire du monde se doit confondre. Mais on n’a garde de se donner cette peine de pousser assez les syllogismes en forme et de les enregistrer, pour découvrir la vérité quand elle est sans récompense ; et l’on n’en viendrait pas même à bout quand on voudrait, à moins que les distinctions ne fussent exclues ou mieux réglées.

Inconvénients et avantages du syllogisme.

Philalèthe. On croit généralement que le syllogisme est le grand instrument de la raison et le meilleur moyen de mettre cette faculté en usage. Pour moi, j’en doute, car il ne sert qu’à voir la connexion des preuves dans un seul exemple et non au delà ; mais l’esprit la voit aussi facilement et peut-être mieux sans cela. Et ceux qui savent se servir des figures et des modes en supposent le plus souvent l’usage par une foi implicite pour leurs maîtres, sans en entendre la raison. Si le syllogisme est nécessaire, personne ne connaissait quoi que ce soit par raison avant son invention, et il faudra dire que Dieu, ayant fait de l’homme une créature à deux jambes, a laissé à Aristote le soin d’en faire un animal raisonnable : je veux dire ce petit nombre d’hommes qu’il pourrait engager à examiner les fondements des syllogismes où entrent plus de 60 manières de former les trois propositions, dont il n’y en a qu’environ 14 de sûres. Mais Dieu a eu beaucoup plus de bonté pour les hommes ; il leur a donné un esprit capable de raisonner. Je ne dis point ceci pour rabaisser Aristote, que je regarde comme un des plus grands hommes de l’antiquité, que peu ont égalé en étendue, en subtilité, en pénétration d’esprit et par la force du jugement, et qui, en cela même qu’il a inventé ce petit système des formes de l’argumentation, a rendu un grand service aux savants contre ceux qui n’ont pas honte de nier tout. Mais cependant ces formes ne sont pas le seul ni le meilleur moyen de raisonner ; et Aristote ne les trouva pas par le moyen des formes mêmes, mais par la voie originale de la convenance manifeste des idées ; et la connaissance qu’on en acquiert par l’ordre naturel dans les démonstrations mathématiques paraît mieux sans le secours d’aucun syllogisme. Inférer est tirer une proposition comme véritable d’une autre déjà avancée pour véritable, en supposant une certaine connexion d’idées moyennes ; par exemple, de ce que les hommes seront punis en l’autre monde on inférera qu’ils se peuvent déterminer ici d’eux-mêmes. En voici la liaison : les hommes seront punis et Dieu est celui qui punit ; donc la punition est juste, donc le puni est coupable, donc il aurait pu faire autrement, donc il a liberté en lui, donc enfin il a la puissance de se déterminer. La liaison se voit mieux ici que s’il y avait cinq ou six syllogismes embrouillés, où les idées seraient transposées, répétées et enchâssées dans les formes artificielles. Il s’agit de savoir quelle connexion a une idée moyenne avec les extrêmes dans le syllogisme ; mais c’est ce que nul syllogisme ne peut montrer. C’est l’esprit qui peut apercevoir ces idées placées ainsi par une espèce de juxtaposition, et cela par sa propre vue. À quoi sert donc le syllogisme ? Il est d’usage dans les écoles, où l’on n’a pas honte de nier la convenance des idées qui conviennent visiblement. D’où vient que les hommes ne font jamais de syllogismes en eux-mêmes lorsqu’ils cherchent la vérité ou qu’ils l’enseignent à ceux qui désirent sincèrement de la connaître ? Il est assez visible aussi que cet ordre est plus naturel :

homme — animal — vivant

c’est-à-dire, l’homme est un animal, et l’animal est vivant, donc l’homme est vivant, que celui du syllogisme

Animal = vivant. Homme = animal. Homme = vivant.

C’est-à-dire l’animal est vivant, l’homme est un animal, donc l’homme est vivant. Il est vrai que les syllogismes peuvent servir à découvrir une fausseté cachée sous l’éclat brillant d’un ornement emprunté à la rhétorique, et j’avais cru autrefois que le syllogisme était nécessaire, au moins pour se garder des sophismes déguisés sous des discours fleuris ; mais après un plus sévère examen, j’ai trouvé qu’on n’a qu’à démêler les idées dont dépend la conséquence de celles qui sont superflues, et les ranger dans un ordre naturel pour en montrer l’incohérence. J’ai connu un homme à qui les règles du syllogisme étaient entièrement inconnues, qui apercevait d’abord la faiblesse et les faux raisonnements d’un long discours artificieux et plausible auquel d’autres gens exercés à toute la finesse de la logique se sont laissé attraper ; et je crois qu’il y aura peu de mes lecteurs qui ne connaissent de telles personnes. Et si cela n’était ainsi, les princes, dans les matières qui intéressent leur couronne et leur dignité, ne manqueraient pas de faire entrer les syllogismes dans les discussions les plus importantes, où cependant tout le monde croit que ce serait une chose ridicule de s’en servir. En Asie, en Afrique et en Amérique, parmi les peuples indépendants des Européens, personne n’en a presque jamais ouï parler. Enfin il se trouve au bout du compte que ces formes scolastiques ne sont pas moins sujettes à tromper ; les gens aussi sont rarement réduits au silence par cette méthode scolastique, et encore plus rarement convaincus et gagnés. Ils reconnaîtront tout au plus que leur adversaire est plus adroit, mais ils ne laissent pas d’être persuadés de la justice de leur cause. Et si l’on peut envelopper des raisonnements fallacieux dans le syllogisme, il faut que la fallace puisse être découverte par quelque autre moyen que celui du syllogisme. Cependant je ne suis point d’avis qu’on rejette les syllogismes ni qu’on se prive d’aucun moyen capable d’aider l’entendement. Il y a des yeux qui ont besoin de lunettes ; mais ceux qui s’en servent ne doivent pas dire que personne ne peut bien voir sans lunettes. Ce serait trop rabaisser la nature en faveur d’un art auquel ils sont peut-être redevables. Si ce n’est qu’il leur soit arrivé tout au contraire ce qui a été éprouvé par des personnes qui se sont servies des lunettes trop ou trop tôt, qu’ils ont si fort offusqué la vue par leur moyen qu’ils n’ont plus pu voir sans leurs secours.

Théophile. Votre raisonnement sur le peu d’usage des syllogismes est plein de quantité de remarques solides et belles. Et il faut avouer que la forme scolastique des syllogismes est peu employée dans le monde, et qu’elle serait trop longue et embrouillerait si on la voulait employer sérieusement. Et cependant, le croiriez-vous ? je tiens que l’invention de la forme des syllogismes est une des plus belles de l’esprit humain et même des plus considérables. C’est une espèce de mathématique universelle dont l’importance n’est pas assez connue ; et l’on peut dire qu’un art d’infaillibilité y est contenu, pourvu qu’on sache et qu’on puisse s’en bien servir, ce qui n’est pas toujours permis. Or, il faut savoir que par les arguments en forme je n’entends pas seulement cette manière scolastique d’argumenter dont on se sert dans les colléges, mais tout raisonnement qui conclut par la force de la forme, et où l’on n’a besoin de suppléer aucun article ; de sorte qu’un sorite, un autre tissu de syllogismes qui évite la répétition, même un compte bien dressé, un calcul d’algèbre, une analyse des infinitésimales, me seront à peu près des arguments en forme, puisque leur forme de raisonner a été prédémontrée, en sorte qu’on est sûr de ne s’y point tromper. Et peu s’en faut que les démonstrations d’Euclide ne soient des arguments en forme le plus souvent ; car quand il fait des enthymèmes en apparence, la proposition supprimée et qui semble manquer est suppléée par la citation à la marge, où l’on donne le moyen de la trouver déjà démontrée ; ce qui donne un grand abrégé sans rien déroger à la force. Ces inversions, compositions et divisions des raisons, dont il se sert, ne sont que des espèces de formes d’argumenter particulières et propres aux mathématiciens et à la matière qu’ils traitent, et ils démontrent ces formes avec l’aide des formes universelles de la logique.

Il y a une infinité d’autres tissus plus composés, non-seulement parce qu’un plus grand nombre de syllogismes simples y entrent, mais encore parce que les syllogismes ingrédients sont plus différents entre eux ; car on y peut faire entrer non-seulement des catégoriques simples, mais encore des copulatifs, et non-seulement des catégoriques, mais encore des hypothétiques ; et non-seulement des syllogismes pleins, mais encore des enthymèmes où les propositions qu’on croit évidentes sont supprimées. Et tout cela joint avec des conséquences à syllogistiques et avec des transpositions des propositions, et avec quantité de tours et pensées qui cachent ces propositions par l’inclination naturelle de l’esprit à abréger, et par les propriétés du langage, qui paraissent en partie dans l’emploi des particules, fera un tissu de raisonnements, qui représentera toute argumentation même d’un orateur, mais décharnée et dépouillée de ses ornements et réduite à la forme logique, non pas scolastiquement, mais toujours suffisamment pour connaître la force, suivant les lois de la logique, qui ne sont autres que celles du bon sens mises en ordre et par écrit, et qui n’en diffèrent pas plus que la coutume d’une province diffère de ce qu’elle avait été quand de non écrite qu’elle était elle est devenue écrite, si ce n’est qu’étant mise par écrit et se pouvant mieux envisager tout d’un coup, elle fournit plus de lumières pour pouvoir être poussée et appliquée ; car le bon sens naturel, sans l’aide de l’art faisant l’analyse de quelque raisonnement, sera un peu en peine quelquefois sur la force des conséquences en en trouvant, par exemple, qui enveloppent quelque mode, bon à la vérité, mais moins usité ordinairement. Mais un logicien qui voudrait qu’on ne se servît point de tels tissus ou ne voudrait point s’en servir lui-même, prétendant qu’on doit toujours réduire tous les arguments composés aux syllogismes simples dont ils dépendent en effet, serait, suivant ce que je vous ai déjà dit, comme un homme qui voudrait obliger les marchands dont il achète quelque chose de lui compter les nombres un à un, comme on compte aux doigts ou comme l’on compte les heures de l’horloge de la ville ; ce qui marquerait sa stupidité, s’il ne pouvait compter autrement, et s’il ne pouvait trouver qu’au bout des doigts que 5 et 3 font 8 ; ou bien cela marquerait un caprice s’il savait ces abrégés et ne voulait point s’en servir ou permettre qu’on s’en servît. Il serait aussi comme un homme qui ne voudrait point qu’on employât les axiomes et les théorèmes déjà démontrés, prétendant qu’on doit toujours réduite tout raisonnement aux premiers principes, où se voit la liaison immédiate des idées dont en effet ces théorèmes moyens dépendent. Après avoir expliqué l’usage des formes logiques de la manière que je crois qu’on le doit prendre, je viens à vos considérations, et je ne vois point comment vous voulez, monsieur, que le syllogisme ne serve qu’à voir la connexion des preuves dans un seul exemple. De dire que l’esprit voit toujours facilement les conséquences, c’est ce qui ne se trouvera pas, car on en voit quelquefois (au moins dans les raisonnements d’autrui) où l’on a lieu de douter d’abord tant qu’on n’en voit pas la démonstration. Ordinairement on se sert des exemples pour justifier les conséquences, mais cela n’est pas toujours assez sûr, quoiqu’il y ait un art de choisir des exemples qui ne se trouveraient point vrais si la conséquence n’était bonne. Je ne crois pas, qu’il fût permis, dans les écoles bien gouvernées, de nier sans aucune honte les convenances manifestes des idées, et il ne me paraît pas qu’on emploie le syllogisme à les montrer ; au moins ce n’est pas son unique et principal usage. On trouvera plus souvent qu’on ne pense (en examinant les paralogismes des auteurs) qu’ils ont péché contre les règles de la logique, et j’ai moi-même expérimenté quelquefois, en disputant même par écrit avec des personnes de bonne foi, qu’on n’a commencé à s’entendre que lorsqu’on a argumenté en forme pour débrouiller un chaos de raisonnements. Il serait ridicule sans doute de vouloir argumenter à la scolastique dans des délibérations, à cause des prolixités importunes et embarrassantes de cette forme de raisonnement et parce que c’est comme compter aux doigts. Mais cependant il n’est que trop vrai que dans les plus importantes délibérations qui regardent la vie, l’État, le salut, les hommes se laissent éblouir souvent par le poids de l’autorité, par la lueur de l’éloquence, par des exemples mal appliqués, par des enthymèmes qui supposent faussement l’évidence de ce qu’ils suppriment et même par des conséquences fautives ; de sorte qu’une logique sévère, mais d’un autre tour que celle de l’école, ne leur serait que trop nécessaire, entre autres pour déterminer de quel côté est la plus grande apparence. Au reste, de ce que le vulgaire des hommes ignore la logique artificielle et qu’on ne laisse pas d’y bien raisonner et mieux quelquefois que des gens exercés en logique, cela n’en prouve pas l’inutilité, non plus qu’on prouverait celle de l’arithmétique artificielle parce qu’on voit quelques personnes bien compter dans les rencontres ordinaires sans avoir appris à lire ou à écrire et sans savoir manier la plume ni les jetons, jusqu’à redresser même des fautes d’un autre qui a appris à calculer, mais qui se peut négliger ou embrouiller dans les caractères ou marques. Il est vrai qu’encore les syllogismes peuvent devenir sophistiques, mais leurs propres lois servent à les reconnaître, et les syllogismes ne convertissent et même ne convainquent pas toujours ; mais c’est parce que l’abus des distinctions et des termes mal entendus en rend l’usage prolixe jusqu’à devenir insupportable s’il fallait le pousser à bout.

Pour conclure, j’avoue que la forme d’argumenter scolastique est ordinairement incommode, insuffisante, mal ménagée ; mais je dis en même temps que rien ne serait plus important que l’art d’argumenter en forme selon la vraie logique, c’est-à-dire pleinement quant à la matière et clairement quant à l’ordre et à la force des conséquences, soit évidentes par elles-mêmes, soit prédémontrées.

Essais, IV, xvii.

VIII

CONDILLAC

Le raisonnement est une suite d’équations.

Comme en mathématiques on établit la question en la traduisant en algèbre, dans les autres sciences on l’établit en la traduisant dans l’expression la plus simple ; et, quand la question est établie, le raisonnement qui la résout n’est encore lui-même qu’une suite de traductions où une proposition qui traduit celle qui la précède est traduite par celle qui la suit. C’est ainsi que l’évidence passe avec l’identité depuis l’énoncé de la question jusqu’à la conclusion du raisonnement.

Condillac, Traité des sensations, viii.


L’ANALYSE.

Je suppose un château qui domine une campagne vaste, abondante, où la nature s’est plu à répandre la variété, et où l’art a su profiter des situations pour les varier et embellir encore. Nous arrivons dans ce château pendant la nuit. Le lendemain, les fenêtres s’ouvrent au moment où le soleil commence à dorer l’horizon, et elles se referment aussitôt.

Quoique cette campagne ne se soit montrée à nous qu’un instant, il est certain que nous avons vu tout ce qu’elle renferme. Dans un second instant, nous n’aurions fait que recevoir les mêmes impressions que les objets ont faites sur nous dans le premier. Il en serait de même dans un troisième. Par conséquent, si l’on n’avait pas refermé les fenêtres, nous n’aurions continué de voir que ce que nous avions d’abord vu. Mais ce premier instant ne suffit pas pour faire connaître cette campagne, c’est-à-dire pour nous faire démêler les objets qu’elle renferme ; c’est pourquoi, lorsque les fenêtres se sont refermées, aucun de nous n’avait pu se rendre compte de ce qu’il a vu. Voilà comment on peut voir beaucoup de choses et ne rien apprendre. Enfin les fenêtres se rouvrent pour ne plus se refermer tant que le soleil sera sur l’horizon, et nous revoyons longtemps tout ce que nous avons d’abord vu. Mais si, semblables à des hommes en extase, nous continuons, comme au premier instant, de voir à la fois cette multitude d’objets différents, nous n’en saurons pas plus, lorsque la nuit surviendra, que nous n’en savions lorsque les fenêtres qui venaient de s’ouvrir se sont tout à coup refermées.

Pour avoir une connaissance de cette campagne, il ne suffit donc pas de la voir toute à la fois ; il en faut voir chaque partie l’une après l’autre ; et, au lieu de tout embrasser d’un coup d’œil, il faut arrêter ses regards successivement d’un objet sur un objet…

Il en est de l’esprit comme de l’œil : il voit à la fois une multitude de choses, et il ne faut pas s’en étonner, puisque c’est à l’âme qu’appartiennent toutes les sensations de la vue. Cette vue de l’esprit s’étend comme la vue du corps. Si l’on est bien organisé, il ne faut à l’une et à l’autre que de l’exercice, et on ne saurait en quelque sorte circonscrire l’espace qu’elles embrassent. En effet, un esprit exercé voit, dans un sujet qu’il médite, une multitude de rapports que nous n’apercevons pas, comme les yeux exercés d’un grand peintre démêlent en un moment dans un paysage une multitude de choses que nous voyons avec lui et qui cependant nous échappent. Si nous réfléchissons sur la manière dont nous acquérons des connaissances par la vue, nous remarquerons qu’un objet fort composé, tel qu’une vaste campagne, se décompose en quelque sorte, puisque nous ne le connaissons que lorsque ses parties sont venues, l’une après l’autre, s’arranger avec ordre dans l’esprit. Analyser n’est donc autre chose qu’observer dans un ordre successif les qualités d’un objet, afin de leur donner dans l’esprit l’ordre simultané dans lequel elles existent. C’est ce que la nature nous fait faire à tous. L’analyse, qu’on croit n’être connue que des philosophes, est donc connue de tout le monde, et je n’ai rien appris au lecteur ; je lui ai seulement fait remarquer ce qu’il fait continuellement.

Condillac, Logique, ch. iv.


Union intime du raisonnement et du langage.

Les idées abstraites ne sont que des dénominations. Si nous voulions absolument y supposer autre chose, nous ressemblerions à un peintre qui s’obstinerait à vouloir peindre l’homme en général, et qui cependant ne peindrait jamais que des individus.

Cette observation sur les idées abstraites et générales démontre que leur clarté et leur précision dépendent uniquement de l’ordre dans lequel nous avons fait des dénominations des classes, et que, par conséquent, pour déterminer ces sortes d’idées, il n’y a qu’un moyen, c’est de bien faire la langue.

Elle confirme ce que nous avons déjà montré, combien les mots nous sont nécessaires : car, si nous n’avions point de dénominations, nous n’aurions point d’idées abstraites, nous n’aurions ni genres ni espèces ; et si nous n’avions ni genres ni espèces, nous ne pourrions raisonner sur rien. Or, si nous ne raisonnons qu’avec le secours de ces dénominations, c’est une nouvelle preuve que nous ne raisonnons bien ou mal que parce que notre langue est bien ou mal faite. L’analyse ne nous apprendra donc à raisonner qu’autant qu’en nous apprenant à déterminer les idées abstraites et générales, elle nous apprendra à bien faire notre langue ; et tout l’art de raisonner se réduit à l’art de bien parler.

Condillac, Logique, ch. v.

IX

DIDEROT


La physique expérimentale peut être comparée dans ses bons effets au conseil de ce père qui dit à ses enfants, en mourant, qu’il y avait un trésor caché dans son champ, mais qu’il ne savait point dans quel endroit. Ses enfants se mirent à bêcher le champ, ils ne trouvèrent pas le trésor qu’ils cherchaient, mais ils firent dans la saison une récolte abondante, à laquelle ils ne s’attendaient pas.

L’année suivante, un des enfants dit à ses frères :

— J’ai soigneusement examiné le terrain que notre père nous a laissé, et je pense avoir découvert l’endroit du trésor. Écoutez, voici comment j’ai raisonné : Si le trésor est caché dans le champ, il doit y avoir dans son enceinte quelques signes qui marquent l’endroit ; or, j’ai aperçu des traces singulières vers l’angle qui regarde l’orient ; le sol y paraît avoir été remué. Nous nous sommes assurés, par notre travail de l’année passée, que le trésor n’est point à la surface de la terre ; il faut donc qu’il soit caché dans ses entrailles ? Prenons incessamment la bêche, et creusons jusqu’à ce que nous soyons parvenus au souterrain de l’avarice.

Tous les frères entraînés, moins par la force de la raison que par le désir de la richesse, se mirent à l’ouvrage. Ils avaient déjà creusé profondément sans rien trouver ; l’espérance commençait à les abandonner et le murmure à se faire entendre, lorsqu’un d’entre eux s’imagina reconnaître la présence d’une mine à quelques particules brillantes ; c’en était en effet une de plomb, qu’on avait anciennement exploitée, qu’ils travaillèrent et qui leur produisit beaucoup. Telle est quelquefois la suite des expériences suggérées par les observations et les idées systématiques de la philosophie rationnelle. C’est ainsi que les chimistes et les géomètres, en s’opiniâtrant à la solution de problèmes peut-être impossibles, sont parvenus à des découvertes plus importantes que cette solution.

Tant que les choses ne sont que dans notre entendement, ce sont des opinions ; ce sont des notions qui peuvent être vraies ou fausses, accordées ou contredites. Elles ne prennent de la consistance qu’en se liant aux êtres extérieurs. Cette liaison se fait, ou par une chaîne ininterrompue d’expériences, ou par une chaîne ininterrompue de raisonnements, qui tient d’un bout à l’observation et de l’autre à l’expérience ; ou par une chaîne d’expériences dispersées d’espace en espace entre des raisonnements, comme des poids sur la longueur d’un fil suspendu par ses deux extrémités. Sans ces poids, le fil deviendrait le jouet de la moindre agitation qui se ferait dans l’air.

On peut comparer les notions qui n’ont aucun fondement dans la nature à ces forêts du nord dont les arbres n’ont point de racines. Il ne faut qu’un coup de vent, qu’un fait léger pour renverser toute une forêt d’arbres et d’idées.

Nous avons trois moyens principaux : l’observation de la nature, la réflexion et l’expérience. L’observation recueille les faits, la réflexion les combine, l’expérience vérifie le résultat de la combinaison. Il faut que l’observation de la nature soit assidue, que la réflexion soit profonde et que l’expérience soit exacte. On voit rarement ces moyens réunis. Aussi les génies créateurs ne sont-ils pas communs.

Sont-ce les hommes de génie qui ont manqué à l’univers ? Nullement. Est-ce en eux défaut de méditations et d’étude ? Encore moins. L’histoire des sciences fourmille de noms illustres ; la surface de la terre est couverte des monuments de nos travaux. Pourquoi donc possédons-nous si peu de connaissances certaines ? Par quelle fatalité les sciences ont-elles fait si peu de progrès ? Sommes-nous destinés à n’être jamais que des enfants ? J’ai déjà annoncé la réponse à ces questions. Les sciences abstraites ont occupé trop longtemps et avec trop peu de fruit les meilleurs esprits, ou l’on n’a point étudié ce qu’il importait de savoir, ou l’on n’a mis ni choix, ni vues, ni méthode dans ces études ; les mots se sont multipliés sans fin, et la connaissance des choses est restée en arrière.

Les faits, de quelque nature qu’ils soient, sont la véritable richesse du philosophe. Mais un des préjugés de la philosophie rationnelle, c’est que celui qui ne saura pas nombrer ses écus ne sera guère plus riche que celui qui n’aura qu’un écu. La philosophie rationnelle s’occupe malheureusement beaucoup plus à rapprocher et à lier les faits qu’on possède qu’à en recueillir de nouveaux.

Nous avons distingué deux sortes de philosophie, l’expérimentale et la rationnelle. L’une a les yeux bandés, marche toujours en tâtonnant, saisit tout ce qui lui tombe sous les mains, et rencontre à la fin des choses précieuses et tâche de s’en former un flambeau ; mais ce flambeau prétendu lui a jusqu’à présent moins servi que le tâtonnement à sa rivale, et cela devait être. L’expérience multiplie ses mouvements à l’infini ; elle est sans cesse en action ; elle met à chercher des phénomènes tout le temps que la raison emploie à chercher des analogies. La philosophie expérimentale ne sait ni ce qui lui viendra ni ce qui ne lui viendra pas de son travail, mais elle travaille sans relâche. Au contraire, la philosophie rationnelle pèse les possibilités, prononce et s’arrête tout court. Elle dit hardiment :

— On ne peut décomposer la lumière.

La philosophie expérimentale l’écoute et se tait devant elle pendant des siècles entiers ; puis, tout à coup elle montre le prisme et dit :

— La lumière se décompose.

Diderot, de l’Interprétation de la nature.

X

TURGOT

Utilité des hypothèses pour la science.

Toutes les fois qu’il s’agit de trouver la cause d’un effet, ce n’est que par voie d’hypothèse qu’on peut y parvenir, lorsque l’effet seul est connu.

On remonte, comme on peut, de l’effet à la cause, pour tâcher de conclure à ce qui est hors de nous. Or, pour deviner la cause d’un effet, quand nos idées ne nous la présentent pas, il faut en imaginer une ; il faut vérifier plusieurs hypothèses et les essayer. Mais comment les vérifier ? C’est en développant les conséquences de chaque hypothèse, et en les comparant aux faits. Si tous les faits qu’on prédit en conséquence de l’hypothèse se retrouvent dans la nature précisément tels que l’hypothèse doit les faire attendre, cette conformité, qui ne peut être l’effet du hasard, en devient la vérification, de la manière qu’on reconnaît le cachet qui a formé une empreinte en voyant que tous les traits de celle-ci s’insèrent dans ceux du cachet.

Telle est la marche des progrès de la physique. Des faits mal connus, mal analysés, et en petit nombre, ont dû faire imaginer des hypothèses très-fausses ; la nécessité de faire une foule de suppositions, avant de trouver la vraie, a dû en amener beaucoup. De plus, la difficulté de tirer des conséquences de ces hypothèses, et de les comparer aux faits, a été très-grande dans les commencements. — Ce n’est que par l’application des mathématiques à la physique qu’on a pu, de ces hypothèses, qui ne sont que des combinaisons de ce qui doit arriver de certains corps mus suivant certaines lois, inférer les effets qui devaient s’ensuivre ; et là-dessus les recherches ont dû se multiplier avec le temps. L’art de faire des expériences ne s’est non plus perfectionné qu’à la longue ; d’heureux hasards, qui pourtant ne se présentent qu’à ceux qui ont souvent ces objets devant les yeux et qui les connaissent, bien plus ordinairement encore une foule de théories délicates et de petits systèmes de détail souvent aidés encore des mathématiques, ont appris des faits, ou indiqué aux hommes les expériences qu’il fallait faire, avec la manière d’y réussir. — On voit ainsi comment les progrès des mathématiques ont secondé ceux de la physique, comment tout est lié, et, en même temps, comment le besoin d’examiner toutes les hypothèses a obligé à une foule de recherches mathématiques, qui, en multipliant les vérités, ont augmenté la généralité des principes, d’où naît la plus grande facilité du calcul et la perfection de l’art.

On peut conclure de tout ceci que les hommes ont dû passer par mille erreurs avant d’arriver à la vérité. De là cette foule de systèmes tous moins sensés les uns que les autres, et qui sont cependant de véritables progrès, des tâtonnements pour arriver à la vérité ; systèmes qui, d’ailleurs, occasionnent des recherches, et sont par là utiles dans leurs effets. — Les hypothèses ne sont pas nuisibles ; toutes celles qui sont fausses se détruisent d’elles-mêmes… Le premier pas est de trouver un système ; le second de s’en dégoûter.

Turgot, Fragments divers.


XI

KANT

En quoi la logique diffère de la psychologie.

À la vérité, des logiciens supposent des principes psychologiques dans la logique. Mais il est aussi absurde d’y introduire de pareils principes, que de dériver la morale de la conduite de la vie. Si nous prenions ces principes dans la psychologie, c’est-à-dire si nous les tirions des observations sur notre entendement, nous verrions simplement alors de quelle manière la pensée se manifeste, se produit ; comme elle est soumise à différents obstacles et à diverses conditions subjectives, ce qui nous conduirait à des lois simplement contingentes. En logique, il n’est pas question de lois contingentes, mais de lois nécessaires ; il ne s’agit pas de savoir comment nous pensons, mais comment nous devons penser. — Les règles de la logique ne doivent par conséquent pas être prises de l’usage contingent de l’entendement ; elles doivent l’être de son usage nécessaire, usage qui se trouve en soi, sans psychologie aucune. On ne demande pas en logique comment se comporte l’entendement, comment il pense, comment il a pensé jusqu’ici, mais simplement comment il a penser. La logique doit donc nous faire connaître l’usage légitime ou l’accord avec lui-même de l’entendement.

Kant, Logique, trad. Tissot, p. 6.


Distinction entre la matière de la connaissance et la forme de la connaissance, objet de la logique.

Dans toute connaissance, il faut distinguer la matière, c’est-à-dire l’objet, et la forme, c’est-à-dire la manière dont nous connaissons l’objet. Un sauvage, par exemple, voit de loin une maison, dont l’usage lui est inconnu : cet objet lui est, à la vérité, représenté comme il pourrait l’être à un autre homme qui le connaît distinctement comme une habitation appropriée à l’usage de l’homme. Mais quant à la forme, cette connaissance d’un seul et même objet est différente dans chacun d’eux : dans l’un c’est une simple intuition, dans l’autre c’est intuition et notion en même temps.

Kant, ibid., 41.


L’induction et l’analogie.

Puisque le jugement va du particulier au général, pour dériver des jugements généraux de l’expérience, par conséquent non a priori (empiriquement), il conclut : ou de plusieurs choses d’une espèce à toutes les choses de cette espèce, ou de plusieurs déterminations et propriétés en quoi s’accordent des choses d’espèce identique, aux autres déterminations et propriétés en tant qu’elles appartiennent au même principe. — La première espèce de raisonnement s’appelle raisonnement par induction ; la seconde, raisonnement par analogie.

Observations. — L’induction conclut du particulier au général (a particulari ad universale), d’après le principe de la généralisation, qui est ainsi conçu : Ce qui convient à plusieurs choses d’un genre convient aussi à toutes les autres choses [du même genre].

L’analogie conclut de la ressemblance particulière de deux choses à la ressemblance totale, d’après le principe de la spécification. Des choses d’un genre au sujet desquelles on connaît plusieurs caractères qui s’accordent entre eux, s’accordent pour le surplus que nous connaissons dans quelques individus de ce genre, mais que nous n’apercevons pas dans d’autres.

Kant, Logique, 195.


Du critérium de la vérité en logique.

Quant aux critères généraux et formels, il est facile de voir qu’ils sont possibles : car la vérité formelle consiste simplement dans l’accord de la connaissance avec elle-même, abstraction faite de tous les objets et de leurs différences. Le critérium formel de la vérité n’est donc autre chose que le caractère logique général de l’accord de la connaissance avec elle-même, ou, ce qui est la même chose, avec les lois générales de l’entendement et de la raison.

Ces critères généraux formels sont sans doute insuffisants pour s’assurer de la vérité objective, mais ils en sont néanmoins la condition sine qua non.

Car la question de l’accord de la connaissance avec elle-même (quant à la forme) est antérieure à celle de l’accord de la connaissance avec son objet, et c’est l’affaire de la logique.

Les critères formels de la vérité en logique sont :

1o Le principe de contradiction ;

2o Le principe de la raison suffisante.

Le premier détermine la possibilité logique, le second la réalité logique d’une connaissance.

La vérité logique d’une connaissance requiert donc :

1o Que cette connaissance soit possible, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas contradictoire ; mais ce caractère de la vérité logique interne est purement négatif : car une connaissance qui se contredit est fausse à la vérité, mais elle n’est pas toujours vraie alors même qu’elle ne se contredit pas.

2o Qu’elle soit fondée logiquement, c’est-à-dire qu’elle ait un principe et qu’elle n’ait pas de conséquences fausses.

Kant, Logique, p. 165.
Sur le scepticisme et le dogmatisme.

Il y a un principe de doute qui consiste dans cette maxime : se proposer, en traitant des connaissances, de les rendre incertaines. Ce principe tend à faire voir l’impossibilité de parvenir à la certitude. Cette manière de philosopher est le scepticisme. Elle est opposée à la méthode dogmatique, au dogmatisme, qui est une confiance aveugle en la faculté qu’aurait la raison de s’étendre a priori sans critique, par pures notions, uniquement pour obtenir un succès apparent.

Ces deux méthodes sont vicieuses si elles deviennent générales ; car il y a un grand nombre de connaissances dans lesquelles nous ne pouvons procéder dogmatiquement ; et, d’un autre côté, le scepticisme, en renonçant à toute connaissance affirmative, paralyse tous nos efforts pour acquérir la connaissance du certain.

Autant donc le scepticisme est nuisible, autant la méthode sceptique est utile et juste, en n’entendant par là que la manière de traiter quelque chose comme incertain, et de le réduire à la plus haute incertitude dans l’espoir de trouver la trace de la vérité sur cette voie. Cette méthode n’est donc proprement qu’une simple suspension du jugement. Elle est très-utile au procédé critique qui est la méthode de philosopher suivant laquelle on recherche les sources de ses affirmations ou de ses objections, et les raisons qui leur servent de base ; — méthode qui donne l’espoir de parvenir à la certitude.

Kant, ibid., 70.


De la certitude et de ses diverses espèces.

Il y a une différence essentielle, que nous allons faire connaître, entre opiner, croire et savoir ou être certain.

1o Opiner. — L’opiner, ou le croire par des raisons qui ne sont suffisantes ni subjectivement ni objectivement, peut être considéré comme un jugement provisoire (sub conditione suspensiva, ad interim) dont on ne peut pas facilement se passer. Il faut nécessairement opiner d’abord avant d’admettre ou d’affirmer ; mais il faut aussi se garder de prendre une opinion pour quelque chose de plus que pour une simple opinion. — L’opinion est en général le début de toute notre connaissance. Quelquefois nous avons un pressentiment obscur de la vérité ; une chose peut renfermer pour nous le signe de la vérité ; une chose nous semble avoir les caractères de la vérité ; — nous pressentons la vérité avant de la connaître avec une certitude déterminée… « Lorsque nous méditons sur un sujet, toujours nous devons juger provisoirement d’abord, et anticiper, flairer en quelque sorte, la connaissance qui nous est donnée en partie par la méditation. On doit toujours se faire un plan provisoire, etc. »

2o Croire (dans le sens étroit, foi). — La foi ou la croyance d’après un principe subjectivement suffisant, mais objectivement insuffisant, se rapporte aux objets dont on ne peut non-seulement rien savoir, mais encore rien opiner, dont on ne peut pas même pénétrer la vraisemblance, mais dont on peut simplement avoir la certitude qu’il n’y a pas de contradiction à les penser comme on le fait…

3o Savoir. — La croyance qui dérive d’un principe de connaissance valable tant objectivement que subjectivement, ou la certitude, est empirique ou rationnelle, suivant qu’elle se fonde ou sur l’expérience soit personnelle, soit étrangère, ou sur la raison. Elle se rapporte donc aux deux sources dont toutes nos connaissances dérivent : l’expérience et la raison.

La certitude rationnelle est ou mathématique ou philosophique ; la première est intuitive, la seconde discursive.

La certitude mathématique s’appelle aussi évidence, parce qu’une connaissance intuitive est plus claire qu’une discursive. Quoique les connaissances rationnelles mathématiques et philosophiques soient également certaines en elles-mêmes, la certitude de l’une de ces sciences est cependant différente de la certitude de l’autre.

La certitude empirique est primitive (originarie empirica), quand je suis certain de quelque chose par expérience propre ; elle est dérivée (derivative empirica), quand je suis certain de quelque chose par l’expérience d’autrui ; c’est cette dernière sorte de certitude empirique qu’on appelle ordinairement certitude historique. La certitude rationnelle se distingue de la certitude empirique par la conscience de la nécessité qui l’accompagne…

La science, c’est-à-dire l’ensemble systématique d’un ordre de connaissances, résulte de la certitude. La science est opposée à la connaissance commune, c’est-à-dire à l’ensemble d’une connaissance comme simple agrégat. Le système repose sur une idée du tout, qui précède les parties ; dans la connaissance commune, au contraire, les parties précèdent le tout.

Kant, ibid., p. 97, 111.


Règles générales pour éviter l’erreur.

Les règles générales à suivre pour éviter l’erreur sont :

1o De penser par soi-même ;

2o De se mettre dans la position des autres, et de considérer les choses sous toutes leurs faces ;

3o D’être toujours d’accord avec soi-même.

On peut appeler la maxime de penser par soi-même une façon de penser éclairée ; celle de se placer au point de vue des autres, une façon de penser étendue ; et celle d’être toujours d’accord avec soi-même, une façon de penser conséquente ou bien liée.

Kant, ibid.


La suspension du jugement, règle de méthode.

Différer ou retenir son jugement, ce n’est que la résolution de ne pas faire d’un jugement provisoire un jugement définitif et déterminant. Un jugement provisoire est un jugement par lequel je vois, il est vrai, plus de raisons pour la vérité d’une chose que contre cette vérité, mais tout en m’apercevant bien que ces raisons ne suffisent pas pour fonder un jugement déterminant ou définitif. Le provisoire est donc un jugement purement problématique porté avec conscience de ce caractère.

La suspension du jugement peut avoir lieu pour deux raisons : ou pour rechercher les motifs d’un jugement déterminant, ou pour ne juger jamais. Dans le premier cas, la suspension du jugement est une suspension critique (suspensio judicii indagatoria) ; dans le second cas, elle est sceptique (suspensio judicii sceptica) ; car le sceptique renonce à tout jugement, tandis que le véritable philosophe ne fait que suspendre le sien, en tant qu’il n’a pas de raisons suffisantes de regarder une proposition comme vraie.

Kant, ibid., 102.

XII

HAMILTON

De la méthode d’interprétation de la conscience en psychologie.

Un fait de conscience est ce dont l’existence est donnée et garantie par une croyance originelle et nécessaire. Mais il faut faire une distinction importante.

Il faut considérer les faits de conscience à deux points de vue, ou bien comme témoignant de leur propre existence idéale ou phénoménale, ou comme témoignant de l’existence objective de quelque autre chose au delà. Croire à la première interprétation, ce n’est pas la même chose que de croire à la seconde. On ne peut pas repousser la première, on peut fort bien repousser la seconde. S’agit-il d’un témoin ordinaire, nous ne pouvons mettre en doute sa réalité personnelle ni le fait de sa déposition, mais nous pouvons toujours douter de la vérité de ce qu’affirme la déposition. Il en est ainsi de la conscience, nous ne pouvons pas nier qu’elle porte un témoignage, mais nous pouvons faire difficulté d’admettre l’au delà dont il nous donne l’assurance. Prenons un exemple. Dans l’acte de la perception extérieure, la conscience donne comme un fait double l’existence de moi ou de soi en tant que percevant, et l’existence de quelque chose qui diffère de moi ou de soi en tant que perçue. Or, il est absolument impossible de douter de la réalité de ce fait comme donnée subjective, — comme phénomène mental, — sans douter de l’existence de la conscience, car la conscience est elle-même ce fait ; et il nous est absolument impossible de douter de l’existence de la conscience, car un tel doute ne peut exister que dans et par la conscience ; par conséquent, il s’annihilerait lui-même. Nous douterions que nous doutons. En tant que contenue, — donnée, — dans la conscience, l’opposition de l’esprit qui connaît et de la matière qui est connue ne peut être niée.

Mais on peut admettre tout le phénomène comme donné dans la conscience et pourtant contester sa conséquence. La conscience, dira-t-on peut-être, donne le sujet mental comme percevant un objet extérieur, distingué du sujet en tant que perçu : tout ceci nous ne le nions pas, nous ne pouvons pas le nier. Mais la conscience n’est qu’un phénomène ; l’opposition entre le sujet et l’objet peut n’être qu’apparente et non réelle ; l’objet donné comme une réalité extérieure peut n’être qu’une représentation mentale que l’esprit est déterminé sans le savoir à produire en vertu d’une loi que nous ne connaissons pas et qu’il prend pour une chose différente de lui-même. On peut dire tout cela et le croire, sans se contredire et même l’immense majorité des philosophes modernes le dit et le croit.

C’est d’une manière analogue que, dans un acte de mémoire, la conscience relie une existence présente à une existence passée. Je ne puis nier le phénomène actuel, parce que ma négation se détruirait elle-même ; mais je peux, sans me contredire, soutenir que la conscience peut être un faux témoin pour ce qui est d’une existence antérieure ; et je peux soutenir, si je veux, que la mémoire du passé, dans la conscience, n’est rien qu’un phénomène qui n’a pas de réalité en dehors du présent. Il y a bien d’autres faits de conscience que nous ne pouvons pas nous dispenser d’admettre à titre de phénomènes mentaux, mais nous pouvons ne pas croire qu’ils garantissent rien de plus que leur propre existence phénoménale. Je n’examine pas à présent si ce doute est légitime, mais s’il est possible ; tout ce que j’ai maintenant en vue, c’est de montrer que nous ne devons pas confondre, comme on l’a fait, deux faits d’une signification différente et deux témoignages de portée bien différente en faveur de leur réalité. M. Stewart, entre autres, a commis cette erreur…

On me permettra de dire avec tout le respect que mérite l’opinion d’un philosophe aussi distingué que M. Stewart, que je regarde comme insoutenable son affirmation que l’existence présente des phénomènes de conscience, et la réalité des objets dont ils portent témoignage, reposent sur une base également solide. Le second fait, l’objet du témoignage, peut être digne de toute créance, et je m’accorde avec M. Stewart à penser qu’il en est ainsi ; mais pourtant il ne repose pas sur un fondement aussi solide que le fait du témoignage lui-même. M. Stewart avoue que les sceptiques les plus hardis n’ont jamais avancé un doute sur le premier ; mais le dernier, au contraire, en tant qu’il nous assure une connaissance immédiate du monde extérieur (c’est ainsi que parle M. Stewart), a été mis en doute et même nié non-seulement par les sceptiques, mais encore par les philosophes modernes à peu près unanimement. L’histoire créerait donc d’elle-même une forte présomption en faveur de l’opinion que les deux faits doivent reposer sur des fondements très-différents, et cette présomption se confirme quand nous cherchons quels sont ces fondements.

L’un des faits, celui du témoignage, est un acte de conscience même, on ne peut par conséquent l’invalider sans contradiction. Car, ainsi que nous l’avons fait souvent observer, il est impossible de douter de la réalité de ce dont nous sommes conscients ; en effet, comme nous ne pouvons douter que par le moyen de la conscience, douter de la conscience c’est douter de la conscience par la conscience. Si d’une part nous affirmons la réalité du doute, nous affirmons explicitement par là la réalité de la conscience, et nous contredisons notre doute ; si d’autre part nous nions la réalité de la conscience, nous nions implicitement la réalité de notre propre dénégation. Ainsi, dans l’acte de la perception, la conscience donne, comme un fait double, un ego ou esprit, et un non-ego ou matière, connus ensemble et distingués l’un de l’autre. Or, en tant que fait présent, ce double phénomène ne peut être nié. Je ne puis par conséquent pas rejeter le fait que, dans la perception, je suis conscient d’un phénomène que je suis forcé de regarder comme l’attribut de quelque chose d’autre que mon esprit ou moi. Cela, je l’admets forcément, ou je tombe en contradiction. Mais en l’admettant, ne puis-je pas encore, sans me contredire, soutenir que ce que je suis forcé de considérer comme le phénomène de quelque chose autre que moi n’est pourtant (sans que je le sache), qu’une modification de mon esprit ? J’admets bien le fait du témoignage de la conscience comme donné, mais je nie la vérité de son rapport. Que la négation de la vérité de conscience comme témoignage soit ou non légitime, nous n’avons pas à l’examiner à présent : tout ce que je veux, c’est, comme je l’ai dit, faire voir que nous devons distinguer dans la conscience deux espèces de faits, — le fait de la conscience témoignant, et le fait dont la conscience témoigne ; et que nous ne devons pas, ainsi que M. Stewart, soutenir que nous ne pouvons pas plus douter de la réalité du monde extérieur que du fait que la conscience présente en opposition réciproque, le phénomène du soi en regard du phénomène du non-soi.

C’est seulement l’autorité de ces faits en tant que prouvant qu’il y a quelque chose au delà d’eux, — c’est-à-dire, seulement la seconde classe de faits, — qui devient un objet de discussion ; ce n’est pas la réalité de la conscience que nous avons à prouver, c’est sa véracité.

Hamilton, Lectures, I, 271-275, traduit par M. Cazelles.


DU SYLLOGISME.

Le raisonnement est un acte de comparaison médiate. Raisonner, c’est, en effet, reconnaître que deux idées sont l’une à l’égard de l’autre dans la relation d’un tout à ses parties, et cela en reconnaissant que ces deux idées sont chacune dans la même relation avec une troisième. Considéré comme un acte, le raisonnement, ou emploi discursif de la raison (τὸ λογίζεσθαι, λογισμός, διάνοια, τò διανοεῖσθαι), s’appelle aussi procédé d’argumentation, d’inférence, d’illation, de conclusion, de syllogismes… le produit de l’acte lui-même s’appelle aussi raisonnement ; et dans ce sens on dit encore argument et syllogisme.

Rien de plus faux à cet égard que l’opinion vulgaire qui distingue ce procédé comme l’opération d’une faculté différente en espèce du jugement et de la conception. Conception, jugement, raisonnement, ce sont en réalité de simples applications de la même faculté, celle de comparaison… Il est donc également faux d’affirmer, comme on le fait communément, qu’un raisonnement ou syllogisme est un tout formé de jugements ; et qu’un jugement est un tout composé, formé d’idées. C’est là une manière toute mécanique de trancher en parties les phénomènes de l’esprit ; et elle diffère autant d’une analyse légitime, que l’acte du boucher de celui de l’anatomiste.

Hamilton, ibid., 312.

XIII

STUART MILL

Procédés et règles de la méthode expérimentale. — Application à la théorie de la rosée.

Il faut d’abord distinguer la rosée de la pluie aussi bien que des brouillards, et la définir en disant qu’elle est l’apparition spontanée d’une moiteur sur des corps exposés en plein air, quand il ne tombe point de pluie ni d’humidité visible. D’abord, nous avons des phénomènes analogues dans la moiteur qui couvre un métal froid ou une pierre lorsque nous soufflons dessus, qui apparaît en été sur les parois d’un verre d’eau fraîche qui sort du puits, qui se montre à l’intérieur des vitres quand la grêle ou une pluie soudaine refroidit l’air extérieur, qui coule sur nos murs lorsqu’après un long froid arrive un dégel tiède et humide. Comparant tous ces cas, nous trouvons qu’ils contiennent tous le phénomène en question. Or, tous ces cas s’accordent sur un point, à savoir que l’objet qui se couvre de rosée est plus froid que l’air qui le touche. Cela arrive-t-il aussi dans le cas de la rosée nocturne ? Est-ce un fait que l’objet baigné de rosée est plus froid que l’air ? Nous sommes tentés de répondre que non, car qui est-ce qui le rendrait plus froid ? Mais l’expérience est aisée : nous n’avons qu’à mettre un thermomètre en contact avec la substance couverte de rosée, et à en suspendre un autre un peu au-dessus, hors de la portée de son influence. L’expérience a été faite, la question a été posée, et toujours la réponse s’est trouvée affirmative. Toutes les fois qu’un objet se recouvre de rosée, il est plus froid que l’air.

Voilà une application complète de la méthode de concordance : elle établit une liaison invariable entre l’apparition de la rosée sur une surface et la froideur de cette surface comparée à l’air extérieur. Mais laquelle des deux est cause, et laquelle effet ? ou bien sont-elles toutes les deux les effets de quelque chose d’autre ? Sur ce point, la méthode de concordance ne nous fournit aucune lumière. Nous devons avoir recours à une méthode plus puissante : nous devons varier les circonstances ; nous devons noter les cas où la rosée manque ; car une des conditions nécessaires pour appliquer la méthode de différence, c’est de comparer des cas où le phénomène se rencontre avec d’autres où il ne se rencontre pas.

Or la rosée ne se dépose pas sur la surface des métaux polis, tandis qu’elle se dépose très-abondamment sur le verre. Voilà un cas où l’effet se produit et un autre où il ne se produit point… Mais, comme les différences qu’il y a entre le verre et les métaux polis sont nombreuses, la seule chose dont nous puissions encore être sûrs, c’est que la cause de la rosée se trouvera parmi les circonstances qui distinguent le verre des métaux polis… Cherchons donc à démêler cette circonstance, et pour cela employons la seule méthode possible, celle des variations concomitantes. Dans le cas des métaux polis et du verre poli, le contraste montre évidemment que la substance a une grande influence sur le phénomène. C’est pourquoi, faisons varier autant que possible la substance seule, en exposant à l’air des surfaces polies de différentes sortes. Cela fait, on voit tout de suite paraître une échelle d’intensité. Les substances polies qui conduisent le plus mal la chaleur sont celles qui s’imprègnent le plus de rosée ; celles qui conduisent le mieux la chaleur sont celles qui s’en humectent le moins : d’où l’on conclut que l’apparition de la rosée est liée au pouvoir que possède le corps de résister au passage de la chaleur.

Mais, si nous exposons à l’air des surfaces rudes au lieu de surfaces polies, nous trouvons quelquefois cette loi renversée. Ainsi le fer rude, particulièrement s’il est peint ou noirci, se mouille de rosée plus vite que le papier vernis. L’espèce de surface a donc beaucoup d’influence. C’est pourquoi exposons la même substance en faisant varier le plus possible l’état de sa surface (ce qui est un nouvel emploi de la méthode des variations concomitantes), et une nouvelle échelle d’intensité se montrera. Les surfaces qui perdent leur chaleur le plus aisément par le rayonnement sont celles qui se mouillent le plus abondamment de rosée. On en conclut que l’apparition de la rosée est liée à la capacité de perdre la chaleur par le rayonnement.

À présent l’influence que nous venons de reconnaître à la substance et à la surface nous conduit à considérer celle de la texture, et là nous rencontrons une troisième échelle d’intensité, qui nous montre la substance d’une texture ferme et serrée, par exemple les pierres et les métaux, comme défavorables à l’apparition de la rosée, et au contraire les substances d’une texture lâche, par exemple le drap, le velours, la laine, le duvet, commet éminemment favorable à la production de la rosée. La texture lâche est donc une des circonstances qui la provoquent. Mais cette troisième cause se ramène à la première, qui est le pouvoir de résister au passage de la chaleur ; car les substances de texture lâche sont précisément celles qui fournissent les meilleurs vêtements, en empêchant la chaleur de passer de la peau à l’air, ce qu’elles font en maintenant leur surface intérieure très-chaude pendant que leur surface extérieure est très-froide.

Ainsi, les cas très-variés dans lesquels beaucoup de rosée se dépose s’accordent en ceci, et, autant que nous pouvons l’observer, en ceci seulement, que les corps en question conduisent lentement la chaleur ou la rayonnent rapidement, — deux qualités qui ne s’accordent qu’en un seul point, qui est qu’en vertu de l’une ou de l’autre le corps tend à perdre sa chaleur par sa surface plus rapidement qu’elle ne peut lui être restituée par le dedans. Au contraire, les cas très-variés dans lesquels la rosée manque ou est très-peu abondante s’accordent en ceci, et, autant que nous pouvons l’observer, en ceci seulement, que les corps en question n’ont pas cette propriété. Nous pouvons maintenant répondre à la question primitive et savoir lequel des deux, du froid et de la rosée, est la cause de l’autre. Nous venons de trouver que la substance sur laquelle la rosée se dépose doit, par ses seules propriétés, devenir plus froide que l’air. Nous pouvons donc rendre compte de sa froideur, abstraction faite de la rosée, et, comme il y a une liaison entre les deux, c’est la rosée qui dépend de la froideur ; en d’autres termes, la froideur est la cause de la rosée.

Maintenant, cette loi si amplement établie peut se confirmer de trois manières différentes, et premièrement, par déduction, en partant des lois connues que suit la vapeur aqueuse lorsqu’elle est diffuse dans l’air ou dans tout autre gaz. On sait par l’expérience directe que la quantité d’eau qui peut rester suspendue dans l’air à l’état de vapeur est limitée pour chaque degré de température, et que ce maximum devient moindre à mesure que la température diminue. Il suit de là déductivement que, s’il y a déjà autant de vapeur suspendue en l’air que peut en contenir sa température présente, tout abaissement de cette température portera une portion de la vapeur à se condenser et se changer en eau. Mais de plus, nous savons déductivement, d’après les lois de la chaleur, que le contact de l’air avec un corps plus froid que lui-même abaissera nécessairement la température de la couche d’air immédiatement appliquée à sa surface, et par conséquent la forcera d’abandonner une portion de son eau, laquelle, d’après les lois ordinaires de la gravitation ou cohésion, s’attachera à la surface du corps, ce qui constituera la rosée… Cette preuve déductive a l’avantage de rendre compte des exceptions, c’est-à-dire des cas où, le corps étant plus froid que l’air, il ne se dépose pourtant point de rosée ; car elle montre qu’il en sera nécessairement ainsi, lorsque l’air sera si peu fourni de vapeur aqueuse, comparativement à sa température, que, même étant un peu refroidi par le contact d’un corps plus froid, il sera encore capable de tenir en suspension toute la vapeur qui s’y trouvait d’abord suspendue. Ainsi, dans un été très-sec il n’y a pas de rosée, ni, dans un hiver très-sec, de gelées blanches.

La seconde confirmation de la théorie se tire de l’expérience directe pratiquée selon la méthode de différence. Nous pouvons, en refroidissant la surface de n’importe quel corps, atteindre en tous les cas une température à laquelle la rosée commence à se déposer. Nous ne pouvons, à la vérité, faire cela que sur une petite échelle ; mais nous avons d’amples raisons pour conclure que la même opération, si elle était conduite dans le grand laboratoire de la nature, aboutirait au même effet.

Et finalement, nous sommes capables de vérifier le résultat, même sur cette grande échelle. Le cas est un de ces cas rares où la nature fait l’expérience pour nous, de la même manière que nous la ferions nous-mêmes, c’est-à-dire en introduisant dans l’état antérieur des choses une circonstance nouvelle, unique et parfaitement définie, et en manifestant l’effet si rapidement que le temps manquerait pour tout autre changement considérable dans les circonstances antérieures. On a observé que la rosée ne se dépose jamais abondamment dans des endroits fort abrités contre le ciel ouvert, et point du tout dans les nuits orageuses ; mais que, si les nuages s’écartent, fût-ce pour quelques minutes seulement, de façon à laisser une ouverture, la rosée commence à se déposer et va en augmentant. Ici, il est complètement prouvé que la présence ou l’absence d’une communication non interrompue avec le ciel cause la présence ou l’absence de la rosée. Mais puisqu’un ciel clair n’est que l’absence des nuages, et que les nuages, comme tous les corps entre lesquels et un objet donné il n’y a rien qu’un fluide élastique, ont cette propriété connue, qu’ils tendent à élever ou à maintenir la température de la surface de l’objet en rayonnant vers lui de la chaleur, nous voyons à l’instant que la retraite des nuages refroidira la surface. Ainsi, dans ce cas, la nature ayant produit un changement dans l’antécédent par des moyens connus et définis, le conséquent suit et doit suivre : expérience naturelle conforme aux règles de la méthode de différence.

Logique, I, 308 et suiv. (Traduit par M. Taine)

  1. « Le syllogisme, dit encore Aristote, est une énonciation dans laquelle, certaines questions étant posées, par cela seul qu’elles le sont, il en résulte nécessairement une autre assertion différente des premières. Par cela seul qu’elles le sont veut dire que c’est par ces assertions que l’autre est produite ; et être produite ainsi signifie qu’il n’est besoin, pour que le nécessaire en résulte, d’aucun autre terme étranger. J’appelle donc syllogisme complet celui dans lequel il ne faut rien de plus que les données pour que le nécessaire apparaisse, et incomplet celui qui a besoin, au contraire, d’une ou plusieurs données qu’on ajoute, lesquelles sont bien aussi nécessaires, d’après les termes supposés, mais qui toutefois ne sont pas énoncées dans les premières propositions. » (Analytiques, liv. I, ch. i.)
  2. « L’entendement humain est à l’égard des choses comme un miroir infidèle qui, recevant leurs rayons, mêle sa propre nature à leur nature, et ainsi les dévie et les corrompt. » (Novum Organum, I, 41.)
  3. « Chaque homme a en lui une certaine caverne où la lumière de la nature est brisée et corrompue, soit à cause des dispositions naturelles et particulières à chacun, soit en vertu du commerce avec d’autres hommes, et de l’éducation, soit en conséquence des lectures et de l’autorité de ceux que chacun révère et admire, etc. » (Id., 42.)
  4. « Nous les nommons idoles du forum pour signifier le commerce et la communauté des hommes où elles prennent naissance… Les mots font violence à l’esprit et troublent tout, et les hommes sont entraînés par eux dans des controverses innombrables et vaines. » (Novum Organum, I, 43.)
  5. Spinoza décrit, comme on le voit, la méthode rationnelle et à priori, dont il a usé dans son Éthique.