Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 271-293).




III


INFLUENCES NOUVELLES




Ce qui reste à faire est peu de chose, comparé à l’immense tâche accomplie, mais ce dernier pas, toujours le plus difficile à franchir, exigerait le calme et la certitude. Si les artistes nouveaux semblent moins diligents que leurs aînés, aussi faut-il savoir si les conditions actuelles sont aussi favorables que les anciennes à l’action artistique. Essayons donc, pour obtenir du rare lecteur qu’il soit juste, avant de lui montrer ce que nous faisons, de lui apprendre comment nous le faisons, quelles influences troublent ou facilitent notre tâche…

Tout un livre ! — à réduire en quelques lignes.

Je dépêche, pour m’en débarrasser, — quoiqu’elles comptent ! — les influences sociales. — La menace perpétuelle d’une guerre ; les cruelles taquineries du militarisme universel et l’obligation de s’interrompre entre deux hémistiches pour aller « accomplir une période de vingt-huit jours d’instruction militaire » ; les agitations de la rue : le grincement de la machine gouvernementale — journaux, élections, changements de ministères — n’a jamais fait tant de bruit ; l’autocratie turbulente et bruyante du commerce a supprimé, dans les préoccupations publiques, la préoccupation de la Beauté, et l’industrie[1] a tué ce que la politique laisserait subsister de silence. Comparez à ces points de vue divers l’époque présente avec la Restauration, avec la Monarchie de Juillet, avec le Second Empire.

Influences morales : je les réduis toutes à la tentation du « Succès. » Je ne parle pas de la Gloire : la notion s’en est perdue dans le monde. J’oserais à peine dire : « célébrité. » Le succès — qui employé dans le sens de « monnaie de gloire » n’est pas français — ne conduit qu’à la Notoriété, chose et vocable baroques. Mais enfin c’est là tout ce qui nous reste et la notoriété conduit à la fortune, aux honneurs, à toutes sortes de plaisirs si elle vous accueille jeune encore, etc. — Or, qui était glorieux sous la Restauration ? Chateaubriand, Lamartine… — Sous la Monarchie de Juillet ? Victor Hugo… — Sous le Second Empire, qui était célèbre ? Gautier, Sainte-Beuve… — Dans les premières années de la Troisième République ? MM. de Goncourt, Leconte de Lisle, Zola… — Et aujourd’hui, qui a de la notoriété ? MM. Daudet, Ohnet…

Plus graves que ce bruit extérieur, contre quoi le Poète peut se faire un refuge dans son âme de par sa volonté, plus grosses que cette pente aimable vers la médiocrité, contre quoi le Poëte peut trouver dans son intransigeant amour de la Beauté la force de réagir, sont les influences sentimentales et intellectuelles. Celles-ci se divisent naturellement en religieuses et philosophiques, scientifiques et artistiques.

Depuis qu’il n’y a plus de religion dans les temples, elle court les rues. Il y avait, ces temps derniers, à Montmartre, une brasserie catholique où l’on récitait de la poésie sacrée. Il y a des heures de nuit où le Boulevart est mystique. Il est aussi pessimiste. Cela ne l’empêche pas d’être, à d’autres heures, frénétiquement gai, plus tard dans la nuit. Et ce sont les mêmes jeunes gens, élégants et bien portants, — presque tous, — qui sont successivement mystiques, pessimistes et gais, simultanément quelquefois. En doctrine religieuse et philosophique bien peu de ces jeunes gens ont des informations précises. Mais des termes du culte ils retiennent de beaux vocables comme ostensoir, ciboire, etc. ; plusieurs gardent de Spencer, de Mill, de Schopenhauer, de Comte, de Darwin, quelque terminologie. — Rares ceux qui savent profondément de quoi ils traitent, ceux qui ne cherchent pas à faire étalage et parade d’un parler sans autre mérite qu’une vanité de syllabes, qu’une nouveauté d’antiquités, — ceux qui vont au fond, qui se sont pénétrés de ces théologies et de ces métaphysiques, qui en ont fait le lit de leurs pensées, la nourriture de leurs idées, la substance ferme et logique de leur expression esthétique. — Tous, pourtant les frivoles et les graves, subissent cette double influence, vieille comme l’humanité mais qui jamais encore, semble-t-il, n’était parvenue à cette exaltation, du Mysticisme et de la Philosophie.

Et la Science ! Autrefois les domaines de l’Art et de la Science étaient nettement tranchés et si, par grande rareté, un artiste comme Le Vinci était aussi un savant, son Art et sa Science ne se mêlaient point. Au cours de ce XVIIIe siècle qui brouilla tout, les deux pôles se rapprochent, mais l’Art reste roi et considère la Science comme sa servante : Buffon prête ses manchettes à la Nature. Aujourd’hui tout est changé. Dans cet étrange désarroi produit par la collision des formules et par les difficultés énormes qu’il faut vaincre pour accomplir l’œuvre d’art définitif, l’Art a perdu sa morgue ancienne devant la Science et l’Artiste demande volontiers des conseils au Savant. La Science en a profité pour envahir l’Art et particulièrement la Littérature. La critique littéraire est un peu dédaignée par la critique scientifique. Quelques-uns veulent croire que les conclusions des savants et leurs très curieuses expériences[2] dans la science des tons et des sons parviendront à supprimer les dangereux hasards de l’instinct. Je n’y crois guère et j’estime bien plus dangereuse que tous les hasards cette soumission de l’artiste à d’autres lois, justement, que celles de son instinct réglé par sa conscience. Il y a quelque chose de pénible pour l’Art et d’humiliant dans cette pensée que, l’œuvre de génie, le savant pourrait la mesurer avec son compas aveugle et décréter, l’épreuve faite et sans recours : « C’est beau, » ou « C’est laid. » Ce que M. Raffaelli dit des formes géométriques, « établies préventivement » et par là-même incapables de s’harmoniser avec l’infinie variété des tempéraments divers, je le dirais des systèmes scientifiques qui prétendent mesurer la beauté d’une œuvre d’art, parce que « l’art commence où commence la passion » et que c’est là, justement, que finit la géométrie.

Ces préoccupations scientifiques, ces promesses du savant au poëte de le préserver de toute erreur, sont d’autant plus troublantes qu’elles ont lieu au moment où la Littérature s’émeut d’un très manifeste mouvement dans les arts plastiques vers une synthèse de tous les arts en chacun des arts. Pour ce rêve où elle reconnaît le plus intime de ses propres désirs, la Littérature songe s’il ne serait pas prudent d’accepter le renfort que lui apporterait la science… — Je ne reviendrai pas à Wagner, de qui j’ai montré dans le drame musical l’union évidente de toutes les formes artistiques. Toute la musique moderne française, pour rester toujours à ce seul point de vue (MM. César Franck, Ernest Reyer, Saint-Saëns et, dans ses premières œuvres, M. Massenet), datant de Wagner, suit plus ou moins heureusement les traditions qu’il a instituées, obéit plus ou moins fidèlement à son impulsion. Mais bien avant lui déjà la musique pressentait l’alliance qu’elle devait faire, un jour, avec la Poésie. D’essence, d’ailleurs, la musique, se confondant presque avec la sensation, est génératrice de rêves. Berlioz, en s’efforçant de lui conquérir quelques-unes des vertus de la peinture, Wagner en la soumettant à l’Action dramatique, ont seulement doué cette puissance suggestive de plus d’intensité et de conscience.

Dans un article sur la nouvelle littérature, M. Brunetière constate que, successivement, l’architecture, la peinture et la musique ont dominé la littérature, lui ont donné le ton et servi d’idéal. Les Classiques, épris de dire l’âme même, auraient préféré l’architecture, cet art noble et spirituel qui s’adresse aux sens aussi peu que possible. Les Romantiques séduits par le pittoresque, et les Naturalistes, par l’aspect extérieur des choses, auraient naturellement choisi la peinture : et il est remarquable, en effet, que le mouvement naturaliste fut inauguré par deux peintres, Courbet et Manet. Enfin les Décadents ou Symbolistes, venus pour dire le sens intime des êtres et des choses, salueraient dans la musique l’art le plus voisin de leur idéal, et M. Brunetière observe que la plupart des titres des livres de vers décadents :Romances sans paroles (M. Verlaine), Complaintes (Laforgue), Cantilènes (M. Moréas), sont pris dans le vocabulaire musical. — Il y a beaucoup de vérité dans ce système : je crois qu’il y a aussi de l’arbitraire. D’abord, l’architecture, elle-même une miraculeuse synthèse de l’Art, est, selon les divers ordres, aussi volontiers sensuelle et sentimentale que spirituelle. Une me semble pas, en outre, que les Classiques aient été bien spécialement requis par l’architecture non plus que par aucun autre art. Tout ce que dit M. Brunetière des prédilections romantiques et naturalistes pour la peinture est d’une vérité historique. Mais qu’il veuille bien le remarquer : les nouveaux poëtes, quoiqu’ils aiment, en effet, ardemment l’art des beaux sons, n’ont pas pour cela oublié l’art des belles couleurs. Si M. Verlaine, en son art poétique, prescrit « de la musique avant toute chose », il recommande expressément aussi « la nuance », et si le titre des Romances sans paroles confirme la théorie de M. Brunetière, elle serait infirmée par bien des pièces, dans ce recueil même, suggestives de tableaux et par les Eaux-fortes et les Paysages tristes des Poëmes Saturniens. Si M. Moréas a écrit des Cantilènes, M. Poictevin a écrit des Paysages, et M. Moréas lui-même a écrit les Syrtes, prépare les Iconoslases. M. de Régnier a écrit les Sites. Mais ces arguments de détails ne valent, pour et contre, pas grand’ehose. Observations plus importantes : je ne fais point difficulté de convenir que la musique est bien l’art qui, après la poésie, donne à quelques poètes de cette heure les plus vives jouissances, — mais cela, qu’on le remarque bien, à une heure où la musique elle-même s’est rapprochée de la poésie en général et de la peinture en particulier. La poésie semble avoir compris la musique dans l’instant même où la musique semble avoir compris la poésie. Ne serait-ce pas qu’elles ont un idéal commun, et que, pour ï’atteindre, à chacune ses moyens spéciaux sont insuffisants ? — Et qu’on le remarque encore : c’est la musique la plus haute, la plus pure, la plus lyrique, celle que nous aimons. Pour Meyerbeer et Rossini nous avons l’indifférence des Romantiques et je ne connais guère, parmi nous, d’enthousiastes à M. Gounod. Ce que nous adorons en Bach, Beethoven, Mendelssohn, Schubert, Schuman, Berlioz et Wagner, c’est cela même que nous adorons en nos poètes préférés et cela aussi que nous adorons encore en MM. Puvis de Chavannes, Gustave Moreau, Besnard, Odilon Redon, Eugène Carrière, Cazin, Rapin, Monticelli, les Primitifs, cela même que quelques autres poètes de cette même heure goûtent en ces peintres plus encore qu’en ces musiciens : c’est bien sous ses trois aspects divers le même idéal.

D’ailleurs, si la Musique nous passionne en effet plus profondément et plus généralement que la Peinture, c’est que celle-là est à la fois plus lointaine et plus intime, plus près de l’origine et de la fin des sentiments et des sensations que celle-ci. La ligne et la couleur se fixent et défient le temps : le son, à peine exhalé, lui cède ; il vit de mourir, c’est un grand symbole ! Mais il se dépasse lui-même, il force le silence dans ses dernières retraites et y réveille l’écho ; c’est toujours un appel vers quelque chose d’inconnu, de mystérieux, une exhalaison, une expansion de l’âme. Et tout lui revient, cet éphémère est la voix de l’éternité, sert de mesure aux choses de plus ambitieuse durée : une peinture est harmonieuse, une poésie est mélodieuse. La Peinture est un témoignage, la Musique est une aspiration. L’âme s’essore de soi par la musique et reprend sa propre conscience dans le silence solide de la peinture. Or, en ces jours que voici, héritiers de tant de jours, semble-t-il pas que le génie humain souffre d’un immense désir de s’échapper de lui-même ? Any were out of the world ! Cette plainte est de ce temps et c’est bien plus qu’une plainte : c’est la loi suprême de l’Art Suprême. Cet « en dehors du monde », c’est-à-dire « hors de l’espace et du temps », évoque le théâtre parfait où s’ébattra la Fiction enfin digne de son nom, celle qui sera vraiment feinte par l’homme et qui ne lui rappellera rien d’ici. Mais il n’y a que la musique pour franchir ainsi les bornes du monde, elle qui est une lumière spirituelle, elle qui, sans rien montrer, fait tout voir. Tout ensemble traduit-elle les aspirations dernières d’une humanité vieille, lasse de vivre et de l’horizon monotone, désirante vers l’infini, et à cette même humanité offre-t-elle les moyens de se rajeunir dans les réalités de l’impossible, dans la vie au delà de la vie, dans tout ce qu’on ne voit pas et qui vibre, promesse de surnaturelles clartés. — Quoi d’étonnant, donc, à une époque où il est impérieusement appelé par tous ces lointains, si l’Art se mire avec plus de complaisance en cette part de lui qui lui donne le plus sûr gage d’y parvenir ? Et puis ! la musiquesait tout, et même peindre : elle sait évoquer par des sons un paysage dans un rêve. La poésie, art sonore elle aussi, elle aussi ne peut peindre qu’avec des sons et il est tout naturel que ce soit à la musique qu’elle demande ce secret… Mais n’ont-elles pas toujours, en quelque sorte, flotté l’une autour de l’autre, ces deux formes de l’Art : le Vers, la Note ? Les Romantiques eux-mêmes, je parle des plus grands, ont-ils pu peindre autrement que par un symbolisme musical ? Les Naturalistes, pour se rapprocher davantage de la peinture seule, ont dû renoncer au Vers ! Orphée chantait…

Cependant, et tandis que la musique et la poésie cherchent à se suppléer l’une l’autre ou à se mêler, uneanalogue impulsion fait que la Peinture s’ingénie à se créer, dans ses limites, des moyens nouveaux — musicaux et poétiques — d’harmonie et de rêve. Plus qu’ailleurs est manifeste cette tendance en ces maîtres que je nommais et auxquels il faut joindre et M. Monet de qui je puis dire, sans la banalité prétentieuse de la « critique d’art », qu’il fait vraiment « chanter » la couleur, et M. Raffaelli, ce moderniste et, comme il veut, ce caractériste, qui cherche dans un visage le sens de la physionomie, dans une attitude le sens du geste, — et MM. Fantin-Latour, Ribot… Aucun de ces peintres n’outrepasse les limites providentielles, n’assigne à son art un but situé hors de ses naturelles prises, tous gardent le très légitime souci d’un métier dont, plus qu’on fit jamais, ils ont approfondi les secrets. Mais autant qu’ils peuvent, ils éloignent ce but pour s’approcher davantage de l’essence unique et singulière pourtant de toutes beautés, ils étendent ces limites, ils demandent à ces secrets de les conduire plus loin, plus loin encore. Et c’est souvent avec uneadmirable simplicité — la simplicité, ce signe de la certitude — qu’ils rénovent un art comme étreint entre les murailles sacrées que lui font de très antiques merveilles, qu’ils meuvent l’immuable et prêtent au précis par excellence le charme du vague, à l’instantané comme des replis et des retours successifs, à l’immédiat un recul de rêve. — Par exemple : Monticelli, de qui le nom signifie la plus atroce injustice de ce temps et peut-être le plus grand de tous les peintres (Monticelli des œuvres de qui on fait de faux Diaz !) nous peint un lion. D’abord dans cette magie de couleurs ardentes et comme jetées, on ne percevrait que violences dont le regard est brutalisé. Puis on regarde davamage et, si je puis dire, on écoute, on voit ces ardeurs fauves s’entendre, s’accorder, former un ensemble, une symphonie de cuivre, tandis que les relie, comme une ligne directrice de thèmes, le modelé seulement exprimé, lui aussi, par les couleurs. Qu’on se souvienne tout à coup que c’est un lion, et on comprend. Monticelli a vu et nous montre l’analogie profonde et certaine qui existe entre le pelage du fauve et sa férocité, et, sans prêter à la bête le geste menaçant de la naïve illustration, il a seulement fait rugir les tonsterribles de cette robe féroce. — M.  Eugène Carrière nous offre un tout différent témoignage et aussi probant. M. Carrière, le plus contesté des artistes par la critique officielle, parce que, sans doute, il apporte les plus précieuses nouveautés, a été blessé par l’erreur où nous induisentles effets de l’immédiat, les pleins jours, les midis de la distance. Il s’est convaincu qu’il faut très peu de chose pour peindre, et, couleur et caractère, il ramène tout à l’unité. Pour voir plus vrai, il se recule de l’objet, il laisse intervenir entre ses yeux et la nature cette justesse de l’éloignement qui symboliserait dans le domaine des formes la justice des années dans le domaine des mœurs et des événements. Il saisit le visage humain dans cet instant où les formes atténuées vont s’affirmer, gardent la joie de comme encore un futur, effacent de tout esprit la prétention de fixer la nature et de lui donner, une apparence de tangibilité, au contraire ordonnent de croire que ces formes sont restées mobiles — comme elles étaient dans la vie — sur la toile, mais y prennent l’accent fantômal d’une apparition. Carrière dévoile, lui qui semble voiler. Il interprète l’apparence vers le rêve de la réalité qu’elle comporte. Il exprime de cette apparence ce qui naturellement se suggère d’elle, mais ce que le génie seul pénètre, la réalité de l’âge et du visage, et l’exprime par de mystérieuses touches qui, se gardant de tout dire. — par quoi l’âme, sans désormais l’espoir d’un désir encore, serait moins comblée que déçue, — indiquent, n’expliquent pas. En parfait artiste, il a mis dans les moyens de son expression le symbole d’elle-même, dans ce choix des tons blancs et gris, vaporeuses consistances, solidités non privées de légèreté. Et le décor, quelconque, s’abolit quant à ses prétextes de meubles ou de murs, pour ne plus retenir que cette essence harmonieuse : lesrapports et les écarts des tons. En sorte que, dans un théâtre que vous croiriez reconnaître, l’admirable prestige du jeune maître instaure, loin autant quepossible des visibilités premières et hors du temps et du lieu, une scène d’éternité : la lumière ! En cette lumière et, comme tout, régie par les lois du logique développement lumineux, naît, flotte, hésite, s’accentue, vibre enfin la figure humaine, si vivante bientôt que vous seriez tenté de lui laisser passage, tant elle sortirait du cadre où ne la retient que l’atmosphère qu’elle respire et qui n’est pns la vôtre : elle en sortirait, vous imposant si vision d’âme révélée par le secret saisi des lois dix pression formelle de la Nature. — Comment Monticelli est musical et métaphysiquement poétique, comment M. Carrière est un poêle par l’intensité même de sa vision de peintre, y insisterai-je ? Et tout de même aurais-je pu indiquer comment M. Gustave Moreau exalte la peinture par le poëme, dans la vérité pensive dts grands instants humains, sans personnalité de date ; comment M Puvis de Chavannes, par dessus et par delà tout le cycle moderne de peinture, rejoint les primitifs, non point imités, mais rencontrés dans le sentiment commun d’un idéal admettant toutefois cette fondamentale distinction : que leur mysticisme les conduisit à l’Art de la Religion et que le sien le mène à la Religion de l’Art. .[3].

Loi commune qui dirige, à cette heure, tous les efforts artistiques : l’Art remonte à ses origines et, comme au commencement il était un, voici qu’il rentre dans l’originelle voie de l’Unité, où la Musique, la Peinture et la Poésie, triple reflet de la même centrale clarté, vont accentuant leurs ressemblances à mesure qu’elles s’approchent davantage de ce point de départ de l’expansion, de ce but, maintenant, de la concentration.

Ni la Sculpture n’est restée étrangère à cette impulsion : M. Rodin, cet extraordinaire symphoniste passionneI, M. Antokolsky, ce portraitiste d’humanité prise en de synthétiques moments psychologiques. — ramènent cet art vers la musique et vers la poésie, tandis que d’ingénieux essayistes voudraient lui ajouter les bénéfices de la polychromie — Ni l’Architecture même, celle immémoriale mère de tous les Arts, cet art du commencement, n’oublie de se préparer à dresser le Temple digne d’abriter la fête de la totale réunion. — Ici, le premier, parlerai-je d’un inconnu. On a beaucoup remarqué que ce siècle n’a pas laissé sa trace dans l’Architecture[4]. Siècle de tentatives égarées dans tous les sens vers une fraternité spintue le alors que la lutte analytique se livrait, pouvait-il concevoir la nouveauté architecturale, le sens essentiel et premier de tout monument étant : abri pour la paix et pour l’union ? Aujourd’hui, les conditions changées, les clairvoyances éveillées permettraient ce qu’hier eût prouvé impossible, et c’est pourquoi un jeune, homme, sans l’influence d’aucune révélation que l’éclair de son propre génie et de son art compris et aimé par delà et malgré les routines d’écoles, a créé dans l’architecture un ordre synthétique et moderne. Lui aussi, Albert Trachsel a dû remonter aux origines, s’y laissant guider par une magnification de plus en plus simplifiée du type humain dansle monument ; mais il n’a point perdu dans ce grand voyage le sens moderne, et son œuvre, avec une majesté immobile et d’une antiquité qui ne date de rien, immémoriale, garde l’élégance et, dirais-je, la rapidité d’une chose de ce temps. Voir debout ces monuments ne sera peut-être que l’espérance de cette génération. Qui dira : les temps sont venus ? Du moins en verrons-nous l’image réalisée[5].

Or, tous ces efforts qui correspondent si justement avec ses propres désirs, le Poëte les observe en tremblant. Vaguement pressent-il qu’une tâche énorme lui est incombée. Plus près, comme je l’ai déjà dit, que tout art de la source de tous les arts, qui est la Pensée, la Poésie ne pourrait concourir à une mêlée suprême de toutes les formes humaines de la Beauté, qu’à la condition de régner. Le théâtre, où sans doute, si cette civilisation ne s’effondre pas trop tôt, s’accomplira le rite de la Religion esthétique, appartient au Poëte d’abord. — Mais comment oser parler du théâtre ! Cet art, malgré le talent dont l’honorent les écrivains de qui je constatais[6] les beaux efforts, est perdu C’est à lui pourtant qu’est promise la Fête suprême Mais sans doute il faudra bien des révolutions pour que le miracle entrevu se réalise, pour que puisse être conclu le radieux syllogisme esthétique dont Wagner a seulement posé les claires prémisses. (Ces choses sont trop lointaines pour, qu’on en puisse traiter en ce livre nécessairement initial et général).

Du moins, pour se préparer à porter le formidable honneur futur, le Poëte se sent le devoir, d’accomplir en lui-même, en son art-même une Synthèse comme symbolique de la Synthèse finale ordonnée par l’évolution de l’idée esthétique, — et s’étonne, et s’attriste que les conditions de sa vie dans le monde soient pires qu’en aucun temps.

Je veux parler des conditions actuelles de la vie littéraire, matérielles et morales.

On prétend, non sans apparence, qu’elles n’ont jamais été si douces : la chose dite littéraire est devenue sur le marché un article qui se vend et s’achète tout comme un autre article ; les éditeurs, les directeurs (journaux et théâtres) sont extraordinairement accueillants ; la ligne est presque partout bien payée…. Enfin, à moins de folie ou de miracle, un homme de lettres, en ce temps, ne saurait mourir de faim. Voilà ce qu’on assure.

Discuter tenterait l’imprudence ! — N’être pas trop explicite :

L’idée seule de vendre la chose poétique répugne à l’honneur : point de vue archaïque et légendaire, ou qui passe pour tel dans l’opinion d’une société qui se croit libérale pour s’être réduite à sa médiocrité intime, qui se croit sensée pour avoir, au propre, perdu la tête. — Mais le fait même répugne à la logique depuis que c’est la rue du Sentier, en dernière analyse, qui est l’arbitre de l’art aussi bien que du commerce, depuis, en d’autres termes, que l’art est devenu un commerce. Qui paye veut être considéré, obéi, servi. Depuis que c’est la rue du Sentier qui paye, c’est la rue du Sentier qui prétend imposer son goût aux poètes. Ils acceptent ?… N’y sont-ils pas contraints, sujets du roi Public ! Mais le goût du public, qu’est-ce que cela ? Où sont ses raisons profondes ? Stupre, lucre, sottise et versatilité Le résument. — d’est pourquoi les Poëtes, qui ne sont pas tous millionnaires, s’ils ne consentent à jouer, pour attirer les passants, un rôle ignominieux de pantins ou de bêtes curieuses, doivent s.e résigner à des besognes secondaires, que rendent très difficiles les changements brusques du caprice des Gens, et qui sont moins avoisimintes à l’Art qu’à telle industrie d’élégante inutilité : notant de temps perdu pour le génie qui se déprave dans les vulgarités qu’il n’effleure pas impunément, pour l’œuvre qui n’aurait point trop de toute nos minutes, pour l’art, comme on dit, si long quand la vie…, etc… — Et c’est-à-dire que cette extrême douceur nouvelle de la vie littéraire n’est favorable qu’à la Médiocrité.

Ne pas prendre pour un revirement vers l’Art vrai l’engoûment des chroniqueurs pour ce qu’ils appellent — et ce style est un avertissement assez éloquent déjà : — « la littérature d’avant-garde ». De ces chroniqueurs je ne veux mettre en question ni la compétence, ni la sincérité. Je crois seulement qu’ils ne peuvent dire ce qu’il faudrait, que leurs admirations font à des talents vrais des gloires factices. Combien préférable « l’obscurantisme » des anciens chroniqueurs, qui, faisant à des talents faux des gloires véritables, au moins ne touchaient à rien de ce qu’ils eussent profané ! Certaines louanges constatent et consacrent la nullité ; certaines injures sont ces fumées sans lesquelles il n’y a pas de feu. — Les chroniqueurs[7] ont donné à la rue du Sentier le goût de l’extraordinaire, c’est bien dommage. Concurremment avec « l’avénement de la démocratie dans la littérature », ce goût de raffinement, d’élégance et de poétisme s’est corrompu piteusement. Il y a de la recherche dans presque tous les livres — j’entends les plus médiocres — qu’on publie depuis dix ans : et c’est triste ! Et c’est risible ! Chic de garnison, aristocratie de commis-voyageurs, habits de pagea portes par des palefreniers, langage de salon parlé dans l’anti-chambre… L’atmosphère n’en est devenue que plus lourde aux poètes qui parfois lèvent qu’ils vivent dans un peuple de singes…


  1. Je n’ai point à rechercher quelles conditions fera aux Poëtes l’Industrie perfectionnée, — alors que s’ouvrira l’ère des machines définitivement et partout substituées à la main de l’homme. Que ce dernier période du progrès comblerait le malheur universel et n’aura sans doute jamais de réalité que dans les horribles rêves des philanthropes, je le pense, mais ce n’est pas ici le lieu de le déduire au long. Je n’ai qu’à constater les conditions de l’instant présent, « instant de transition », affirmant nos sociologues, et si j’entends bien le sens de ces mots, c’est-à-dire que la majorité des vivants anticipent sur ce futur âge d’or mécanique qui sera leur règne, emplissent déjà la terre du bruit épouvantable de leur avènement, commencent à repousser loin d’eux les âmes exceptionnelles, les têtes qui naissent couronnées : car, outre que leur royauté native et inviolable serait un perpétuel outrage à la Médiocrité Souveraine, elles seraient sans abri ni fonction dans un monde où plus rien ne pourra se produire d’exceptionnel.
  2. Voir en particulier dans le no 19 du tome VII de la Revue Indépendante (mai 1888), l’étude de M. Charles Henry : Cercle chromatique et sensation de couleur, et du même, dans le no 4 du tome II de la Revue Contemporaine (août 1885), Une Esthétique scientifique. « On s’acheminera sans doute par cette voie (scientifique) vers la connaissance des lois de cette harmonie supérieure et délicate des bruits et des sons. Il va sans dire que la poétique doit dès maintenant tenir compte des nombres rhythmiques : elle gagnera aux classifications de rhythmes la science des métaphores possibles. Une métaphore dans le langage parlé ou écrit n’est autre chose que le sentiment de la relation qui lie deux changements de direction plus ou moins semblables : plus les changements sont subtils et profonds, plus la formule est complexe, plus la métaphore est belle. — Je ne conteste pas l’intérêt extrême de ces recherches, mais j’avoue que leur utilité dans la pratique de l’Art m’échappe absolument. Je ne vois guère un Poète consultant la « classification des rhythmes » avant de risquer une métaphore. Notre expression est le symbole de notre rêve, notre rêve est le symbole de notre pensée ; tout vient, tout rayonne d’elle : l’émotion totale de sa vie secrète, voilà ce qu’il faut avoir et ce que, semble-t-il, risque d’altérer tout procédé scientifique. Non plus ne verrais-je un peintre, avant d’oser une teinte, consulter le Cercle chromatique. — Mais M. Charles Henry ne prétend point subordonner la création artistique aux principes de l’esthétique scientifique : « La science, dit-il, ne pourra jamais créer la beauté, je parle de la science relative et je n’étudie pas la question de savoir si les termes de science absolue n’impliquent pas contradiction. Le sentiment de la beauté se résout dans la perception d’un nombre infini de rhythmes, avec le moindre effort possible, c’est-à-dire dans l’infiniment petit du temps. Or, ce sont des éléments que nous n’avons pas en notre pouvoir. De même que la beauté d’une figure géométrique se résout dans le sentiment de sa formule, le sentiment de la beauté d’un être ou d’une forme se résout dans le sentiment de sa formule qui n’est qu’un cas particulier de la formule universelle. Pour réaliser la beauté, il faudrait posséder la formule universelle : serait-ce la connaître ? Et le jour où elle sera près de poser le problème, l’humanité ne retournera-t-elle pas par là-même à l’inconscience de la Nature ? » — Pourtant, selon toujours M. Charles Henry, la science « doit épargner à l’artiste des hésitations et des essais inutiles, en assignant la voie dans laquelle il peut trouver des éléments esthétiques toujours plus riches : elle doit fournir à la critique des moyens rapides de discerner la laideur souvent informulable, quoique sentie. — Je ne sais s’ils sont tout à fait inutiles, ces hésitations et ces essais que la science offre d’épargner à l’artiste, s’il n’y a pas de grands avantages même à se tromper, si la science apprise vaut l’expérience acquise, si d’ailleurs le sens naturel de l’artiste n’est pas plus sûr encore que toutes les démonstrations géométriques. Que M. Henry nous montre dans un tableau de Rembrandt une faute qu’il n’eût pas commise s’il eût connu les lois de l’Esthétique. — Resterait donc l’intérêt des ressources que cette Esthétique fournirait à la critique. Mais là encore, ainsi que l’a observé Émile Hennequin (Critique Scientifique), M. Henry ne peut faire que l’analyse de l’agrément des œuvres d’art plastiques et musicales « non de leur beauté, celle-ci étant faite autant, sinon plus, d’excitations disharmoniques que d’excitations harmoniques. Le terme esthétique et le terme normal n’ont rien de commun. » En d’autres mots, les moyens scientifiques sont excellents pour nous conduire à la connaissance des habitudes de la nature : mais le génie et son œuvre sont des exceptions et quoiqu’ils procèdent, eux aussi, suivant des lois naturelles, ils les réduisent aux lois de leur norme propre, lesquelles ne sont pas plus celles de la norme universelle que la perspective, comme synthétisée, du théâtre n’est celle de la nature.
  3. Si je ne m’étais pas absolument limité à l’Art français, certes devrais-je parler des Préraphaélites anglais. Je ne puis, ici du moins, que témoigner de ma sympathie profonde pour la conception esthétique entre toutes, la plus harmonieuse à mon propre Idéal.
  4. Notons en passant que cette impuissance de l’imagination, moderne en architecture et aussi en ameublement, concuremment avec notre goût pour le vieux meuble et le bibelot exotique — goût analogue à la passion des vieillards pour les êtres très jeunes — est le plus sévère signe que le cycle actuel de la civilisation va se fermer. L’homme n’est pas une créature finie et s’il ne trouve plus rien dans la voie où il marche ce n’est pas qu’il va cesser de marcher : c’est qu’il va changer de voie. — Les créations-mêmes, telles que celles dont on par’e ci-dessus, se ressentent de la date qui sonne et l’attestent par leur caractère synthétique : ce sont des produits extrêmes, des fleurs si loin de la souche maternelle qu’elles penchent jusqu’au sol, jusqu’au plus près de la racine unique et commune, les longs rameaux fatigués.
  5. Trois albums vont paraître : Fêtes Réelles, Apparitions, Chant de l’Océan. Le premier, uniquement architectural, montre les monuments nouveaux. Le second, sorte de commentaire large du premier, indique, en des figures, l’origine et le motif des lignes architecturales, en même temps, dans un jour de pure fiction, montre l’alliance des rhythmes colorés et de ces lignes ; le troisième, plus loin encore, élève sur la mer, bâtit avec les vagues elles-mêmes des constructions toujours soumises à la loi du reflet humain. C’est, ce troisième album, une réalisation dans l’impossible, et, comme dit le titre, c’est un « Chant ». Ailleurs espérons-nous expliquer à fond la pensée et l’œuvre d’Albert Trachsel.
  6. De la Vérité et de la Beauté, p. 27.
  7. Je ne pense pas avoir à spécifier en quoi la Littérature et le Journalisme, bien qu’ils emploient le même alphabet, constituent deux Arts absolument étrangers l’un à l’autre. Encore la vieille presse de la Monarchie comportait l’utilisation de certaines qualités inférieures de l’esprit : l’à-propos, la ruse, un sens secondaire des analogies, l’adresse des sous-entendus s’ingéniaient à faire entendre ce qu’il était défendu de dire. Bientôt, tout étant permis, le journalisme sera devenu un chenil où la voix homérique de Stentor ne serait qu’avec peine discernée. (Exception faite de quelques anciennes feuilles maintenues dans une certaine réserve par le poids de leurs traditions.)