Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 295-353).



IV


FORMULES NOUVELLES




J’ai insisté longuement sur les causes anciennes du mouvement littéraire actuel. Je viens d’avertir que des difficultés de toutes natures l’entravent. En outre, je pense que, ce mouvement, on s’est trop hâté de le définir et de le borner. On a dit Décadence et Symbolisme : je ne reconnais d’incontestable décadence littéraire que dans les romans à la mode ; je ne connais point de littérature qui ne soit symbolique. Rien n’est aussi parfaitement inutile que ces étiquettes. Les « Décadents », en écrivant dans une langue reprise à ses sources étymologiques et qui, par son amour — exagéré, dit-on — du mot rare, témoignaient surtout de ce sentiment très légitime de ne laisser dormir aucune des richesses de la langue, réagissaient contre la dépravation et l’appauvrissement, contre la « décadence » de la langue française.

Mais ce n’est là qu’une des caractéristiques secondaires de la Littérature Nouvelle.

À vrai dire, dans cette singulière dispersion des jeunes écrivains qui la représentent, il semble difficile, d’abord, de démêler leurs traits communs. Les Romantiques, les Parnassiens, les Naturalistes étaient groupés, — embrigadés ? peut-être, — du moins se réunissaient, savaient, tous, les projets de chacun. Les nouveaux poëtes et les romanciers nouveaux ne se rencontrent qu’au hasard de la vie, travaillent très séparés, s’éviteraient plutôt. Pourquoi ? serait-ce qu’on peut, en effet, sans inconvénient s’unir pour regarder la vie ou la gesticuler, comme ont fait Naturalistes et Romantiques, — ceux-ci de théâtre, et point fâchés de s’applaudir ou de se « siffler » les uns les autres, ceux-là de laboratoire, et ravis de se pencher sous la même lampe, sur le même microscope ? Serait-ce qu’on peut s’unir encore, et qu’il le faut sans doute, pour s’opposer aux invasions, dans l’Art, des étrangers et des barbares, pour défendre contre eux la Forme ? — Mais aussitôt cette besogne faite, voyez les Parnassiens se séparer pour écrire à l’écart une œuvre personnelle où chacun prenait avec la forme elle-même des libertés jadis systématiquement interdites. Oui, on peut s’unir pour l’Analyse : la Synthèse sépare. Le « tout en un » fait que personne n’a besoin de personne. Il faut la solitude pour laisser la vie converger toute en une seule intelligence et toute fleurir sous une seule main. — Cet aspect lui-même, cette dispersion des jeunes poètes me révèle ce qu’il y a au fond de leur pensée, ce qu’ils cherchent. Ils ne sont pas d’ambition médiocre ! Au fond de leur pensée il y a le désir de : TOUT. La synthèse esthétique, voilà ce qu’ils cherchent.

Sinon en un groupe, me peut-on dire, pourtant ils s’unissent en des groupes : ils ont des revues.

C’est ici le plus curieux trait de leur, attitude : ces revues — le compte en est bientôt fait ! — ont un caractère d’unité qui leur est tout personnel. Ou elles sont fondées pour la défense d’une idée, d’une doctrine bien précisée à l’avance, ou elles résultent d’une volonté unique. Quant aux revues littéraires qui prétendent faire abstraction des doctrines et des hommes, leur point de vue désintéressé n’est pas de ce temps. — La Jeune France, après dix ans d’une vie besogneuse, péri - pour avoir voulu contenter tout le monde. — La Revue Contemporaine a vécu moins longtemps et laissé plus de traces. Sa rédaction manquait non pas de mérite, mais d’ensemble : Adrien Remacle, Édouard Rod, Émile Hennequin, Joseph Caraguel, Edmond Haraucourt, Charles Henry, Gabriel Sarrazin, Charles Vignier, Mathias Morhardt, Jean Moréas, Ernest Jaubert, Laurent Tailhade, Paul Adam, Paul Margueritte, Maurice Barrès et moi, toute la jeune génération a témoigné dans cette Revue où quelques maîtres aussi collaboraient, MM. de Banville, Leconte de Lisle, Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam… Mais ses directions, multiples, avaient trop de jeu. C’était l’expression de plusieurs volontés qui s’apparentaient sans s’unir. Le succès prouva une fois de plus que le régime parlementaire en littérature est impossible : la vieille « république des lettres » n’a jamais été qu’une collection de petites et de grandes principautés. — La Vogue fut un charmant vide-tiroir, où déjà toutefois se posait une candidature personnelle. Là encore restent biendes traces jeunes. Peut-être la plus nette et la plus précieuse est celle de Jules Laforgue. — Mais il faut écarter le Scapin, essai d’un essai dégroupe, bien sincère et bien jeune, trop. — La Revue Wagnérienne est par excellence de ce temps. Elle aussi a vécu, mais elle s’était prescrit cette limite. Son nom indique le sens qu’elle a voulu, qu’elle a réalisé : non pas la vulgarisation mais la précision des doctrines esthétiques de Wagner. Par ce périodique très utile, dirigé très bien, avec un sentiment très net du vrai chemin, Édouard Dujardin et Téodor de Wyzewa ont pris un soin qui ne fut pas superflu[1]. — La première Revue Indépendante est l’œuvre de Félix Fénéon qui avait déjà fait la Libre Revue, moins importante. Le principe ancien d’un assemblage étranger à toute préentente de doctrines y présidait. La seconde série de la Revue Indépendante, magazine de littérature et d’art, est plus significative. Elle prétendait rester étrangère aux « vaines agitations décadentes », mais là n’est pas son vrai sens. D’abord elle fut dirigée par Dujardin et Fénéon, et à peu près écrite par Téodor de Wyzewa. Puis Gustave Kahn y entra, l’absorba. Téodor de Wyzewa disparut, Gustave Kahn prit la direction de cette revue où, chaque mois, pendant près d’un an, il donna l’exemple ou la théorie, les deux parfois, d’une littérature très personnelle[2]. — D’autres recueils ont lieu ; à peine et c’est tout. — Un seul, le Décadent, mérite d’être nommé à cause de son excès d’être grotesque et qui fait regretter d’y rencontrer parfois des noms chers, tel celui de Laurent Tailhade. Mais cet excès a lui-même sa valeur démonstrative. Ce qui fait cette petite feuille si ridicule, c’est qu’elle se croit l’organe d’une École, en un temps où ce mot n’a plus de signification. Nulle doctrine, d’ailleurs ; d’abord le nom de M. Paul Verlaine fut écrit à toutes les lignes par des bien intentionnés : depuis, M. Paul Verlaine s’est complètement séparé, littérairement, du « groupe décadent », un groupe factice autour d’idées absentes. Je ne doute pas que ces jeunes gens ne soient « animés du plus pur amour des belles lettres, » ce qui est quelque chose de touchant et d’insuffisant. S’ils n’avaient l’involontaire mérite de prouver combien toute prétention d’école littéraire est désormais surannée et chimérique, je les aurais laissés à leur naturel néant. — La même démonstration avait, été faite antérieurement par Jean Moréas et Paul Adam qui fondèrent le Symboliste, organe éphémère (4 numéros). Paul Adam y disait, entre autres inutitilités, qu’il ne nous reste rien à lire de toute la littérature du XVIIe siècle. Moréas y faisait de grands efforts pour écrire en magnifique charabia. Ceux qui aiment ces deux jeunes écrivains et réel talent regrettaient tant de peine perdue.

Parallèlement à ces diverses tentatives de périodiques jeunes, il serait piquant d’examiner l’attitude des revues anciennes. Je ne le ferai pas. Disons seulement que les audaces jeunes semblent avoir encore exagéré les prudences vieilles. Et pourtant. celles-ci ne sont peut-être pas irresponsables de celles-là. Les revues graves, hermétiquement fermées à quiconque, s’il n’est académicien de naissance, ont failli à leur rôle naturel, qui est de diriger le mouvement des esprits au lieu de les immobiliser. Comment faut-il qu’un article soit écrit pour être admis dans la Revue des Deux-Mondes ? — (Sujet d’article… pour une autre Revue). Autrefois on y devenait célèbre.

La dispersion des Jeunes signifie donc qu’ils se recueillent loin du bruit, dans l’indépendance. Et qu’on y songe : tous ces poètes qu’on a voulu, dans les « grands journaux ». faire passer pour des réformateurs, des agitateurs, sont des travailleurs simples et corrects. Tout leur bruit se borne à publier des livres. Ils n’ont même pas, comme les Romantiques, le désir puéril — excusable pour ce qu’il avait de gai — d’indigner « le bourgeois ». Ils l’ignorent.

Au commencement toutefois, aux temps préhistoriques où paraissait une petite feuille littéraire qui s’appela d’abord La Nouvelle Rive Gauche, puis Lutèce, les Décadents — car ils étaient alors tout près d’accepter pour leur ce nom de guerre — firent un semblant de groupe et un semblant de manifestation publique. Ces velléités d’un autre temps eurent ce châtiment bénin : Les Déliquescences.

Rien de pareil aujourd’hui. Non que la fumée se soit tout à fait dissipée, non que des œuvres géniales aient éclaté. Maison travaille silencieusement Quelques poëtes très jeunes et pleins de bonne volonté, mais qui, sans doute, ignoraient trop, sont, j’espère, en train d’acquérir ce qui leur manque. Et puis des caractères, dès le principe bons ou mauvais, s’accusent : les éléments étrangers au génie français aboutissent à leur résultat naturel, passent les frontières du Sens et du Goût, tandis que l’élément traditionnel reprend son importance nécessaire. — Outre ces qualités formelles il en faudrait noter de foncières : mais est-il possible et permis d’apprécier équitablement et justement des contemporains, ides camarades et des rivaux qui, parvenus à peine à la premières heure de l’âge mûr, n’ont pas encore accompli la formule personnelle de leur propre humanité ? « Il ne faut disséquer que les morts », dit A. de Vigny : des vivants une très initiale politesse nous avertit que nous ne devons estimer que les œuvres.

Je ne parlerai pas plus particulièrement des Décadents ou des Symbolistes que d’autres artistes qui jamais ne jurèrent in verba magistri. Je ne parlerai que de ceux qui, sincèrement et pour leur propre compte, cherchent la Vérité Nouvelle.

Je ne les nommerai pas tous, et je dis expressément ici que mon silence n’entraîne aucun mépris. Les énumérations complètes sont dans les répertoires. Et puis, plusieurs de ceux qui, par les dates, sont jeunes, ont, avec parfois beaucoup de talent, l’esprit plus ancien que la vie. — De plus, j’entends bien n’assigner point de rangs. — Enfin je n’indiquerai pas de préférences. Tous ceux que je nomme je leur fais honneur, comme j’estime qu’ils honorent, tous, ces pages. Dans leurs théories on verra s’épaissir ou s’évanouir les brouillards où dort l’aurore future, on constatera les effets, dans les Formules Nouvelles, des causes recelées dans les Formules Accomplies. — Résumant les théories, ne les discutant pas, n’exprimant que le moins possible une opinion sur la valeur des tentatives, je serai court. Quant à ma pensée personnelle, elle est dans les pages qui seront lues les dernières.

LES POÈTES


Comme dit M. Mallarmé, les livres de vers, c’est toujours très bien : et comment serait-ce mal ? Le charme du nombre ordonné et de la Rime qui va s’enrichissant sauve tout. Mais, sans doute, ne faut-il jamais faire de « livres de vers ». Dans un salon, une harpe, si vous n’êtes un musicien, y toucherez-vous ? Vous le savez pourtant, que sous vos doigts, quoique malhabiles, jailliraient des sons qui, pris en soi, seraient tous harmonieux. Mais non : si vous ne savez « jouer un air », ne touchez pas à la harpe. Et pourtant, c’est toujours très bien, les livres de vers : à moins que ce soit autre chose

Laurent Tailhade est un païen mystique, un sensuel spiritualisant. Il vient de M. de Banville, de M. Armand Silvestre, du soleil et des hymnes religieuses. Moins appartiendrait-il à la génération nouvelle qu’à celle des Parnassiens, croirait-on d’abord à le lire. Mais, chez lui, les joailleries du Parnasse prennent un autre accent, éblouissant, puis qui inquiète. Des mysticités douteuses et trop parées, une madone telle que l’eût priée Baudelaire, mais combien plus sombre d’avoir oublié de l’être, combien plus triste de sourire ainsi ! Une sorte de piété sacrilège. Le rêve du poêle ne sait guère que se jouer avec des instruments sacrés, s’accouder à des missels, vêtir des chapes sur des surplis. Et dans ce mysticisme la sensualité raffine. Ce décor splendide emprunte à l’Évangile seulement son prétexte, le charme non pas d’une contrainte mais d’un accompagnement somptueux à toutes les jouissances. Le soleil qui se reflète en tous ces ors prodigués a décomposé les croyances, les a rendues à leurs éléments prem iers, à l’amour, à la vie, à la nature, — C’est le bel être qui va mourir qu’on adore dans le nimbe céleste où l’amour voudrait monter, voudrait


Usurper en riant les hommages divins[3]


pour les lui dédier. N’est-ce pas cela ? Lisez :


Dans le nimbe ajouré des vierges byzantines,
Sous l’auréole et la chasuble de drap d’or

Où s’irisent les clairs saphirs du Labrador,
Je veux emprisonner vos grâces enfantines.

Vases myrrhins ! trépieds de Cumes ou d’Endor !
Maître-autel qu’ont fleuri les roses de matines !
Coupe lustrale des ivresses libertines !
Vos yeux sont un ciel calme où le désir s’endort.

Des lis ! Des lis ! Des lis ! Ô pâleurs inhumaines !
Lin des étoles ! cœur des froids catéchumènes !
Inviolable hostie offerte à nos espoirs !
Mon amour devant toi se prosterne et t’admire,
Et s’exhale avec la vapeur des encensoirs,
Dans un parfum de nard, de cinname et de myrrhe ![4]


Qui s’étonnera que ne soit le prêtre de ce maître-autel-là qui célèbre, fraternels, les éphèbes antiques


Et Narcisse au grand cœur qui mourut de s’aimer ?


C’est surtout par les couleurs de son inspiration, par ce lyrisme mystique et sensuei qui, à ce degré, n’est que de ce siècle, que Laurent Tailhade nous appartient. Sa forme, lyrique essentiellement, je l’aime pour le respect gardé du Vers vivant dans son rhythme authentique, instant d’exaltation, flèche d’or, comme disait Glatigny. Pourtant, jamais interrompu, cet éternel vers lyrique fait un livre entier d’une lecture longue et qui fatalement sera morcelée autrement que n’ordonnerait l’unité de l’œuvre, parcequ’il y supprime, mille états, de repos ou d’attente, de transition, par quoi, s’ils étaient dits, l’exaltation s’imposerait sans cette fatigue, et la flèche d’or atteindrait plus sûrement à son but. Ces cérémonies religieuses elles-mêmes, que Tailhade a bien raison de tant aimer, procèdent, comme toutes choses humaines orientées vers le sacré, non par de tels perpétuels tensions de tout l’être, mais par des bonds successifs, par des mélanges rhythmiques de silences, de gestes et de paroles, et de celles-ci encore, les unes dites et les autres chantées : de telle sorte que le Ballet Mystique s’ordonne aux péripéties du Drame Mystique et, avec lui et ces silences, compose une œuvre de total effet, sans jamais de monotonie.


Edmond Haraucourt, dans une forme corroborée déjà par des pages de Baudelaire et de M. Leconte de Lisle, dans un esprit dont les pensées ne sont point neuves, sans religion, mais par une manière triste et forte d’être mystique avec matérialité, d’avoir une claire conscience de son projet, une claire vision de son but et de ses chemins, confine au futur, sans en être, mais se ressent du passé surtout en ces points où, par l’usage et peut-être l’abus des facultés rationnelles, il pressentait l’instant actuel. Car et plus encore dans son roman[5] que dans son livre de vers[6], il avoue un retour, ce matérialiste, vers l’usage classique et spirituel de la pensée. Ce signe n’est pas indifférent, ni ne marque un suranné, puisque c’est par de telles reprises aux traditions que les générations obtiennent le droit des audaces. Haraucourt serait surtout un moraliste un peu empêché d’indiquer les fondements de sa morale. Mais c’est un prosateur très sûr et très robuste, qui sait bien la langue. Et si curieuse, chez lui qui se défendrait d’être un « suggestif » et briserait, s’il y touchait, les pointes des fines aiguilles, — cette défaite du sensualisme, butant comme un taureau à l’abîme du mysticisme, et même ! du mysticisme sentimental, pour avoir souhaité l’absolu physique ! Cet effet de cette cause retient le poëte dans la vigile triste. Un autre, moins spirituel, sans doute, en franchirait les bornes souvent, vers la joie des sensations. C’était le premier désir : la pensée du fini et sa tristesse sont intervenues et le poëte ne les a pas vaincues, enchaîné dans la méditation sempiternelle d’un sensualiste qu’un instant inoublié convainquit d’avoir une âme. Sentiments de maintenant, sinon de tout à l’heure, et qui appelaient ici Edmond Haraucourt.


Jean Moréas est Grec. Cette origine explique beaucoup des particularités de son talent, et d’abord la première influence qu’il subit : Théophile Gautier, ce roi de l’Asie fastueuse. Moréas a presque toutes les qualités romantiques. Il n’a aucune des qualités classiques. C’est un peintre chantant. Il appartient à l’Art nouveau par ses dons admirables de formiste, son sentiment intense de musicien coloriste. S’il se risque dans la métaphysique, j’aime mieux que l’y suivre l’attendre chez lui, parmi les beaux gestes, rhythmés de belles chansons, de ses toutes vives imaginations moyen-âge, et s’il s’attriste je m’étonne, car je perçois dans ses sentiments moins d’importance que dans leurs somptueux vêtements de syllabes, — je m’étonne et je regrette que ces yeux enivrés par la joie des couleurs se croient obligés de pleurer. Au lieu de ces Syrtes inhospitaliers, comme dit l’épigraphe, de ces Cantilènes qui veulent languir et de toutes ces Funérailles, j’imagine que ce chanteur va me dire des vers de joie, de victoire et de fête et que j’y vais applaudir…

Avec lui les points d’art formel importent surtout. Pour la langue, Moréas de plus en plus fréquente chez nos poètes du XIIIe et du XIVe siècles. Il a, entre les Cantilènes et les Iconostases, lié plus d’une gerbe de vieux mots nouveaux qui sont très précieux, qu’il prodigue : et pourquoi point ? Il est heureusement loin aujourd’hui des hiémales nuits que les gazetiers se jetaient les uns aux autres et de gazette à gazette, voilà des temps. — Les questions de rhythmés sont plus graves et c’est dans la richesse nouvelle des rhythmés que consiste l’originalité de l’œuvre de Moréas. Cette œuvre encore brève indique des transformations déjà bien nettes. L’influence de Gautier se rencontre avec celle de M. Verlaine et disparaît devant celle-ci, laquelle, ayant ouvert au jeune poëte une voie nouvelle, l’y laisse à mi-chemin s’en aller seul, plus loin. Le vers déniaisé — soit ! — par Victor Hugo, resserré par Gautier et les Parnassiens, sans perdre les libertés acquises. M. Verlaine l’affranchit des contraintes anciennes et nouvelles, mais sans lui faire perdre ses caractères essentiels de vers français : Moréas et d’autres poètes de cette génération sont, à ce qu’ils croient, les dernières et logiques conséquences du principe verlainien, lequel donne à la prosodie, pour la rendre apte à l’expression de nuances dont jadis on ne s’embarrassait pas, des souplesses qu’elle ignorait alors[7].

Pour Moréas, les vers ne sont plus que notations musicales dont il tire d’admirables effets. Voyez cette strophe du poëme d’Agnès :


« Sœur, douce amie, « lui disais-tu », douce amie,
Les étoiles peuvent s’obscurcir et les amaranthes avoir été,
Que ma raison ne cessera mie
De radoter de votre beauté.
Car Cupidon ravive sa torche endormie
À vos yeux, à leur clarté ;
Et votre regarder, lui disais-tu, est seul Mire
De mon cœur atramenté. »

Que ce soit de la littérature, d’exquise musique peinte, qui le nie ? et plus que partout ailleurs je reconnais ici un très sûr instinct d’art synthétique. Comme la littérature vers la musique et la peinture, la prose va au vers et cherche à faire corps avec lui. Moréas l’a compris mais à coup sûr c’est la prose, avec lui, qui gagne. C’est elle encore qui dépouille cette chanson de quelques-unes de ses rimes, rhythmique purement.


Vous avec vos yeux, avec tes yeux,
Dans la bastille que tu hantes !
Celui qui dormait s’est éveillé
Au tocsin des heures beuglantes.
Il prendra sans doute
Son bâton de route
Dans ses mains aux paumes sanglantes.

Il ira, du tournoi au combat,
À la défaite réciproque ;
Qu’il fende heaumes beaux et si clairs,
Son pennon, qu’il ventèle, est loque.
Le haubert qui lace
Sa poitrine lasse,
Si léger, il fait qu’il suffoque.

Ah, que de tes jeux, que de tes pleurs
Aux rémissions tu l’exhortes,
Ah ! laisse : tout l’orage a passé
Sur les lys, sur les roses fortes.
Comme un feu de flamme,
Ton âme et son âme,
Toutes deux vos âmes sont mortes[8].


D’ailleurs, comme il reconnaît, on vient de le voir, que les vers se combinent en strophes dont les libertés soient du moins soumises à la symétrie, Moréas garde le respect des poëmes à formes fixes, desquels le Moyen-Âge qu’il aime tant a fait un usage si charmant.

Jules Laforgue est comme unique, non point dans cette génération, mais dans la littérature. Il semble avoir connu tous les désirs que de plus audacieux, de plus mal avisés, peut-être, tentent de réaliser et les avoir, lui, résolus en sourires excessifs qui feignent de se contenir, grands gestes arrêtés court, vers et proses dans un sérieux, plutôt qu’une gravité lyrique disant des choses folles, fines et profondes. Une âme blessée et très « polie » : ne pouvant se taire de chagrins cuisants, elle avait pris le parti de les offrir en gaîtés. Le poëte a pourtant des plaintes et des plus singulièrement stridentes :


Ah ! que la vie est quotidienne !


ou bien :


Je suis trop jeune, ou trop agonisant.


Mais il préfère, à l’ordinaire, et même s’il parle de lui-même, s’en tenir à cette ironie délicieuse qu’il a seul dans la poésie française, et qu’il a seul à ce degré de finesse, de pointe pénétrante, dans toutes les poésies. Cette ironie — qui se réduirait à cette double constatation : du sentiment précis que nous avons de l’insuffisance irrémédiable et parfaite des êtres à qui nous demandons le bonheur et de la sincérité pourtant invincible et non moins parfaite de notre insistance à le leur demander, — est le cri, lui-même conscient et se raillant, de cette maladie des modernes, la Conscience. Parfois, chez Laforgue, elle dépasse l’âme moderne et l’âme humaine, cette conscience toujours éveillée, elle devient la conscience immense et froide de la nature, l’universelle activité vitale qui se surveille accomplir son destin. C’est, dans les Moralités légendaires, ce chef-d’œuvre : Pan et la Syrinx. Mais bien entendu, ce n’est pas cette philosophie si simplement, — et la conscience aussi de la nature, symbolisant un cas très particulier d’âme en attente, se raillera d’être ce que cette âme pense de si philosophique :


L’Autre sexe ! l’Autre sexe !
Oh ! toute la petite Ève
Qui s’avance, ravie de son rôle,
Avec ses yeux illuminés
D’hyménée,
Et tous ses cheveux sur les épaules,
Dans le saint soleil qui se lève !…

Un corps, une âme
Amis d’enfance !
Toute ma femme
De naissance !…


— Ô Syrinx ! Voyez et comprenez la Terre et la merveille de cette matinée et la circulation de la vie.

Oh, vous là ! et moi, ici ! Oh, vous ! Oh, moi ! Tout est dans Tout !

Je ne vois pas de psychologie plus aiguë et plus poétique, à la fois spéciale et généralisée, que celle de ces Moralités Légendaires, plus précieuses encore que les vers des Complaintes et de l’Imitation de Notre- Dame-la-Lune. — C’est un peu, sans doute, avoir pris les choses par leur aspect contradictoire, par leurs petitesses, et il n’y arien d’aussi navré, navrant que cette bouffonnerie psychlogique. Mais il ne faut en rien, pour apprécier Jules Laforgue, le considérer selon les règles ordinaires Exceptionnel en tout, — aussi dans la forme de son art. — Lui encore en était arrivé à ne faire plus des vers qu’une notation musicale, lui encore avait ouvert les rimes à la prose dans ses Complaintes, où les libertés prises, singuliers rimant aux pluriels, e muets de plus ou de moins dans l’indifférence du nombre des syllabes, comme confirmaient l’accent de légèreté triste. — Moins qu’un autre convient-il de discuter ce Jeune mort, une des plus douloureuses pertes de cette génération frappée. Ce qu’il a fait, chanson qui vibre à l’écart ou fusinage caricatural d’essence si purement artistique, c’est l’œuvre d’un sceptique sentimental, non sans force, certes, mais sans la sage folie d’espérer : c’est comme le sourire de ce visage charmant que personne n’oubliera, ce sourire qui comprenait tout.


Gustave Kahn, qu’il convient d’éloigner le moins possible de son amiperdu, est un des artisles les mieux, informés de leur art, en ce temps. Celui-là, essentiellement, pratique un art symbolique et d’aspirations synthétiques. Le titre-même du livre qu’il a publié, Les Palais Nomades, est significatif à la fois du sens des pensées et des motifs de la forme du poëte. « Voix errantes » diraient à peu près ce qu’il entend par ces « Palais nomades ». Des accents de toutes parts s’élèvent, se rencontrant parfois dans un unisson, voix plus souvent séparées, en de dolents caprices, en de capricieuses fatalités. Pour dire ces choses, il a choisi des airs, des phrases dans la musique des syllabes et, je crois bien, n’écoule ce qu’elles disent que dans ce qu’elles sonnent, fait pure abstraction de voir afin seulement d’ouïr. Et pour régler les directions de son « thème » et de ses variations, il n’a voulu que ses sentiments : d’où cette liberté, pour lui une loi, des vers qui jamais ne s’ordonnent entre eux selon leurs nombres appareillés, mais vont, d’allures apparemment avantureuses, vers de dix-sept et de deux syllabes à l’encontre, selon que le sentiment atteint une expansion ou rentre en soi. Encore une notation musicale au gré d’une psychologie passionnelle ; le vers et la prose se mesurent et se mêlent : peut-être la prose y gagne ; le vers y perd sans doute. Car, en ce désir légitime d’affranchir de toute injuste contrainte la forme poétique, assurément conviendrait-il de ne pas oublier qu’il y a des raisons naturelles à quelques-unes de ces lois, — non ! à une seule qui résume toutes les autres : le vers, émission unique d’un souffle humain, a pour bornes les bornes du souffle humain : ce qui se tient dans ces bornes est Vers, ce qui les dépasse est Prose. Ni les Grecs, ni les Latins, ni les Allemands n’ont jamais transgressé cette loi.

Mais ce n’est point tant ici le résultat que le but de l’effort et ses causes qu’il faut apprécier. Gustave Kahn a compris que, pour les projets qui s’imposent, ni la prose seule, ni les vers seuls ne suffisent. Il les mêle ; c’est la loi du mélange qu’on peut critiquer, non pas le mélange même. Et il procède avec intelligence, combinant bien les faibles et les fortes ; seulement il se maintient trop dans l’atmosphère pure du lyrisme, où détonne cet accent de prose qu’il indique pourtant expressément par la suppression de la capitale initiale, mais qu’il semble, pourtant encore, démentir par cette autre suppression des détails de la ponctuation, comme voici :


On mourait, au fond d’or des basiliques amples
des tourmentes d’odeurs douces s’exhalaient de tes rampes
aux faîtes des tours des attentes de langueur
les haltes florissaient en larges reposoirs
où des gaines de velours des couteaux dormaient en tes soirs
Et sur l’âme des pierres planait un regard lourd.


Et encore, de cette même Nuit sur la Lande :

Rien ne m’est plus que ta présence
et les courbes souveraines de ta face
et les portiques de ta voix ;
Rien ne m’est plus que ton attente.

La halte inutile du temps ;
avant le frisson qui m’attend
et le charme de mes mains sur tes seins
Rien ne m’est plus que ta présence


      De tes beaux yeux la paix descend comme un grand soir
et des pans de tentes lentes descendent gemmées de pierreries
          tissés de rais lointains et de lunes inconnues
              des jardins enchantés fleurissent à ma poitrine
       cependant que mon rêve se clôt entre tes doigts
       à ta voix de péri la lente incantation fleurit
               imprégné d’antérieurs parfums inconnus
               mon être grisé s’apaise à ta poitrine
               et mes passés s’en vont défaillir à tes doigts.


Jean Moréas, grec ; Jules Laforgue, longtemps influencé par les poétiques anglaise et allemande ; Gustave Kahn, sémite : à ces origines étrangères j’attribue cet oubli du génie français, latin, qui, plus que tout autre, répugne à cet oubli systématique des lois naturelles.

Louis Dumur, d’origine suisse et italienne, versifie suivant une poéiique nouvelle, du moins renouvelée de poétiques étrangères — aussi — et classiques. Il indique son système dans l’avertissement des Lassitudes :

« L’accent tonique, qui existe en français aussi bien que dans les autres langues, tombe sur la dernière syllabe des mots à terminaison masculine et sur la pénultième des mots à terminaison féminine :


Exquis, ger, subtil, nu, suave, clair,


» Les mots qui ont plus de deux syllabes ont un second accent sur la première syllabe :


Symbole d’ial jamais atteint, jamais.


» Les monosyllables, théoriquement, sont accentués ; mais dans les phrases, ils forment des groupes où les accents se distribuent par l’importance des mots et par position, suivant l’instinct qui demande qu’autant que possible un accent ne soit pas directement précédé ou suivi d’un autre accent. Les monosyllabes, dans le vers, se conforment toujours au dessin rhythmique indiqué par les polyssyllabes :


La nuit, le jour, à l’heure où le croissant s’argente.


» D’après cette conformité au dessin rhythmique et la règle des positions, il arrive qu’un mot de trois syllabes peut perdre l’accent de sa première syllabe :


Cependant, nous penmes toujours
Que le ve irréel des poêtes…,


qu’un mot de plus de trois syllabes peut transposer l’accent de sa première syllabe :


L’horreur silencieuse et rude du vieux chêne,


qu’un mot de plus de quatre syllabe peut prendre un troisième accent :


S’émeuvent lentement etalogiques.


» La cadence par l’accent tonique adoptée, je m’en sers pour former des pieds — à l’exemple de l’anglais, de l’allemand, du russe — et en particulier des pieds iambiques et anapestiques, les plus appropriés au français.


L’ennui tient ma te lasse et monotone,


est un hexapode iambique.


lace de mon cou tes bras.
Tes poses molles, fille impure


sont deux tétrapodes ïambiques.


J’ai pleu de le voir disparaître si vite


est un tétrapode anapestique. »

Jusqu’à présent, Louis Dumur garde la rime et souvent — comme on l’a vu par les exemples cités — donne à ses vers toniques l’apparence du vers nombré. Mais la rime disparaîtra sans doute et déjà l’alexandrin s’éclipse parfois :


Marchons, les chers mirages ne durèrent que trop peu !
Un jour viendra, je pense, où las de ce cuisant rivage,
Mes pieds trébucheront au roc — c’est là l’ultime vœu !
Qui bornera mon ironique course et l’esclavage.


Sans accorder ni refuser au système de Louis Dumur plus ni moins de confiance qu’aux autres poétiques nouvelles dont la nouveauté consiste à démembrer le vieux vers français, je constate son effort et je l’inscris comme un des signes les plus nets qui marquent le désir d’une Nouveauté, en effet, dont l’avènement plane autour de nous.

Louis Dumur a écrit un roman de psychologie, Albert, « très moderne, » d’un moraliste triste à qui tout manque de ce qu’on nomme Bonheur, pour trop de désirs en des jours, dans un monde trop réduits.


René Ghil, lui, quoique étranger encore[9], s’en tient à l’ancienne prosodie, parce que M. Mallarmé s’y tient aussi. Mais René Ghil se revanche de cette simplicité en écrivant obscur parce que M. Mallarmé a dit que la clarté est une grâce secondaire. René Ghil, en effet, a passé, passe encore auprès des mal informés, pour l’officiel disciple de M. Mallarmé. Mais ce poète n’a pas ouvert d’école. Tous un peu sommes nous les sujets de sa pensée, personne ne l’a plus imprudemment interprétée que René Ghil. À celui-ci exceptionnellement soyons sévère, car il a fait tout ce qui était en lui pour compromettre l’art qu’il croyait servir. Il fut sincère, on n’en doit point douter, mais il fut trop hâtif, ambitieux d’un titre et de ce bruit des journaux où le talent court des risques. D’ailleurs, je sais de lui, dans ses Légendes d’âme et de sang, de beaux vers, tel celui-ci :


Nu du nu grandiose et pudique des roses.


Et, pour préciser, les imprudences de René Ghil avaient leur cause dans un sentiment confus mais très vif du véritable avenir. Encore une fois il pécha par trop de hâte et un peu de chanceuse jeunesse.

Constatant les souverainetés les Harpes sont blanches ; et bleus sont les Violons mollis souvent d’une phosphorescence pour surmener les paroxysmes ; en la plénitude des Ovations les cuivres sont rouges ; les Flûtes, jaunes, qui modulent l’ingénu s’étonnant de la lueur des lèvres ; et, sourdeur de la Terre et des Chairs, synthèse simplement des seuls instruments simples, les Orgues toutes noires plangorent[10]… »

Etc. !

René Ghil a eu le tort, surtout, de prendre au sens littéral, un peu naïvement, le sonnet des Voyelles d’Arthur Rimbaud. Tous les journalistes ont fait de même, et que de « gorges chaudes » ! comme on dauba sur le grand poëte :


A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu…


et les journaliste ne soupçonnaient point de quel rire énorme eût ri l’absent s’il les eût entendus ! Car ces bonnes gens donnaient de tout leur cœur dans le panneau qu’avait pensé à leur préparer — un jour de gaîté — le pince-sans-rire qui ne dormait pas toujours au fond du génial poëte. — Non pas qu’en effet les sons (puisque toute la nature lui est soumise) échappent aux prises d’une loi de coloration, sons et couleurs n’étant qu’une double et symétrique émanation de la lumière ; mais cette loi, sans rien d’absolu, est nécessairement individuelle : en sorte que le seul sens réel du sonnet célèbre est en une manifestation d’Arthur Rimbaud par la sorte spéciale dont cette loi s’empruntait de ce tempérament. Rien de plaisant dès lors comme de voir René Ghil discuter en ce document personnel l’affirmation d’une vérité en soi, y relever des erreurs, préférer l’I bleu, l’O rouge, l’U jaune, puis substituer aux couleurs les instruments musicaux tels qu’il vient de les colorer : « A, les orgues ; E, les harpes ; I, les violons ; O, les cuivres ; U, les flûtes. »


Charles Vignier, Mathias Morhardt : tous deux Suisses, tous deux ont donné, très jeunes, des essais d’une poésie personnelle, plus spirituelle et musicale le premier, plus sentimentale et picturale le second.

Vignier est un des artiste doués du sentiment le plus aristocratique de l’art que je sache.


Dans une coupe de Thulé
Où vient pâlir l’attrait de l’heure

Dort le sénile et dolent leurre
De l’ultime rêve adulé.[11]


Sans l’avoir prouvé par des œuvres — car ses vers, ainsi que l’avoue leur titre, ne sont guère qu’admirables pastiches — il sait. Peut-être a-t-il reculé devant les grands sacrifices qu’exige, de quiconque ose l’affronter, le Haut Rite. Mais de quel droit faire une supposition telle ? Ou si c’est de voir un artiste digne de son art être, hélas ! absorbé par le journalisme, qui permettrait de souhaiter — si peu nombreux sommes-nous qui sachions ! — que l’artiste pût recouvrer la liberté ? — Voici, d’un accent qu’il a seul, de naïveté fausse, de jovialité pointue, quelques vers encore de Vignier : peut-être serait-ce devenu ceci, à cette heure, les « adieux » lyriques et romantiques des poëtes « à la lyre » :


Mon triste angelot
Aux ailes lassées
Viens je sais un lot
Lot de panacées

Là bas c’est trop loin
Pauvre libellule
Reste dans ton coin
Et prends des pillules
.........
Sois Edmond About
Et d’humeur coulante
Sois un marabout
Du Jardin des plantes

Mathias Morhardt aussi est une âme de poète emprisonnée dans les besognes du journalisme. Il a fait de très beaux vers, d’une étrange et métallique solidité, vers bardés de grands mots inflexibles, adverbes et verbes préférés, qui prêtent à la page de vers une attitude roide qui est un caractère. C’est un platonicien très entêté, — ainsi qu’il faut. De lui cette superbe phrase rhythmée :


C’est la nature, en moi, qui passe et moi qui reste ![12]


et c’est aussi un sentimental, non pas tant délicat que sincère, pénétrant, ému. — Quant à la forme des vers, il s’en tient, à peu près, aux premières libertés des pluriels rimant aux singuliers et garde le sens et l’amour du grand alexandrin, tels :


C’est les vieux empereurs germains, au geste lent
Montrant la tiare d’or sur des coussins sanglants :
Cortège impérial qui revient d’Italie……


Son idéal : une puissante pensée centrale rayonnant en des expressions de sensualité sentimentalisée : idéal synthétique.


Ernest Jaubert est un très probant exemple de la marche qu’ont dû suivre bien des poëtes, en ce temps. Influencé d’abord par des écrivains de la génération qui nous précède, à peine eut-il aperçu l’idéal nouveau, il y vint, naturellement et nécessairement. Et maintenant, comme tous les artistes significatifs de cette heure, le désir de tout dire l’a dissuadé de rien préciser, de rien trop détailler, pour la gloire de l’effet total à suggérer, de laisser les choses s’envaguer doucement, d’indiquer l’idée par l’émotion picturale et musicale des sentiments et des sensations. Mais il est resté fidèle au bon rhythme ancien, seulement délivré des entraves inutiles, dangereuses au symbole. Si ce poëte n’a pas de sensualité, — peut-être, sans doute, — il ne manque ni d’intelligence, ni d’imagination :


…Sur la plus haute tour d’un palais renaissance,
Fleur de pierre immobile au bord du flot qui bouge,
Une vierge au longs yeux où sourit l’innocence,
Une vierge apparaît, blanche sur le fond rouge.

Et sur la balustrade étendant sa main lente,
Elle contemple longuement, la vierge blanche,
La gloire du soleil dans la mer rutilante,
Et rêve, et son front haut sous son rêve se penche.

Reine captive ou fée au pouvoir des génies,
Regarde-t-elle au ciel changeant les silhouettes
Des Rois libérateurs dont les armes bénies
Pressent à l’horizon leurs batailles muettes ?

Dans l’éblouissement des chimériques flammes
Où l’avenir ouvert à ses yeux étincelle,
Voit-elle, déroulé pour les épithalames,
Le cortège du bel Élu qui vient vers elle ?

Ou, Rosa Mysticissima, l’Immaculée
Cherche-t-elle parmi l’embrasement des nues
La face de son Dieu doucement dévoilée
À l’extase de ses prières ingénues "?…[13].

Louis Le Cardonnel est, peut-on croire, perdu pour la Poésie. Ce poëte s’est fait prêtre. Fallait-il que la preuve fût ainsi donnée de la sincérité du mysticisme de la jeune Littérature ? Le futur dira comme l’Église saura glorifier sa propre vitalité ou témoignera de sa mort, en laissant le poëte très pur, qui ne peut être effacé déjà dans le très pieux lévite, authentiquer sa foi par l’art inoublié, — ou en éteignant l’art et l’artiste. — À titre donc au moins de souvenir du poëte qu’il aurait été, j’inscris ici ces vers de Louis Le Cardonnel :

LE RÊVE DE LA REINE


La Reine aux cheveux d’ambre, à la bouche sanglante,
Tient de sa dextre longue ouvert le vitrail d’or.
Pensant que l’heure coule ainsi qu’une eau trop lente.
En ses yeux le reflet d’une tristesse dort,
Et sur sa robe, où sont des fleurs bizarres d’or,
Elle laisse dormir son autre main si froide
Que dans un sombre jour de chapelle qui dort
De moins rigides mains portent la palme roide !
Soudain, quelle moiteur à sa peau fine et froide !
À son front lisse perle une sourde langueur,
Et son corsage en dur brocart semble moins roide :
Est-ce toi, si longtemps immobile, son cœur,
Qui pourras la savoir chasser, cette langueur,
Et faire étinceler enfin la somnolence
De ses yeux, si longtemps glacés comme son cœur,
Qui la feras tomber, l’armure du silence ?
Ô crépuscule, dans ta grande somnolence
Un bois à l’horizon s’étage noir et bleu ;
Haut, le croissant émerge et s’argente en silence :
L’Hippogriffe attendait dans le couchant de feu
Et la reine, égarant son regard noir et bleu.


Maudit l’heure qui coule ainsi qu’une eau trop lente,
Et sous le dur brocart sentant sa gorge en feu
Mord son exsangue main de sa bouche sanglante !



Édouard Dubus, qui tenta d’être naturaliste, précis et anecdotique, bien qu’il fut poëte, est bien vite devenu idéaliste, parce qu’il est poëte. Son chant est triste, comme d’un bon vivant qui se surprend, en plein rêve, à regretter, naïf et vrai, que telle ne soit point la vie. Mais ! c’est le rêve qui est la vie, et ton rêve est joyeux si tu sais vouloir ! — De cette actuelle période, comme transitoire, cette fleur de deuil :


Le ciel est envahi d’une tristesse grise
Où frissonne un reflet mourant de soleil froid ;
La brise au fond du parc gémit, la peur s’accroît,
Le marbre triomphal, blanc de givre, se brise.

Le rêve est désolé de brume toujours grise,
Le souvenir y laisse à peine un rayon froid.
Dans les âmes d’hiver dont la neige s’accroît
L’orgueil d’un cher empire évanoui se brise.

Pleuré longtemps par les rameaux crispés de froid,
Dans les bosquets voilés d’une dentelle grise
Un funèbre tapis de pourpre et d’or s’accroît.

Au glas du vent, la fleur d’illusion se brise.
Et, comme elle se meurt, dans l’atmosphère grise
Des yeux mystérieux luisent d’un soleil froid.[14]


Jean Court.


… Par la nuit violette et d’étoiles lamée,
Vers le sphinx immortel tu lèveras les bras,


Implorant le secret de sa bouche fermée.
L’impitoyable sphinx ne te répondra pas
Et tu continueras ta route aventureuse
Sans retrouver jamais le chemin de Damas…

… Tu t’assiéras alors sous le porche du Temple
Où viennent les Élus prier chaque matin.

Mais nulle voix d’en haut n’ordonnera : Contemple !
Car tu ne saurais plus, ployant les deux genoux,
Des fidèles courbés suivre le bon exemple.

Au fond de l’abside où l’ombre creuse les trous,
À travers un éclat fabuleux de miracle,
Fulgureront pourtant dans un courroux d’or roux.

Les portes saintes de l’éternel tabernacle,
Mais leurs rayons fougueux flagelleront en vain
Ton zèle moribond qui malgré toi renâcle.

Et tandis qu’aux Croyants qui s’enivrent du vin,
Du Vin fameux qui ruisselle au fond du calice,
Se révéleront les splendeurs de l’art divin,

Tu mourras lentement et d’un très long supplice,
Dans le regret de n’avoir pu franchir le seuil
Pour t’être libéré trop tôt du dur calice.

Laisse pleurer ton âme et vêts ton cœur de deuil.[15]

À coup sûr, l’art de ces vers n’est pas encore maîtrisé : non moins évidemment le très jeune homme qui les g faits est un poëte et je salue avec joie cette allégorie ancienne de l’Art comparé à un temple, qui resterait une « allégorie ancienne » si elle n’avait été inspirée au poëte par le pressentiment de la grande réalité religieuse et moderne de la Beauté en soi. — Sens du mystère, mystique désir de l’absolu, il ne peut manquer guère que peu de choses au poëte qui a tout cela.

Fernand Mazade appelle les mêmes observations : pour preuve cet « Hamlet » :


La branche de verveine et votre pureté,
De la délicatesse avec de l’ancolie, —
N’avez-vous pas offert à sa mélancolie
Ce qu’avaient de plus doux la lande et votre cœur ?

Oh ! l’homme taciturne et pourtant si flatté !
Vous plaçâtes en vain sur sa tête pâlie
La plume longue et blanche, ô dernière Ophélie !
Et plus de grâce encor qu’il n’avait de langueur.

Mais sa plaie étant telle et mortelle sans doute,
Et mortelle parce qu’il l’aimait et que toute
Sa veille et tout son rêve étaient à l’élargir,

Ce devait être peu d’une bouche ravie,
Trop peu, vraiment ! de vos caresses pour tarir.
La fontaine de sang qui coulait sur sa vie.

Henri de Régnier reflète en des grâces lyriques, en des gestes de jeunesse puissante et qui, parfois, se veut laisser croire lasse, tous les désirs d’art de ce temps, — les reflète sans tous expressément les réaliser. Avec une sorte de hautaine indifférence à tout ce qui n’est pas le Chant, sans avoir destiné de monument, il cueille comme d’harmonieuses fleurs ses pensées et ses sentiments les plus beaux, les plus dignes de la gloire des vers. Ses vers, très jeunes et très savants, ont, comme je le disais des vers de Laurent Tailhade, une continuité lyrique dangereuse pour la suite du livre et chacun d’eux plutôt existe en soi que dans la société des strophes et des odes. Mais le mysticisme de ce poëte a dépassé les évangiles et ne s’inspire qu’aux sources mêmes des passions et des rêves de l’âme humaine éparse, quand il lui plaît, à travers la nature. — Le vers, qui, celui-là encore ! reste le Vers, est pourtant un des plus personnels qu’on ait écrits. D’une souplesse noble, par sa propre mélodie évocateur de toutes choses lointaines et charmantes, avec de très obstinées préférences de mots — H. de Régnier ne saurait écrire trente vers sans employer une fois au moins ce mot, d’ailleurs éblouissant comme le métal lui-même : or —, avec des langueurs interrompues par des violences reposées par des fluidités, ce vers a la jeunesse et garde la tradition :


La Terre douloureuse a bu le sang des rêves !
Le vol évanoui des ailes a passé
Et le flux de la Mer a ce soir effacé
Le mystère des pas sur le sable des grèves ;


Au Delta débordant son onde de massacre


Pierre à pierre ont croulé le temple et la cité
Et sous le flot rayonne un éclair irrité
D’or barbare frisant au front d’un simulacre ;


Vers la Forêt néfaste vibre un cri de mort.
Dans l’ombre où son passage a hurlé gronde encor
La disparition d’une horde farouche,


Et le masque du Sphinx muet où nul n’explique
L’énigme qui crispait la ligne de sa bouche,
Hit dans la pourpre en sang de ce coucher tragique ! [16]


Et ces premiers vers d’un Prélude :


Parfums d’algues, calme des soirs, chansons des rames,
Prestige évanoui dont s’éveille l’encor !
Et l’arôme des mers roses où nous voguâmes
À la bonne Fortune et vers l’Étoile d’or ;
Écho d’une autre vie où vécurent nos âmes.


La mémoire d’alors et de tous les jadis
Où notre rêve aventura ses destinées
Aux hasards des matins, des soirs et des midis ;
Et le mal de savoir que des aubes sont nées
Plus belles sous des cieux à jamais interdits.


Le songe d’un passé de choses fabuleuses
Propagé son regret en notre âme qui dort…
Souvenir exhalé des ardeurs langoureuses
Qu’une Floride en fleurs épand sous les soirs d’or
Où les clartés des Étoiles sont merveilleuses.

Albert Jhouney, par la nature de son esprit orienté aux seules réalités absolues, est à merveille le Poëte pour qui la Beauté ne ressort que de la Vérité. C’est un mystique, certes, et c’est même l’adepte des Très Hautes Sciences qu’une triste mode est de railler sans les connaître. En elles, Jhouney trouva la certitude et la paix que tant d’autres cherchent vainement ailleurs. Aux origines de toute pensée moderne, dans les ténèbres striées des seules vraies clartés, dans les doctrines des Sages très anciens, Alber Jhouney a cherché[17] la Sagesse et la Lumière, dans le plus certain reflet d’Absolu qui ait vivifié la pâle conscience des hommes, dans l’immémoriale philosophie des Initiés. Au foyer de ces vérités, ce poëte très obscur, mais qui est de ceux dont parle M. Villiers de l’Isle-Adam, de ceux qui portent dans leur poitrine leur propre gloire, a puisé des beautés très nouvelles et très lumineuses. — Occultistes et Mages raille qui voudra ! Devant la Foi, la moquerie est l’attitude naturelle du Doute qui ne consent pas à mourir ; mais cette raillerie a toujours un arrière-accent de plainte, c’est le sanglot qui croit se cacher dans un rictus : l’humanité n’en sanglote pas moins-vraiment, la portion innombrable et lâche d’humanité qui ne veut plus entendre parler de l’Absolu dont elle a démérité. C’est pourquoi elle sera sourde aux vrais poêles, car c’est d’Absolu que tous lui parleront, car c’est vers l’Absolu qu’ils tendent tous. Absolu dans la Pensée, Absolu dans la Fiction, Absolu dans l’Expression. Cette Trinité radieuse, je le sais bien que nul ne la possédera dans l’adéquat. C’est pourtant l’héritage naturel de l’Homme tel qu’il devrait être. Au moins, que quelques uns attestent qu’ils ne se consolent pas d’avoir été dépossédés. — Cette belle lamentation des poëtes, ces veilleurs dans la nuit du monde ! entraîne la condamnation de ce monde endormi. Et il ne se méprend point : il répond par les protestions inoffensives d’un mépris qui voudrait nous atteindre, — mais les choses pesantes ne peuvent d’elles-mêmes monter. Au fond, les gens ne sont point si rassurés ; confusément, ils comprennent que l’œuvre de l’Esprit Solitaire qui seul mérite la dignité humaine, tandis que les gens rivalisent de sottise et de brutalité, ils comprennent que l’œuvre et l’âme du Poëte sont, pour la société telle qu’elle s’est voulue, un danger social : que si le génie parvenait à sa propre et parfaite réalisation, c’est-à-dire à son propre avènement dans l’Absolu, cette étreinte d’un Homme et de Dieu enivrerait tout le reste des hommes du dégoût de vivre hors Dieu et que ce serait la chute des apparences dans le Réel. — C’est ce qu’a merveilleusement dit Alber Jhouney, dans un poëme que je voudrais pouvoir citer tout entier. C’est comme une harmonieuse paraphrase de certaines lignes de Seraphita. L’âme humaine, la Reine, éprise d’Absolu, laisse chuchoter à ses oreilles les tentateurs vers tous les plaisirs relatifs ; les Archanges, les Chevaliers, les Rois, les Savants, les Poètes, les Démons ont supplié, la Heine ne les a pas entendus. Le Mage même,

Pâle et beau comme Apollonius de Tyane,

celui qui possède les secrets du ciel et de l’enfer, mais qui les confond dans l’égoïsme d’un orgueil où l’Enfer prévaut, le Mage lui a murmuré :

Si tu veux être Lucifer et sa victime,
La tentatrice et la séduite, laisse-moi
Éveiller en ton sein que mon souffle envenime

Un désir, non pas riche et dévorant, mais froid
Comme la volonté d’une raison perverse
Qui, pour toi, me rendra moins dangereux que toi.

Voici le chant secret, l’eau morte que je verse
En l’urne taciturne et dure, dans ton cœur,
Eau corrosive qui le mord et qui le perce ;

Eau qui change en bronze informe l’airain vainqueur
Et l’urne orgueilleuse en vase des Danaïdes
Toujours vide et rongé de soif et de rancœur.

Les parfums ténébreux et les parfums splendides
Émanés de nos corps nous environneront

D’Archanges monstrueux et de Démons candides…
....................
La Reine répond : Seul le silence me touche
D’Elohim dont le cœur reste mystérieux…

Mais l’Elohim ne se dévoile pas, la Reine va mourir.

Grands découragements qui tombez des étoiles
Comme d’énormes voix d’ombre et de désaveu,
Voix froides qui chantez l’isolement de Dieu,
Vous triomphez : je ferme humblement mes paupières…

et elle s’éteint,

Seule dans son génie et dans sa mort.

Mais sa mort a détruit la vie même des indifférents, sa mort abîme le monde en Dieu :

Et des voix ont chanté que cette âme profonde,
La première depuis que les êtres sont nés,
Retourne à Dieu sans rien avoir voulu du monde.

Voici : par son exemple et sa mort entraînés,
Pris de son âpre ivresse, accablés de leur vide,
Sûrs du néant de leurs délires obstinés,

Les êtres ont compris que le monde stupide
Recommence toujours le même avortement
Et que vivre hors Dieu n’est qu’un long suicide.

Ils sentent que l’esprit de la nature ment
Et les trompe par les désirs qui les épreignent
Et tous ont faim et soif de l’engloutissement…
....................
Et la création sombre dans l’Absolu.



LES ROMANCIERS[18]


Édouard Rod, qui traversa le Naturalisme et jura d’abord en M. Zola, peu à peu, entre le Naturalisme et le Roman psychologique, s’ouvrit une voie dont la nouveauté excellente était de détourner la fameuse « enquête » moderne du soin secondaire des apparences et du monde extérieur pour l’introduire dans la conscience. De la formule obéie la première, il gardait le souci essentiel des causes physiques ; au roman psychologique, il prenait, en effet, sa psychologie, mais sans rien de ce qu’elle s’impose d’un peu pédantesque. Il lui prenait aussi toutefois sa tristesse. Édouard Rod passa longtemps pour un pessimiste ; on en croyait le sens littéral de son titre : La Course à la Mort, et aussi, d’ailleurs, le ton-même du livre. Certes, j’espère bien que cette clairvoyante conscience ne sera jamais gaie, puisqu’elle ouvre ses yeux sur l’âme et la vie de ce temps. Voici pourtant le titre de son roman nouveau : Le Sens de la Vie. C’est le héros de la Course à la Mort qui reprend la parole. Il s’est marié et, un peu angoissé d’avoir abdiqué son indépendance, de s’être créé des devoirs qui désormais le condamnent à vivre, quel que soit son sort, il se laisse pourtant gagner par les douceurs de la vie à deux et par le charme d’être aimé. À peine si, de temps en temps, des incidents ou des rencontres ramènent l’orage à sa surface. Mais la naissance d’un enfant vient le troubler dans cet apaisement : cet être absorbant qui remplit la maison, envers lequel il se sent plus obligé encore qu’envers sa femme, dérange le cours de vie qu’il avait adopté et gêne terriblement son égoïsme. Pourtant il s’y accoutume, peu à peu lui fait place dans ses affections ; c’est d’abord de la pitié, puis cela devient un attachement réel, avec les illusions de la paternité. Ausitôt née dans cet âme, la pitié l’envahit. Lui qui jamais n’y songea, cet égoïste pense au sort des autres hommes ; son horizon s’agrandit, dans l’amour de l’humanité s’ouvre une nouvelle source d’activité, s’impose une tâche nouvelle et grande. Mais il ne peut l’accomplir : quelque chose l’en empêche, ce quelque chose qui est lui-même, sa faiblesse, son scepticisme, sa méfiance. Le mal et le bien pactisent : l’amour de l’humanité devient, pour ce contemporain une pratique rationnelle, sans enthousiasme, sans cœur. Il s’aperçoit d’ailleurs que la charité n’est forte qu’à la condition de se fonder sur des croyances religieuses qui puissent résoudre tous les problèmes, répondre à toutes les questions qu’il s’est posées et aussi lui donner l’apaisement définitif de toutes les angoisses intellectuelles et morales qu’il a subies depuis qu’il est. — « Mais, répondrait Obermann, la foi dépendit-elle jamais de la volonté ? » Le personnage du Sens de la vie sait bien qu’on n’allume point les flambeaux de l’âme comme ceux du monde matériel, et il hésite, et il s’arrête, n’ayant plus qu’un pas à faire, et ne le pouvant faire. — Peut-être le fera-t-il. Son tort est de chercher, d’espérer, d’attendre une foi qui ne peut être celle de l’homme à cette date ; son tort est de vouloir s’affranchir de sa raison qui le torture : pourquoi ne pas la satisfaire, plutôt ? Au lieu de désirer l’asile d’un credo que le jeune homme déjà reniait, pourquoi l’homme, puisqu’il souffre enfin du besoin de savoir la vérité, ne la cherche-t-il pas, au lieu de soupirer vers elle, paresseusement, stérilement ? — Mais ces reproches dépasseraient la littérature. Constatons, dans ce livre nouveau d’Édouard Rod, l’éclosion du sentiment mystique : ainsi entre-t-il franchement dans le chœur des poëtes occupés des seules essentielles choses et observons que, par la Course à la Mort, par le Sens de la Vie, je pense encore par un troisième roman d’âme, Édouard Rod aura dans un domaine moyen, mais très approfondi, vraiment accompli la synthèse d’une certaine humanité moderne, synthèse qui, toutefois, manquera toujours de la Beauté.

Joseph Caraguel a ce désir d’une synthèse, mais la conçoit en un seul livre et dégagée du mysticisme. Cet écrivain, bien qu’il soit doué plus qu’un autre de vie intérieure, par de très fines doctrines esthétiques et peut-être aussi, pensé-je, par la fréquentation de certains maîtres excellents, a été conduit à donner plus d’attention aux effets humains qu’à leurs causes et à l’ensemble qu’aux individus. Plus que les intimes drames, d’une conscience l’occupent les gestes d’une foule, les caractères d’une collectivité, — le monde des étudiants (Le Boul’ .Mich’), un village dans le Midi (Les Barthozouls). Informé des questions sociales, intéressé par les détails politiques des groupements humains, sans doute réalisera-t-il, lui, cette vie occulte qui bout dans les manifestations évidentes et les grands gestes et les grands cris des hommes assemblés. Car, et bien que le Naturalisme l’ait touché — mais à travers surtout les livres de M. de Goncourt —, bien donc qu’il ait la notion précise et sache l’importance du physique dans le composé de l’homme, Caraguel ne néglige point l’importance de l’esprit et, comme malgré lui-même, le sentiment qu’il voudrait atténuer éclate, au hasard des pages. — C’est en outre un des stylistes qui sachent le mieux la langue, la vraie, la langue étymologique. Lui reprocherai-je même de l’assouplir trop peu et de laisser croire qu’il ait l’illusion du mot propre, quand c’est d’âmes et de choses simples qu’il a parlé jusqu’ici ? Sa belle prose, où son art se revanche des ordinaires choses du sujet, savante et restée sans emphase, est expressive avec certitude, tenue et simplicité. Mais comme elle emploie les mots qu’il fallait, elle étonne les ignorants qui se hâtent de crier à la recherche, à la singularité, bons ignorants, en effet, qui ne savent même pas ces vérités initiales : que la singularité d’un esprit personnel n’est autre chose que sa vie propre, et que la recherche, dirigée par la conscience de l’artiste, n’est que la politesse du style. — C’est l’histoire de cette première page des Barthozouls, laquelle consterna bien des gens et de ce vocable qui parut inouï, « coruscation », et qui est dans les plus élémentaires dictionnaires :


Sous la coruscation du soleil augustal, la grand’route où seulement geignaient des bruits doux de roues lentes, se lignait crue parmi les verdures éteintes de la plaine, et telle une infinie longe de fer candéfiée. Mais, aux approches de Ferralzan-l’Arvieu, comme si, là, on achevât de la river au sol, elle cliquetait ainsi que sous un martelage et se diffusait de par l’ascension de poussières denses. C’était que l’allure des chariots, portant à la foire les vignerons des Pays-Bas, soudainement changeait. Vaniteux d’arriver bon train, avec des vitesses de voitures, et sans que les bêtes eussent le poil mouillé, les conducteurs, des jeunes gens, la plupart, attendaient d’être en vue du champ de foire pour lever les guides et toucher des perpignans : stimulations auxquelles les lourds chevaux de labour, que le trot incommode, répondaient par d’impétueuses galopades ; et, — faisant tressauter les chaises des femmes assises entre les housses ; secouant les roues, la chambrière, la mécanique, tous les bois mobilisables des véhicules ; agitant les sonnettes et les fers des harnachements ; battant la chaussée de la tombée rhythmique des sabots, — ils se déchaînaient à l’aveugle sur le vide, dans les folies furieuses d’une charge…


Il n’est d’ailleurs que juste d’ajouter, que, pour l’auteur de ces livres de style et d’observation, ils ne sont qu’œuvres secondaires, études faites, avances prises, pour l’ensemble à peindre, dans les quelques définitives pages d’un seul volume, de la société moderne.


J.-H. Rosny est aussi préoccupé de sociologie et de socialisme : c’est de plus un savant et le savant se réunit en lui au socialiste par un mysticisme qui n’a rien de métaphysique. « Le mysticisme moderne est socialiste ou scientifique », écrit-il en exergue à des psaumes qui célèbrent l’universelle « symphonie ontologique », — et le mysticisme de J.-H. Rosny est à la fois scientifique et socialiste. Disons tout de suite ce qui, dans ses livres, semble la dommageable part d’un dessein arbitraire où l’art serait, en principe, étranger. — L’écriture est pédantesque. Tant de mots grecs, latins ! Tant d’emprunts à la physiologie et à la chimie pour des comparaisons qui ne suscitent point d’images ! On s’étonne que le style reste, bien souvent, neuf, léger, là du moins où l’auteur oublie la terminologie des laboratoires, mais on n’en regrette que davantage tous ces inutiles frais d’érudition. — La vie des personnage est incomplète : ce sont des sensitifs qui n’auraient point de cerveau, et l’écrivain, trop uniquement savant, semble expérimenter sur des » sujets » fabriqués selon les plus récentes recettes de la science. — Enfin, dans des compositions lourdes, longues, sans concentration, quel excès de sombres histoires et de rencontres funestes ! Quelle noire prédilection, et combien violemment contentée, pour le malheur ! — Ces réserves faites, J.-H. Rosny est un puissant évocateur. Ses abus-mêmes de science sont le tort d’un grand mérite, d’un très intense sentiment, de l’une des principales directions de la pensée humaine, de la première des conditions fondamentales de l’art moderne : l’alliance du sens religieux et du sens scientifique. C’est pourquoi ce savant est mystique. Je crois que, n’était le socialisme, cette double impulsion — scientifique et mystique — conduirait ce poëte à dégager ses fictions de l’heure immédiate et vérifiable. On peut craindre que la presque constante préoccupation sociale le retienne dans une formule un peu surannée de roman. Toujours y sera-t-il d’une incontestable originalité ; dès aujourd’hui, c’est le plus suggestif analyste de l’influence des phénomènes naturels sur l’organisme humain.

« Francis Poictevin est un paysagiste comme Corot, un peintre de la mer et de la plante comme il n’y en eut pas, un prestigieux aquafortiste, connaissant les calmes morts de la lumière. L’âme et la chair humaine paraissent lui échapper[19]. » Aussi sa pensée s’écarle-t-elle des êtres avec un étonnement tremblant et presque voudrait disparaître pour ne point gêner l’expert analyste de ses propres sentiments transposés en des choses de nature, les arbres, les pierres, l’eau. Mais l’analyse, par d’étranges prestiges de justesse et d’acuité, parvient à se dépasser elle-même, en quelques lignes évoque la vie complète, la secrète vie qui rêve dans les hêtres, dans les gouttes d’eau, et dans l’au delà de l’infinitésimal. Et parfois l’analyse, soutenue par l’extraordinaire vision d’un poëte-peintre, ose s’en prendre aux figures humaines à travers le génie d’un Primitif ou de Gustave Moreau, — plus souvent recherche, dans le passé, des souvenirs, — jeunesse, adolescence, enfance, — et restitue alors l’ancien visage, dans cette hésitation délicieuse de la lumière au commencement du jour, alors que les choses sont nettes déjà, mais gardent une fraîche possibilité d’être autre chose. Plus volontiers encore suivrai-je l’artiste, pour qui le mot « délicatesse » ne serait qu’une caractéristique par trop initiale, en de frêles notations d’insaisissable comme voici :

Le bleu va, — sans plus de passion. — de l’amour à la mort, ou mieux il est d’extrémité perdue. Du bleu-turquoise au bleu-indigo, l’on passe des pudiques effluences aux ravages finals. Nativités et détresses, si vraies qu’elles sont réduites à se taire[20].


ou encore :

Il me semble sentir, entre mon âme et l’au delà convoité, je ne sais quelle tapisserie indiciblement légère qui pourtant sépare. Derrière elle, je devine des mondes d’une nouveauté éternelle, car à des moments elle remue inquiétante et délicieuse, sous des souffles de par là bas et les fleures indécises de cette tapisserie point faite de main d’hommes, telles un peu que d’antiques souvenances, s’entendent alors avec les lents mouvements arabesques du tissu où couve et d’où s’échappe comme un relent d’ineffable.

C’est surtout en de tels pleins et brefs poëmes en prose que l’analyste cède à un poëte plus complet, mieux armé, et comme le mystique s’y révèle, le métaphysicien s’y laisserait entrevoir. Ainsi les livres de Francis Poictevin, avec leur délice de suggestions et des beautés neuves, ne livrent pourtant que mal, qu’imparfaitement du moins, le réel vouloir esthétique du poëte. L’art qu’il voudrait de nuance et d’universalité tout à la fois, n’y donne guère que ses nuances. Est-ce de courage que manque cet artiste, lui qui connaît à merveille quelle œuvre est à faire ? On ne doit point le penser, mais on peut craindre l’excès des scrupules. D’ailleurs, cet universel, cette fiction qui fait défaut, autour de quoi si délicieusement flotteraient et se dérouleraient, dans les limites d’une principale et grandissante unité, les mille détails réflétés de l’Idée, cette fiction existe peut-être comme fictivement. Ne se forme-t-elle pas dans le souvenir du lecteur des Paysages et des Songes et ne serait-ce pas ce visage humain qui n’est jamais dit, la réalité de l’âme qui ne s’avoue que par ses extrémités ? — Au souvenir les livres de Francis Poictevin apparaîtraient : une antique chasuble très précieuse, mais d’un si long temps que le tissu principal et grossier, usé, fusé sous la cassure des ornements métalliques, seulement par places conservés, ne subsisterait plus qu’ainsi que de très légers fils et qu’il ne faut pas toucher, crainte de les rompre. — Peut-être Poictevin souffre de ne point posséder le Vers : et comme le Vers splendide relierait fortement ces proses dénouées ! Comme il ferait que ce recul d’inachevé, que l’écrivain très justement exige de son œuvre, ne fût point cette désordonnance des notes ajoutées ! — Ce sentiment de lui sur les compositions : « Révélé à la dernière page, mais révélé en un prolongement, tout doit moins être dit qu’indiqué en une indicible réticence. Et ainsi cette réticence, cette sous-entente, ce dernier aveu caché, que devra deviner, dans son âme, le lecteur rare, voilà le sceau de l’œuvre. »

Adrien Remacle, en allant au fond du problème humain, a rencontré un de ces mystères de naturelle surnaturalité qui semblent être les seuls sujets, désormais, permis au romancier en chemin vers l’Intégral et, pour informer ce cas extraordinaire de la vie ordinaire, l’écrivain a été nécessairement induit, n’ayant pas le vers, à varier son style en sorte que l’illusion d’un rhythme soit procurée par le mélange du poème en prose et de la prose d’analyse. C’est[21] la résultante d’une double filiation paternelle par l’adultère[22]. Du mari de sa mère l’enfant hérite une violente force impulsive d’amativité qui paralyse la spiritualité héritée de l’amant. L’enfant, devenu un peintre, reste enfant toute sa vie : ses tendances vers l’absolu du Beau et vers l’absolu de l’amour sont l’une par l’autre rendues insuffisantes. Il a des ferveurs cordiales excessives ; heureux, souffre d’inapaisables soifs de féminin ; malheureux, tend à l’irréductible abstraction de l’amour divin, puis s’exalte jusqu’à l’impossible en son art, puis tombe aux méfiances les plus grossières, à des bassesses banales. En une femme aimée il essaie de fondre les deux mystères, le féminin et le beau, la chaleur et la lumière. Mais cette femme n’est qu’une âme absente, n’existe qu’ainsi qu’un reflet, et l’artiste s’épuise à lui inventer une réalité, lui, lui-même si chimérique et sans cesse rejeté de l’une à l’autre des extrémités de la vie spirituelle et sentimentale. Et l’œuvre, sans conclusion, comme il était fatal, laisse cette âme dans ce purgatoire intérieur et sans espérance : le doute de soi et le doute de l’être aimé. Et l’artiste reste nu sous le grand vent des forces naturelles, ignorant si ce souffle vient de l’espace vide ou d’un lumineux esprit de vie ; seul au milieu des formes qu’il suppose tour-à-tour de vaines illusions ou les révélations lointaines de l’infini :

Ce poëme en prose :


Le Poète s’en va sur le chemin, sans se mêler aux groupes, en des âges devant, pour des âges derrière les hommes qui marchent. Il est enfant, homme, vieillard, mais toujours jeune et beau. Il va devant lui, croyant entrevoir, chaque heure, à travers les brouillards du matin, au delà des soleils du jour, au dessus des nuées du soir, émergeant des opaques nuits, bleues sous les lunes sereines, les coupoles étincelantes de la Cité du Rêve.

Et il chante cette Cité, et il marche.

Il aperçoit, au loin des montagnes bleues et roses, des ciels d’ors pourpres aux immenses déchirures éclatantes, auréolés de villes confuses scintillant en les sombres reculées : derrière ces monts, sous les cieux, c’est le vaste portique de la Cité.

Et il chante cette Cité, et il marche.

Les fleuves et la mer découvrent devant lui les profondeurs vertes, les abîmes bleus, les reflets inconnus des grandeurs du passé, les mirages prophètes des futurs monuments : ce ne sont que les approches et les présages des magnificences de la Cité.

Et il chante cette Cité, et il marche au bord des eaux.

La guerre est hurlante dans les plaines, autour des monts. Il s’arrête et la contemple, il écoute les stridences des épées, les tonnerres du fer. Il frémit : ces hommes doivent combattre pour la Cité.

Et il chante cette Cité, et il marche avec les hommes.

Quand les troupes guerrières se sont tues, il passe dans les jardins en paix, les jeunes femmes l’admirent, le suivent : il porte un nimbe d’or, ses paroles exhalent un inconnu parfum, la brise en ses cheveux fait une harmonie. Il s’arrête : voici des transfuges de la cité.

Il leur demande sa route, les chante et marche.

Quand le Poète à longtemps marché, il est las de la route. Il rencontre une femme blanche, il la reconnaît. Elle s’avance vers lui : c’est elle qui va me conduire en la Cité.

Et il chante la Cité et s’endort dans le Rêve.

Édouard Dujardin étudia d’abord[23] des cas très singuliers d’extrémités vitales. Le style, pour des simplifications qui comportent de regrettables dépravations de la langue traditionnelle, avait toutefois comme le prix d’une spéciale enveloppe de ces choses spéciales. Puis, dans l’espoir double de réaliser le vrai réalisme, et d’accomplir la loi wagnérienne de ressentir dans leur totalité les sentiments à informer esthétiquement, Édouard Dujardin écrivit cet étonnant ouvrage, Les lauriers sont coupés, où il voulut noter, exactement et minutieusement, tous les faits, gestes, paroles, pensées, sentiments et sensations d’un personnage précisé durant un temps donné. Ce travail, qui n’est pas littéraire, est en outre impossible. Édouard Dujardin est parvenu pourtant à un à peu près d’où résulte, par malheur, un pesant ennui. — Mais ce romancier, devenu poëte pour les étrennes de 1888, a eu l’intuition — qui l’eût fixé dans le chapitre des poètes s’il n’avait écrit jusqu’alors seulement en prose — de mélanger les vers et la prose en un poëme Pour la Vierge du roc ardent. Vraiment une intuition ou si ce n’est, plutôt, qu’un hasard ? Car, à dire vrai, ce poëme, quant à sa valeur et pris en soi, pourrait sembler d’inutile exécution. Il n’en faut pas moins noter, pour être très juste, qu’Édouard Dujordin aura le premier tenté la réunion des deux formes littéraires : que si sa prose manque de solidité et son vers de poésie, ses intentions restent louables.

Maurice Barrès a le sentiment des actuelles nécessités esthétiques foncières, formelles ; synthétiques et mystiques ; étrangères aux accidents et retranchant l’art le plus près possible de la pensée, dans l’Âme-même où, si le poëte l’avait voulu, trouverait aussi son asile le symbolique décor exigé par la Fiction. Ainsi procède-t-il, dans son livre[24] de successifs états d’âme d’abord précisés par ce qu’il désigne des concordances, puis suggérés par les rêves de son personnage.


Chaque vision qu’il eut de l’univers, avec les images intermédiaires et son atmosphère, se résumant en un épisode caractéristique ; — les scènes premières, vagues et un peu abstraites pour respecter l’effacement du souvenir et parce qu’elles sont d’une minorité défiante et qui poussa tout au rêve ; — de petits traits choisis, plus adondants à mesure qu’on approche de l’instant où nous écrivons ; — enfin, dans une soirée minutieuse, cet analyste s’abandonnant à la bohème de son esprit et de son cœur.


Voilà le projet du roman psychologique. C’est à peu près l’œuvre réalisée. Les défauts sont d’un Stendhal diminué de connaître ce qui lui manque. Il lui manque d’avoir l’esprit libéré de toute opinion critique par précisément encore davantage d’esprit critique, il lui manque d’ignorer le prix d’une sensibilité si rare, — la sienne. Car je ne prie point cet écrivain, à cette date, d’avoir de l’inconscience ; mais j’espère qu’une conscience par l’intensité-même peut parvenir à oublier qu’elle regarde, à ne plus voir que l’objet regardé, entre elle et lui à supprimer l’échaffaudage des procédés et cette attitude fate, à supprimer le geste du dandy qui ment, en somme, à ce cœur vrai, à ce cœur sincèrement artificieux et qui fait peut-être semblant d’avoir honte d’être un cœur. — Barrès a surtout le tort de soumettre cet art presque définitif aux entraînements inférieurs de la psychologie laissée maîtresse. Il n’est pas allé jusqu’à la Fiction. Il a décidé trop tôt que le moment fût venu d’écrire. Pourtant quelle écriture d’élégance parfaite ! Quelques lignes :


Porté sur ce fleuve énorme de pensées qui coule resserré entre le coucher du soleil et l’aube, il lui semblait que, désormais débordant cet étroit canal d’une nuit, le fleuve allait se répandre et l’emporter lui-même sur tout le champ de la vie. Délices de comprendre, de se développer, de vibrer, de faire l’harmonie entre soi et le monde, de se remplir d’images indéfinies et profondes ! beaux yeux qu’on voit au dedans de soi pleins de passions, de science et d’ironie, et qui nous grisent en se défendant, et qui de leur secret disent seulement : « Nous sommes de la même race que toi, ardents et découragés »


À cet artiste rien ne manque tant que la foi : et, comme un symbole, la forme aussi de la foi fait défaut : le Vers.


Jean Jullien (Trouble-Cœur), sans peut-être assez de parti-pris esthétique, nous apporte pourtant un précieux témoignage par son instinctif retour aux primitifs. — Henri d’Argis (Sodome), qui a eu le tort de donner à son premier livre, pour le faire lire, un titre d’ailleurs faux, (mais il n’écrira pas Gomorrhe), flotte entre l’art, franchement symbolique et l’écriture documentée, mérite de comprendre que celle-ci n’est qu’un chemin vers celui-là. — Paul Margueritte, parmi plusieurs ouvrages de mérites divers, reste l’auteur de Tous Quatre, un des meilleurs livres de cette génération, un de ceux qui atteste le plus d’aiguë intelligence des dures et nouvelles conditions psychologiques de la production littéraire……


Mais je borne ici cette revue des jeunes écrivains. Sous tant d’apparences diverses, ils se reconnaissent entre eux à quelqu’un de ces signes — et plusieurs les ont tous : — mysticisme, synthèse des pensées ou de l’expression, influence scientifique et son alliance avec le sentiment religieux, affranchissement de la forme orientée vers des effets plus intenses par des moyens plus rares, symbolisme, retour aux origines. — Je n’ajouterais rien en montrant comment, auprès de ces poètes et de ces artistes qui veulent et qui cherchent, d’autres jeunes qui sont bien vieux, refont servilement la tâche du passé. Je n’ajouterais rien en comptant les anneaux de la queue du naturalisme, rien en dénombrant les imitateurs des derniers Parnassiens, rien en dressant la liste des nouveaux romanciers qui travaillent pour les salons : enfin je puis croire qu’entre ces diverses catégories d’inutiles et les poëtes et les romanciers dont je viens d’indiquer l’œuvre et les croyances, on n’hésitera guère à convenir avec moi de quel côté est l’Avenir.


LES CRITIQUES


J’aurais, ici, à faire une grande place à Émile Hennequin, si la mort n’avait tranché les espérances que tous nous mettions en lui. Il n’appartient plus, hélas ! à la Littérature de tout à l’heure, à cette littérature où, critique, — notre seul critiqueet créateur, il eût tenu, certes, un rang magnifique. L’injustice de ce deuil, notre douleur, le vide laissé, que nul ne comblera, — ceux-là savent toutes ces choses qui ont connu l’homme : ils l’ont aimé ! et compris l’écrivain : ils l’ont admiré. — J’ai eu l’honneur d’être son ami et les temps de notre intimité m’ont laissé d’impérissables souvenirs de douceur et de noblesse. À ce titre, que cet hommage me soit permis, et ce regret immense de penser qu’il n’est plus là, celui sur qui nous comptions, qu’il a été frappé sur le seuil de son œuvre à peine ouverte, et — non sans un égoïsme, mais qu’il eût pardonné — que ce conseil très sûr, que ce jugement infaillible est perdu aussi, comme l’œuvre et l’amitié[25].

Presque tous les jeunes écrivains font, secondairement, de la critique : Bunand, Émile Michelet[26], Téodor de Wyzewa, Georges Doncieux[27], Geffroy, Félix Fénéon, — un sens incontestable de l’Art vrai.

Mais, malgré que je ne manque pas d’accorder à ce genre d’écrire — la Critique — le respect décent, je ne pense pas devoir m’y arrêter davantage en un livre consacré à l’Art lui-même et aux Artistes, dont le Critique n’est qu’un témoin éclairé.


  1. Tant cette génération, toute comme morcelée qu’elle soit, a le sens juste de ses directions, ce que quelques-uns faisaient pour Wagner, M. Jules Christophe le fait à lui seul pour Balzac. Balzac et Wagner, les centres lumineux, dans le passé, de tout l’Art nouveau ! Aujourd’hui encore, dans un journal de lettres, La Cravache, rédigé par des Jeunes de grand talent, M. Christophe, chaque semaine, copie quelques lignes de Balzac, pieusement.
  2. Aujourd’hui, chez l’éditeur M. Savine, sous la direction de M. de Ryon, la Revue Indépendante combine, dirait-on, le système monarchique avec le système démocratique. Elle accueille sans esprit de secte tout ce qui porte la marque du talent, mais confie à un critique annuel le soin d’indiquer le sens véritable du périodique. Cette combinaison, qui a tous les torts et tous les mérites de chacun des deux systèmes, débute à merveille par les sagaces et arbitraires analyses de M. J.-H. Rosny, critique pour la première année. — La Revue Indépendante est assurément aujourd’hui la principale expression de la jeune littérature.
  3. Charles Baudelaire : Bénédiction.
  4. Laurent
    Tailhade : Sur champ d’or.
  5. Amis.
  6. L’âme nue.
  7. Voir dans le chapitre V la théorie des vers français.
  8. Jean Moréas : Les Iconostases.
  9. Belge. C’est une des singularités du mouvement dit décadent que, si français par son origine baudelairienne et verlainienne, il fut, en ces derniers temps de sa plus retentissante période, comme capté par des écrivains jeunes de races étrangères à la nôtre.
  10. René Ghil : Traité du Verbe.
  11. Charles Vignier : Centon.
  12. Mathias Morhardt : Hénor.
  13. Ernest Jaubert, Poëmes Stellaires.
  14. Édouard Dubus : Soir de Fête.
  15. Jean Court : Les Trêves. Jean Court, en un roman, a essayé
    de faire la synthèse d’une vie ; une femme agonise, très
    lentement, et au cours de cette agonie, comme en un recul hors
    d’elle-même, assiste au drame de sa vie passée, qui lui devient
    étrangère, sauf en ce qu’elle recèle d’inconnu à tous : une faute
    chère et que la mourante, très fervente chrétienne, préfère
    encore au paradis. Le livre, scindé en quatre parties indiquées
    par quatre phases d’un coucher de soleil, n’est qu’une suite de
    sensations, de rêves et de souvenirs ou tout se mêle, le passé
    du bonheur et la terreur du tout proche avenir. Emphatique
    un peu, le titre : Le Soir tragique.
  16. Henri de Régnier : Épisodes.
  17. D’autres ont pris le même chemin. Indiquons seulement le poëte Stanislas de Guaita et le romancier Joséphin Pelladan. Ce sont deux artistes au plus beau sens du mot, et si j’avais eu le devoir et la pensée de parler de tous les écrivains jeunes, j’aurais dû (non sans les réserves que nécessiteraient tels très blâmables écarts du second, son style souvent de feuilletonniste et le théâtral de son procédé) faire leur place au poëte de Rosa Mystica, au romancier du Vice Suprême. Mais je le répète, ce n’est point ici un répertoire. Les poètes que j’ai choisis suffisent à la démonstration que j’ai voulu faire. — Qu’ici pourtant s’inscrivent encore ces noms de bons écrivains : Vielé Griffin, Paul Adam, Stuart Merril, Darzens, Mikhaël, La Tailhède, de la Villehervé, Jean Lorrain, George Lorin, Guigou, Bozaire, Clerget, Michelet, Victor Margueritte, Louis Marsolleau, Ajalbert, Bunand, Leclercq, Randon, Tellier, Vallette, Aurier, Roux, Quillard, Roinard, Barthélemi, Vidal, Brinn’gaubast.
  18. Dois-je, pour les prosateurs, répéter l’observation déjà faite pour les poètes ? D’autres, et d’autres encore, autant que ceux à propos desquels j’insiste davantage, eussent pu me servir d’exemples. Mais il fallait me borner, choisir ; j’ai peut-être joué à croix ou pile.
  19. Émile Hennequin, Revue contemporaine, tome III, n° 2.
  20. Francis Poictevin : Derniers Songes.
  21. Adrien Remacle, l’Absente.
  22. Phénomène scientifiquement prouvé : la perpétuation, dans la femme, de l’influence de l’homme qui le premier la posséda. Qu’elle appartienne ensuite à un autre et devienne mère : l’enfant pourra ne ressembler, moralement et physiquement, qu’au premier amant et pourra aussi résumer en soi les deux ascendances.
  23. Édouard Dujardin, les Hantises.
  24. Maurice Barrès : Sous l’œil des Barbares.
  25. Bibliographie de l’œuvre d’Hennequin, publiée et à publier. Contes grotesques, par Edgar Poe (traduction). La Critique scientifique ; les Écrivains francisés ; les Écrivains français ; Poëmes en prose, avec introduction par Édouard Rod. — Perrin, éditeur.
  26. Déjà indiqués parmi les bons poètes.
  27. George Doncieux est peut-être, des jeunes, celui qui connaît le mieux notre littérature du Moyen-Âge. Il prépare des psychologies historiques (Amours choisies), très documentées et curieuses. Un livre de lui sur le XVIIe siècle, à propos de Boubours, a paru.