Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 71--).




II


LES FORMULES ACCOMPLIES



Un être auquel serait accordée la connaissance pleine et entière du présent n’aurait pas grand effort à faire pour y voir immédiatement l’avenir.
Sainte Beuve.


Il y a longtemps que la loi a été précisée de l’intime corrélation des évolutions politiques d’une Société et de ses évolutions spirituelles. C’est, dit-on, une des plus sûres conclusions de l’histoire, que cette loi des modifications apparentes de l’Art, au cours des modifications sociales, dans ses habitudes d’expression et même, du moins pour un temps, d’idéal. C’est ainsi que les grandes convulsions, guerres ou révolutions, stérilisantes dans l’immédiat, fécondent le tout proche avenir, achèvent de pousser dans l’oubli telles règles ou telles modes qui menaçaient de perpétuer leur désuétude : la Grande Révolution porte le coup suprême au Classicisme qui se survivait languissamment dans un épuisement abominable, incapable de produire œuvre de vie et fertile seulement en monstruosités. La Révolution et l’Empire déterminent le mouvement romantique.

Il y a toutefois, sur la vérité de cette loi, trois observations importantes à faire.

Comme de tout ce qui vit, la loi première de l’esprit est d’agir selon sa nature : or c’est la même causale force, — la Pensée, — qui produit les événements d’une révolution et les œuvres d’une période artistique. L’action de l’esprit est au principe de ces événements aussi bien que de ces œuvres : et c’est là même pourquoi les époques troublées politiquement sont artistiquement engourdies ou mortes, car l’esprit ne peut faire deux choses à la fois et quand il se livre aux actions extérieures, quand il descend aux gestes publics, c’est qu’il a quitté ses hauts et intimes domaines. Mais il y remonte avec d’autant plus d’ardeur qu’il les a plus longtemps laissés. Sa nécessité, dis-je, est d’agir : il se repose de l’action politique par l’action poétique. — Rien donc d’étonnant et rien même de plus essentiel si les deux actions offrent entre elles cette corrélation que constate l’histoire : ce sont deux émissions de la même voix, deux coups du même vent… Ou plutôt, pour choisir dans la foule des images : c’est le flux et le reflux de la mer. Comparaison juste : le domaine naturel de l’esprit humain, c’est la pensée pure et, quand il s’extravase jusqu’aux manifestations historiques, il semble dépasser ses limites éternelles, comme la mer à l’heure du flux. Mais l’heure du reflux ne tarde pas, l’esprit et la mer réintègrent leurs originels abîmes et c’est cette heure divine de floraison luxuriante, de paix puissante, quand la mer et l’esprit ondulent de l’une à l’autre de leurs rives et reflètent tout le ciel dans la pureté de leurs profondeurs. Les pêcheurs, que le flux a mis en fuite, croient volontiers et disent que le reflux est la conséquence du flux. Soit, mais ce sont là des conséquences qui s’enchaînent plus lointainement : le flux et le reflux ont tous deux une cause commune et c’est la force d’expansion des flots immenses, qu’y intervienne ou non l’influence contestée d’un corps céleste, c’est cette loi du mouvement qui régit tout ce qui est, c’est cette résorption de l’Être en soi après qu’il s’est épandu et épanché dans l’Infini : loi universelle à quoi tout se ramène, de même qu’en tout elle a des symboles, comme le soleil des reflets. — Mais il se peut que la mer, à l’heure de son retour dans sa propre immensité, y rentre autrement colorée qu’elle n’était à l’heure du départ : elle aura roulé ses flots sur des rivages ocreux ou schisteux dont les matières colorantes, en dissolution sous les vagues, leur laissèrent cette vase sédimentaire, rougeâtre ou noirâtre… C’est à peu près dans cette proportion que de son action sur la société la Pensée humaine reçoit une coloration comme conséquente et qu’elle mire dans son action propre, dans son action philosophique et artistique : mais beaucoup de temps ne s’écoulera pas avant que le flot rouge se soit perdu dans l’énorme masse cérulée.

Les fluctuations de l’art selon les fluctuations sociales s’expliquent donc par la même origine des unes et des autres. Il y a plus.

Cette fécondation de l’Art en conséquence des évolutions externes n’est peut-être pas indispensable au développement de l’idée esthétique, qui du moins n’en subit pas aveuglément et fatalement le contrecoup, mais accomplit, de période en période, une ascension qui s’affirme étrangère aux progrès hasardeux de la formule sociale. Car cette influence des événements sur les œuvres ne suffit point à expliquer l’esprit de suite, d’ailleurs inconnu à lui-même, qui fait que les phases de l’histoire esthétique ne se succèdent pas les unes aux autres indifféremment, mais qu’à chaque innovation dans l’Idéal correspond un besoin moins nouveau qu’encore insatisfait, une conquête de plus qui ajoute son personnel contingent aux dépouilles opimes des antécédentes conquêtes. — Sans doute, les événements de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe siècle n’ont pas été inutiles à l’éclosion du Romantisme : mais on peut croire qu’ils l’ont plutôt compromis que servi, quant à la direction qu’ils lui ont conseillée. Peut-être sans ces agitations du dehors la Pensée fût restée paralysée dans la torpeur où elle ne savait plus que feindre la dérision de gestes obcènes ou frivoles. Elle n’avait pourtant rien à gagner à l’esprit de révolte qui tout à coup se déchaîna. À l’imitation de la société qui se rebellait contre les règles de l’Ancien Régime et, d’un système que sa caducité erronait, se jeta dans un système qu’erronait sa nouveauté, son mépris insolent des grandes traditions, — la littérature nouvelle se rebiffa contre les règles de l’ancienne littérature et l’imprudente décréta l’abolition de toutes les règles, sans distinction. Il arriva qu’en haine de l’étiquette on supprimait l’Ordre lui-même : on ne sut pas conquérir le droit de sentir sans destituer l’esprit du droit de penser.

Telle est, en effet, la double caractéristique du Romantisme à ses premiers jours. Né de la tristesse dont souffrait la Pensée, restée si longtemps immobile, confinée en elle-même, il s’émut et rendit au Sentiment ses droits : c’est son vrai mérite et sa réelle action. Mais dépravé par la fatigue que la Pensée avait d’elle-même au delà de ses excès, par l’impatience des bornes que la Pensée s’était prescrites de peur de verser dans les fondrières de la licence, bornes où l’obéissance manquait d’air et dégénérait en servitude, le Romantisme déclara — effectivement sinon verbalement — que le tort était d’obéir, que le mal était de penser, que le danger était d’imposer à la nature humaine des bornes, et se précipita dans une agitation désordonnée qui devenait la parodie du mouvement : c’est le défaut qui nous écarte de cette formule et ne lui laisse, d’abord, que les apparences d’une réaction.

Les Romantiques ne s’apercevaient pas que cette sorte de contre-règle : « Tu feras, en tout, le contraire de ce que firent ceux qui te précédèrent », supprimait le libre arbitre de l’artiste aussi sûrement que pouvait faire l’étiquette elle-même. Et c’est pourquoi le Romantisme, tout s’équipollant à son regard égaré, promulgua par la bouche de son législateur cette affirmation étonnante : « En art, le beau et le laid se valent. » Les sorcières de Macbeth avaient dit quelque chose d’analogue : « Le beau est le laid, et le laid est le beau. » Mais c’étaient des sorcières et c’est le mensonge qui parlait en elles. Victor Hugo répéta le mensonge avec la candeur d’une sincérité un peu initiale.

— Le pire et, toutefois, le providentiel, c’est qu’il avait raison, provisoirement ; c’est que, dès que l’esprit perd, dans le drame spirituel, son rôle naturel de protagoniste, dès que le Composé humain abdique sa faculté de penser, c’est à dire de choisir entre la Vérité et son contraire, le Beau et le Laid, qui sont les espèces du Vrai et du Faux, deviennent indifférents : plus rien n’importe, que de se remuer, de bouger, de s’agiter dans un sens tel quel. On dirait d’un enfant, après de longues heures d’immobilité, qui s’étire et gesticule pour rétablir la circulation du sang dans ses veines. Après le mortel ensommeillement du XVIIIe siècle le sang avait un furieux besoin de circuler dans les veines modernes. La Révolution et l’Empire au physique, le Romantisme au spirituel furent les ministres de ce grand œuvre. Ce fut une époque toute en gestes, follement éprise de vie, — mais follement, c’est-à-dire au delà de la vie et c’est-à-dire mortellement. Aussi le sens de cette époque est dans une récurrence, sans souci d’avenir, vers le passé par l’histoire.

Ces généralisations avoueraient de l’injustice si nous venions au détail ; il est certain qu’en ceux qui faisaient, avec peu de bruit, le fond même de l’évolution romantique, qui accomplissaient ce que je viens de désigner sa « réelle action », — en Lamartine, Vigny, de Nerval et Sénancour, par exemple, et pour ne pas quitter la France, — l’Art sauvegardait son principe intime qui ne change jamais puisqu’il est la portion d’éternité des hommes, qui n’est pas à la merci des contingences contradictoires puisqu’il est le terme certain ou les relations constatent leurs différences. Mais ces quatre poëtes — et même le premier qui, s’il se plut à jouer dans la vie un rôle, ne le fit guère qu’à la façon d’un prince, pour passer le temps, jouant la comédie — furent des étrangers dans leur siècle, des rêveurs solitaires que les événements ne touchaient pas. Pourrait-on même pas dire — l’œuvre du génie étant à nous comme un objet de la nature, comme une montagne ou un océan dont les aspects varient avec les points de vue — que ce divin poëme d’ÉIoa, outre tant de sens que le temps n’a pas fanés, avait encore, à sa date, la signification d’une haute satire de ces incohérentes théories qui donnaient au grotesque et au monstrueux accès dans l’Art ? L’amour d’Éloa pour le Maudit n’est-ce pas cette impossible alliance qu’on rêvait alors de la Beauté et de la Laideur ? Alliance impossible et condamnée, puisqu’Éloa, pour avoir voulu régénérer le Prince du Mal, se perd avec lui sans l’avoir même consolé. — Il n’en est pas moins vrai que ces théories bruyantes, qui n’étaient point la principale affaire de l’innovation romantique mais qui en furent l’excès nécessaire, lui donnèrent sa couleur, lui servirent d’Évangile : faux évangile et couleur fausse qui lui venaient évidemment des doctrines de la Révolution, ces doctrines de révolte que les victoires de Napoléon imposaient au monde vaincu, comme Mahomet fit le triomphe du Koran, par le sabre.

Nous allons voir qu’un plan très rationnel semble avoir dirigé ce soin successif de l’humanité moderne de s’étudier d’abord dans sa pensée, puis dans son sentiment et son attitude, puis dans sa constitution physiologique et dans sa sensation. Pour l’instant, il nous suffit d’acquérir cette double affirmation prouvée : 1° que la corrélation des évolutions politiques et des évolutions artistiques a pour cause commune l’évolution intime de la pensée humaine, évolution qui peut se manifester d’abord par les modifications politiques, mais qui a pour fin naturelle et principale la modification spirituelle (philosophique ou esthétique), laquelle ne résulte qu’apparemment des modifications politiques ; 2o que l’influence, comme de choc en retour, de la modification politique sur la modification spirituelle, au lieu de désigner avec certitude le vrai sens de celle-ci, tend plutôt à l’altérer et qu’il faut, pour que ce sens acquière sa sincère plénitude, que les troubles extérieurs, politiques, qui parurent produire le nouveau mouvement sprituel, soient définitivement oubliés.

Mais des faits plus proches de la date où nous sommes et cette date même proclament par deux témoignages une troisième et qui serait des trois la plus importante affirmation : à savoir, ainsi qu’on l’a déjà plus haut avancé, que l’idée esthétique évolue indépendamment, et plus sûrement alors, de tout ébranlement externe, par la vie propre dont elle porte en soi la secrète force d’expansion.

C’est ainsi que le Naturalisme, — période, dans l’histoire de l’Art, de l’étude de la Sensation, — est né dans un temps politiquement calme. Et aujourd’hui, cette direction nouvelle de l’Art et des arts vers un Idéal nouveau, ce mouvement dont on discute les tendances mais non pas l’existence, qu’on l’appelle à tort ou à raison Décadence ou Symbolisme, de quel ébranlement social est-il la résultante ?

Ces considérations préliminaires ont pour but de dégager de l’histoire proprement dite l’histoire de l’Art et en particulier de la Littérature, — de nous permettre de considérer, à peu près étrangèrement à tout accident extérieur, l’esprit moderne sculptant siècle à siècle — en trois siècles — son idéale statue de la Beauté.

Dans le chapitre précédent il s’est agi des rapports de la Beauté et de la Vérité, du fond des choses. Par celui-ci on tâche de préciser comment, pour leur expression, la direction même des Formules Accomplies donne leur sens aux nouvelles tormules qui s’agitent aujourd’hui, trop vaguement encore sans doute, sous l’effort de tant d’influences nouvelles.

L’ANALYSE

L’Esprit Moderne a deux caractères spéciaux. Baptisé, chrétien, il est essentiellement spiritualiste et de ses croyances baptismales il a gardé cette tendance capitale : il est analytique, à ce point qu’on a pu très justement dire que le roman d’analyse est né de la Confession[1], — à ce point aussi qu’il n’a pu atteindre à la Synthèse qu’à l’expresse condition de rompre avec son éducation première[2] et d’unir aux facultés spéculatives et intuitives de son hérédité asiatique les facultés scientifiques et déductives de son hérédité grecque. Le grand péril qu’il court, dans cette grandiose tentative d’unification des diverses parties qui constituent sa vie intellectuelle, est de perdre ou du moins d’altérer le caractère spiritualiste ou mystique qui jusqu’ici le domine, le distingue le plus nettement de l’homme des civilisations antiques et l’éclaire du plus précieux des rayons dont la lumière évangélique ait suscité le monde.

Mais avant d’en venir à ce grave et actuel moment de la Synthèse, il faut encore une fois prendre le conseil de l’Histoire — de l’Histoire, désormais, seulement de l’expression du Beau par l’Art Écrit — et montrer comment l’esprit moderne, dans cette tâche de réaliser sa conception esthétique de « l’Homme dans le Monde », a instinctivement et tout d’abord divisé par l’Analyse son sujet en ses termes principaux, constitutifs, et successivement étudié par l’Analyse encore chacun de ces termes. Pour éviter de trop longs développements nous ne remonterons pas jusqu’où pourtant il serait logique de remonter, jusqu’à ce lointain lendemain de l’Ancien Monde, à la trouble aurore du Moyen Âge, quand l’homme, encore tout imbu des sensualités païennes et souriantes, mais déjà converti à la Religion des Larmes, commençait de balbutier son ignorance et sa souffrance, de se confier aux mains des prêtres, et, sans toujours refréner les naturelles expansions de sa naïveté, du moins épelait l’alphabet dur des Contritions et soulevait péniblement, de mains endolories, le voile profond des trop futures béatitudes. Comment le Christ peu à peu chassa de l’imagination des générations neuves, qui conservaient dans leur vague pensée le Panthéon, tout autre Dieu que lui-même et leur imposa par ses Apôtres des Nations une écriture toute sacerdotale, où seulement des savants comme Rabelais mêlèrent le souvenir des anciennes vérités, — toutes choses qui seraient précieuses à dire mais nous entraîneraient si loin ! Réduit d’avance à la seule Littérature française, nous la prendrons à cette fin du XVIe siècle qui, comme pour nous offrir une sorte d’effectif symbole, ressuscita le paganisme, risqua d’étouffer la véritable inspiration moderne qui est chrétienne, et pourtant, vaincu par l’artificielle mais puissante influence du Christianisme à son tour ressuscité, soumit Homère et Virgile à Bossuet.

I. L’ÂME SEULE

Ce qu’il y a de plus évident, dans l’attitude du XVIIe siècle, c’est son souci de penser. Il y sacrifie tout : l’imagination des chansons de gestes, le soin même de la gloire nationale. Il n’y a plus qu’une affaire qui lui importe et c’est de connaître le fond des choses autour de quoi ses aînés se contentèrent de rêver.

Je crois que pour le juger plusieurs ont été induits à de l’injustice qui ont trop vu l’un seulement des deux éléments dont il résulte : l’élément païen qui lui venait de la Renaissance et l’élément purement chrétien qui, compromis un instant par l’influence païenne et par les dissensions intestines des hérésies, triomphait, simultanément avec le triomphe du Droit Divin en politique. Il est bien certain que, dans les emprunts qu’il fit aux traditions fabuleuses des Littératures antiques, l’esprit nouveau ne chercha que des prétextes, des liens artistiques aux spéculations profondes qui seules valaient à son regard, un voile de rêve transparent qui laissât la foncière prépondérance aux réalités idéales.

Les Réalités idéales, voilà précisément et uniquement l’objet des préoccupations de tout le XVIIe siècle. Les Réalités idéales, c’est-à-dire : Dieu, le Monde, l’Âme humaine. Ces trois termes demeurent purement spéculatifs, se maintiennent dans la sphère des idées générales et des entités métaphysiques. Prêtres, Philosophes et Poètes pratiquent la logique d’Aristote, non pas sa philosophie : ils sont de Platon, qu’ils l’avouent ou le récusent. D’Aristote ils ne retiennent — plutôt d’ailleurs que directement de lui, hérités de la Scolastique et de St-Thomas — que ses procédés dialectiques : de Platon ils gardent la croyance aux Idées-Types et c’est dans une atmosphère absolument idéale qu’ils se débattent. Le Christianisme est là pour moins que la loi de l’heure, car Descartes aura beau mettre ses croyances religieuses dans une Arche sainte et savoir des sciences précises autant qu’homme de son temps, il a une propension naturelle à tenir en médiocre estime le témoignage des sens et ne croit trouver quelque fondement de certitude qu’en l’évidence de la pure pensée.

Descartes a de l’homme une conception, non pas même seulement générale, mais tout à fait idéale, où l’esprit a tout l’empire ; et ce n’est nulle part aussi évident qu’en son Traité des Passions. — Cette conception de l’homme est celle même de Bossuet. Encore qu’il connaisse quelque différence entre les deux êtres que le langage sacré nomme « le vieil homme » et « l’homme nouveau », c’est à une entité, en quelque sorte, éternelle de la raison que son génie impose la loi de l’Évangile. Ces deux entités elles-mêmes de « l’homme nouveau et du « vieil homme », il les emprunte aux Écritures : mais « l’homme ancien » et « l’homme moderne », Bossuet ne sait pas leurs différences. Il ne connaît que deux termes extrêmes entre lesquels il s’efforce de conclure une respectueuse alliance : Dieu et l’homme, et dans cette préoccupation les variations du temps lui restent non avenues. Il ne s’intéresse qu’au Dieu et à l’Homme de tous les temps, qu’aux vérités de tous les temps. Il a l’horreur de la nouveauté, et s’il est pourtant lui-même une nouveauté merveilleuse, à ce point de vue, qu’il aurait méprisé, de la beauté littéraire, il se complaît à répéter grandiosement les mêmes affirmations, à opposer l’affirmation comme un mur d’airain aux doutes du siècle. Il est debout comme Moïse sur le roc de sa foi ; cette foi, il la défend des erreurs intérieures, il la garde dans son intégrité divine contre l’esprit maudit de la division ; mais, comme Moïse encore, ses soins ne sont qu’au Peuple Choisi qu’il protège avec vigilance contre l’hérésie y contre le Protestantisme ou le Quiétisme : quant aux Gentils, aux Incrédules, il s’étonne (dans tout le grand sens qu’il gardait à ce mot) qu’ils puissent avoir lieu, ne conçoit pas la possibilité de discuter avec eux, écrase de son ironie éloquente le naissant esprit de science et de critique et le condamne avec cette brièveté significative : « Il manque un sens aux incrédules. » — Si ce n’est tout à fait la même entité humaine que celle de Bossuet et de Descartes, c’est du moins, encore une entité idéale que Racine voit dans l’homme. Il a, lui, la notion de l’homme moderne, de la passion moderne : mais l’être de cet homme moderne et passionné se résout, pour Racine lui-même, en une fiction d’âme. Son étude psychologique dégage la passion propre qu’elle a choisie pour objet des autres accidents humains qui, dans la réalité, l’environnent, s’y mêlent, l’exagèrent ou la diminuent, respectent l’unité de son intensité ou la dépravent. Les personnages de Racine ont une vérité de convention ; les passions de Racine ont une vérité de réalité. Aux personnages un à peu près d’action historique, un à peu près de visage historique suffisent : aux passions, il faut tous les développements d’une psychologie logique et minutieuse. Les personnages ne sont particulièrement ni Juifs, ni Grecs, ni Romains, et leur titre de roi, de confident, de prêtre, de guerrier, n’est qu’une étiquette ; mais les passions sont humaines et gardent toute la vérité humaine. Aussi, les noms-mêmes des héros de Racine ont-ils perdu le sens qu’ils avaient dans les traditions qui les ont fournies, pour devenir les noms-mêmes des passions dont les personnages sont animés. Ces personnages aux costumes chimériques et dont le geste nous échappe, ont des corps diaphanes où brille seule la flamme de leur passion.

Le désir de connaître une généralité spirituelle restreinte à l’un de ses aspects, voilà donc ce qui caractérise le génie du XVIIe siècle. Bossuet dit l’âme humaine orientée vers le Dieu de l’Évangile et le plus admirable de ses livres, Les Élévations sur les Mystères, est l’hymne de cette âme tremblante et magnifiée de connaître son objet ; Descartes dit l’âme humaine orientée vers l’abîme du Monde et dans ses Méditations, consigne ce qu’il lui a été donné de connaître du problème universel ; Racine dit l’âme humaine orientée vers le feu des Passions et nous donne dans son Théâtre ce qu’il a pu connaître de ce problème, de ce mystère infini comme les deux autres.

Connaître, voilà le mot d’ordre de ce siècle.

Quelqu’un répond : « Pourtant, il n’a rien connu ! »

« Rien connu », Bossuet, qui exalte et résume toutes les lumières du Christianisme ! — « Rien connu », Descartes, qui a fondé la méthode philosophique moderne, appliqué l’algèbre à la géométrie et ouvert la voie où l’Allemagne a trouvé les idées dont nous vivons encore ! — « Rien connu », Racine, à qui viennent les plus aigus des psychologues de ce temps demander des leçons de psychologie ! Mais soit, qu’ils n’aient rien connu ; admettons que l’exclusif angle religieux que subissaient les philosophes et les poètes, aussi bien que les docteurs, ait aveuglé les uns et les autres : Bossuet sera un père de l’Église qui s’est trompé de date ; Descartes n’aura rien trouvé de mieux que sa Théorie des Tourbillons ; Racine ne consistera qu’en vaines subtilités passionnelles où, sans doute, se sera-t-il senti paralysé par la terreur d’être mis à l’index. — Même au fond de cette injustice persiste la vraie grandeur de ces génies : elle consiste en l’exercice qu’ils ont fait de leur faculté de penser.

L’objet de leur pensée et le résultat même sont ici secondaires. Il suffit de constater, pour leur accorder le profond respect qu’ils méritent, que les hommes du XVIIe siècle pensèrent purement, sincèrement et hautement comme jamais depuis quinze siècles on n’avait pensé. Pourquoi se laisse-t-on offusquer par la livrée chrétienne qu’ils portent, ces hommes de bonnes raisons et de bonne foi ? Pourquoi, dans notre âge sceptique, accepte-t-on si mal volontiers de se souvenir qu’ils prirent gloire à servir la messe ? Pourquoi plutôt ne se rappelle-t-on pas en quelle caduque enfance végétait la Raison, à la veille du jour où ils se levèrent ? Non pas que j’oublie, à mon tour, le génie de Saint-Thomas et de Paracelse, les Pères de l’Église et les Alchimistes, ces rayons spirituels émanés de deux divers foyers de clartés pour converger à la même illumination du monde. Ils vivifient le XVIIe siècle lui-même, où Bossuet tire sa principale force d’être fidèle aux doctrines de Saint-Thomas, où Descartes se fait initier aux mystères des Rose-Croix. Mais enfin, jusqu’à Bossuet, Descartes et Racine, l’action de penser reste le spécial apanage de quelques mystérieux esprits, n’est point caractéristique de l’époque et de la race. Ce grand frisson de manifester la vérité (chrétienne) de Dieu, de trouver la vérité (philosophique ; du Monde, d’étudier la vérité (passionnelle) de l’Homme, est l’universelle nouveauté de notre époque classique. Cette époque où, chez nous, l’âme humaine seule occupa toute l’âme humaine, fut notre période de raison pure, le grave instant où l’esprit moderne connut le prix d’exercer en tous les domaines qui lui sont ouverts son intelligence, sa faculté de lire la cause dans l’effet, et sa puissance de comprendre, c’est-à-dire de relier par la cause les effets épars. Je l’admire et je la loue d’avoir gardé pour ligne de direction la métaphysique évangélique qui peut-être restreignit son horizon, mais du moins lui fit un horizon : sans elle, les esprits, inaccoutumés à la liberté, à peine habitués à l’action spirituelle, eussent vagué d’erreurs en erreurs. Les fantaisies où s’emporte le sage Descartes lui-même nous édifient sur les systèmes imaginaires où n’eussent pas manqué de sombrer, comme lui, les Chercheurs d’alors, s’ils avaient tous, comme lui, fait table rase de leurs croyances religieuses.

On dit encore : « Mais à ce goût exclusif pour les idées générales nous avons perdu la Littérature Nationale qui, ébauchée par les Troubadours, et surtout par celui de la Chanson de Roland, par les poètes des Mystères, par les auteurs du Roman de la Rose, par Villon et les Chroniqueurs, dévia, sous l’influence de l’inspiration païenne, lors de la Renaisance, mais eût dû se renouveler, dans la rénovation du Christianisme. »

Je réponds : ce n’est pas le Christianisme qui se renouvelait au XVIIe siècle, ce n’est pas l’esprit du Moyen-Age qui se réveillait du charmant mais mortel rêve de la Renaissance : c’étaient les temps modernes qui commençaient. En prenant le nom de Catholicisme la doctrine évangélique tout à la fois se resserrait, se concentrait en soi, comptait ses fidèles, bornait définitivement ses dogmes — et contrôlait au flambeau de la raison humaine les emprunts qu’il fallait bien consentir à faire aux traditions antiques qu’on croyait mortes et qui venaient de prouver l’étrange énergie, vivante jusqu’au prosélytisme, qu’elles recelaient encore. On eût dit que l’esprit humain, au moment même de s’élancer sur l’océan immense des hypothèses modernes, vérifiât le trésor des vérités acquises ; ou, pour accepter une comparaison plus harmonieuse aux nouveautés qu’allait produire la période scientifique que ce XVIIe siècle inaugurait, on eût dit un aéronaute chargeant sa nacelle de choses pesantes, avant de couper le câble qui le retient au sol : elles feront son ascension plus lente, mais plus sûre, et c’est en les jetant successivement et prudemment par dessus son bord qu’il pourra s’élever toujours plus haut. — Une littérature nationale ! Ce qu’on désigne ainsi était, à plus proprement parler, une littérature provinciale, au Moyen-Âge, — d’oc et d’oïl, allemande, wallonne, anglosaxonne, bretonne, basque ou provençale bien plutôt que française, et quel glorieux tort si, à perdre cette littérature prétendue nationale, nous avons gagné de fonder la littérature universelle, celle qui puisera dans le trésor cosmopolite des légendes, pour en informer l’œuvre d’art écrite selon le génie des peuples divers !

Mais l’aspect seulement du XVIIe siècle est, pour accepter cette accusation après en avoir restreint la portée, anti-national. J’ai déjà dit que, les mythes qu’ils empruntaient aux littératures antiques, Corneille, Racine et Molière les christianisaient : ils les francisaient aussi. C’est une observation vieille et véritable ; ces Achille, ces Andromaque, ces Phèdre, ces Cinna, ces Pompée et ces Amphitryon sont des personnages, tout simplement, de la cour de Louis XIV. Ils s’intituleraient Bayard, Godefroy de Bouillon et Jeanne d’Arc, ils ne seraient pas plus français. Ils le seraient un peu moins, à cause des recherches historiques où leurs noms eussent entraîné les poètes, à une heure où l’histoire était encore à naître. Et puis il n’y a rien de si faux et de si fou que cette sorte d’engoùment littéraire et lui-même historique pour ce mythe d’une littérature patriotique. C’est méconnaître le plus beau caractère du siècle qu’on surnomme encore le Grand. Eh bien, notre histoire poétique, elle est dans le Cycle du Roi Arthus, dans les Chansons de Gestes, dans la Gérusalem Délivrée, dans le Roland Furieux, etc. : pourquoi les en tirer ? C’était chose faite, c’était l’œuvre, aussi bien que l’histoire du passé, quand le Grand Siècle commença, et sa grandeur consista surtout en ceci qu’il eut l’intuition très sûre des conditions essentielles de l’Art moderne, qui sont de saisir, à sa date contemporaine, l’éternité (qu’on me pardonne d’employer ce mot dans un sens relatif) de la vérité humaine.

Bossuet et les Docteurs, Racine et les Poëtes manifestèrent cette intention dans les deux voies où les entraînaient les impulsions diverses qu’ils personnifiaient, — l’impulsion divine et spiritualiste qui prit à sa date (essor du Catholicisme) et aux souvenirs du Moyen-Âge la couleur chrétienne, — l’impulsion humaine et sensualiste qui prit à sa date (lendemain de la Renaissance) et aux souvenirs de l’Antiquité la couleur païenne. Mais de l’une à l’autre des deux impulsions, de l’un à l’autre des deux courants, il se fit des échanges qui formèrent le grand fleuve d’unité classique. La langue que parlèrent les Docteurs resta marquée par l’éducation antique, fut grecque et latine ; l’imagination des Poètes resta marquée par l’éducation moderne, fut chrétienne. Dans les livres de ceux-là et jusque dans la chaire, l’enseignement de la Théologie se souvient d’Athènes et de Rome ; sous la plume de ceux-ci et jusque sur la scène, le sens sacré des fables d’Homère s’atténue, s’efface, s’anéantit pour ne laisser plus subsister que l’âme-même de l’humanité baptisée. Et, comme pour conclure cette alliance mystique des deux traditions, un Docteur écrivit Télémaque, un Poëte écrivit Polyeucte.

Elles-mêmes, les conditions matérielles du théâtre sont significatives. Ce sempiternel vestibule où les modernes ont froid, ces acteurs sans costumes, aux attitudes, au parler monotones, toute cette indigence du décor dit assez clairement que la seule réelle scène est dans la pensée du Poète et des spectateurs. Il n’a pas d’idées à leur montrer, il n’a que des pensées à leur proposer. Le point de vue est du psychologue héroïque, si c’est Corneille qui parle, du psychologue passionnel, si c’est Racine, du psychologue moraliste, si c’est Molière. Héroïsme, passion, morale sans précise date : la vérité sur l’homme intérieur, sur un type caractéristique de l’âme humaine, voilà ce que prétend dire le Poëte et ce que les spectateurs prétendent entendre. On ne se doute pas encore du tempérament, on ne pense qu’au caractère, on ignore le pittoresque (qui est la transition romantique du caractère classique au tempérament naturaliste). Si l’homme n’a pas de vêtement, c’est qu’il n’a pas de corps, c’est qu’il consiste exclusivement en son âme. Comment connaîtrait-on l’influence mutuelle des affections corporelles et des affections psychiques ? L’homme n’est pas encore un être servi par des organes, et si Molière semble parfois se souvenir d’eux, c’est surtout à titre de ridicule, comme d’un élément de rire. Du moins, ce qu’il ignore foncièrement, c’est la mêlée des passions animales et spirituelles ; comme tous ses contemporains, il ne voit que des caractères. Il choisit fatalement dans les passions dont l’homme est le réceptacle, il en prend une, il n’en prend qu’une et ses héros sont des avares, des hypocrites, des libertins avant d’être des hommes : si Harpagon était un homme, il aurait son instant de faiblesse, qui serait de la générosité ; si Tartuffe était un homme, il aurait son quart d’heure d’inconséquence, qui serait de la franchise. Mais ces noms désignent des vices plutôt encore que des vicieux : c’est l’Avarice plutôt que l’avare, l’Hypocrisie plutôt que l’hypocrite, de là cette constance qui ne se dément pas. — À prendre ces entités ambulantes pour des individualités humaines, on aurait de singulières surprises. Vie factice de la Comédie ; mort factice de la Tragédie. La vie, chez Molière, n’est pas l’union de l’âme et du corps ; pour lui le corps n’est à l’âme qu’un facultatif compagnon, que Sganarelle garde, qu’Alceste quitte. Il a beau dire :

Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère !

Point tant ! Il sait s’en passer. — La mort, chez Racine, n’est pas la séparation de l’âme et du corps, car chez lui, plus manifestement encore que chez Molière, la vie n’a pas résulté de leur union. La seule mort logique, chez Racine, serait la fin de la passion qui fait le seul sujet de sa tragédie : Phèdre devrait mourir de ne plus aimer Hippolyte. Mais cette logique satisferait mal et à la tradition classique dont Racine garde le culte tout littéral et à l’intérêt dramatique dont il pressent les lois sans les bien connaître. De là ce dénoûment toujours comme ajouté, cette oiseuse catastrophe du suicide qui avait un grand sens dans la tragédie grecque, dont les héros sont en proie à l’inexorable Fatalité, et qui n’en a plus guère depuis que ces mêmes héros ont pris des sentiments chrétiens. — Cette conception de la tragédie classique, qui n’est, ainsi qu’on l’a très justement dit, qu’un instant de crise, explique et légitime la soumission de Corneille et de Racine aux lois aristotéliques de la triple unité. Elles les servaient plus qu’elles ne les gênaient. Ils eussent été bien embarrassés de conduire leurs chimériques personnages à travers une longue suite d’années, dans des lieux divers, au cours d’actions successives desquelles seul un sentiment réel et poignant de la vie peut faire l’essentielle synthèse dramatique. L’unité d’action leur était imposée par l’unité-même de conception : les péripéties d’une passion parvenue à son dernier période. Et à ces péripéties, un lieu, un jour suffisaient amplement.

Cette unité de la préoccupation morale apparaît plus évidente encore, quoique moins éclatante, dans les Moralistes proprement dits, de La Rochefoucauld à La Bruyère. Ces titres-mêmes, Les Maximes et Les Caractères, sont assez expressifs. La Rochefoucauld a tous les défauts de son genre et de son génie. En lui l’inspiration classique réduite à sa dernière expression se stérilise. Son point de vue est étroit, son esprit est aigu, plus piquant que pénétrant. Sa peur du grand le fausse. C’est un écrivain et un homme qu’on ne peut aimer et de qui l’influence sur l’avenir est nulle : plutôt tourne-t-il le dos à l’avenir. La Bruyère le regarde en homme qui l’aimerait, en penseur qui le comprendrait, en écrivain qui en a le pressentiment. Le style du XVIIe siècle, presque partout ailleurs lent et majestueux, fixe comme son objet, s’agite chez La Bruyère, s’amenuise, se rajeunit. Il n’a pas le souci du monde extérieur, mais on dirait qu’il voie les esprits, qu’il leur connaisse une forme, un costume, des gestes ; pour lui seul, en son temps, le visage humain consiste en autre chose que seulement ses traits et n’est pas que le masque de l’âme : il en serait l’expression. La Bruyère soupçonne la physionomie, devine entre la passion et le rire ou les larmes qu’elle excite un écart et un rapport, — moderne en cela. Et puis on le croirait moins rigoureux qu’un autre aux faiblesses, plus compréhensif des intentions. S’il n’a pas précisément le sens du pittoresque il a une qualité toute voisine, le sens d’un ridicule qui n’est pas comique, qui n’est pas convenu, qui perd la perspective, qui est un accident individuel. Chez lui l’homme est tout près de devenir un homme. Tout le roman moderne est en germe dans La Bruyère. Peu s’en faut qu’avec lui le caractère se complique et s’explique par le tempérament. — Mais, comme tous ses contemporains, son angle initial et principal dirige son regard vers l’âme et seulement l’âme. Et s’il nous paraît plus clairvoyant que ses émules, moins qu’eux éloigné de nous, c’est qu’il a plus précisément qu’eux exprimé et pratiqué l’intention de tout le siècle. Sauf La Bruyère, tout ce siècle uniquement occupé de l’âme humaine l’a, peut-être pour mieux la voir, traduite par des symboles — récits poétiques, théâtre, fables — ou pressée en ses conséquences — Maximes et Pensées : La Bruyère seul l’interroge directement, la regarde vivre, l’observe ! Racine et La Fontaine observent aussi, mais c’est pour eux un travail purement préparatoire, qu’ils nous cachent et dont ils nous offrent seulement le résultat dans une fable ou dans une tragédie et sans doute ont-ils pour champ d’observation leur propre intuition, leur imagination ou leurs personnelles expériences plutôt que cette humanité vivante qui jouit et souffre autour d’eux. La Bruyère a inventé l’observation, il a eu la pressentiment des vérités de détail, l’idée d’examiner cette humanité vivre et, tel quel, ce drame journalier lui a semblé digne d’être perpétué. À la fois minutieux de regard et synthétique d’aspiration, il a noté en frémissantes peintures et qui la dépassent — excès où l’écrivain classique réapparaît — la réalité visible.

La même vision se peint d’autre sorte en La Fontaine. Lui aussi, certes, a vu vivre, — il a rêvé aussi, et de la vie et du rêve il a fait ses fables. Une erreur accompagne le nom de La Fontaine dans les mémoires modernes. Parce qu’il met en scène des végétaux, des animaux, on veut croire qu’il a le sentiment de la nature, on s’extasie sur la connaissance qu’il a des mœurs de ses personnages symboliques. Il ne connaît pas plus, à parler vrai, les mœurs du Lion et de la Fourmi que celles du Pot de terre et du Pot de fer ; il connaît aussi bien les unes que les autres, n’ayant jamais observé le Lion et le Pot de terre que dans son imagination. Bien moins que La Bruyère, La Fontaine dépasse son siècle : il n’est rien de plus — et rien de moins — que le contemporain de Racine. Ses lions, ses ours et ses renards ne sont pas plus des animaux qu’Achille, Agamemnon et Iphigénie sont des Grecs. « Mais, dit-on, voyez comme son renard est rusé, comme sa fourmi est diligente ! » Oui, ils ont leurs caractères généraux, de même que les héros de Racine : et voyez donc comme Achille est violent ! Mais il y a loin de là à l’intelligence qu’on prête à La Fontaine de la mystérieuse vie des bêtes et des choses. Achille et le Lion sont des symboles d’humanité, voilà tout. — Il est même triste de constater que La Fontaine, devant ce prodigieux spectacle de la surnaturelle et multipersonnelle vie de la nature, se soit réduit à l’égoïste point de vue humain. Il est bien d’un siècle qui ne soupçonnait pas qu’on pût destituer l’Homme de la place royale qu’il s’était arrogée au centre de l’univers. Que de temps il faudra, que de découvertes scientifiques, que de révolutions sociales, que d’évolutions artistiques et littéraires, pour que l’homme en vienne à concevoir l’invisible et formidable vie universelle où sa vie propre se perd comme l’unité dans l’infini ! Pythagore en avait eu le frisson et Kalidasà aussi, qui savait entendre le cantique des regrets dont le mimosa et le lotus bleu déploraient Sakountalà partie. Mais ces Mages sont si loin de nous dans l’insondable Autrefois que leur date et leur doctrine se confondent à notre regard avec les brumes où se lèveront les soleils futurs. À la date, du moins, où écrit La Fontaine, il nous faut attendre près de deux fois cent ans pour que l’humanité retrouve ce sentiment du Mystère qui est pourtant le fond vivant de la Poésie, — il nous faut attendre près de deux fois cent ans ce vers de Lamartine :

Adore ici l’écho qu’adorait Pythagore,

ce vers de Gérard de Nerval :

Crains dans le mur aveugle un regard qui t’épie,

ces vers de Baudelaire :

La nature est un temple où de vivants piliers


Laissent parfois sortir de confuses paroles :
L’homme y marche à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Le mérite de La Fontaine, ce qui lui donne droit de cité dans l’avenir de son siècle, dans le présent aujourd’hui, ce qui justifie l’enthousiaste admiration qu’a pu lui vouer un poëte comme M. Théodore de Banville, ce n’est pas la qualité de sa pensée : c’est son style. Le style de La Fontaine dépasse presque toujours sa pensée et parfois lui prête un spécieux nimbe de rêve qu’on prendrait pour de la Poésie. À ce point que M. Taine a pu l’estimer le plus vraiment Poëte des Poètes français, et nul en effet de son temps, bien peu depuis ont eu ce don de l’harmonie naturelle, qu’on croirait née d’elle-même, qu’on ne saurait décomposer. Il a tout à la fois le sens du rhythme et le sens de la phrase. Il est admirablement lyrique et admirablement ordonné. Son vers semble plus près de la prose que celui de Racine et en est en réalité plus loin. C’est une musique logique et légère, bien proche parente de cette musique que recommande, à deux siècles — encore — de distance, un maître de ces tous derniers temps[3] et moderne entre tous :

De là musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en-allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin,
Qui va fleurant la menthe et le thym,
Et tout le reste est littérature.

Il y a longtemps qu’on l’a dit, l’inégalité des vers de La Fontaine, je veux dire le rhythme apparemment inégal de ses vers ne peut paraître une affaire de fantaisie et de caprice qu’à quiconque ignore ce que c’est qu’une Strophe. Enfin il a tous les dons qui désignent le grand Poëte, il a la force qui reste gracieuse, il a l’ingéniosité innée, il a l’esprit lyrique, la science de la composition, le mouvement même, et le sentiment, et l’émotion, tous les dons sauf un seul sans quoi tous les autres mentent : il manque d’une vie intérieure. C’est un charmeur si captieux que tête à tête on ne peut le juger : il séduit et désarme. Le souvenir est plus sévère et révèle le vide affreux de cette âme flottante entre le XVIe et le XVIIIe siècles, ces deux siècles de négation, cette âme sans foi et sans désir de foi, éprise de morale utilitaire et qui nous leurre avec sa fausse pitié. Ouvrez son œuvre[4] : les Contes et les Fables se donnent la réplique et celles-ci nous enseignent comment il faut « s’arranger » pour vivre dans le goût de ceux-là. Il faut être avec les habiles et les rusés contre les imprudents et les malheureux. Il faut garder ce qu’on a, comme la Fourni, et savoir refuser à l’emprunteuse ; il faut, comme le Renard, ménager les grands en les trompant, et se moquer d’eux, et leur sacrifier les faibles. Quelquefois, il est bon d’obliger, mais non pas à l’aveuglette et sans savoir qui l’on oblige : consultez l’Intérêt. Obligez la Fourmi, qui a des qualités d’économie et qui est armée : vous pourrez avoir besoin d’elle. Envoyez danser la Cigale qui n’a su que chanter tout l’été… Mais le plus laid et le plus significatif caractère de La Fontaine, c’est sa haine de toute grandeur. De bien trompés ont voulu voir en lui l’apôtre des petits, se rappelant cette morale des Animaux malades de la peste :


Selon que vous serez puissant ou misérable
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.


Mais plaint-il l’Âne que tout à l’heure il va nous montrer ridicule auprès du Petit Chien ? Plaint-il même l’Agneau dévoré par le Loup ? C’est une question. Je crains qu’il en veuille surtout au Loup d’être fort. N’est-il pas pour la patience et la longueur de temps contre la Force qu’il accouple naturellement à la « rage » ? Ne fait-il pas odieusement berner le Lion par le Renard ! Dans la grandeur et la force il ne voit que tarage et l’arrogance : le Chêne offre sa protection au Roseau et cela part, en effet, d’un bon naturel, c’est de la générosité, cela. Pourquoi nous prie-t-on d’en rire ? Mais la foudre menace le Chêne : le Roseau se félicite de sa petitesse qui le défend des grands dangers. Ce Roseau est un malin, c’est le cousin du Renard ; il nargue le Chêne, — le Chêne qui va mourir ! La Fontaine n’a même pas le respect de la Mort ! — Et d’ailleurs pourquoi oublie-t-il que, ce Roseau si fier d’être petit, le pied d’un passant va l’écraser ?

Cette triste morale, ce fond noir et mauvais d’un génie si charmant, peut-être est-il injuste d’en faire La Fontaine seul comptable. Ne touchons-nous pas ici la résultante naturelle de tout un siècle d’investigation psychologique, qui fut une bonne éducation de la raison, mais dont les résultats objectifs et immédiats ne pouvaient être que la fatigue, le dégoût même et même le désespoir de raisonner, parce qu’on avait raisonné à vide, sur une humanité chimérique, sans mouvement et sans corps ? Qu’ont-ils trouvé, ces Poëtes qui ont choisi les passions pour champ de leur rêve, ces Moralistes qui ont étudié les ressorts du Vice et de la Vertu ? Corneille ne nous montre que des héros, c’est lui qui a la plus haute estime de l’humanité et qui lui fait le plus honneur : mais il lui fait vraiment trop honneur, il l’estime trop haut et son humanité guindée n’est pas la nôtre. Son Sublime perpétuel désespère et en nous comparant à sa grandeur nous nous avouons que nous sommes bien petits. — Racine évoque devant nous un peuple d’âmes illustres et malheureuses, bouleversées, déchirées par la Passion, saignantes et plaintives et qui n’empruntent à leur noblesse qu’un surcroît de douleur : à suivre du regard ces ombres mélancoliques où se reflètent les pires moments de notre destinée, ces âmes nobles qu’une irrésistible et cruelle puissance victime et déprave, nous nous avouons que nous sommes bien faibles. — Molière nous tient, peu s’en faut, le même langage, mais il est plus impitoyable encore : il nous déclare que notre petitesse est risible, que notre faiblesse est honteuse. Corneille avec ses grandeurs impossibles, Racine avec ses misères fatales ne faisaient que nous désespérer : Molière nous dégoûte de nous-mêmes. — Cependant, La Rochefoucauld est descendu par un autre chemin au fond de cette même pauvre âme humaine et nous déclare qu’il n’y a rien, rien que le Mal, que sous la beauté même de ces héroïsmes où nous conviaient Horace, Cinna, Rodogune, Le Cid, se cache un monstre que fait de ces fantômes de courage, de dévouement, de clémence des spectres d’ignominie, et il le nomme : c’est l’Amour-Propre. La Bruyère serait plus indulgent et peut-être voudrait-il nous amuser, mais il nous attriste encore avec cette comédie de nos manies, de nos défaillances, des mille torts de nos habitudes et de nos attitudes… — Quel parti prendre ? Du haut de la chaire les Docteurs confirment l’opinion des Poètes et des Moralistes, nous répètent que notre nature est honteusement petite et faible. Il est vrai qu’ils ajoutent que si l’homme ne peut rien par lui-même il peut tout en Celui qui le fortifie : mais déjà l’humanité se détourne de ce Dieu de l’Évangile qui exige d’elle, en somme, à peu près les vertus impossibles des héros de Corneille. Elle est désespérée et dégoûtée. Quel parti prendra-t-elle ? Celui que lui conseillent La Fontaine et le bon-sens. Puisque l’héroïsme est chimérique, — et aussi bien inutile, fondé qu’il est sur l’égoïsme et l’amour-propre, — on n’y pensera plus. Puisque les passions ne causent que le désespoir, la sagesse initiale est de les éviter. Puisque l’homme est incapable de grandeur et de vertu, que du moins il vive tranquille : qu’il ait l’intérêt pour loi, mais qu’il ne le dise pas ; qu’il ruse avec la grandeur dont il connaît le néant, avec le malheur, c’est-à-dire avec la nature ; qu’il sache jouir des petits bonheurs et, fort seulement de sa triste expérience, qu’il passe, avec un sourire revenu de tout mais qui se moque de tout, au bord des choses sérieuses : — et le XVIIIe siècle est né. C’est la réaction de Corneille et c’est l’action de La Fontaine, — plus justement, c’est la conclusion logique du XVIIe siècle. Les Tragédies, les Comédies, les Maximes, les Fables et même les Sermons ont conduit aux Contes.

Une voix proteste. Vibrante et bien humaine, celle-là. La voix d’une Raison toute puissante, d’une Imagination ardente, d’un Corps malade, la voix d’un homme : Pascal. La plus pure grandeur du XVIIe siècle porte ce nom, qui est aussi celui de l’avenir. Pascal a vu plus loin que son temps le désastre où ce parti-pris de spiritualité précipite l’âme humaine. Il a vu la sensualité dévorante de dresser à l’horizon crépusculaire, née de la raison épuisée d’avoir si longtemps régné seule et du corps révolté d’avoir été oublié si longtemps. Pascal a vu de ses yeux d’homme et de génie les besoins nouveaux des jours qui venaient, il a entendu la question qu’allait à son tour proposer au Sphinx l’Humanité, qui se lève quelquefois comme un Sphinx, elle aussi, devant l’autre, l’éternellement silencieux. La réponse du Sphinx, Pascal croyait la trouver dans cet Evangile qui offre à nos faiblesses l’appui divin, et il entreprit sa Démonstration de la Religion Chrétienne. La composition de cette œuvre, qui ne devait pas être achevée, est un drame dont l’horreur passe les plus sombres rêves des Poètes. Les renseignements trop succincts des témoins de ce drame intérieur éveillent la pitié et l’admiration sans combler la curiosité. Il semble voir Pascal commencer son livre avec le tremblement d’une certitude passionnée et qui, par là-même, échappait à sa propre maîtrise. Et peu à peu, à mesure que s’entassaient ces chiffons de papier, noircis en fièvre, choses de génie et d’insommie, l’âme, comme grosse de cet avenir qu’elle eût voulu sauver, s’entr’ouvrait aux doutes qu’elle s’était juré de vaincre. Elle sentait la nécessité de satisfaire à l’esprit scientifique qu’elle-même portait en elle et s’avouait impuissante à lui expliquer ce qu’est Dieu, à lui prouver même qu’il est ! Alors l’esprit le plus sincère et le plus grave qui ait été tergiverse avec lui-même, s’hallucine aux évocations de son désir, s’assouvit de superstitions et de sortilèges : et c’est cette obscure et lamentable histoire dont le Diable seul et peut-être aussi Voltaire pourraient sourire, — l’histoire du Talisman de Pascal. C’est aussi cette macération de cette âme inquiète dans cet organisme profondément atteint, ce sont ces mortifications effrayantes, ces austérités et ces jeûnes par quoi on espère mériter la Vérité et qui n’obtiennent que la mort. — Et l’œuvre immense de cet esprit qu’on n’ose mesurer reste vaine, une ruine désolée, où retentit, au lieu de la Réponse désirée, la question-même que l’avenir allait faire, une question comme un gémissement. Mais cette question, sans que Pascal ait eu la consolation de le savoir, recélait les secrets-mêmes de la réponse et cette ruine est l’arche magnifique qui relie à l’Église ancienne l’Église des temps nouveaux. L’œuvre de Pascal proteste à la fois contre les hontes véritables du siècle qui allait naître et contre les fausses splendeurs du siècle qui allait mourir. Elle proteste contre cette prétention de scinder l’être humain et de ne lui donner que les vérités de l’âme, — et contre cette autre prétention d’accepter cette scission monstrueuse et de n’y retenir que les vérités des sens. — Quoiqu’on ait quelque pudeur à parler littérature à propos d’un tel homme, on peut dire que Pascal, principalement préoccupé de pensées — et des plus ardentes pensées, de celles qui sont la fumée des Mystères, — mais possédé par toute l’agitation de vivre, ouvert aux passions, aux sentiments humains et muni aussi de cet esprit scientifique qui sait l’influence des causes matérielles, physiques, sur l’action de l’âme, — Pascal est un poète de l’heure qui sonne aujourd’hui, de la période synthétique. Pascal est notre contemporain au titre de Balzac et d’Edgar Poe, avec qui d’ailleurs il a tant d’analogies. C’est un précurseur, un phare toujours brillant dans le passé. En lui et par lui, par l’éclatement de cette grande âme dans le duel, dont elle était le champ-clos, de l’esprit ancien et de l’esprit nouveau, le complet Idéal Moderne a été formulé et une première fois réalisé. Par l’intensité de sa pensée, par le mouvement et la couleur de son style, par le ton et je puis dire le sang de son génie, Pascal est du XIXe siècle[5].

II. LE SENTIMENT SEUL

Théophile Gautier sommeillant aux pièces de Racine, pendant que Rachel est sur la scène, symbolyse à miracle l’état de l’esprit moderne fatigué d’avoir pensé : son rôle naturel, maintenant, l’emploi logique et nouveau de ses forces, c’est de sentir, de s’agiter, de se composer un costume qui reflète son agitation et l’exagère en la drapant. Lui demandez-vous de penser encore ? Il dormira.

Pour rendre, sans excès d’indulgence ni de sévérité, justice au Romantisme, il faudrait faire bien des distinctions entre les inspirations diverses qui le déterminèrent, le dirigèrent et limitèrent son cours.

Il commence aux environs de 1810, il finit aux environs de 1850. Mais tout ce qui s’enferme entre ces deux dates ne lui appartient pas. Balzac vient de plus loin, le traverse et le dépasse dans l’en deçà comme dans l’au delà. Joubert garde pour Demain ce qu’il y a de précieux dans les traditions d’Hier. Stendhal reste presque étranger à son heure et se date de l’avenir. De tel Poëte telle œuvre est romantique, telle autre est synthétique : ainsi de Gœthe, le Werther et le Faust, ainsi de Vigny le Chatterton et les Destinées. Victor Hugo lui-même, qui pourtant prit en main le drapeau de la nouvelle école, est l’incohérent et vaste répertoire de toutes les Formules et de toutes les opinions.

À quels signes, donc, reconnaître ce qui appartient en propre au Romantisme et ce qu’il partage avec les écoles anciennes ou futures ?

Une question plus particulière indique la solution du problème : qu’est-ce qui parut nouveau à la génération de 1820 ? — Ce n’est pas le fond des passions : c’est leur gesticulation extérieure, leur manifestation active. Ce n’est pas l’idée profonde et métaphysique de Dieu : c’est son aspect extérieur, la nature. L’immédiat visible et sensible ou, plus philosophiquement peut-être, l’action de la nature sur l’homme par le sentiment, la réaction de l’homme sur la nature par l’expression : voilà le Romantisme. Il ne sait pas se taire et se recueillir, se tenir immobile pour mieux penser : il ne pense pas, il sent et parle, même il crie. Une habitude très humaine est de fermer les yeux quand l’esprit est occupé, pour protéger son indépendance, pour lui épargner la distraction des ambiances, pour détourner le regard de l’extérieur à l’intérieur : la preuve que le Romantisme ne pense pas, c’est qu’il ouvre ses yeux, il les ouvre tout grands et tout larges, naïvement, comme un enfant qui s’éveille, ou comme ce premier homme idéal dont Buffon nous montre les sens qui s’émeuvent successivement. Il regarde, s’étonne, s’enchante et l’apparence des choses lui suffit ; il ne cherchera pas sous l’apparence la réalité cachée. C’est la vie qui l’intéresse, la vie mouvante et sa couleur changeante, ce qui bouge et passe.

Voyez de quels poètes il se recommande, dans le passé, que tout de suite il acclame, dans le présent.

Le XVIIIe siècle a été un long moment de mort. Mais dans la mort la vie germe. Tout autour de cette France sensuelle qui s’endormait en souriant dans ses hontes fastueuses, sans respect du passé, sans souci de l’avenir, cet avenir pourtant se préparait, suivant les grandes traditions de ce passé. Disciple de Kepler, Newton venait de formuler la loi de l’attraction ; Kant était né ; les sages de l’Allemagne allaient exprimer les idées philosophiques qui devaient féconder notre siècle. — Quelquefois la Vie agit et retourne à ses sources par les ministres même de la mort et de la division. C’est Voltaire qui révèle Newton aux Français, servant ainsi cet esprit scientifique à qui, sachant trop mal et trop peu, il fit dire Non, mais qui devait, libre plus tard, s’engager dans la belle voie qui mène aux affirmations lumineuses. Entre les mains de Voltaire, la Science, qui prescrit avant tout le silence et le respect, ne rendit qu’un bruit de mépris et de vanité. — D’Angleterre Voltaire rapporta encore Shakespeare : une barbarie amusante, une bizarrerie plaisante. À Shakespeare non plus qu’à Newton Voltaire ne comprit rien et ce fut un de ses chagrins de voir l’engoûment de ses compatriotes pour le grand Philosophe et le grand Poëte dépasser les bornes qu’il eût voulues. Cet engoûment toutefois n’était que de l’engoûment. Que pouvaient les Français du XVIIIe siècle aimer dans Shakespeare ? Ils eussent aussitôt cessé d’être les Français du XVIIIe siècle s’ils avaient vraiment aimé et compris Hamlet et le Songe d’une nuit d’été. Ils placèrent la traduction de Letourneur entre les œuvres de Crébillon et de Florian, gardant certes à ceux-ci la préférence, estimant l’un plus tragique et l’autre plus sensible.

Le XIXe siècle commence et les Romantiques se réclament de Shakespeare. L’a-t-on beaucoup mieux compris dans le Cénacle que dans les boudoirs ? — Guère ! Du moins guères plus profondément. On le lut avec des yeux plus jeunes, non pas plus pénétrants. On vit, dans son théâtre, le Mouvement, l’importance de l’appareil matériel, les coups de poignards et les fioles de poison, le sang qui coule, les manteaux sombres, la machination du drame : toute l’extériorité. Quant aux éléments quasi-divins du génie de Shakespeare, ils passèrent inaperçus au regard de ses imitateurs.

Veut-on s’en persuader ? Qu’on observe l’influence shakespearienne dans les drames d’Hugo, et qu’on lise le livre qu’il a consacré à William Shakespeare : questions de formalités de forme, lieux communs d’idées et de passions générales, considérations historiques et prétextes à déclamations contre les vieilles règles. Puis, qu’on interroge Gœthe :

« Tous les pressentiments sur l’homme et sur la destinée qui me tourmentaient depuis mon enfance d’une vague inquiétude, je les vois dans Shakespeare expliqués et remplis ; il éclaircit pour nous tous les mystères, sans qu’on puisse indiquer où se trouve le mot de l’énigme. »

Gœthe, habitué au mouvement du drame allemand, ne se laisse pas distraire par cet aspect du drame anglais. Il va au fond : ce qu’il demande à un poëte c’est la nature des idées qui l’occupent et, s’il aime Shakespeare, c’est que l’auteur d’Hamlet souffre du même sublime mal qui tourmente l’auteur de Faust, c’est qu’ils ont tous deux la passion des causes et que leurs symboles sont beaux surtout d’être les vêtements de la Vérité. Mais Gœthe, chez qui le Poëte se parachevait d’une conscience de critique, tout respectueux qu’il soit de la grandeur de Shakespeare, sait où finit cette grandeur : Shakespeare éclaircit tous les mystères, sans livrer le mot de l’énigme. En d’autres termes : il s’arrête où commencerait Dieu. C’est là seulement que cesse et s’évapore le génie de Shakespeare, comme se perd l’éclat d’une étincelle dans le feu d’un brasier. Je me trompe : il est limité encore par les bornes de son art, de cet art sans conscience, l’Art Dramatique qui fige la fiction centrale autour de quoi évolue captive la passion qui voudrait s’envoler.

Un Poëte qu’on peut citer même après Gœthe, M. Théodore de Banville l’a remarqué ; « Certes, j’adore Shakespeare, et ce n’est pas dire assez ; il est pour mot le dieu de la poésie, et je comprends Berlioz qui l’évoquait et l’implorait comme un père, dans ses chagrins d’amour. Mais toute fiction, tont événement dramatisé et mis en scène a le tort d’être d’un intérêt très inférieur à celui qu’excitent en nous les développements dont le poëte l’a embelli, et tandis que les mouvements de l’âme humaine, exprimés par lui, sont éternellement variés et inattendus, l’événement reste immuable et nous tyrannise par la persistance obstinée de l’affabulation. » Plus d’une fois Shakespeare a tenté de rompre cette entrave, dans ses comédies féeriques, par exemple, et dans l’Hamlet dont on n’a pas, aussi ! manqué de dire que c’est un drame insuffisamment scénique. Le public de son théâtre, ce grave et violent peuple anglais, qui se complait volontiers dans la tristesse à condition qu’on l’en repose par des bouffonneries énormes et d’autant plus irrésistiblement risibles qu’on les lui dira plus sérieusement, ne le suivait pas toujours jusqu’en ces audaces et Shakespeare dut, le plus souvent, se soumettre aux lois du genre et aux préférences du parterre : elles l’ont gêné. — À la distance d’un peu plus d’un demi-siècle nous voyons donc Shakespeare et Racine toucher aux extrémités de leur art, en constater les insuffisances : Shakespeare sentirait l’unité de sa conception fictive brutaliser la luxuriance naturelle de son génie, et peut-être aussi l’importance de l’appareil matériel compromettre la suprématie nécessaire de sa pensée ; — Racine s’étiolerait dans une atmosphère qui s’est trop raréfiée autour de lui, sans lui laisser prise et repos dans l’appareil matériel, puisqu’il l’a supprimé, et sa pensée par trop nue, son étude par trop restreinte aux développements logiques des passions perdrait sa consistance et se volatiliserait. — On pouvait espérer que le génie de la race qui a produit Racine, s’il lui était donné de connaître Shakespeare, sans perdre ses qualités propres, sans l’imiter, lui emprunterait l’idée heureuse d’élargir à l’image de la vie la conception générale, et, sans matérialiser celle-ci, de l’affermir par quelque apparence où l’œil pût se satisfaire, sans que l’esprit se désintéressât. Il n’en fut rien.

Il eût fallu, pour que cela pût être, que ceux qui dirigeaient le mouvement romantique eussent, à l’exemple de Gœthe, la préoccupation principale des Causes : alors, sans se laisser troubler par les effets, nouveaux pour eux, des libertés scéniques de Shakespeare, ils auraient, en restant fidèles aux exigences du tempérament latin, ajouté l’homme à la passion. Mais les Romantiques avaient des âmes puériles, des âmes d’enfants qui font l’école buissonnière. Ils prirent à Shakespeare ses libertés, y trouvant un prétexte de plus à se révolter contre la Règle et l’Ordre. Ils lui laissèrent son humanité et mirent en scène des mannequins qui n’ont ni corps ni âme, mais qui se remuent et déclament, vêtus de costumes splendides.

Le Mouvement, — voilà tout ce qu’ils reçurent de Shakespeare. L’impulsion du mouvement leur vint d’ailleurs, et quelle distance montrueuse, ici, entre la cause et l’effet ! L’impulsion du mouvement, c’est-à-dire le Sentiment, vint aux Romantiques de Jean-Jacques Rousseau.

Je disais que Rousseau rendit au monde moderne le goût chrétien des larmes. Cela est vrai, en dernière analyse : mais, immédiatement, ce n’est pas tout à fait juste. Rousseau ne sait pas plus pleurer que Voltaire ne sait rire. Voltaire ricane, Rousseau larmoie. Voltaire est une contrefaçon de la Joie, Rousseau une contre-façon de la Douleur. Pourtant le larmoiement de la Nouvelle Héloïse éteignit le ricanement de Candide parce que le lointain avenir devait être grave. Le monde prit une attitude sérieuse bien avant d’avoir des sentiments sérieux : peut-être s’hynoptisa-t-il dans cette attitude et le geste évoqua le sentiment. Mais l’attitude outrepassa l’expression réelle du sentiment sincère. Ce siècle s’ouvre par une plainte immense et ce sont des jeunes hommes qui l’exhalent, des jeunes hommes échevelés, pâles, aux yeux fiévreux, des jeunes hommes à qui le monde renaissant sourit et qui lui préfèrent les solitudes, les ruines, qui appellent l’orage et le bravent et ne se reposent jamais de leurs rôles d’exilés, de corsaires, de réfractaires, de rebelles. Et qu’y a-t-il au fond de tout ce désespoir ? Un effet physique, un sombre souvenir, mais surtout une comédie. Nous avons vu comment le XVIIe siècle persuada trop l’homme de sa petitesse. Pascal disait : « S’il se vante, je l’abaisse, s’il s’abaisse, je le vante… » Mais Pascal parlait surtout pour l’avenir et son temps ne le crut pas. L’homme consentit à croire sur leur parole ses Poètes et ses Docteurs. Il consentit à se croire vil et faible et s’en vengea contre Dieu et contre lui-même par cent ans de vilenies en effet et de faiblesses, de mollesse, de rire, de débauche et de folie. Dans l’usage d’une telle vie il s’énerva, s’exaspéra et, au bout de ses cent ans, fut pris d’une crise de vanité et de férocité : il déifia sa Raison que l’Évangile avait baffouée et fit la Terreur. Puis il eut peur de ce qu’il avait fait et en resta tremblant, assombri. Las de rire, il avait voulu être grave, il avait été furieux : avant d’atteindre à la gravité, il devait subir l’horreur de ses récents souvenirs. Il en eut l’horreur, non pas le repentir ; il n’accepta pas avec simplicité l’expiation par la tyrannie, il ne s’accusa pas d’avoir à demi stérilisé la Révolution par la Terreur : il resta révolté, mais un révolté de théâtre. Tout en démêlant vaguement la vérité et l’erreur dans la fameuse formule de Rousseau : « L’homme naît bon, la société le déprave,[6] » il affecta de garder rancune à la société qui l’avait dépravé et d’en profiter pour se dépraver davantage : par le culte du désespoir. Il n’y a pas de passion pire que celle-là, plus inhumaine, plus diabolique.

Le mot du désespoir est Jamais, quand le mot de l’humanité est Toujours. Tout autre était la tristesse chrétienne qu’exige la Contrition, cette tristesse qui se moissonne en Joie, cette tristesse qui n’abaisse l’homme que pour le relever, qui ne lui fait toucher du pied le fond de son propre abîme que pour qu’il se hâte de remonter à la surface. L’homme moderne paya cher l’audace qu’il avait de renoncer à la Contrition ; il en garda, comme un châtiment, la tristesse première et en perdit la joie définitive. Le désespoir se sert de but à lui-même et ne peut produire que la mort. Mais combien méprisable cette infamie morale si elle n’a pas même de sincérité profonde ! Le Satan des Chrétiens, celui qui hurle dans Le Paradis Perdu :


Evil, be my God !


celui qui répond à Eloa se perdant pour le sauver et lui demandant si du moins il est heureux :


… Plus triste que jamais !


le Satan est sincère dans son désespoir, il a l’éternité derrière et devant lui, l’éternité sur sa tête coupable, et si sa caresse déchire c’est que son rire gémit. Le désespoir de Manfred est la crise hypocondriaque d’un homme qui en a souvent de telles et qui n’écrit guère que dans de telles crises, avec même une sorte de naïveté, bien moins pour faire parler de lui[7] que pour s’épancher, pour se délivrer de l’obsession du mal : pourtant le même homme jouit violemment de la vie et a des heures de très franche gaîté. Tous les plaisirs de ses sens l’intéressent, la nouveauté des spectacles, le luxe, l’amour et la gloire aussi. Pourquoi donc n’écrit-il que sous la morsure du désespoir ? Parce qu’il en a le culte, parce qu’il accomplit sans cesse, dans son âme, ce péché contre l’Amour et contre la Joie. Mais encore — cela est si hors nature ! — pourquoi le commet-il, ce triste péché ? L’explication semble si peu proportionnée avec le phénomène que les contemporains de lord Byron ne purent la trouver et lui substituèrent des motifs romanesques dont la postérité a souri. Gœthe lui-même donna dans ce roman de goût médiocre et le consigna dans l’article qu’il consacra au Manfred[8] Cette page vaut d’être rapportée, montrant si bien que même à ceux qui subissaient les mêmes influences de cette heure en tempête, la première du siècle, le désespoir de Byron eût paru chose factice s’il n’avait eu pour causes des fautes et des malheurs personnels.

« Nous trouvons, dans cette tragédie, la quintessence du talent le plus surprenant, né pour se dévorer lui-même. Le caractère de la vie et de la poésie de lord Byron permet à peine une appréciation juste et équitable. Il a confessé assez souvent ce qui le tourmente : il a peint ses angoisses, à plusieurs reprises, et à peine se trouve-t-il quelque âme qui sympathise à ces souffrances intolérables ! Il est, à vrai dire, hanté de deux femmes. dont les fantômes le poursuivent toujours, etqui, dans cette pièce aussi, remplissent les principaux rôles : l’une sous le nom d’Astarté : l’autre, sans forme ou existence visible, est seulement une voix. Voici ce que l’on raconte de l’horrible événement qui termina les jours de la première. Lord Byron, alors jeune et entreprenant, gagna les affections d’une dame florentine : le mari découvrit leur amour et tua sa femme ; mais l’assassin fut trouvé mort la même nuit, dans la rue, et les soupçons ne purent se fixer sur personne. Lord Byron quitta Florence et depuis ces spectres l’ont toujours harcelé.

» Cet incident romanesque acquiert de la probabilité par les innombrables allusions qu’il y l’ait, dans ses poèmes, comme. par exemple, lorsque, tournant ses contemplation en dedans, il s’applique à lui-même la fatale histoire du roi de Sparte — Pausanias, général laeédémonien, se rendit célèbre par l’importante victoire de Platée, mais s’aliéna ensuite la confiance de ses compatriotes par son arrogance, son obstination et ses secrètes intrigues avec les ennemis de son pays. Cet homme attira sur lui le cri du sang innocentqui le poursuivit jusqu’à sa mort : car, tandis qu’il commandait, sur la mer Noire, la flotte des Grecs alliés, il s’enflamma d’une violente passion pour une vierge byzantine ; il l’avait enfin obtenue de ses parents, après une longue résistance, et elle devait lui être livrée la nuit. Elle pria, par pudeur, l’esclave d’éteindre la lampe, et, tandis qu’elle cherchaitson chemin, dans l’obscurité, elle la renversa. Pausanias, éveillé en sursaut, craignant une attaque de quelque meurtrier, saisit son épée et tua sa maîtresse. Cet horrible spectacle fut depuis constamment devant ses yeux ; l’ombre le poursuivait sans relâche et il appela en vain à son aide et les dieux et les exorcismes des prêtres.

» Le poëte qui choisit dans l’antiquité une telle scène pour se l’approprier et en tirer de tragiques images doit avoir un cœur déchiré. »

Ce qu’il y aurait d’odieux dans le fait par Gœthe de prêter l’autorité de son grand nom à ces calomnies légendaires est un peu atténué par le silence de Byron. Accusé de meurtre, il ne protesta point. Il ne lui déplaisait pas de laisser s’accréditer autour de sa gloire ces fables sanglantes. — Le goût inné du caractère anglais pour le malheur ne suffit pas à nous expliquer cette disposition chez Byron : elle a chez lui un accent personnel où presque tous les poètes du même instant vont reconnaître l’écho magnifié de leur propre cri. Elle ne s’explique que par la mode de révolte de cette génération. Or, au fond de cette révolte il y a peu de chose : il y a surtout les déclamations de Rousseau.

Il y a ses deux propositions, dont l’une empoisonne l’autre : l’orgueil de naître bon s’est tourné en vanité délétère pour l’homme dépravé par la société. Voilà tout le bagage de Child-Harold et toute la cargaison de la barque de Lara. « Nous serions bons loin de la société : fuyons-la ! » Voilà ce qu’ils disent, et ils croient la fuir, dans l’espace et dans le temps, loin de leur patrie et vers le passé. De là cet innombrable sillage de navires de poëtes, dans tous les sens, vers toutes les solitudes, au Nouveau-Monde, en Grèce, à Jérusalem, en Orient, — Chateaubriand, Byron, Shelley, Lamartine, Gautier, Nerval, d’autres encore ! — Je veux que dans cette sorte de sauve-qui-peut il y ait une part de ce noble et naturel sentiment du génie évitant le contact des hommes inférieurs. Lamartine a dit : « Tout Poëte se fait dans l’âme une solitude pour écouter Dieu. » Oui, dans l’âme ! Mais est-ce bien la solitude de l’âme qu’Harold cherche ? Je crains qu’il se fuie lui-même, qu’il cherche plutôt un spectacle où se distraire du désir d’infini qu’il a dans l’âme. Et puis il y a du vrai même dans les calomnies : il ne dépend pas du poëte que les fables de malheur où il se plaît soient autre chose que des fables. Il est homme d’action et ce n’est qu’à défaut d’action qu’il se résigne aux rêves. En somme — et jusqu’aux lâchetés du cœur et de la chair qui l’arrêteraient sans doute en deçà — il préférerait au récit l’émotion réelle des crimes qu’il raconte. Du moins en a-t-il cette réalité : la délectation intime. — Il ne s’agit pas ici de cette vieille controverse close dès toujours, à savoir s’il faut être capable des atrocités qu’on peint pour bien les peindre. Nous étudions un homme, homme avant d’être poëte, nous faisant d’atroces peintures où le mal a pris des masques de beauté — générosité, grandeur, courage ; dans ces peintures ce poëte se complaît évidemment ; évidemment aussi l’idée du poëme ne lui est venue que du sentiment qu’il a éprouvé ici ou là, sur le lac de Léman, pendant un orage, à Venise, au cours d’une scène tragi-comique du carnaval. Pour trouver et combiner les développements et les péripéties de son poëme ou de son drame, il n’a eu qu’à pousser à leurs extrêmes conséquences ses sentiments imaginaires, mais sincères, les sentiments qui lui ont bouleversé l’âme alors qu’il se demandait, exalté par la propre fumée de son génie et par l’électricité de l’air orageux : « Si j’avais la toute-puissance, que ferais-je de mes ennemis, que ferais-je du monde ? » Il a jeté sur la réponse de sa colère la draperie de son imagination et il a vu ses héros marcher dans son rêve. — Oui, il y a du vrai dans les calomnies : si ce n’est en action, c’est du moins en pensée que Byron est ce coupable dont son temps s’épouvanta.

Shakespeare et Rousseau, voilà donc les inspirateurs[9] du romantisme dans le passé. Au présent il acclame quatre poëtes : Byron et Walter-Scott, Châteaubriand et Gœthe.

Du moins, en Byron, le sentiment poétique pouvaitadmirer ce qu’il recelait de plus jeune, initialement : cette immense effusion de vie que le poëte de Don Juan trahissait, — mais point plus que tout traducteur. En s’éprenant de Walter-Scott, le Romantisme avoua quelles étaient ses secrètes et véritables tendances, où devaient le conduire, ses sympathies naturelles le jour où il abdiquerait enfin son attitude théâtrale. Walter-Scott est une réduction au « bon sens » de tous les sentiments qui mouvementent son temps : or, réduits au bon sens — plutôt au « sens commun », ces sentiments rentrent dans leur néant natal. Une seule qualité persiste dans Walter-Scott : il ne pense pas, il imagine lourdement et vulgairement, il fait de l’histoire une fable ridicule ; il n’a ni l’ingéniosité, ni la bonhomie, ni la terreur ; ses personnages ne sont ni des entités idéales, ni des hommes vivants, ni même des fantômes, il ignore l’amour comme toutes les autres passions[10], — mais il a le pittoresque, et cela suffit à lui conquérir l’enthousiasme universel. Scott n’apportait pas une seule idée nouvelle, mais il avait de la nature un certain sentiment dont la fausseté même flattait ses contemporains. Ce paysage irrité qui fait le fond de son banal drame devait singulièrement plaire aux fanatiques de Lara et à Lara lui-même, qui déclarait Walter-Scott le plus grand poëte de son temps. Le paysage fit oublier le drame et plut comme le décor naturel et nécessaire du drame de révolte qui se jouait dans toutes les âmes. Mais qu’on l’oublie ou qu’on y pense, il n’en est pas moins banal et bourgeois, l’intérêt dramatique dont Scott se contente et qu’il nous offre. Ses héros sont vulgaires, quelconques, leurs chagrins, leurs gaîtés, leurs ambitions, leurs « circonstances » aussi. La gloire que le Romantisme fit à un tel poëte était le présage certain de son triste avenir : par cette gloire le Romantisme confessait combien superficiel était son goût pour l’extraordinaire, que cet idéal satisfait d’une devanture s’accommodait fort aisément des pires platitudes d’esprit et de cœur, que sa passion de nouveauté s’arrangeait tout de même des conventions les plus usées, qu’elle s’en arrangeait même avec une prédilection évidente et qui en dit long sur la sincérité de toutes ses révoltes. Le Romantisme s’en remet volontiers aux arbres et aux rochers de protester contre Dieu : dans son for intime, il accepte très bien les choses comme elles sont. — Or, quand le paysage aura cessé de plaire, quand ce décor (il ne sera pas longtemps neuf, prodigué comme il est) aura vieilli, quand on sera décidément las de ces castels en ruines, de ces âpres montagnes, de ces arbres échevelés et qui crispent sur un fond de ciel sanguinolent leurs branches comme des bras maudits, quand on ne voudra plus pour rien, nulle part, d’une lyrique barque de corsaire, ni d’un poétique corps de garde moyen-âge, ni d’un dramatique burg démentelé, — restera le drame lui-même, qui n’est ni la passion, ni l’homme, qui est une puérile complication d’incidents violents et vides, qui est un inutile grossissement, jusqu’à l’invraisemblance, de sentiments quelconques, qui n’est, à parler vrai, rien du tout — et dont on se contentera en le renouvelant, grâce à deux recettes qui sont les secrets de deux Écoles : l’École du bon sens et l’École de la thèse. Toutes deux prétendront se contenter de la vie telle qu’elle est, et toutes deux la feront mentir. Toutes deux perdront jusqu’au soupçon de la Beauté et ne prêcheront qu’utilité. Le Bon Sens (c’est encore le sens commun qu’il faudrait dire) exagérera la laideur, la platitude et la banalité de la vie, en fera un songe plus chimérique mille fois que le Paradis de Mahomet, et, après avoir arrangé son monde — imaginaire, Dieu merci ! mais qu’il ne croit pas. tel — de sorte qu’il, soit impossible, non pas d’y vivre à l’habitude, mais d’y supporter les trois heures de la comédie, déclarera gravement, avec une sincérité qui est un élément de comique très sûr, quoique involontaire, que « cela n’est pas mal, qu’il y a moyen d’être heureux quand on sait borner ses désirs, qu’il y a même de quoi être fier et de quoi rire, que l’imagination n’est point nécessaire et que c’est une faculté dont on se prive sans douleur, qu’à condition d’être sans rêve et sans raison, sans cœur et sans esprit, sans caractère et sans tempérament, ont fait sans secousses le grand voyage. »


Et si les choses vont de la bonne façon
Nous pourrons nous payer le luxe d’un garçon.
………
Ô père de famille, ô Poëte, je t’aime !


La Thèse, elle aussi, commencera par exagérer la laideur du monde, mais elle sera bien moins optimiste, elle professera que le laid n’est pas beau, que le triste n’est pas gai, que tout va mal autour de nous, que la société est décidément bien malade, qu’on fait bien du tort aux enfants en les classant, suivant que se sont comportés leurs producteurs, en légitimes et illégitimes, qu’il est bien dommage aussi qu’un brave homme dont la femme aura eu des fantaisies en reste désolé, etc… et à tous ces maux proposera des remèdes. Ces points de vue, aussi étrangers à l’art (malgré l’adresse extraordinaire des bons faiseurs) que la chaîne et le niveau de l’arpenteur à la palette et au pinceau du Vinci ou que les cris des agioteurs et des boursicotiers aux harmonies de la Symphonie Pastorale, eussent pu, du moins, avoir quelque importance sociale et d’économie politique. Il s’est malheureusement rencontré que tous ces guérisseurs et rebouteux de lasociété n’étaient que des charlatans dont les remèdes n’avaient pas la puissance de l’orviétan. De telle façon que leur œuvre — à laquelle je ne suppose même pas des visées littéraires — ne laissera point de traces dans la sociologie. — Au contraire l’autre école, je ne sais comment, sans doute par l’invincible vertu du talent, quelque triste effort qu’on fasse pour l’anéantir, et peut-être aussi grâce à l’ironie occulte de son rêve, produisit des œuvres, non pas belles, pourtant louables. Le nom de M. Émile Augier est un des plus respectables parmi ceux qui représentent l’officielle littérature française.

Il semble étrange et il est certain que ces deux dramaturges dont toutes les tendances sont la contre-partie des apparentes tendances romantiques, M. Augier et M. Dumas fils, ont précisément exprimé le fond-même de ces tendances, le vide qui se dérobait sous tant de fastueuses draperies. Elles s’étaient substituées à la profonde psychologie classique : quand elles tombèrent, il ne resta rien, — ce rien dont le Bon-sens et la Thèse firent des drames.

Mais, en même temps que Byron et Scott, le Romantisme, disais-je, acclamait Chateaubriand et Gœthe.

En Chateaubriand, comme en Gœthe, il y a deux hommes. Werther n’est pas de l’auteur de Faust. René n’est pas de l’auteur du Génie du Christianisme. Nous retrouverons le Faust et le Génie du Christianisme aux origines de la Grande Synthèse moderne. Le Werther et le René sont romantiques. Ces distinctions sont-elles arbitraires ? Relisez donc ! L’amant transi et sentimental de Charlotte est aussi insupportable aux esprits de cette heure qu’ils prennent d’ardent intérêt et de grave plaisir à se rendre maîtres, selon l’expression de Gœthe lui-même, de tout ce qu’il amis de secrets dans le Second Faust. La différence est peut-être moins nette entre les deux livres correspondants de Châteaubriand. Bien des pages datent dans son grand ouvrage, et je sais des morceaux de René qui sont d’un délice éternel. Plutôt qu’au Génie peut-être eut-il fallu comparer René aux Mémoires d’outre-tombe dont l’écriture palpite encore et qui est le plus solide monument de style et d’humanité du Maître. Mais c’est dans le Génie, dans les Martyrs et dans le Pèlerinage que vibre le sentiment mystique et c’est par ce sentiment que l’esprit de Chateaubriand pressentait l’avenir. — Dans René nous ne voyons — encore ! — qu’un révolté, plus faible à la fois et moins violent que ses émules byronniens. Le sentiment même qu’il a de la nature est plus voulu que sincère, et Chateaubriand a fait à ce sujet un aveu qu’il est bon de retenir : « Trop occupés d’une nature de convention, la vraie nature nous échappe. » Un révolté aussi, Werther, le plus faible, le plus désolant et le plus dangereux de tous. Ces deux livres sont de désespoir : on a compté combien parmi leurs lecteurs se sont tués et j’ai déjà dit que la mort est la conclusion logique du désespoir. — Or, de ces deux suprêmes génies, qui font le parfait et complet Janus Geminus de l’Esprit Moderne, le Romantisme comprit et aima surtout ces deux pages imparfaites et où ni l’un ni l’autre n’avaient donné l’expression complète des révélations qui étaient en eux. Qu’on m’entende : je ne dis point que de Gœthe et de Chateaubriand ces deux pages seules furent connues. Tout ce qu’ils dirent retentit au loin et fut célèbre. Ils sont, à l’ouverture du siècle, des dieux qui obligent à l’hommage et qui étonnent la critique. Mais par ces deux pages, entre toutes, ils eurent sur l’immédiat instant d’alors leur immense influence : le reste s’adressait à l’avenir. Si les contemporains lisent Faust, c’est sans le comprendre et, comme Byron (qui d’ailleurs ne connut que le Premier Faust), pour y chercher un sujet de drame[11]. S’ils vont plus loin, bien vite encore s’arrêtent-ils, et s’ils suivent Gœthe aux pieds d’Hélène, ils sont comme médusés par la beauté païenne, en acceptent aussitôt le symbole, en lui-même si court, l’imitent, le prennent pour idéal et ne se doutent pas que ce n’était là pour Gœthe qu’un échelon de son ascension sublime vers la Vérité Belle. Ils ne se doutent pas que Gœthe était un initié. Ils ne savent pas quelle lumière lointaine le dirige dans ses universelles recherches, quelle ardente foi métaphysique et scientifique il y a au fond de cette immense mêlée de Légendes, le Faust. Des paroles comme celles-ci étaient pour eux lettre close : « Ah ! si nous connaissions notre cerveau, ses rapports avec Uranus, les mille fils qui s’y entrecroisent et sur lesquels la pensée court çà et là ! L’éclair de la pensée ! Mais nous ne le percevons qu’au moment où il éclate !… L’homme est le premier entretien de la nature avec Dieu. Je ne doute pas que cet entretien ne doive se continuer sur une autre planète, plus sublime, plus profond, plus intelligible. Pour ce qui est d’aujourd’hui, mille connaissances nous manquent. La première est la connaissance de nous-mêmes, ensuite viennent les autres… Il peut se faire que le savoir ne doive arriver qu’à l’état fragmentaire sur une planète qui, elle-même dérangée dans ses rapports avec le soleil, laisse imparfaite toute espèce de réflexion qui, dès lors, ne peut se compléter que par la foi… Où la science suffit, la foi est inutile ; mais où la science perd ses forces, gardons-nous de vouloir disputer à la foi ses droits incontestables. En dehors de ce principe, que la science et la foi ne sont pas pour se nier l’une l’autre, mais au contraire pour se compléter l’une par l’autre, il n’y a qu’erreur et confusion… »

Que Gœthe exprime directement, avec cette simplicité auguste, les conclusions de ses méditations profondes, ou qu’il les confie à Faust, les Romantiques ne l’écoutent ni ne l’entendent. Ils font leur choix : Faust les intéresse tant que Marguerite lui donne la réplique, ils le quittent avec elle.

Un autre choix, plus évidemment expressif des influences que les Romantiques étaient capables de recevoir et de celles qui les dépassaient, c’est le choix qu’ils ont fait entre Byron et Shelley. On a besoin d’un instant de réflexion, devant cette incroyable injustice, pour se rappeler que Byron et Shelley étaient contemporains, qu’ils se connaissaient et s’aimaient, que leurs œuvres furent écrites aux mêmes dates. Pourquoi Byron fut-il aussitôt célèbre tandis que Shelley[12], du moins pour la France, était, il y a dix ans, un poëte nouveau ? C’est que Shelley n’est de son temps ni par la nature de ses pensées, ni par la forme qu’il leur donnait. Comme Pascal, de qui pourtant il apparaît si loin, Shelley est notre contemporain. Non que son œuvre soit sans erreurs, — je veux dire concorde tout entière avec les croyances de notre heure, — mais ses erreurs ont de profondes racines dans les vérités relatives, dans les relations des vérités successives. La haine de la religion — en général — est un peu déclamatoire et nous blesse : « Ô religion ! prolifique monstre qui peuples la terre de démons, l’enfer d’hommes et le ciel d’esclaves ! » Mais, à sa date, cette haine avait ceci d’éclairé qu’en effet les plus grands maux de la société lui venaient des trop rigoureuses entraves où l’enfermait, nous l’avons vu, le christianisme mourant. Son expression exagère et compromet un peu sa réelle pensée, mais cette pensée est juste et bienfaisante, dans les limites où elle traduit l’urgente nécessité de la délivrance spirituelle. Et puis Shelley, à la différence de tous ces poètes épris de glorieuses et retentissantes thébaïdes, a le sentiment de la seule solitude précieuse, celle de l’âme. Des mots comme ceux-ci ne sont pas rares dans ses poëmes : « . . jusqu’au jour où surgit dans mon âme le sentiment de ma solitude. » « … il sentit renaître sa solitude. » Enfin Shelley est aux confins de ces nouveaux territoires de la pensée où luit le rêve encore imprécisé des croyances mystérieuses, des immémoriales et toutes récentes croyances de l’homme moderne. Il a le sentiment de la vie des choses : « J’ai entendu des sons amis sortir de plus d’une langue qui n’était pas humaine. » Il croit aux correspondances et devine Swédenborg : « Ô terre heureuse, réalité de ciel ! » Il promulgue cet évangile de la dignité humaine se suffisant à elle-même et affirmant que la pensée des récompenses et des châtiments éternels est inutile à sa noblesse naturelle : « Dans leurs propres cœurs les bons trouveront toujours l’ardeur de l’espérance qui les a faits grands…. »

Tout cela est d’aujourd’hui, tout cela est fondé sur l’unique désir que l’homme trouve dans son âme, quand il y regarde : le désir du bonheur. Shelley échappe aux Romantiques[13] principalement en ce point : qu’il rêve le bonheur au lieu de se condamner à considérer stérilement son propre fantôme dans le miroir de son propre malheur :

Tum quoque se, postquam est inferna sede receptus,
In Stygia spectabat aqua.

Les Romantiques ne regardaient pas dans leurs âmes. Il suffit de nous rappeler les Types qu’ils ont créés — et qui sont déjà bien loin de nous ! Je ne parle plus des créations de Gœthe et de Byron. Je pense aux héros des drames et des romans d’Hugo, à Hernani, à Dona Sol, à Marion Delorme, à Triboulet, etc., à Quasimodo, à La Esmeralda, à Jean Valjean ; je pense au Chatterton de Vigny, à l’Antony de Dumas, au Fortunio de Gautier, au Don Paez, au Rolla de Musset…. On a tout dit mille fois sur leur grâce irréelle. Ce qu’ils déclament est bien délicieux, souvent et presque toujours leur geste est charmant comme leur costume est magnifique. Mais ce n’est pas d’eux que M. de Banville pourrait croire qu’ils ont pris leur costume dans leur âme, car ils n’ont jamais eu d’âme ! J’entends ce qu’ils disent et je vois le geste qu’ils font, je suis fâché qu’ils n’aient pas pensé avant de parler et que leur geste ne soit pas régi par le battement de leur cœur.

Le Romantisme manqua de conscience, — voilà sa plus nette et sa plus vraie caractéristique. C’est pourquoi sa forme préférée est la forme dramatique, celle où le plus aisément le poëte peut donner le change sur l’indigence de ses pensées. — Je le répète une fois encore, le Romantisme est une enfance capricieuse, volontiers méchante et triste, avec des éclats de gaieté, de naïveté.

On a trop pris l’habitude de le personnifier en Victor Hugo. Par je ne sais quel prodige dont les causes échappent, autour de lui se rangèrent les poètes, comme autour moins d’un chef que d’une idole, desquels la postérité pense qu’ils avaient au moins autant que lui le droit de commander. Et tous lui firent l’hommage de leur génie, tous furent trop heureux de lui laisser cueillir le fruit de l’arbre qu’ils avaient planté. Victor Hugo avait une immense puissance imaginative et verbale, mais il manquait expressément d’une direction dont le point de départ fut en lui. C’est pourquoi il a pu les suivre toutes, indifféremment. Son génie était propre à tout, sans préférence, — sans les préférences, qui limitent mais qui soutiennent, d’un tempérament. Diderot, qui eut quelques éclairs de bon sens en dépit de lui-même et de son siècle, a dit : « Il faudrait prendre son parti et y demeurer attaché. » Victor Hugo a pris tous les partis et les a tous quittés. Il y a cent poètes en lui, qui à eux tous n’en font pas un. Ses contemporains ont consenti qu’il leur donnât l’illusion qu’il fût le premier des poëtes. Mais cette conception même d’une principauté poétique n’a pas de sens. Il n’y a ni premier ni second en Art, dès qu’on est on est seul puisqu’être consiste à dire ce qu’un autre ne sait pas. Les génies sont comme les femmes : ils n’ont pas de rang. — Victor Hugo usurpe un rang qui n’est pas. Son originalité est faite de l’imitation de tout le monde. En tout il se crut le premier ? Il était le second en presque tout. Il débute par des Odes que Lefranc de Pompignan eût signées et continue en recevant de toutes mains, sans rien trouver par lui-même. Il imite Shakespeare, Chateaubriand, Byron, Lamartine, Alfred de Vigny, Théophile Gautier, Leconte de l’Isle. D’ailleurs il imite avec génie, il a l’originalité d’être plus abondant que ses modèles ; il a le tort aussi de relâcher tous les ressorts qu’il touche. Il est plus éloquent que personne : mais l’éloquence n’est que grandiloquence, qui ne parle pas au nom de solides croyances. Quelles sont les croyances d’Hugo ? Il aime Voltaire ! Il osera dans une même phrase associer ce nom à celui de Jésus ! et ses vers philosophiques ne sont faits que de noms propres. — Il est vrai qu’il a les prodigieux mérites de ses prodigieux défauts. Cette audace qui lui permet de risquer partout son don de phraser l’a conduit au bord de toutes les intuitions. Mais son œuvre est impersonnelle et gonflée, — vide.

(Ces choses paraîtront chanceuses à dire : on ne les dit pas sans y avoir songé. Elles paraîtront manquer de respect au génie : elles sont fondées sur ce respect même. Victor Hugo a opprimé son temps. Il ne faut pas qu’il opprime l’avenir. Il faut qu’on cesse de croire qu’il ait tout réalisé. Il faut qu’on lui rende sa juste place d’artiste merveilleux et de poëte secondaire).

Les contemporains en l’adorant furent peut-être plus habiles encore que modestes. Ils lui ont comme confié ce titre saint, le titre de Poëte, pour lui rendre, dans un autre, l’hommage religieux qu’ils ne pouvaient lui rendre en eux-mêmes et qu’il fallait pour obliger le monde au respect. Un pourtant de ces poètes s’affranchit de l’hugolatrie[14]. C’est le plus clairvoyant de tous : le seul qui convienne qu’il soit un enfant, parmi tous ces enfants à prétentions tragiques oupédantesques, et le seul que trouble le regret de n’être pas un homme. C’est le plus clairvoyant et le plus insouciant des Romantiques, le plus gai, pourtant aussi celui qui poussa les plus douloureux cris. On sait les gamineries de Musset contre Hugo. Au fond de ces gamineries il y avait un grand sens. — Je ne veux pas exagérer Musset. Il y a de plus vastes parts que la sienne, il n’y en a pas de plus pures. Comme tous ceux de sa génération, il est une victime de Voltaire et de Rousseau, mais seul entre tous il sait la cause de son mal et seul il en soupçonne le remède, quoiqu’il n’ait pas la force d’y goûter, — ce remède qui serait un retour sincère, et sans littérature, de la Poésie à l’alliance mystique du sens religieux et du sens scientifique. La pureté de Musset est dans la qualité humaine de sa souffrance. Je ne vois que cet enfant — si je ne parle que des romantiques proprement dits — qui se doute encore de la vérité humaine au delà des figures peintes qui grimacent autour de lui. Si elles savent qu’elles viennent d’un siècle d’horreur, de mensonge, d’ennui, elles s’en vantent, elles célèbrent Voltaire : Musset a pour lui la haine de la victime pour l’assassin. Il lui dit : « Réjouis-toi, car tes hommes sont nés ! » Et pour ces hommes comme pour lui-même, hélas ! il n’a que des mépris. Il les sent, comme il est lui-même, incapables d’aimer la Vérité, mais comme il souffre de cette impuissance et qu’il est dégoûté de n’être que ce qu’il est ! Il sait l’instant mauvais, il en voudrait sortir ou en avoir raison. Mais, si faible !… d’avance il renonce. Dégoûté de la Vérité autant que de son heure et de son âme, il se résigne à passer en ayant tout ignoré. Sans fierté — il n’y a pas de quoi — il se confesse un enfant du siècle, et cette confession témoigne d’une étrange perspicacité. La Confession d’un enfant du siècle n’est pas comme Werther, René ou Adolphe, la complaisance de la passion pour ce qu’elle a de négatif, c’est bien plutôt la souffrance noble d’une âme qui connaît l’écart de ses aspirations à ses capacités. Werther, René, Adolphe enseignent la lâcheté. La Confession ne mire que la douleur et nous apparaît — point de vue que les admirateurs mêmes de Musset ont trop négligé — comme le chef-d’œuvre d’un aigu et dolent moraliste. — Musset resta toujours à l’heure et avec les sentiments de sa Confession, une heure navrante, des sentiments d’impuissance, — la conscience du désespoir. Et Musset — qui a beaucoup des vices et toutes les qualités du génie français — fut logique comme ce génie. Ne pouvant s’acquérir par quelque bel effort l’estime de lui-même, il ne se consola point de se mépriser et le désespoir le conduisit au lent suicide. J’admire ce suicide, combien plus que la majestueuse destinée et la vieillesse glorieuse d’Hugo. Si, comme Hugo, Musset avait pu se contenter d’une apparence quelconque de la Vérité ou si, comme Gœthe, il avait eu le courage de regarder au fond des choses, il eût accepté la longueur de la vie : il n’eut ni cette mauvaise foi ni cet héroïsme. Sa mémoire est triste et charmante. On aime sa gaîté folle, on l’aime d’autant plus qu’on sait qu’elle doit se résoudre en larmes, que ses chansons vont mourir en cette plainte :

Le seul bien qui me reste au monde
C’est d’avoir quelquefois pleuré.

On n’aime que chez lui ce Moyen Âge, tout aussi fabuleux et controuvé que celui d’Hugo, mais qui ne se prend pas au sérieux et semble s’exalter lui-même et s’égayer aussi d’être à ce point chimérique. Volontiers même pardonne-t-on à ces bravades romantiques des Premières Poésies comme à ces outrances de laisser-aller du Rhythme et de la Rime. On se rappelle qu’il y a, malgré tout, un sentiment intense et bien vivant au fond de ces caprices, un ardent désir de savoir et d’aimer. Ce Moyen-Age des Poëmes, des Contes et des Comédies, aussi fantaisiste que Fantasio lui-même, c’est pourtant le Moyen-Age aussi de ces moines que Rolla jalouse d’aimer :


C’est un profond amour qu’au fond de vos calices
Vous buviez à plein cœur, moines mystérieux :
La tête du Sauveur errait sur vos cilices
Vous aimiez ardemment, ah ! vous étiez heureux.


Et Fantasio lui-même, et aussi Lorenzaccio et tous les personnages des adorables Proverbes, c’est toujours Don Juan, le Don Juan des miraculeux vers de Namouna

À bien plus juste titre qu’Hugo, Musset et Lamartine sont les représentants du Romantisme en ce qu’il eut de meilleur[15]. Hugo crut découvrir l’Antithèse : ignorait-il donc qu’il n’y a qu’elle au fond de toute œuvre artistique et de toute action vitale ? L’Amour, un Vers, la Pensée-même sont des antithèses, on ne nous apprend rien en nous l’affirmant, c’est une vérité naïve que les Classiques savaient déjà mais où ils se gardaient d’insister, la sagesse étant de ramener à l’unité divine les deux termes extrêmes au lieu de laisser se perpétuer leur duel immémorial. C’est pourtant à ce dernier parti — qu’il croit nouveau — qu’Hugo s’arrête, et, ce faisant, il innove en effet : contre l’Humanité et contre la Sagesse. Lamartine et Musset gardent de la raison, ne brisent pas les chaînes des traditions. Lamartine n’aime pas Rousseau, mais il en vient, et il a lu Châteaubriand qui a lu Bossuet. Musset déteste Voltaire et Rousseau, mais il en a hérité, et il a lu Marivaux qui a lu Molière. — Or, tous les deux, ils sont des enfants. Nous venons de constater l’âge de Musset : il fut un enfant de vingt ans, fiévreux, capable de gaité, foncièrement triste. Lamartine a le même âge, mais c’est un enfant calme et joyeux. — Notre génération est parfaitement injuste pour lui. Elle a des excuses. Élève de Maîtres savants et profonds, somptueux et sombres, éprise de Beautés concentrées, singulières et qui se gouvernent, rompue à toutes les difficiles délicatesses du métier autant que familière avec les données rigoureuses de la Science d’où s’essore le plus beau mais le plus austère des Rêves, elle est mal préparée à sympathiser au lyrisme splendide mais abandonné de Lamartine, à cette fantaisie claire et royale, naturelle et qui ne se surveille pas, à ce génie superbement ignorant du procédé comme de toute chose qui s’apprenne. — Elle serait plus juste si elle avait la mémoire meilleure, si elle se rappelait la chose triste qu’était la Poésie française avant que Lamartine parlât. Elle était sans verbe ni sentiment, sans rhythme ni rime, une chose morte et sans nom, un idéal perdu. C’est Lamartine qui lui rendit l’idéal et la vie, le souffle, l’harmonie, l’ampleur ; Il fit l’expansion qui était nécessaire pour que Baudelaire pût faire la concentration. Notre injuste génération devrait se souvenir qu’elle doit à Lamartine la possibilité des Poètes qui l’ont suivi. — À lui-même elle doit, au prix de négligences qui vont à l’oubli, des vers d’un lyrisme unique et qui sont encore dans tous les bons souvenirs.


Quand le souffle divin qui flotte sur le monde
S’arrête sur mon âme ouverte au moindre vent,
Et la fait tout à coup frissonner comme une onde
Où le cygne s’abat dans un cercle mouvant ;
....................
Quand d’un ciel de printemps l’aurore qui ruisselle
Se brise et rejaillit en gerbes de chaleur,
Que chaque atome d’air roule son étincelle
Et que tout sous mes pas devient lumière ou fleur ;
....................
Quand tout chante on gazouille ou roucoule ou bourdonne,
Que d’immortalité tout semble se nourrir
Et que l’homme, ébloui de cet air qui rayonne,
Croit qu’un jour si vivant ne saura plus mourir,

....................
Jéhova, Jéhova, ton nom seul me soulage !
Il est le seul écho qui réponde à mon cœur :
Ou plutôt ces élans, ces transports sans langage
Sont eux-mêmes l’écho de ta propre grandeur…


Quelques uns m’entendront ; quoique Alfred de Vigny et Baudelaire aient vécu, Lamartine reste, parmi les morts, notre seul Poëte, le seul dont le nom évoque tout un monde d’enchantement, d’aristocratie, de rêve, de Beauté. C’est que seul il échappe à ce triple malheur du caractère français : le didactique, le critique et l’ironique. Le Poëte, du moins, y échappe, sinon l’homme. Car il y eut un Lamartine national et vieilli qui avouait du goût pour Ponsard, Delavigne et Béranger, — et ce faux Lamartine-là subit en châtiment l’admiration des vieilles demoiselles. — S’il collabora, peut-être, au Jocelyn, il ignora tout des Méditations, des Harmonies, de la Chute d’un Ange et de Raphael. Lamartine avait conscience de cette dualité. Voici comment il s’en excuse : « Quelques pas chancelants et souvent distraits dans une route sans terme, c’est le lot de tout philosophe et de tout artiste. Les forces, les années, les loisirs manquent. Les jours de poëte sont courts, même dans les pluslongues vies d’homme. » Mais à ses jours de poëte il fut, plus nettement qu’aucun autre, excepté de la médiocrité héréditaire. Il eut l’intelligence d’une Nature en fête. Autour de son esprit se mouvait un jardin mystique : c’est le paradis naturel ; demi-voilée, demi-défaillante avec un sourire, la défaillance et le sourire de la volupté qui se recueille, une femme y passe, marchant d’un pas harmonieux et dont le jardin s’enchante. Elle est sans mystère. Ce n’est ni l’armée rangée en bataille, ni l’enfant malade. C’est une lumière autour d’elle illuminant tout, c’est un éclair vivant qui donne à cette nature qui l’admire, et dont elle est l’incarnation aimable, le reflet de sa grâce et jusqu’à l’indulgence de son propre accueil. Car nul effroi, dans ce jardin des doux rêves, où pourtant une croix se dresse, mais elle est tressée en fleurs. Son ombre n’est qu’une fraîcheur sans horreur. Cette croix n’enténèbre pas cette nature qui invite et qui aime, au sein toujours ouvert : et dans cette atmosphère de voluptueuse religiosité, le Poëte prie comme un élu. Il prie vers la croix : mais il ne la voit guère qu’au miroir des yeux d’Elvire, — une Béatrice qui serait elle-même le Paradis, et c’est la divinité réalisée dans la structure humaine qu’il adore. Un jour[16] il l’avouera : les arbres du jardin et la croix en fleurs auront disparu, la femme jaillira de ses voiles et, se multipliant, laissera le rêve du poëte s’éblouir d’un palais de splendides corps féminins. — Au delà du Jardin clair, il y a la morne Ville. Lamartine n’y entre pas. Il aime mieux attendre la mort au Jardin…

Point de conscience. Peut-être à ce mot d’ordre un livre d’âpre psychologie, comme l’Adolphe, échapperait. Aussi ce roman n’est guère romantique, si ce n’est par de certaines excessivités de sentiment, jusqu’au sentimentalisme, où l’analyse ordinairement aiguë de Benjamin Constant s’émousse, et par des complaisances au désespoir qui sonnent leur date. Mais plutôt faut-il inscrire Constant au dessous de Stendhal, parmi les ancêtres du roman analytique, où très peu, presque point de drame extérieur et toute l’importance laissée aux intimités psychologiques. Le drame, au contraire, absorbe tout chez Sand, Sandeau et tous les romanciers, jusqu’à Mérimée. — Celui-ci, une des dernières productions de Romantisme, est un cas singulier. Il vient sur ces limites où les influences contraires se rencontrent, se croisent, se combattent, s’allient, se nuisent, se servent. Mérimée est, de cœur et d’esprit, pour un art de combinaisons et de complications scéniques. Par excellence il est homme-de-lettres, fût-ce homme-de-lettres-de-cour. Mais il sent qu’un vent hostile souffle, que quelque chose de nouveau est naissant, et il se met en garde. La psychologie revient en goût, — Mérimée l’étudié, maussadement, mais sûrement. On reproche aux derniers héritiers de Lamartine et d’Hugo de s’abandonner par trop, de se lâcher, — Mérimée se tient. Il se compose une attitude correcte, une écriture irréprochable. Il ne discorde pas dans la phalange des stylistes impeccables. Il y a peut-être de l’ironie : on peut s’y attendre avec le mystificateur de La Guzla. Mais l’attitude ne se dément pas. Il a même été touché par l’influence scientifique. Au besoin et de hasard il fait intervenir un mobile physique. Il sait aussi le prix de la vie dans une œuvre d’art et il en donne une fort jolie illusion. Colomba, Carmen ne sont pas de convention pure, ni les paysages où elles vivent… Qu’est-ce donc, pourtant, qui fait que ces très agréables livres restent d’hier ? Qu’est-ce qui a manqué à Mérimée pour être un Poëte ? Quel est son défaut ? Son défaut est un excès d’intelligence. Il a la mémoire très bonne et un grand esprit de discernement. Il sait tous les mérites et tous les torts qu’ont eus ses prédécesseurs et tâche de retenir tous les uns, de s’épargner tous les autres. Il a l’oreille fine aussi et démêle assez bien le vrai du faux dans ce qu’il entend dire. Mais il ne devine rien. C’est un spectateur qui se mêle de jouer la comédie et qui la joue à merveille — sans génie. Ce n’est pas un héros, ce n’est qu’un témoin. Il est horriblement sec et froid. De quoi il a manqué ? De cœur. Son œuvre sent plus qu’une autre le passé précisément par sa relative perfection. Il y a des défauts qu’il est bon d’avoir, c’est le déchet nécessaire de la création : Mérimée ne les a pas ? c’est qu’il ne crée pas. — Il nous laisse l’exemple et l’avertissement d’une œuvre parfaite qui ne vaut rien. Point de conscience et, — preuve irréfutable — point de critique.[17] — Je ne puis accepter comme œuvres de critique littéraire, esthétique, ni les causeries de Jules Janin, ni les sèches dissertations de Planche, ni les développements brillants et plaisants de Gautier ou de Paul de Saint-Victor, à propos des ouvrages de littérature et d’art : c’est presque toujours leur imagination qui parle, ce n’est presque jamais leur raison.

Pourtant, à l’époque du Romantisme, la Critique était née. Elle est dans les livres de Cousin sur le XVIIe siècle, de Villemain sur le XVIIIe : mais elle y est au titre historique, orientée au passé. Sur l’évolution actuelle de l’Art, sur le sens de ses tendances et l’expression qu’elles résument de l’époque vivante, ni Cousin ni Villemain ne savent, du moins ne disent rien. — Pour entendre quelqu’un nous balbutier la philosophie de l’art qui bout et bouillonne, à l’heure contemporaine, il faut attendre Sainte-Beuve. Mais Sainte-Beuve n’est pas un Romantique. Même Joseph Delorme, le seul de ses livres qui semble appartenir au mouvement de 1830, est plein de choses qu’on n’a comprises qu’en 1880 et qui ont été bafouées dans leur nouveauté. En tout cas, Les Pensées d’août et Volupté ne risquent pas d’être confondues avec les romans et les poésies « de gestes ». Et, d’ailleurs, Sainte-Beuve lui-même, comme l’a très bien observé Émile Hennequin[18], n’est pas encore le Critique moderne tel, par exemple, qu’il nous apparaît en M. Taine et j’ajoute : tel qu’il nous apparaissait, hélas ! en Émile Hennequin lui-même. Saint-Beuve n’étudie pas le problème « du rapport de l’auteur avec son œuvre et celui du rapport des auteurs avec l’ensemble social dont ils font partie ; questions délicates et fécondes que M. Taine a le mérite d’avoir aperçues le premier. » Sainte-Beuve manquait d’assises scientifiques et d’une vision générale ; il n’a eu que des lueurs.

En définitive et telle quelle, l’œuvre du Romantisme n’est pas peu de chose. Romantique, dit M. de Banville, « romantique, dans le vrai sens du mot, c’est-à-dire cruel et ironique, poétique et bouffon, amalgamant le rire et l’épouvante, la négation et l’enthousiasme, plein d’antagonisme, de grandeur, de folie, d’amour, d’élans sublimes et d’absurdité, comme la Vie elle-même. » M. de Banville fait ici, lui-même, un peu comme ce critique dramatique qui voyait les pièces, non pas telles qu’elles étaient, mais telles qu’elles devaient et auraient pu être. Ce n’est pas le Romantisme que M. de Banville vient de définir, c’est l’Art parfait, c’est Shakespeare. — Le Romantisme découvrit le monde extérieur, eut le souci de la beauté des apparences, introduisit le mouvement dans l’Art et vit le sentiment où jusqu’à lui on n’avait vu que la pensée. Voilà, quant au fond. — Quant à la forme, il remua la vieille langue et lui donna les allures de la vie. Il tua la périphrase. Il démomifia le vers classique et le vivifia par plus d’exactitude à la fois et de liberté, par le respect de la rime et l’enjambement. Il songea au mot propre, idéal illusoire, mais utile. Il inventa la prose plastique, dont le chef-d’œuvre est cet introuvable Gaspard de la Nuit d’Aloïsius Bertrand.

III. LA SENSATION SEULE


Comment, aulendemainde son enfance, l’homme moderne fut-il si vieux ? Car il faut être vieux pour s’intéresser exclusivement à sa sensation, pour l’observer et l’analyser, pour la suivre dans ses causes, ses accidents et ses effets. — L’homme moderne se fit vieux par réaction. Après la grande orgie de bruit et de couleur du Romantisme, il eut honte. Il sentit la nécessité de se prendre à quelque chose de solide, de connaître le fond des choses dont il avait, si légèrement, parlé sans rien savoir. — Ce fond des choses humaines, il crut le trouver dans les raisons physiques de la vie et entra dans les laboratoires et les salles de dissection. — Quel brusque changement ! Hier on n’entendait parler que de cape et d’épée, de grandes passions, de grands crimes et chacun s’en allait au loin chercher des aventures et des paysages nouveaux. Aujourd’hui on reste chez soi, on ne parle que de petits phénomènes naturels, on s’enferme, avec prédilection, dans les horizons connus. On aspirait au grand, au grandiose et fût-ce au gigantesque : c’est l’infiniment petit qui passionne, sans excès. On était presbyte et fou : on est myope et sage.

Il faut noter, tout de suite, que le mouvement naturaliste est français, — en tout différent du Romantisme. Le mouvement classique aussi était français, mais avec adjonctions d’influences antiques et de très lointaines origines dans le Moyen-Âge. Le Naturalisme est une génération spontanée de notre race. En somme, ce qui surtout fit sa fortune, c’est que, sous des apparences de violence froide et de brutalité, il flatta le gros bon sens public en ne parlant que de choses solides et qu’on puisse toucher. Les grands gestes romantiques étaient espagnols, anglais, allemands. Le petit geste démonstratif du Naturaliste satisfait les vues courtes et de plus il a cela pour lui qu’on le prendrait parfois (à n’y pas trop regarder de près, car rien n’est si triste, au fond, et si pédantesque) pour une plaisanterie plutôt gauloise encore que française.

Le Romantisme s’inspirait de Shakespeare et lisait Gœthe. Le Naturalisme se recommande de Balzac et de Claude Bernard.

Ce dernier nom indique à la fois l’origine immédiate et la nature réelle de ce mouvement. — Il est déterminé par le courant scientifique, physiologique, et se limitera volontairement à l’explication des mystères de la vie par les lois qui régissent les phénomènes physiques. Volontairement, dis-je ; et, en effet, il va quelque chose d’artificiel et de voulu, il y a une réaction contre les récents excès d’imagination, un parti-pris — détestable — d’oublier tout idéal, toutes préoccupations de Beauté, aussi tout libre-arbitre et de ramener l’innombrable multitude des accidents passionnels — individuels ou sociaux — à quelques fatalités phénoménales.

Telle est la plus évidente caractéristique du Naturalisme ; il diminue, réduit, rapetisse, étrique l’homme et la nature. Quant à Dieu, il n’en est même plus question et les Naturalistes ne disent qu’avec une complaisance ironique le mot « Mystique », — presque une injure.

Et voyez ! Ils s’inspirent de Balzac, ils acclament Flaubert : mais, dans l’œuvre de ces deux Maîtres, quel arbitraire choix ils font ! — plus arbitraire encore que celui des Romantiques dans l’œuvre de Gœthe. Que font les Naturalistes des Œuvres Philosophiques ! Louis Lambert, qu’en pensent-ils ? Que pensent-ils de Seraphita[19] ? Ils sont en extase devant Madame Bovary et Un cœur simple. L’Éducation sentimentale les enchante moins, moins encore Bouvard et Pécuchet, et quant à Salammbô, la Tentation et les deux autres Contes, « c’est la part inférieure de l’œuvre de Flaubert. »

Le mouvement naturaliste nous retiendra moins longtemps que les précédents. Non qu’il soit moins nettement caractérisé, mais il est plus court. C’est comme un acquit de conscience de l’espritmoderne se lestant d’études scientifiques avant d’entreprendre la grande synthèse, — rien de plus : et je n’en veux qu’une preuve, c’est qu’il ne lui a pas donné un seul poëte, — je dis un poëte en vers. Plus d’un, pourtant, a essayé d’être le poète naturaliste qu’attendait impatiemment M. Zola. M. Zola lui-même a fait des vers : ils sont romantiques ; M. Guy de Maupassant a fait des vers : ils sont mauvais ; M. Daudet a fait des vers : — ! Un seul poëte parut mériter les sympathies naturalistes : mais M. François Coppée est un Parnassien d’origine, un intimiste et un moderniste, il n’est pas plus naturaliste que Gautier.

Un second signe — s’il en était besoin d’un autre — de la brièveté de souffle du Naturalisme, c’est l’interminable queue qu’il traîne déjà, dont il a honte et qu’il garde pourtant, parce que, du moins, cela fait nombre. Le Naturalisme est déjà poussif (tournons l’image) et c’est tout s’il a trente ans ! — C’était fatal. Rien n’est facile à faire comme un roman, selon cette formule, et toutes les médiocrités s’y sont jetées. Par exemple, on a tôt pataugé en pleine pornographie. Il n’y a plus alors ni talent, ni observation, il n’y a que la boue — et sa tristesse ! Or, cette boue n’est pas légère aux chefs de l’école : ils en sont responsables, car c’est délibérément qu’ils ont abaissé et restreint l’horizon. Ils ont proscrit l’imagination, — en principe, — quitte à s’en servira l’occasion, témoin M. Zola qui est romantique autant que naturaliste. Mais les disciples ont pris les maîtres au mot. La consigne était de ne rien inventer, de n’apporter dans l’étude de la nature aucun préjugé d’idéal, de ne rien dédaigner, surtout, de fouiller de préférence dans les tréfonds et les bas-fonds, car « la perle est là-dedans. » On l’y a cherchée, — je crois même qu’il y a de pauvres gens qui l’y cherchent encore.

Pourtant les prétentions du Naturalisme sont plus larges que je ne dis et je le blesse sans doute en lui assignant la Sensation pour tout objet. C’est autre chose qu’il voit dans Balzac, et la formule : Un coin de la nature vu à travers un tempérament, embrasse toute la vie. — Laissons, pour un instant, Balzac : c’est l’ancêtre ; il y a, en effet, chez lui, autre chose que la sensation, car il y a tout. Etudions plutôt Flaubert ; Madame Bovary est incontestablement une œuvre naturaliste. Qu’est-ce qui surtout distingue ce roman des romans de Sand, de Sandeau, d’Alphonse Karr, etc. ? Trois caractères : le romancier se recule de son sujet, n’y intervient jamais en personne, c’est une œuvre objective ; rien n’y est anormal, tout y est déterminé par le tempérament d’Emma, c’est une œuvre logique ; le tempérament d’Emma est tout physique, tout sensuel et le récit de ses amours n’est que le récit d’une suite de sensations, c’est une œuvre sensationnelle ou physiologique, et tout, dans le livre, est de même, physiologique ou sensationnel. Pour caractériser un personnage de George Sand, André, par exemple, nous dirions que c’est un faible, un rêveur, nous chercherions des mots vagues et d’ordre moral ; pour caractériser un personnage de Victor Hugo, Jean Valjean, nous chercherions des mots vagues encore et d’ordre social, nous dirions un forçat honnête homme, etc. D’André et de Jean Valjean nous ne voyons que le geste, le vêtement, l’attitude et nous sommes obligés, pourles préciser dans notre mémoire, de nous rappeler les mots qu’on leur a fait dire. Pour caractériser Charles Bovary et sa femme il nous serait impossible de dire autrement que : un lymphatique, une hystérique, et cela, sans nous souvenir de leurs paroles, car nous voyons leurs visages, le teint pâle et les yeux éteints du mari, et son allure un peu hésitante, l’autre pâleur de sa femme, une pâleur chaude et des yeux brillants, la balèvre sensuelle, l’allure rapide, les mains promptement jointes et ouvertes… Et l’empoisonnement ! Nous avons vu comme on meurt sur le théâtre classique : des âmes qui s’évaporent. Chez les Romantiques, c’est une poupée qui se casse à tout propos, pour tout, pour rien, pour commencer comme pour finir et dans un beau geste. Mais Emma ! Elle meurt comme nous mourons, — à l’heure où nous n’avons plus en nous que la vie évanescente des sens, à l’heure où l’esprit s’est déjà voilé, où les yeux ne trahissent plus que la douleur animale, le désespoir physique de l’organisme qui s’agite pour retomber inerte, définitivement. Emma n’a guère jamais eu d’âme, elle ne peut perdre que la vie qu’elle avait ; mais il émane de cet empoisonnement, à le lire, une contagion de nausée. — Concluons : qu’avons-nous trouvé dans Madame Bovary ! Une œuvre objective et logique, c’est le procédé ; une œuvre sensationnelle et physiologique, c’est le fond. — Est-ce une exception ? Mais dans les autres romans naturalistes, reconnus tels par l’École, que trouvons-nous encore, toujours et principalement, sinon uniquement ? Comment nous apparaissent les personnages de Germinie Lacerteux, de Madame Gervaisais, du Ventre de Paris, de L’Assommoir, de Nana, des Sœurs Vatard, de Boule-de-suif, d’Une Belle Journée, du Nommé Perreux ! Quels mobiles les font agir ? À quoi pensent-ils ? Quel est leur monde intérieur ? — Ils n’en ont point, ils ne pensent à rien, leurs mobiles d’action sont dans leur bile ou dans leurs nerfs. Ils n’ont pas de rêve, pas de joie. Ils sont tristes, tristes ! — d’une tristesse parement physique. Nous les suivons du regard, figures pâles, figures colorées, agitées de maladies, névroses ou chloroses, poussées par la faim, par l’ivresse, par la sensualité, unies ou séparées par la communauté ou par la différence de leurs besoins, — toutes des figures sur qui pèse la Fatalité d’un vice physique ou d’une hérédité de folie. — La Fatalité ! Plus noire, plus impitoyable, plus atroce, plus lourde, mais moins grandiose et belle que l’antique, les Naturalistes ont ressuscité la Fatalité. Oreste peut, du moins, avoir encore l’illusion consolante qu’il fuira les Euménides, qu’il mettra de la distance entre elles et lui ; il court vers le sanctuaire d’Apollon en criant asile et le Dieu le défend contre les Furies. Mais Germinie Lacerteux, mais Coupeau, comment échapperaient-ils à leurs Furies ! Elles sont en eux ! Elles se nomment l’Ivresse et l’Hystérie ; elles hurlent dans leur sang, elles se crispent dans leurs nerfs. — Ce rapprochement entre les deux fatalités, antique et moderne, s’impose si bien que celui des représentants de la nouvelle école qui a la qualité la plus officielle (encore que cette qualité lui vienne plutôt, sans doute, de sa propre initiative que du consentement des camarades, et encore qu’il la doive surtout à son génie de réclamier, le plus extraordinaire tel génie que ce siècle ait vu, depuis Victor Hugo) le provoque de lui-même dans un de ses plus célèbres romans. Le motif choisi est l’inceste[20]. M. Zola, qui a de la fantaisie, a risqué là toutes les audaces. Son livre impose de dangereuses comparaisons, par son titre qui évoque celui de Chateaubriand, par son sujet qui est celui de Phèdre. Quoique systématique, Renée témoigne d’un talent admirable. C’est peut-être le chef-d’œuvre de son auteur et c’est certainement un des beaux livres de ce temps. L’infériorité de M. Zola, s’il faut le comparer aux illustres rivaux qu’il affronte, se devrait pourtant compenser par le grand avantage qu’il a sur eux : il connaît les fautes qu’ils ont commises, lesquelles sont surtout celles de leurs formules, et, dans le même sujet, pourrait les éviter. — Il ne les a pas évitées ! Phèdre n’a ni le sentiment de la vie apparente, ni la vie des sens, elle n’a que des pensées passionnées ou plutôt elle n’est qu’une âme aux prises avec la Passion ; René a, peut-être, un peu de la réalité idéale de la Passion, mais il manque de la vie des sens, il n’a guère que le mouvement et le sentiment ; — Renée ignore absolument cette réalité idéale ; elle n’a pas d’âme, et si elle garde quelque apparence de geste et d’extériorité de sentiment, c’est que les Naturalistes viennent de lire les Romantiques, mais sa seule vraie vie est dans ses sensations. C’est une élégante brute. J’exagérais les torts de Racine en disant qu’il a rendu muets les sens et les sentiments de Phèdre, j’oubliais le miraculeux vers :

Oh ! que me suis-je assise à l’ombre des forêts !

Racine — et aussi Chateaubriand — savent l’influence que la nature exerce sur l’esprit des amants, ils savent cette vérité que formulera bien plus tard un secondaire et délicieux poëte, qu’  « un paysage est un état de l’âme[21]. » M. Zola, s’il s’en doute, n’en laisse rien voir. Plus d’une fois il se surprend à dégager du personnage qui la subit la sensation, pour l’étudier plus profondément, et, s’il s’aperçoit qu’il risque ainsi de compromettre la vérité générale de son personnage, se hâte alors de le jeter, par un procédé tout romantique, dans l’action. — René est peut-être plus faux, parce qu’il se préoccupe moins des causes que des effets ; mais il y a plus de vérité dans Phèdre que dans Renée, parce que les causes psychiques sont plus graves et plus profondes que les causes physiologiques. — Les Naturalistes nous affirment hautement le contraire, et pour eux, ces myopes ! l’homme ne consiste qu’en ses organes. Quand ils sont sincères, ils s’efFrayent de leur propre conclusion et s’en reculent avec une secrète horreur où se trahit une reprise de cet Esprit qui vit en soi et ne se laisse pas toucher : « L’être physique ferait-t-il l’homme ? et nos qualités morales et spirituelles ne seraient-elles, ô misère ! que le développement d’un organe correspondant à son état morbifique[22] ? » Ils perçoivent quelquefois, même dans l’ordre purement, voudraient-ils croire, physique, des phénomènes qui ne s’expliquent pas physiquement, comme cette « atmosphère des journées de juin 1848, qui agita tous les fous de Bicêtre[23], » et mille autres insaisissables et souterraines correspondances qui échappent nécessairement à leur analyse. La femme, surtout, avec ses complications naïvement subtiles, ses apparences d’illogisme, les imprévus, les brusques ressauts de ses ressorts invisibles, le mélange indiscernable de ses vices et de ses vertus, les mesquineries de sa grandeur, les tendresses de sa perversité, les cruels sous-entendus de son indulgence, la femme avec toute sa féminité joue et trompe infailliblement l’analyse naturaliste. Il y a quatre ou cinq vers de Racine qui en disent plus long là dessus que tous les romans de la dernière école. C’est encore M. de Goncourt, de tous pourtant le plus fin, le plus pénétrant et aussi le mieux informé sur, précisément, ce mystère féminin, qui nous fait l’aveu de son impuissance : « La femme ne se lit pas comme l’homme, elle est enveloppée, fermée, cachée souvent à elle-même. » Mais la plupart ont une certitude qui inquiète. Il y a du comique. La Science a-t-elle donc si formellement et si définitivement pris ses suprêmes conclusions qu’on puisse avec tant d’intolérance à tout « pourquoi » répondre : Voici le « parce que » ?…

Madame Bovary et Germinie Lacerteux eussent suffi à la démonstration de la formule naturaliste si elle n’avait eu, après les sensations individuelles, à rendre les sensations sociales.

C’était la plus importante part de l’œuvre des Naturalistes, c’est celle qu’ils ont le plus mal réussie. Ils semblent pourtant avoir nettement eu conscience de l’objet à atteindre. M. Zola, par exemple, a souvent le projet précis de peindre des masses, la foule de la rue, un atelier, un grand magasin, le peuple des mines. Son tempérament même l’y invile, risquant moins de rencontrer là quelqu’un de ces problèmes individuels, — mystérieux et profonds, qu’il se hâte de supposer résolus, ayant pour la psychologie un dédain dont il n’y a qu’à sourire. Ses tentatives en cette voie sont ordinairement heureuses : il sait faire se mouvoir les foules, il le sait mieux que personne jamais. C’est là qu’il a parfois trouvé la grandeur. Et cela n’est pas étonnant : les foules sont toutes physiques, dans leur action d’ensemble ; les pensées, en ce moment de l’action, ne leur arrivent qu’à l’état de sensations et d’images, elles subissent les impressions physiques de la chaleur que leur agglomération même accroît, elles anéantissent l’individu pour n’en plus faire qu’une de leur cent mille voix, — elles sont des synthèses de mouvantes impressions. L’aptitude naturelle de la formule naturaliste à rendre le physique, et ce qu’a gardé M. Zola de son éducation romantique le préparaient donc tout spécialement à être le plus merveilleux peintre des foules. — Mais il y a autre chose, sous la sensation sociale, que le grand cri et le grand geste momentanés de la multitude ; ce moment n’est que le dernier période et l’éclat d’une crise. Il y a quelque chose de plus important que la crise : il y a ce qui la précède et la prépare, il y a la formation latente et lente de la pensée commune, il y a la vie occulte et très forte de l’âme populaire. Cette vie, M. Zola ne l’a pas rendue, et nul écrivain naturaliste ne peut la rendre parce qu’il y faudrait l’effort synthétique des trois formules littéraires que nous avons successivement étudiées, — la passion classique, le sentiment romantique et la sensation naturaliste[24]. C’est surtout de la première de ces trois inspirations que manque le Naturalisme. Précisons toutefois : il ne s’en passe apparemment pas, il ne peut faire autrement que de nous annoncer des « êtres moraux », — intelligents ou sots, chastes ou débauchés, francs ou hypocrites, vaniteux ou modestes, etc., mais ni son intérêt, ni son point de vue principal ne se maintiennent dans ce domaine moral et psychique, pour lui la pensée n’importe pas capitalement dans l’action humaine : en un mot, il ne constate et ne peint que des effets matériels. — Il est pictural moins que photographique, et, pour agréer le mot qu’il préfère, il est « objectif ».

Cette grande prétention à l’objectivisme esthétique n’est que l’erreur d’un instant. Si, par ce mot, on a voulu prescrire à l’écrivain de ne jamais « donner son avis » sur les choses qu’il écrit, soit — et peu importe : il y a des chefs-d’œuvre de Balzac et de M. Barbey d’Aurevilly où l’auteur ace tort d’intervenir dans le roman, comme un personnage sans visage ou comme le Chœur antique. Mais si on a voulu défendre à l’écrivain de nous laisser voir la couleur de son âme dans la couleur des passions et des paysages qu’il décrit ou suggère, c’est une simple ineptie. Cette ineptie, les Naturalistes ont, autant que possible, essayé de la réaliser et ils ont inventé ce qu’on nomme le « style descriptif ». La description naturaliste consiste, un paysage — par exemple — étant donné, à le rendre, par l’écriture, tel que tout le monde le voit, dans sa « vérité externe ». Ces deux derniers mots n’ont que l’inconvénient de ne pouvoir être joints : en art, il n’y a pas de vérité externe. L’aspect photographique des choses, outre qu’il est matériellement faux, n’est que le sujet de l’œuvre d’art ; l’œuvre d’art commence où cet aspect s’arrête, elle est dans l’au delà de cet aspect, et cet au delà est dans l’âme de l’artiste. L’œuvre d’art, c’est le sens que Corot et Cazin dégagent du paysage, selon certaines communes lois du développement de la lumière, — lois qu’encore appliquent-ils avec une soumission libre et suivant les préférences de leurs tempéraments ; or, si Corot et Cazin « copient » le même paysage, ni les paysages de Corot et de Cazin ne se ressembleront entre eux, ni le paysage « copié » à l’aide de l’objectif photographique ne ressemblera — sinon vaguement — aux paysages de Corot et de Cazin. À rigoureusement parler, il n’y a pas de description exacte possible. Outre que deux paires d’yeux ne voient que très initialement de même, la reproduction exacte de la nature serait un péché inutile : un péché, puisque ce serait la doubler, — inutile, puisqu’elle est et puisque l’utile, en Art, c’est le Nouveau : le plus loin, le plus intense. — Or, il n’y a de nouveau que le sentiment de l’artiste, l’impression personnelle qu’il reçoit de l’universelle nature. — L’Art est donc essentiellement subjectif. L’aspect des choses n’est qu’un symbole que l’artiste a la mission d’interpréter. Elles n’ont de vérité qu’en lui, elles n’ont qu’une vérité interne. — C’est parce que l’étroit de leur point de vue ne leur permettait de rendre que les effets matériels que les Naturalistes ont été conduits au style objectif et descriptif. En d’autres termes, ils ont, autant que possible, essayé d’abolir le Stvle lui-même. Il y a de vieilles définitions, polies et usées par la citation et qu’on a un peu honte de rééditer. Elles sont encore vraies, pourtant : « Le style, c’est l’homme, » et l’homme, c’est surtout son âme. Le style d’un homme est dans l’habitude de son attitude, dans le son de sa voix, dans sa manière de regarder, de marcher, de s’asseoir, de porter ses vêtements, jusque dans les plis que prennent à la longue ces vêtements — puisque le corps n’est que la forme de l’âme — aussi bien que dans son écriture. Comme ils avaient décrété que l’homme n’a point d’âme, les Naturalistes tâchèrent de n’avoir point de style, en écriture, et toutefois gardèrent le contradictoire projet d’exprimer, dans cette écriture sans style, le style de la vie ! C’est, peut-être, cette contradiction qui les a défendus de se perdre absolument : le style de la vie a sauvegardé celui de l’écriture, — point tout à fait, pourtant, et il faut avouer que, depuis Flaubert qui réalisa la perfection de la forme littéraire française (et qui put le faire parce qu’il n’était pas que naturaliste), ceux qui, pourtant, se réclament de lui ont étrangement ébréché et faussé l’outil admirable qu’il leur avait légué. Je ne parle point de M. de Goncourt et de M. Huysmans qui ont, au contraire, de très merveilleuses qualités d’écrivains. Je parle de M. Zola, de M. Maupassant et de ceux qui les imitent. Leur langue n’est pas littéraire : incorrecte, impropre, impersonnelle, pesante, banale, c’est la langue des journaux. Il faut que M. Zola ait bien du talent pour parvenir, parfois, à nous donner le sentiment de la grandeur avec un tel instrument ! — Un autre sentiment qu’il nous donne, par malheur, plus souvent, c’est celui de l’ennui, avec ses descriptions interminables, inutiles et que stérilise ce désir de rendre la vérité externe. Et quand il parle d’exprimer toute la vérité et se déclare l’héritier de Balzac, comment ne pas lui répondre : mais Balzac était un visionnaire ! mais Balzac croyait à une réalité intérieure du monde qu’il a créé, non pas copié ! Ce monde, c’est dans son imagination qu’il l’a vu et observé, bien plutôt que dans la vie, et c’est pourquoi il a bien plus de vérité que votre monde copié ligne à ligne et traduit mot à mot. Balzac et Stendhal — de même Dickens et Thackeray — en qui les Naturalistes saluent leurs héros, sont des imaginatifs et leurs créations ne sont vraies que parce qu’elles sont imaginaires, puisque « l’imagination est l’œil de l’âme[25] », « la reine du vrai[26] », « l’organe par lequel nous percevons le divin[27] ». Pour accomplir cette tâche immense d’exprimer la synthèse du monde qui s’agitait autour d’eux, ils n’ont pas eu l’imprudence de ne s’en remettre qu’à leur propre expérience et à leurs yeux matériels. L’expérience personnelle pouvait les tromper : ils l’ont corroborée par l’expérience universelle, humaine, par les traditions immémoriales et par le jugement de l’homme impeccable que chacun porte en soi et qui est précisément étranger aux rancunes de la personnelle expérience. Ils ont fermé leurs yeux, qui pouvaient eux aussi les tromper, pour aiguiser et libérer le regard de l’âme. — Peut-être, sauf Balzac qui savait tout, n’ont-ils pas laissé assez d’importance aux mobiles physiques des actions humaines, Le mérite des Naturalistes est d’avoir vu le mobile physique, leur tort est de lui avoir fait la part trop grande. Ils ont d’autant diminué l’homme.

Je comprends qu’ils veuillent nous persuader que leur œuvre soit autre chose qu’elle n’est. La petitesse du résultat exagère leur dessein. Dans ce résultat comment se tenir ? Comment s’en contenter ? Et la plupart des Naturalistes le dépassent en effet, — les uns par ambition et vers le passé, comme M. Zola qui s’est fait le V. Hugo du mouvement, les autres par intuition et vers l’avenir, comme M. de Goncourt et M. Huysmans.

Mais la queue ne dépasse rien : les imitateurs sont plus fidèles à la Formule que les maîtres. Les jeunes Naturalistes — ils sont déjà bien vieux ! — copient patiemment la nature à peu près tel qu’un aveugle la verrait. Eux, ils ne transigent pas : plus d’âme décidément et pas la moindre issue dérobée par où pourrait pénétrer le Rêve. Laboratoire et Document ! Ces pauvres jeunes gens doivent bien s’ennuyer. Ils n’écrivent, sans doute, que lorsqu’ils sont de mauvaise humeur. À coup sûr, s’ils ont des « instants de Poète », ils jouent au baccarat ou fument des cigares, dans ces instants-là.

De leur œuvre et de celle de leurs maîtres fuse l’ennui. Ce n’est plus le désespoir qu’ont produit les Classiques et dont les Romantiques se sont follement enorgueillis : c’est tout simplement un ennui bête, animal, un écœurement, un dégoût… Peut-être vient-il, ce dégoût, des excès de dépenses physiques qu’on fait dans les romans documentés : Omne animal post coïtum triste… Et, comme nous le verrons, le roman psychologique, — une réaction, pourtant, du moins en partie, contre le roman naturaliste, subira cet effet de tristesse comme il continuera d’en exploiter la cause.

Mais résumons.

IV. RÉSUMÉ DE L’ANALYSE


Trois hommes et trois œuvres résument et personnifient parfaitement les trois Formules.

Des trois celui seulement qui personnifie la formule classique est grand (aussi est-il presque oublié) : entre le second et le troisième il y a la même différence de mérite, à peu près, qu’entre le premier et le second. Et ces degrés dans les esprits disent eux-mêmes les degrés différents de l’importance des Formules.

Joubert est né au milieu du XVIIIe siècle, il n’en a pas été touché. Si, comme il le déclare, la Révolution a chassé son esprit du monde réel en le lui rendant trop horrible, le désastre de l’Art chrétien et classique ne l’a désespéré ni de Dieu ni de l’Art. Un peu pressé dans les bornes évangéliques, il est aussi métaphysicien qu’un esprit français peut l’être par lui-même ; il a des mots comme celui-ci : « L’espace est la stature de Dieu. » Bien loin de laisser son style s’abandonner aux lâchetés de l’époque, il le serre et le concentre. Il voudrait mettre « tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase et cette phrase dans un mot ». Par ce sentiment il soupçonne le poëme en prose : il le précise par de telles observations : « Il serait singulier que le style ne fût beau que lorsqu’il a quelque obscurité, c’est-à-dire quelques nuages ; et peut être cela est vrai, quand cette obscurité lui vient de son excellence même, du choix des mots qui ne sont pas communs, du choix des mots qui ne sont pas vulgaires. Il est certain que le beau a toujours à la fois quelque beauté visible et quelque beauté cachée. Il est certain encore qu’il n’a jamais autant de charmes pour nous que lorsque nous le lisons attentivement dans une langue que nous n’entendons qu’à demi… Il va, dans la langue française, de petits mots dont presque personne ne sait rien faire… C’est l’équivoque, l’incertitude, c’est-à-dire la souplesse des mots qui est un de leurs grands avantages et qui permet d’en faire un usage exact… Etc. » lia comme nul en son temps le sens du vers moderne : « Les beaux vers sont ceux qui s’exhalent comme des sons ou des parfums. » — Il ne larmoie ni ne ricane. Il pense. Après La Bruyère, même après Pascal, Joubert pense, et ses pensées, dans la plus pure tradition du XVIIe siècle, avec je ne sais quoi de moderne dans le ton, d’aigu dans le fond, s’inscrivent dans une forme rapide et ménagée, sont essentielles. — Il n’a ni mouvement ni couleur et ce n’est guère qu’un esprit : pourtant Chateaubriand l’admire et le consulte comme le plus sûr dépositaire de toutes les certitudes où il voudrait retenir les générations qui viennent ; — celui de qui émanera, mystiquement, la grande synthèse moderne, écoute, en Joubert, l’écho pur et profond du passé — encore purifié et encore approfondi par un esprit doué de sens critique et ouvert aux souffles du Futur.

Théophile Gautier dort pendant qu’on joue Racine, mais, la pièce finie, il se lève et, si on le lui demande, sur cette pièce qu’il n’a pas écoutée il écrira, sans y réfléchir, le plus éblouissant des feuilletons. C’est que pour Gautier peu importe le sujet, peu importe la pensée. De sujet il n’en cherche point : « Qu’est-ce qu’ils vont encore me faire faire ? » Et il ne pense guère à ce qu’il va écrire. Pense-t-il jamais ? Il peint des formes en mouvement et qu’il a le bonheur de voir belles. Mais la vie intérieure de ces formes lui échappe, c’est pourquoi il ne peint pas vivant : il peint mouvementé, beau et froid. La passion, quand il en parle, est toujours secondaire, du moins quant au mérite du rendu, sinon quant à la valeur de l’objet. Sa sensualité est grossière et banale. Son esprita, parfois, de la curiosité : quelle profondeur ? Mais sa main, ses yeux sont extraordinaires. Ils font oublier l’âme absente. Gautier pense si peu que parfois le prestige de son talent apprête à croire que la Pensée soit inutile. Il fait oublier la vie qu’il oublie. Ses personnages et ses paysages ont autre chose que la vie, ils ont la magie des apparences ; ce sont des tableaux et des statues. — Et l’œuvre du magistral ouvrier nous est indifférente et précieuse comme une galerie de Musée : on y peut venir étudier les prodiges, surprendre les secrets de l’art. Mais c’est un dangereux séjour pour quiconque n’a pas dans l’âme une flamme bien ardente. Une simple Nouvelle nous expliquerait mieux que ses plus longs livres et qu’aucuns commentaires le tempérament de Théophile Gautier. Non pas que Fortunio soit son chef-d’œuvre, — et cette expression n’a pas de sens, avec Gautier : il n’a fait que des chefs-d’œuvre ! — mais le sujet de Fortunio offrait ce hasard qu’ayant à traiter, là, de passion et de passion très violente, Gautier « extériorise » cette passion elle-même, la rend par des tons et des sons, des couleurs et des gestes. Ses personnages sont des machines admirables, ou plutôt de véritables andréïdes. Il y a une petite phrase très caractéristique : « Fortunio promenait sa main sur le dos de la Cinthia, mais avec le même sang froid que s’il eût touché un marbre. » Il y a tout le Romantisme dans cette petite phrase. Qu’a-t-il fait autre chose qu’inspirer une vie de convention à de belles — ou grotesques, mais le grotesque est l’autre face de la Beauté — formes mouvantes, mais non pas émouvantes, parce qu’elles n’ont ni nerfs ni pensées. Je le crois bien que Fortunio peut garder son sang-froid : c’est du marbre, en effet, qu’il touche[28].

M. Guy de Maupassant a débuté, — élève de Flaubert — par un chef-d’œuvre, Boule-de-Suif, — le chef-d’œuvre de la formule naturaliste la plus étroite et la plus logique. Le sujet en est triste et plat, le style congru. — Peu nous importe que, depuis, M. de Maupassant soit descendu aussi bas que possible dans la littérature de journal, qu’il y ait tout perdu, sentiment de la vie extérieure et physique, couleur, langue, personnalité. Peu nous importe qu’il soit inutile autant qu’impossible de lire les contes à la douzaine qu’il « mène rondement et trousse lestement » (comme parlent les faiseurs d’articulets sur les livres, à la dernière page des revues). Je crois même qu’il a « manifesté » quelque part, formulé l’idéal de cette littérature de hussard. Peu nous importe. Il a eu son heure de sincérité littéraire et, privé comme il est de toute pensée, de toute idée même, mais courageux à fouiller dans les plus ignobles fonds des motifs humains, dans la vérité crapuleuse d’une humanité sans âme, sans cœur, sans esprit, sans imagination et très moderne, il en a rendu le hoquet avec la cruelle fidélité d’un écho. — Les temps pressés qui sont venus se lassent aux écritures abondantes. Ils croient volontiers sur parole les critiques « autorisés » qui leur signalent comme maîtres-livres naturalistes Madame Bovary, Germinie Lacerteux et L’Assommoir. Encore savent-ils qu’il y a, dans le premier de ces trois romans, des qualités de Poëte, dans le second un sens artistique de la modernité et dans le troisième un héritage romantique, toutes choses qui dépassent la Sensation : elle est seule dans la nouvelle de M. de Maupassant, — pure essence de Naturalisme.

II. LA SYNTHÈSE
Sommaire. — Châteaubriand et Gœthe. — Stendhal, Vigny, Sénancour, Nerval. — Hugo. — Balzac ; Wagner. — Poe ; Baudelaire. — Flaubert ; Sainte Beuve. — Leconte de Lisle ; Banville et les Parnassiens. — Goncourt ; Barbey d’Aurevilly. — Villiers de l’Isle Adam, Verlaine, Judith Gautier, Huysmans, Rimbaud, Mallarmé.


Tandis qu’évoluaient, après l’épuisement de la longue période classique, les plus brèves périodes, romantique, puis naturaliste, quelques poëtes, qui furent, d’ailleurs, pour la plupart, mêlés à l’un ou à l’autre de ces deux derniers mouvements, découvraient ou plus vaguement pressentaient un idéal esthétique plus complet que celui d’aucune école, plus lointain, dégagé des lenteurs de toute analyse, plus large et pourtant plus aigu, convoitant un domaine universel où il se spécialiserait vers l’Absolu. Aucun des Poëtes, — pourtant suprêmes, — dont je vais maintenant parler avec une joie respectueuse, ne fait lever en nous cette admiration comblée, parfaite, que nous rêvons. En aucun d’eux n’éclate ce génie dont parle Edgar Poe, « qui résulte d’une puissance mentale également répartie, disposée en un état de proportion absolue, de façon qu’aucune faculté n’ait de prédominance illégitime. » Sans doute, ce génie-là refusera toujours de naître, pour ne pas décourager l’avenir. — Mais tous ont des lumières qu’avant eux on n’a pas eues. Leurs livres entr’ouverts ouvrent des voies, à qui sait lire, nouvelles et de perspectives infinies. Rien ne sera nouveau qui ne leur doive une vénérante reconnaissance.

Châteaubriand et Gœthe sont aux sources du courant moderne, aux deux angles de base du grand triangle spirituel dont le sommet se perd dans l’infini. En eux l’esprit mystique et l’esprit scientifique, presque également sensualistes, l’un et l’autre, mais très différemment, se recueillent et prennent conscience d’eux-mêmes. Il sont l’un de l’autre très loin, ils sont les points extrêmes du champ de l’esprit humain. Mais par cet échange qu’ils ont fait de sensualité esthétique ils annoncent ce profond, cet intense et contemporain désir de l’esprit humain de faire confluer en un seul large et vivant fleuve de Beauté réunie à la Vérité dans la Joie le courant mystique et le courant scientifique. — Il semblerait que celui-ci dût absorber celui-là. Naguère la Science avait biffélemot : Mystère. Elle avait, du même trait, biffé les mots : Beauté, Vérité, Joie, Humanité. C’est ce que le Naturalisme a bien prouvé, en nous donnant ses tristes et fades brutes, qui n’ont rien de mystérieux, certes, mais qui manquent de vérité dans la mesure précise où elles manquent de mystère. Les mots effacés ont reparu sous la rature : elle était de mauvaise encre. Dans ce domaine de l’Art, leur principal champ de bataille, le Mysticisme a repris à la Science intruse et accaparante, non seulement tout ce qu’elle lui avait dérobé, mais peut-être bien aussi quelque chose de la propre part de la Science. La réaction contre les négations insolentes et désolantes de la littérature scientifique, au lieu d’éclater dans un grand essor vers une Beauté joyeuse, s’est faite par un regain d’études psychologiques qui ne tiennent plus guère compte de l’organisme et pourtant restent sujettes de la science, — d’une part, et par une imprévue restauration poétique du Catholicisme, d’autre part : trois des plus grands Poètes de cette heure — MM. Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam et Paul Verlaine, sont catholiques. Mais leur catholicisme, outre que les prêtres catholiques et romains lui sont plutôt encore hostiles qu’indifférents, a tous les caractères d’un retour très profond vers les Origines : il se pourrait que ces Catholiques eussent entendu la grande parole de Gœthe. — M. Taine, après avoirénuméré les réponses mauvaises que fait le passé aux pressantes questions de l’inquiétude moderne, ajoute : « Sont-ce là des réponses ? et que proposent-elles, sinon de s’assouvir, de s’abêtir, de se détourner et d’oublier ? Il y en a une autre, plus profonde, que Gœthe a faite le premier, que nous commençons à soupçonner, où aboutissent tout le travail et toute l’expérience du siècle et qui sera peut-être la matière de la littérature prochaine : Tâche de te comprendre et de comprendre les choses. » se pourrait que ce fût en remontant aux sources vives du passé que ces Catholiques eussent rencontré le Catholicisme, à son heure de splendeur et de vérité : il les a séduits à ses beautés défuntes et ils les ont ressuscitées. Mais ils constituent avec la véritable (qui est fausse) religion actuelle et vivante (qui est morte) un anachronisme dont elle s’épouvante. L’art chrétien est mort le jour où un Pape a fait peindre des voiles sur les nudités du Jugement Dernier de Michel Ange. La Chrétienté actuelle et vivante ne manque jamais de faire le geste de Tartuffe devant les audaces de ces Poëtes qui prétendent la servir et qui ont du génie-! — Aussi ne sont-ils point de cette Église. Ils ont réjoint, puis dépassé Chateaubriand. Leur foi a le luisant fruste d’un objet ancien dont l’éclat se conservait sous la poussière : leur foi est retrouvée. C’est un prétexte plutôt qu’une raison — cela dit sans suspecter les sincérités qui sont évidentes — de certitude mystique : l’esprit mystique se revanche de l’esprit scientifique, qui l’avait humilié, en arrêtant à l’une des plus vieilles et des plus simples « explications de l’homme et des choses » quelques-uns des plus grands esprits du monde, qui s’asphyxiaient dans l’atmosphère pneumatique de la science seule — de la science irrespectueuse et inintelligente du Mystère — et qui recouraient aux heures larges d’antiquité où l’esprit avait de l’air... — L’important était que le mot Mystère fut répété ; il ne nous empêche pas d’entendre la réponse de Goethe, plutôt la corrobore-t-il : le sentiment du Mystère éveille et retient éveillée la passion des Causes. — Dans ce grand dialogue de la pensée moderne Chateaubriand et Faust, Goethe et le Génie du Christianisme peuvent s’entendre : ils parlent sur les sommets et leurs voix ébranlent la même atmosphère. Un jour, leurs paroles se confondront en un seul magnifique Verbe.

Stendhal, Vigny, Sénancour, Gérard de Nerval… On pourrait me demander quel trait commun assemble ces Poëtes. De trait commun, ils n’ont que celui-ci : ils ont écrit de 1820 à 1840 — à peu près — pour les générations qui devaient les lire aux environs de 1880. Le Rouge et le Noir, Les Destinées, Obermann, Le Rêve et la Vie, — nos Bibles ! À leur naissance, des livres ignores.

Stendhal, un esprit constructeur, aigu, nerveux, psychologue infaillible, moderne, presque indifférent aux lignes, sensible à l’expression de l’âme, à la physionomie, doué, plus que quiconque, du sens intime de la vie, n’ayant ce sens que la plume en main, inventant la vérité avec une prodigieuse certitude. Sa plume était cette baguette des fées, talisman qui indique où gît le trésor. Il y a de tels hommes — Balzac, Stendhal — qui savent la vie, avant d’avoir vécu : leur âme est un microcosme où, pour voir le monde, ils n’ont qu’à regarder. Peut-être même ne vivent-ils jamais ; quand ils sortent de leurs rêves, ce n’est que pour des préoccupations secondaires ou disproportionnées, — Stendhal pour des tentatives de succès mondains qui lui échappent, Balzac pour d’énormes entreprises commerciales qui l’écrasent : mais ces mêmes esprits que la vie berne, rentrés dans leur atmosphère de poètes, savent et démontent les plus secrets rouages de cette vie ; l’un enseigne l’art d’obtenir les triomphes qu’il n’a pas, l’autre fait vivre des hommes d’affaires dont les visages sont stupéfiants de vérité, et nous initie aux détails du quotidien énorme d’une maison de commerce ou de banque. — Pour d’autres, dont le monde intérieur est un enchantement qui les console de vivre, « C’est la vie qui est le rêve[29] ». Pour Stendhal, c’est son rêve qui est la vie. L’idée de la passion, plus que la passion-même, le captive. C’est une grande intelligence passionnée.

Alfred de Vigny, un Raphaël noir, un solitaire, une âme hautaine et tendre et blessée, — un Porte. Toujours en conversation silencieuse avec lui-même sur les plus graves sujets des réflexions humaines, il sort rarement de son silence pour écrire avec une sorte d’amère et sauvage joie — une joie qui n’est pas l’ironie cruelle du désespoir car le Poëte puise dans la fierté de son intégrité, dans la conscience de son honneur, la force de vivre et la vertu d’aimer — quelqu’une de ces pages sombres et pures, La Mort du Loup, La Maison du Berger, Le Jardin des Oliviers, frémissante protestation, révolte, autrement profonde que toutes celles de Manfred, contre l’injustice du Dieu qui aurait fait les conditions de notre vie.


S’il est vrai qu’au jardin sacré des Écritures
Le Fils de l’Homme ait dit ce qu’on voit rapporté,
Muet, aveugle et sourd au cri des créatures,
Si le ciel nous laissa comme un monde avorté,
Le Juste opposera le dédain à l’absence

Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.

L’accent sévère, la réserve de cette révolte sonne les qualités rares de l’âme qui l’ose, — ardente et calme. Vigny est de la lignée de Pascal. Moins puissant, moins génial, plus occupé de l’aspect extérieur et sentimental, Vigny est aussi probe que Pascal et le sujet de leurs pensées est le même : Les Destinées. — On a cru Vigny athée : il ne l’est précisément pas plus que Pascal. Pascal sent crouler sous ses pieds le Temple qu’il défend ; Vigny regarde ces ruines, déclare qu’elles ne rendent pas — elles ne le rendent plus ! — le son divin, et passe. Mais comme tout Homme digne d’être Homme, c’est Dieu qu’il cherche. Son immense tristesse lui vient de l’heure d’interrègne où il vit. Sa tristesse est la même que celle de Musset, la même que celle de Sénancour.

Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ![30]

Il leur manque à tous un symbole d’Infini qui réponde à tous les désirs de leurs âmes : l’Art — la Beauté en soi — ne se suffit pas encore et voilà que l’Évangile parle une langue morte. — Mais Vigny, sans peut-être s’en rendre exactement compte, contribue de toutes ses forces à dignifier l’Art de sa mission d’absolu. Stello constate l’atmosphère spéciale essentielle au Poète et qui exige autour de lui des respects et des prudences. Le vers des Destinées est bien près d’être le vers moderne lui-même : il ne retarde que d’un peu sur le vers de Sainte-Beuve et sur le vers de Baudelaire. Enfin, Vigny a le sentiment juste du rôle définitif du Poëte, qu’il désigne : « le tardif conquérant ». Il a même le pressentiment que le vrai devoir, le devoir premier et dernier de ce Poëte soit, au lieu d’accumuler de belles ruines de hasard, d’ériger un monument[31], et le pressentiment plus admirable encore que ce Poëte sera conscient de son inspiration. Sénancour[32], toutes les belles et poignantes souffrances du poëte de ce temps, non encore résigné à n’être pas un homme, à se laisser, comme Gœthe, accuser d’hypocrisie et d’égoïsme, alin de pouvoir, loin du bruit des passions, élever ce monument dont nous parlait Vigny. — Sénancour, le génie flottant, irrésolu et désolé, entre les rêves de l’esprit et les besoins du cœur, sans satisfaire l’un ni l’autre, mais avec pourtant des plaintes, des murmures d’ombre où je sens plus d’àpre sincérité que dans les cris de tels bien vivants. La disproportion de son désir et de son pouvoir, en d’autres termes, le mal d’espérer, voilà, comme de toute autre tristesse en ce temps, une cause principale de la tristesse de Sénancour. Il y en a d’autres, et ces deux autres causes sont les parts de son génie pour lesquelles l’époque actuelle peut surtout l’aimer. Cet homme qui a honte des devoirs de la vie civile, et qui vit « misérable et presque ridicule sur une terre assujettie », qui parle avec l’accent d’une conviction singulièrement présente de la liberté naturelle de l’amour, a, comme Shelley, à la même date, le sentiment moins lyrique et plus pénétrant d’une poésie panthéistique où l’homme, non pas s’abîmerait dans la nature naturelle, mais redeviendrait fidèlement et vraiment le fils de cette nature et porterait sa ressemblance. Cette ressemblance, Obermann la trouve en lui et en conçoit cette fierté qui le place intérieurement auprès de l’homme tel qu’il serait. Il la trouve dans cet instinct qui, plus qu’à nul autre, lui livre le sens des choses de la nature, surtout des fleurs : « Ce serait assez de la jonquille ou du jasmin pour me faire dire que, tels que nous sommes, nous pourrions séjourner dans un monde meilleur. » On dit que cet Obermann, comme tous ses contemporains, a lu Rousseau, qu’il lui a pris et ce dégoût de la société et cet amour de la nature : mais on oublie que ce dégoût et cet amour sont l’un et l’autre fondés sur une très intense vie intérieure, si intense qu’elle ne cède peut-être, en sa date, qu’à l’effrayante et perpétuelle méditation de Balzac. C’est la seconde et la plus noble des deux causes que j’annonçais, personnelles, de la tristesse de Sénancour. Il n’avait pas su choisir entre la joie sentimentale d’agir et l’austère bonheur de vivre en soi : du moins, à défaut de la choisir, a-t-il eu la force d’indiquer la meilleure part.

Gérard de Nerval, — le merveilleux mystère de cette vie intérieure. En lui ce sens s’exaltait parfois jusqu’à rompre l’équilibre et l’harmonie des autres sens, jusqu’à troubler la vie. Tant qu’ils demeurent plutôt pressentis que prouvés, les dons suprêmes — dont l’avènement définitif égalise et fortifie tous les éléments du génie — absorbent injustement tout l’esprit, le lancinent, l’intriguent, risquent de l’altérer. C’est ainsi que le même don, s’il est à Gérard de Nerval, produira Le Rêve et la Vie, morceaux sublimes d’une œuvre incohérente où la vie intérieure, au lieu de régir l’autre, sans se confondre avec elle, l’annihile tantôt et tantôt la déprave, — et s’il est à Balzac, produira Louis Lambert et Seraphita, œuvres du plus parfait équilibre. — Mais l’intuition de Nerval est claire. Cette perception de deux existences simultanées se correspondant en une seule âme, il n’a que le tort de l’avoir soit arrêtée trop court dans la voie vers le symbole, soit de la séparer trop net de l’ensemble de la vie normale. C’est un mélange des procédés direct et indirect, un atermoiment qui fatigue. Mais que de pages extraordinaires ! Cette folie, quelle étonnante intelligence de l’invisible et de l’inouï ! «… Tout, dans la nature, prenait des aspects nouveaux, et des voix secrètes sortaient de la plante, de l’arbre, des animaux, des plus humbles insectes, pour m’avertir et m’encourager. Le langage de mes compagnons avait des tours mystérieux dont je comprenais le sens, les objets sans forme et sans vie se prêtaient eux-mêmes aux calculs de mon esprit ; — des combinaisons de cailloux, des figures d’angles, de fentes et d’ouvertures, des découpures de feuilles, des couleurs, des odeurs et des sons je voyais ressortir des harmonies jusqu’alors inconnues. Comment, me disais-je, ai-je pu exister si longtemps hors de la nature et sans m’identifiera elle ? Tout vit, tout agit, tout se correspond ; les rayons magnétiques émanés de moi-même ou des autres traversent sans obstacle la chaîne infinie des choses créées ; c’est un réseau transparent qui couvre le monde, et dont les fils déliés se communiquent, de proche en proche, aux planètes et aux étoiles. Captif en ce moment sur la terre, je m’entretiens avec le chœur des astres, qui prend part à mes joies et à mes douleurs. » — À cette magnifique intuition d’œuvres où l’art se fonderait sur la métaphysique Nerval joint encore le sens des légendes et celui du vers vraiment moderne, bien plus agile que le vers de Vigny, bien moins lâche que le vers de Lamartine, poétique infiniment plus que le vers d’Hugo, — vrai vers de rêve dont Les Chimères donnent des exemples courts et rares, mais incontestables.

Je viens de nommer Hugo. J’ai déjà dit qu’il est le répertoire de toutes les formules et qu’il est au bord de toutes les intuitions. Pourtant, quant à l’exemple réalisé, son œuvre est en ruines et son influence sur l’avenir sera presque nulle. Peut-être aurons-nous, un peu resserrés par le désir du rare, du spécial et de l’aigu, profit à nous retremper dans le flot intarissable de l’abondance hugolienne : personne ne lui demandera plus de conseil. Il a cru, en réunissant dans ses mains les fils du réseau spirituel qui se tendait autour de lui, accomplir le monument devant quoi l’avenir resterait à genoux, — et voilà que ce monument s’est écroulé ne laissant debout que quelques superbes pans de mur, — tels que L’Homme qui rit et Les travailleurs de la mer, choses trop littéraires peut-être, mais littéraires parfaitement, des vers çà et là (pas un poëme entier !) admirables, et çà et là des morceaux de prose[33]. Rendons-lui pourtant un grand hommage : il a authentiqué les libertés que son temps sentait nécessaires, il a par là contribué à éclairer « le crépuscule des choses futures, » selon sa belle sorte de parler ; il marque, par ainsi, de son nom une heure grave de l’évolution moderne. Et puis, s’il est directement sans correspondance avec les générations nouvelles, il influe indirectement sur elles par leurs maîtres immédiats dont plusieurs se proclament ses élèves, dont tous ont subi l’influence des idées qui, légitimement ou non, sont représentées par ces syllabes : Victor Hugo[34].

J’arrive aux deux vrais dominateurs de ce siècle : Balzac et Wagner.

Honoré de Balzac a inventé le monde moderne et l’a peint avec les pensées d’un homme moderne qui, de beaucoup, dépassait son heure. Sans copier jamais, il a fait vrai, de cette Vérité personnelle et supérieure qui tend à se revêtir de Beauté. Acceptant cette définition de Madame Necker : « Le roman doit être le monde meilleur, » Balzac ajoute : « Mais le roman ne serait rien si, dans cet auguste mensonge, il n’était pas vrai dans les détails. » Dans les détails, c’est-à-dire dans la mise en œuvre des éléments que la passion ajoute à la vie : « La passion est toute l’humanité », et dans une reproduction fidèle des indifférentes apparences sociales, conditions conventionnelles de l’exislence des hommes en collections. Mais Balzac vivifie ces principes par cette pensée synthétique de l’unité de composition du monde et des ressemblances de la société avec la nature. C’est en fondant une œuvre littéraire sur cette loi scientifique de l’unité de composition, perpétuelle et primordiale loi de la nature créante, que Balzac inaugure le véritable Art Moderne foncier, dont l’essence est de se reprendre, par la science, à l’originelle nature et de procéder comme elle. En faisant le départ du « vrai dans les détails » (et ce mot ne dit peut-être pas toute la pensée de Balzac) et de « l’auguste mensonge » par quoi le roman doit « tendre vers le beau idéal, » Balzac inaugure le véritable Art Moderne formel, dont l’essence est de lier par le nœud arabesque d’une Fiction ces graves détails de vérité dérobés à la nature ou à la société par l’observation ou par l’intuition. — Enfin, bien plus nettement qu’Alfred de Vigny, Balzac se rend compte que le Poëte ne doit pas être au caprice de l’inspiration, qu’il doit la régir, que le génie est précisément la faculté volontaire d’être inspiré, que le génie ainsi gouverné par une volonté gouvernée elle-même par la raison doit se destiner tout entier à l’édification d’un seul monument, complet et un[35]. — L’unité du monument de Balzac est plus artificielle que réelle. Sans doute fallait-il la fonder sur les idées et non sur les personnages. Mais, — et je n’ose ce reproche qu’en protestant de mon culte pour ce tout-puissant génie en qui nous ne pouvons voir des ombres qu’aux lumières, au reflet de sa propre clairvoyance, — le tort principal de Balzac est de ne s’être pas contenté de ce « Beau idéal » dont il parle, d’avoir laissé, comme il la trouvait, l’âme humaine scindée entre une Religion et un Art qui dès alors commençaient à divorcer, l’âme en croix entre la Religion de la Croix et les joies de la Beauté pure et libre, de n’avoir pas deviné, lui qui avait deviné tout, excepté cela, que l’Art ne s’adresse pas seulement à une part de l’âme, qu’il veut tout parce qu’il porte en lui le secret de tout, parce qu’il peut contenter tous les désirs. Cette vérité, Balzac l’eût comprise si le « vrai dans les détails » — qui était si nouveau à cette heure — n’eût accaparé sa majeure attention, ne l’eût distraite de « l’auguste mensonge. » De là certainement viennent ces taches qu’on regrette dans le style de La Comédie Humaine et, parfois, ces légères insuffisances de la pensée. Le plus grand esprit du monde s’expose à bien des hasards si, dans son œuvre d’art, et dans une œuvre d’un art qu’il renouvelle de fond en comble, il ne fait pas converger comme à leurbutnaturel toutes ses croyances et tous ses rêves, toutes ses amours, toutes ses haines, tout son désir de bonheur. Cette façon de décerner au christianisme un brevet d’utilité sociale puis de s’en passer, en réalité, dans l’œuvre, ressemble au système d’arche sainte de Descartes. Au fond, la vraie Religion de Balzac, c’est son Art, et sa vraie Vérité, c’est celle qu’il aperçoit dans l’humanité et qu’il tâche de dégager. On ne parle jamais avec bonheur que de ce qu’on croit. Si Balzac était allé jusqu’à la fiction pure, il y eût exalté jusqu’à une Religion de l’Art son idéal de vérité humaine : dans des œuvres comme Séraphita — sublime réponse à ceux qui l’accusaient de « considérer l’homme comme une créature finie » — il effleure ce suprême domaine, cette terre promise où il n’entrera pas. Mais lui-même, n’en a-t-il pas conscience ? Je le crois. Il sait ce qui lui manque et peut-être considère-t-il son œuvre magnifique ainsi que les assises de réalité de l’œuvre d’art de l’avenir, de l’œuvre de rêve ! N’est-ce pas le sens des singulières paroles qu’il laisse échapper dans sa dédicace de Séraphita à madame Éveline de Hansk ? Il souhaite que ce roman nesoitlu que par des esprits « préservés des petitesses mondaines par la solitude : ceux-là sauraient y imprimer la mélodieuse mesure qui manque et qui en aurait fait, entre les mains d’un de nos poètes, la glorieuse épopée que la France attend encore. » Et il demande qu’on accepte de lui ce livre — qu’il semble préférer dans son œuvre — « comme une de ces balustrades sculptées par quelque artiste plein de foi, et sur lesquelles les pèlerins s’appuient pour méditer la fin de l’homme, en contemplant le chœur d’une belle église. » Il y a, là, d’incontestables pressentiments d’un Absolu esthétique. Mais Balzac ne les avoue pas toujours. Son attitude préférée est d’un sociologue ; son programme est d’écrire l’histoire des mœurs[36], d’en « surprendre le sens caché » et de dire « en quoi les sociétés s’écartent ou se rapprochent de la règle éternelle du vrai, du beau. » Il est, allé bien plus loin et, je le crois, il savait où allait son génie naturel, où, du moins, il irait par son influence future. Je crois entendre aussi vibrer une résignation généreuse dans la grandeur incomplète de son Œuvre.

Richard Wagner a fait deux principales choses : l’union de toutes les formes artistiques et la synthèse des observations et des expériences dans la Fiction. Personne des contemporains — j’entends des méditatifs et des sincères — ne doute plus, après tant d’injures, intéressées ou seulement ineptes, qui annoncèrent le glorieux effort, que là, dans cette voie ouverte par Wagner, au terme de cette voie, ne se dresse et rayonne le geste éblouissant de l’Art triomphant. On pense vain d’expliquer comment le théâtre de Wagner, quoi qu’en aient dit tels et tels, n’est pas la résurrection du théâtre grec[37], comment tous les moyens esthétiques requis par le Maître, musique, art scénique, poésie, concourent à l’Action : ce sont là vérités familières à ceux pour qui les présentes lignes sont écrites. Inutile aussi d’affirmer davantage de quel précieux et grave poids la pensée wagnérienne pèse et toujours plus pèsera, féconde ! sur les esprits engagés dans la voie lumineuse. Plus intéressant sera-t-il d’énoncer paroù cette Pensée ne serait pas elle-même cegeste dont je parlais, qui concluerait tout (et sans doute ne sera jamais) comment l’Œuvre unique laisse encore du chemin entre elle et le But : regrets et désirs à ne murmurer que tout bas, entre deux ou trois âmes respectueuses mais non pas enchaînées, regrets, désirs ultimes que j’imprime pourtant, sûr de les risquer sans danger en ce temps de bruit, en ce temps où nul n’écoute, sûr d’une innocuité que le succès certifiera en ce temps où, j’ai pu le dire, il n’y a plus de silence. — Trois regrets. — L’union, non pas la synthèse des formes artistiques. Nulle ne domine et là serait le défaut. Évitons la sempiternelle discussion de la précellence des arts entre eux ; tranchons vite : que celui-là soit le premier qui s’élève au plus près de ce point de départ où il faudra que tous reviennent : la Pensée ; et celui-là est le plus près de la pensée qui parle la plus précise parole. C’est évidemment la Poésie. Or, justement parce que précise (et encore qu’elle parvienne à s’en douer par des sortilèges, — ainsi qu’ont prouvé de nouveaux Poètes, tel M. Paul Verlaine) elle pourrait manquer de ce Vague, l’ondoyant, transparent et nécessaire voile de la Beauté : mais si la Poésie s’adjoint les autres arts pour obtenir d’eux cet essentiel Vague sentimental et sensationnel, qu’elle les régisse ! Sinon, il y aura juxtaposition, union même ; synthèse et fusion, point. La Parole est le lien naturel qui retient le spectateur au spectacle, qui opère la transsubstantiation des apparences de réalité qui écoutent aux réalités de rêve qui parlent. Elle et la Lumière prolongent la Comédie de la Scène à la Salle, échangent du geste qui se voit aux visages qui regardent une sympathie, une émotion qui reviennent en afflux fécondants au Geste-même qui les a causées. Que la Parole laisse donc à la Musique de faire l’atmosphère où le Verbe aura tout son sens, — comme un roi ordonne qu’on prépare le chemin où il va passer, et comme il ne se montre pas d’abord, mais se précède d’un cortège : puis, sur la scène ainsi préparée, que la Parole se montre, royale comme elle est en effet. Et voyez : peut-être parce qu’il n’avait pas soumis les autres arts à la Poésie, Wagner a été conduit à supprimer cette comédie seconde, à deux personnages, la Scène et la Salle : comédie que je regrette dans ce théâtre où seule est éclairée la Scène, comme pour, par un procédé trop initial, conventionnel, et qui par ainsi ne prouve plus rien, attester que le Rêve, visible seul, est seul en cause, que cette lumière impose le silence à cette ombre. (Ou peut-être aussi serait-ce le tempérament français, latin, qui rélucte contre cette arbitraire ordonnance du Maître allemand ?) C’est le malheur de l’Art qui a voulu que Wagner fut plus musicien que poëte. — Wagner fait la synthèse des observations et des expériences dans la Fiction. Mais cette fiction, quelle est-elle ? Historique, encore qu’elle recule l’Histoire jusqu’aux limites de la Légende. Elle évoque une heure, un lieu connus. Il eût été bien digne de Wagner de conclure (après tous les efforts des Poëtes précédents vers le rêve au moyen de ce subterfuge : l’éloignement dans l’espace et dans le temps) par la suppression du temps et de l’espace, par l’épanouissement du Rêve en sa propre patrie qui est sans heure et sans lieu, non pas l’oublié, mais l’inconnu, non pas le trop distant du sol précis qui porte nos pas, mais ce beau Pays qu’on ne verra sur nul continent. — Enfin Wagner, quoique aux splendeurs de son drame musical il n’ait pas manqué d’ajouter la puissante Grâce d’un caractère profondément religieux, n’a guère plus que Balzac et non plus qu’aucun autre accompli l’union fondamentale de la Religion et de l’Art par ce retour qui s’impose, inévitable ! à l’unité primitive de la Vérité et de la Beauté. Sa pensée, qui plus directement que dans ses drames se livre dans ses écrits théoriques[38], n’est pas équivoque : Wagner n’a pas vu le rôle divin de Religion Suprême qui incombe à l’Art Suprême. Il limite l’Art, dans ses tendances vers la Vérité, à faciliter l’intelligence de la vérité divine que renferme la religion, par une représentation idéale de ses allégories. Mais de quelle religion parle-t-il, en ces temps nouveaux où la Critique a mis en lambeaux les Mythes que le vieil autrefois conservait et adorait ? La Critique moderne ne permet plus qu’on croie à des choses incroyables, et pourtant l’esprit moderne comme l’esprit ancien, reste avide de beaux mystères : comment n’a-t-il pas compris, Wagner, que, puisque la religion ne peut vivre pour l’art qu’autant quelle voile son élément de vérité sous un entassement toujours croissant de choses incroyabes, et puisque, cependant, les hommes ne veulent plus que ces belles chimères soient proposées à leur raison, c’est à leur imagination seulement qu’il faut les offrir ! que ces choses incroyables, merveilleuses, qui lui servent à laisser à la vérité sa perspective d’adorable éloignement, d’accessibilité toujours future, reviennent à l’Art, non pas en conséquence et comme au serviteur de tel Évangile, mais en principe et en propre ! La doctrine de Wagner, sur ce point, tout au plus serait-elle admissible, contemporaine d’une religion triomphante, — alors que…

Des révélateurs de moins larges ensembles et de plus aiguës directions : Edgar Poe, Baudelaire, — illustre et double vigile de la Fête sacrée.

C’est un déjà vieux fait, qu’Edgar Poe, à peine révélé en France[39], y trouva comme la patrie naturelle de sa gloire, orpheline en sa vraie, vraiment factice patrie. De lui et de Baudelaire il faut aimer les influences comme fraternelles et qu’il sied de ne séparer point.

— Ce sentiment de la conscience poétique, plutôt, jusqu’à lui, pressentiment, n’acquiert tous ses droits qu’en Edgar Poe, par l’exemple de toute son Œuvre corroborant de l’autorité de la beauté le conseil de la logique. Moins souvent, — dans cette œuvre dont les conditions de sa vie ne nous ont donné que les miettes, dans cette œuvre, telle quelle, pourtant divine — put-il manifester cette conscience principalement, je veux dire en de l’art pur, que secondairement, en des pages où le plus sublime Poète ne montrait que ses moins rares dons. Là, il a fait de la Curiosité une passion extraordinaire. Moins certes l’admirons-nous dans l’infaillible construction de ses Nouvelles, dans sa maîtrise parfaite de l’intérêt progressé jusqu’à l’éclatement final, que dans le sens profond qu’il a de cet aspect non encore observé de la nature et de l’humanité, et dont V. Hugo n’avait vu que la forme : le grotesque et l’horrible. Quasimodo n’est qu’un monstre vulgaire, ayant pour tout intérêt une bosse. C’est dans l’âme qu’E. Poe voit le grotesque, dans le cœur et surtout dans la tête ; c’est à notre âme, et non plus à nos yeux, qu’il s’adresse. Chez lui tout se spiritualise, il se fait une synthèse spirituelle : ses fictions, toutes frémissantes pourtant des sensations les plus violentes, sont toutes spirituelles aussi. Ses passions dépassent l’humanité. Ses êtres grotesques sont des démons, ses êtres beaux sont des anges. Et, comme l’humanité, il dépasse la vie, soit par l’exaspération même de la sensibilité, soit par la mort, au delà de laquelle il connaît une vie ardente et mystérieuse. Donnons-lui sa vraie grandeur : il est le Poëte de l’Amour dans la Peur, de l’Amour dans la Folie et de l’Amour dans la Mort. Aussi, ses créations gardent ce caractère singulier, — qu’il recommande expressément comme une des lois du Beau, — et qui leur est naturel dans leur atmosphère d’exception. L’Exception ! voilà peut-être le plus significatif trait d’E. Poe, sa plus féconde vue en art. Dans l’exception seule, en effet, pourront les nouveaux Poètes réaliser les grands rêves d’aristocratie savante et de pureté belle. Et ces exceptionnelles et singulières figures, Ligéïa, Morella, et les deux pâles habitants de la Maison Usher, quelle frénésie de passion bat dans « leurs poitrines inertes d’anges[40] » ! Cette frénésie, celle-même du Poëte ! Mais elle n’endort jamais sa conscience et dans les plus compliquées combinaisons d’horreurs ou de folies, de peur, il garde la lucidité imperturbable du Maître qui a discipliné le Hasard. À la Mort et à l’Horreur il donne volontiers un cadre fastueux qui n’est pas un caprice, où sourd l’ironique vie des choses, où la splendeur aiguise l’angoisse, où les héros dutriste rêve voient grimacer les visages de leurs cauchemars. — Le sens de l’Exception, le sens Spirituel (singulier) de la Beauté dans l’intensité et enfin le sens Lyrique de la Science, — voilà les trois plus glorieux titres de Poe à l’admiration éternelle. On demande comment la Science et l’Art feront le grand accord sur quoi compte l’avenir ? Pascal, Balzac, Edgar Poe, M. Villiers de l’Isle-Adam le savent. L’Art touchera du pied la Science pour prendre en elle l’assurance d’un fondement solide et d’un élan la franchira sur les ailes de l’Intuition. Lisez Eurêka, ce roman et ce poëme, cette vaste explication religieuse, scientifique et lyrique dont le Faust est jaloux. — Comme caractère fondamental de la Beauté, Poe indique la Mélancolie. Je ne perdrai ni le respect ni la sagesse en disant qu’à l’heure où écrivait Poe tel était, en effet, le caractère essentiel de la Beauté : en parlant aujourd’hui comme il parlait alors, on parlerait contre sa profonde pensée. Notre vie étant cette chose affreuse, tant que l’Art n’a pas eu les moyens d’une réalisation parfaite de nos rêves de bonheur, il devait en effet se maintenir dans le deuil des joies que la vie nous refuse et qu’il ne pouvait encore réaliser en rêve. Poe n’a pas connu Wagner. Il en était à cette heure comparable aux vigiles des fêtes chrétiennes, où l’Église prescrit à ses fidèles toutes les tristesses physiques et morales afin que la fête du lendemain emprunte plus d’éclat au voisinage de cette ombre. Mais Wagner a parlé, et la Science, adjuvant l’Art, lui offre de miraculeux moyens de réalisation : aujourd’hui E. Poe dirait que le caractère essentiel et fondamental de la Beauté, c’est la Joie[41].

L’heure d’E. Poe est celle de Baudelaire. Baudelaire a comme recensé nos motifs de tristesse. Il a, comme un prince des ténèbres, tracé dans l’Art un rayon de lumière noire, — « révélé la psychologie morbide de l’esprit quia atteint l’octobre de ses sensations ; raconté les symptômes des âmes requises par la douleur, privilégiées par le spleen ; montré la carie grandissante des impressions, alors que les croyances, les enthousiasmes de la jeunesse sont taris, alors qu’il ne reste plus que l’aride souvenir des misères supportées, des intolérances subies, des froissements encourus par des intelligences qu’opprime un sort absurde[42] ». Sa gloire est, « dans un temps où le vers ne servait plus qu’à peindre l’aspect extérieur des êtres et des choses, d’être parvenu à exprimer l’inexprimable, grâce à une langue musculeuse et charnue qui, plus que toute autre, possédait cette merveilleuse puissance de fixer avec une étrange santé d’expressions, les états morbides les plus fuyants, les plus troublés des esprits épuisés et des âmes tristes[43] ». — Il a, lui, consacré la triste vigile à ouvrir des chemins secrets dans les abîmes de l’âme. Il a mesuré la grandeur du mal, de l’artifice et s’en est perversement épris, sans bonheur et comme un qui lui-même, par amour pour la Justice, prononcerait sa propre damnation. Baudelaire est un sensuel condamné au mysticisme, étranger à toute explication scientifique et, perdu sur les flots du vice moderne, les considérant avec un regard sévère de prêtre latin, — sans doute de mauvais prêtre, d’autant plus sévère, — latin et traditionnel par son haut goût de moraliste, par la logique de sa pensée en plein rêve, latin et romain par la force carrée de son génie bref, — non pas court, — très sûr, riche, sombre, par sa poétique-même et surtout par sa rhétorique, par l’incisive concision de son style. À la fois, Baudelaire a trouvé le vers moderne et retrempé le génie français dans ses sources vives, sans plus lui tolérer les libertés illogiques où il se dépravait. Il a concentré la Poésie française dans ses vers et dans sa prose — cette prose incomparable des Petits Poëmes et des Paradis Artificiels ! — Ce grand effort et l’objet désolant de sa constante vision lui ont donné une amertume inguérissable. Triste et superbe visage que celui de ce Poëte ! Il faut le voir, non pas dans le médiocre portrait[44] des Fleurs du Mal, mais plutôt dans le Baudelaire vieilli que nous montre une photographie des dernières années. Cette bouche qui méprise et ces yeux qui fouillent et jugent, sans plus beaucoup d’intérêt peut-être, mais aussi sans pitié ! Un reflet de toutes les hideuses pensées sur ce beau visage et comme une perpétuelle vision de châtiments. Les cheveux restés longs et qui blanchissent, un côté du visage ironique, l’autre rigide et comme d’un mort, les yeux hagards, les lèvres dégoûtées et serrées…

Flaubert, Sainte-Beuve, M. Leconte de Lisle et les Parnassiens[45] ont concouru, formellement, à une grande révolution littéraire. Foncièrement, chacun d’eux a fait une œuvre d’intérêt inégal, mais qui, chacune, pressent l’avenir.

Je ne sais si les langues se fixent : oiseuse question ! Tout écrivain, aujourd’hui, plus ou moins, fait sa langue. Toutefois je pense que, pour de plus épris de dire de nouvelles choses que des mots nouveaux, il est infiniment précieux qu’un homme de génie ait voué son principal effort à réaliser la forme littéraire française la plus sûre, la plus fortement belle, classique et romantique à la fois, traditionnelle et mouvementée, parfaite. Cet effort est celui de Flaubert et sa gloire. À qui le lit pour la première fois, il semble que ce Poëte ait créé la prose française, et qu’il l’ait créée comme en dehors, comme loin de lui, en négligeant de signer sa page. Il donne l’illusion, dans ce but se gardant des nuances, que chaque pensée, chaque idée, chaque sensation, chaque sentiment se désigne d’un mot, unique, certain. Son regard est vaste mais un peu général, il sent d’une sorte plus étendue que profonde. — Au contraire Sainte-Beuve s’avoue faible, inégal aux ambitions hautes, toujours en train de nous parler de lui-même, signant chacun de ses mots, nous donnant l’analyse subtile, et qui voudrait être complète, de ses fautes, de ses remords, de ses intentions, de ses scrupules, le tout se résolvant en un ennui dense et pourtant léger, l’ennui d’un esprit raisonnable et mûr, qui ne veut être ni la victime des autres ni sa propre dupe. Chez lui tout n’est plus que nuances. Les idées, les sentiments se divisent, se disséminent et le désir d’atteindre à l’élément premier et précis, qui toujours se dérobe, induit le Poëte en un vague d’âme et de style délicieux, déconcertant. On a très agréablement comparé la phrase de Sainte-Beuve à un chœur d’ombres, au bord du fleuve noir, suppliant le passager de dire pour elles le mot fatidique qui doit les délivrer, qu’elles ont oublié, qu’elles cherchent vainement et que le passager ne trouvera peut-être pas, mais qu’il a l’assurance de connaître, qu’il a sans cesse au bord des lèvres. Ce mot, c’est le « mot propre, » — le mot qui n’existe pas, celui qu’emploie Flaubert avec une illusoire et magnifique bravoure à condition de se maintenir dans le domaine universel des représentations générales[46], Sainte-Beuve a le désir, très moderne, de tout dire et cet esprit nourri des classiques touche l’insuffisance de l’éducation qu’ils lui ont faite, à tout instant inventerait des vocables, mais timide, sans doute sage, se contente de créer des alliances de mots par lesquelles il nous suggère ce qu’il veut et ne peut dire. Sa phrase — je parle de l’écrivain de Volupté et non de celui des Lundis, qui n’est plus qu’un journaliste exceptionnel, littéraire — se complaît en des allures louches qui sont justement la seule franchise de l’artiste s’il a des pensées et des sensations délicates et subtiles, sa seule « honnêteté ». Elle a l’écho d’une douce plainte qui jamais, — discrète, — ne criera, — oui, la plainte d’une ombre, une plainte qui ne se profère pas et veut pourtant être devinée. — C’est de Sainte-Beuve que date le premier essai de suggestion littéraire. Il n’explique ni ne décrit et sait faire voir et sentir. — Plus spécialement encore y parvient-il par ses vers que par sa prose. À vrai dire, ses vers sont souvent de curieuse prose rimée, ce Monsieur Jean, par exemple, sa plus singulière tentative. Le goût lui-même du détail produit cet imprévu et logique résultat que le détail du sentiment détruit le détail de l’expression. Rien ne ressort. Tout est souligné. Le poème, comme un très fin, très ordonné, très fluide tissu, n’a ni trous ni paillettes. Les sujets que choisit Sainte-Beuve, intérêts aux petites choses, atonies et douceurs, comportaient cette forme. Elle lasse, comme lassent aussi les sujets qui l’appellent. — Avec plus de force et d’intensité, ou Sainte-Beuve s’échapperait, se dissiperait, ou il irait à cette langue délibérément personnelle, nerveuse et libre, telle qu’ont fait la leur MM. de Goncourt. Sainte-Beuve hésite trop entre la Tradition et ce besoin de dire dans une forme nouvelle des sentiments nouveaux[47].

Flaubert et Sainte-Beuve, si diversement, avaient donc refaçonné la prose française. : ce qu’ils avaient fait pour la prose fut fait pour les vers, par M. Leconte de Lisle, M. Théodore de Banville et les Parnassiens[48].

Les ridicules imitateurs de Lamartine, de Musset et d’Hugo, et Hugo lui-même — le philosophe vague de Religions et Religion et de L’Âne — avaient relâché le Vers : indigence des rimes, odieux remplissage, chevilles et laisser-aller, le Vers entre leurs mains était devenu flasque, mou, sans corps et sans tête, vide et gonflé, — il venait à rien. On croyait le remplir par d’ineptes cris qu’on prenait pour de la passion et par des lieux-communs qu’on prenait pour de la pensée. À ce débordement des lâchetés et des nullités M. Leconte de Lisle, avec un sens très sûr des nécessités du moment, opposa la forme châtiée, austèrement belle, et l’impassibilité morale. M. Leconte de Lisle est un grand artiste conscient et son œuvre triste et haute a d’imposants aspects de perfection. — Les meilleurs parmi les jeunes esprits le suivirent. Pour eux, la forme irréprochable et la pensée froide furent des mots d’ordre. Le Parnasse, qui est la symétrique contradiction du groupe romantique, a rendu à l’Art des services très grands. On dit qu’il y eut de l’excès dans leur doctrine de l’Art pour l’Art : je crois qu’il y eut un clairvoyant pressentiment et que le seul tort de l’École fut de ne pas oser déduire du principe ses suprêmes conséquences. Aussi dépassait-elle la pensée des Parnassiens, cette grande formule : l’art pour l’art. Ils restreignaient l’Art à n’être guère que l’Expression et pour plus d’un il ne s’est agi que de la forme pour la forme. Mais encore, et telle quelle, leur doctrine était bonne et nécessaire. Ils ont reforgé et retrempé le noble Vers, ils l’ont rendu digne de servir à de vraies œuvres, apte à subir de dernières et nécessaires modifications. — N’est-ce pas un spectacle significatif, celui que nous donne l’Art du XIXe siècle au lendemain du Romantisme ? Pendant qu’évolue la dernière Formule, la formule naturaliste qui ne nécessite ni beaucoup d’ouvriers ni beaucoup de temps, les véritables Artistes, — dont l’un même donne le mouvement au Naturalisme, — Flaubert, Sainte-Beuve, MM. Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Catulle Mendès, Léon Cladel, Léon Dierx, François Coppée, (Paul Verlaine, Villiers de l’isle-Adam, Stéphane Mallarmé,) José-Maria de Heredia, Armand Silvestre — font cette rude et utile tâche de redresser et d’affiner les instruments de l’Art, la Prose et le Vers. — Mais outre cette tâche commune et concurremment avec elle, chacun de ces artistes accomplit une œuvre personnelle, où prédomine, il est vrai, l’élément-artiste sur l’élément-poëte.

Flaubert et M. Leconte de Lisle sont les derniers Poẽtes historiques. En eux — et là n’est point leur mérite — le scrupule d’être vrai, ce soin de la « vérité des détails » dont parlait Balzac, devient une tyrannie : pourtant ils restent fidèles au commandement de la Fiction, mais ils ne lui donnent aucun accent nouveau. La Tentation de St-Antoine et Salammbô, Les Poẽmes Antiques et Les Poèmes Barbares sont des fictions de même ordre que les Martyrs et Notre-Dame de Paris. Le seule différence quant au fond est dans le moins et le plus d’exactitude du détail. Dans la forme, toutefois, et dans le sentiment qu’elle exprime, dans le choix aussi des sujets il y a une nouveauté capitale. Flaubert et M. Leconte de Lisle crient moins violemment, plus sourdement que leurs prédécesseurs : mais leur plainte est plus intense et révèle une souffrance plus sincère. Ce n’est plus d’un chagrin d’amour qu’ils se lamentent. Leur mal est dans leur essence même, dans l’effroi de ne rien savoir, dans

La honte de penser et l’horreur d’être un homme.

Et, point notable, elle est, leur plainte, quoique plus profonde que la déjà surannée plainte romantique, beaucoup plus mesurée, esthétiquement plus belle, d’une beauté qui comble, sans peut-être qu’ils y pensent, la moitié du désir d’au delà de leurs âmes : l’Art, par eux, fait un grand pas vers sa mission divine. La Beauté qui console par sa seule présence, ou qui du moins donne encore la force de vivre, n’est-ce pas déjà une Religion ? Quant aux religions révélées, Flaubert ni M. Leconte de Lisle n’y pensent plus guère, du moins quant aux religions dites vivantes, à leurs yeux mortes depuis longtemps. Ils n’essaient même pas de reconstruire l’appareil d’une vie sociale dominée, inspirée par une grande foi ou de nous montrer le beau duel de la foi chrétienne et de l’amour. Pour eux cet Évangile est plus mort que ceux qu’il a tués et c’est à ceux-ci, plutôt, qu’ils demanderaient une réponse, ou à d’autres encore qu’il n’a même pas soupçonnés. Saint-Antoine nous montre un cœur torturé par la vision des Paradis de la Vie ; Salammbô est la prêtresse de Tanit. M. Leconte de Lisle interroge l’Art védhique et les religions de l’Antiquité grecque et latine. L’Art empruntant aux perfections de la Forme le frisson consolant d’une Religion de la Beauté, — la Pensée remontant à ses Origines pour leur demander l’aliment métaphysique de cette Beauté, — voilà le plus précieux apport de ces deux Poëtes au trésor moderne. — Après cela, si on parle de Flaubert, c’est pour vanter son « objectivité », et de M. Leconte de Lisle, son génie de peintre, de paysages et d’animaux, et son impassibilité. J’ai déjà dit que l’Art est essentiellement et uniquement subjectif. L’impassibilité fut une vérité qui est une erreur, — la nécessité d’un instant. Quant aux animaux de M. Leconte de Lisle, ils n’ont souvent guère plus de vie que des figures peintes. Ils sont décrits. Les procédés mêmes de cette description manquent parfois de subtilité. Ces éléphants qui ébranlent le sol, et sont caractérisés surtout par le bruit qu’ils font, sont un peu convenus et c’est ici la vérité des détails qui fait défaut. Rie’n de ce frôlement du gigantesque vieux moine traînant ses savates qui désigne surtout la marche de l’éléphant, et rien de ce balancement rhythmique et sacré de la tête énorme et de la trompe… — Et puis, à un autre point de vue, cette philosophie du néant est plus faite de mots que de pensées.

« M. Théodore de Banville est, par son génie, le contemporain de la génération qui monte. S’il se console de vivre dans notre époque positive et triste en se souvenant des origines helléniques de la race, il a pourtant senti et connu tous nos maux. C’est celui de nos Maîtres qui a sur l’avenir la plus vive et la plus heureuse influence[49] ». Ce n’est pas assez de dire que M. Théodore de Banville est le plus grand des poètes vivants qui ont réalisé leur œuvre, je crois qu’il a pour âme la Poésie elle-même. Par quel prodige, au milieu de ce siècle de critique et tout en subissant comme un autre les misères de ce siècle, dans ce pays de censure et d’académie, un homme de ce temps et de ce lieu a-t-il pu se ressouvenir de la vraie, pure, originelle et joyeuse nature humaine, se dresser contre le flot de la routine implacable et non pas écrire ou parler, mais « chanter «comme un de ces bardes qui accompagnèrent au siège de Troie l’armée grecque pour l’exciter avant le combat et ensuite la reposer, — toutefois en chantant ne point sembler (pour ne blesser personne) faire autre chose qu’écrire ou parler comme tout le monde, et, avec une langue composée de vocables caducs, usés comme de vieilles médailles sous des doigts immobiles depuis deux siècles, donner l’illusion bienfaisante d’un intarissable fleuve de pierreries nouvelles ? Je le répète, c’est certainement que cet homme a pour âme la Poésie elle-même, et dès lors je ne m’étonne plus de cette jeunesse éternelle, de cet esprit lyrique, qui jongle avec les mots, les forçant à décrire d’harmonieuses, imprévues et significatives courbes, si profond qu’il se laisse croire ingénu. — Le Poëte des Exilés et des Odes Funambulesques a sauvé le Parnasse du possible ridicule où son allure guindée l’eût entraîné et, sachant que la Mélancolie n’est pas le dernier but de l’Art, lui a ouvert le chemin vers cette aurore où tout se rajeunira: la Joie. Ce mot suffirait par indiquer le rang magnifique de ce Porte : il a la Joie ! — la joie des idées, la joie des couleurs et des sons, la joie suprême des Rimes et de l’Ode. M. de Banville a montré dans ses vers et expliqué dans son Petit Traité de la Poésie française que la Poésie est, d’essence lyrique et que la Rime est la synthèse du Vers. Il a dit aussi et prouvé que le Drame doit être une ode dialoguée. Quoique tel et telnovateurs actuels semblent l’avoir oublié et quoique, sans doute, il faille féconder la reforme accomplie et la poursuivre selon la nécessité de toujours davantage libérer l’Expression en deçà, bien entendu, des bornes infranchissables, je crois que l’Art Intégral devra beaucoup au Maître qui, lepremier, formula ces deux lois. Il a, mieux que personne aussi, préciséles rapports de la Vérité et de la Fiction, indiqué dans quelle mesure les données de la vie doivent s’enrichir des conquêtes de l’Imagination et, ce double but de l’Art, réaliser le Rêve par la Vie, embellir la Vie par le Rêve : « Ce double but : faire oublier la Vie et la représenter cependant ; car nous ne pouvons nous intéresser à rien qui ne soit pas elle, et, d’autre part, nous ne saurions être réjouis si nos soucis ne sont magiquement dissipés et mis en fuite par la toute puissante Illusion. » Et ailleurs, exprimant la nécessité d’une spiritualisation des objets dans l’œuvre d’art : « Nul objet matériel ne s’adresse directement à notre âme, et notre âme n’est subjuguée que par ce qui s’adresse directement à elle. » Il sait que tout est dans la Beauté, que l’utilité d’un poëme est d’être beau. S’il n’a formellement dit que la Beauté suppose la Vérité, qu’un jour l’homme se laissera guider par celle-là vers celle-ci, je ne le crois pas très hostile à cette pensée. Enfin, autant que Gérard de Nerval lui-même, quoique avec une conscience plus maîtresse de soi, M. de Banville a le sens du merveilleux, l’inquiétude du miracle perpétuel de la vie, l’admiration de la femme autant pour l’inconnu qu’elle recèle que pour les délices de sa beauté[50]. Il a frémi lui-même du grand frisson de la génération jeune qui veut savoir là où les ancêtres ont douté. Il sait que l’Art se fonde désormais sur une métaphysique profonde et il assiste, en témoin qui admire et comprend, qui connaît ces belles souffrances, à cette bataille définitive de l’Homme et de la Nature : « Ce n’est plus un duel courtois, c’est un combat sérieux qu’il doit soutenir contre l’Isis éternelle ; il ne veut plus seulement soulever ses voiles, il veut les déchirer, les anéantir à jamais et, privé de ses Dieux évanouis, posséder du moins l’immuable Nature, car il sent que ces Dieux renaîtront d’elle et de nouveau peupleront les solitudes du vaste azur et les jardins mystérieux où fleurissent les étoiles. » Voilà le Poëte dont on a dit et qui a laissé dire qu’il ne pense pas, — cela parce que, artiste parfait, il ne touche de ses vers sa pensée que par les sons et les couleurs du Symbole qui la concrète. Comme lui, laissons dire et, nous qui savons bien pourquoi, admirons et aimons.

Je crois que M. Catulle Mendès a les dons d’un très haut Poëte : s’il n’est que le plus inouï des artistes faut-il en accuser lui-même ou son temps ? On sait que, plus que d’un autre, le Parnasse est son œuvre, l’œuvre de son énergie, de son activité, aussi de son talent. Peut-être est-il resté trop fidèle à l’école qu’il avait si bien servie. Peut-être la nature même de son talent, si souple, si divers, ingénieux à saisir tous les procédés, ne lui permettait pas cette unité de vues où il faut se réduire pour l’unité de l’œuvre. C’est à coup sûr le plus intelligent des hommes, le plus compréhensif et le plus savant des artistes. Je ne crois pas qu’il ignore les destinées de l’Art : il sait toute la Forme et la Forme, qui sait tout, a dû les lui dire. Pourtant il ne les sert pas, il se contente d’écrire des choses, parfaitement admirables d’ailleurs, orientées vers un idéal oscillant entre le passé et l’avenir. Il reste occupé de perfections secondaires : si c’est par indifférence ou par septicisme, il ne faut pas lui pardonner.

L’œuvre de M. Léon Dierx est très noble et très pure. Ce Poëte, que le succès, aussi peu quêté, a peu favorisé, durera, cher surtout aux jeunes poëtes. Une mélancolique intelligence de la Nature et de ses correspondances humaines, un art très harmonieux et d’un homme qui sent et pense. Comme dit très justement M. Mendès[51] : « Je ne crois pas qu’il ait jamais existé un homme plus intimement, plus essentiellement poète que M. Léon Dierx. »

M. François Coppée est une très curieuse et très sympathique figure de poète. On ne peut penser que les générations jeunes lui demandent le secret de l’inspiration nouvelle. Son œuvre est un terme. Pourtant elle est bonne et il a raison de croire en elle. Son idée est à lui, justifiée, non pas fournie, par des pressentiments d’Hugo, de Baudelaire et de M. de Banville, surtout de Théophile Gautier et de Sainte-Beuve.

M. de Hérédia, d’un talent infiniment moins subtil mais plus retentissant que celui de M. Mendès, est aussi surtout un artiste. D’un rêve d’or et de sang, bellement théâtral, il fait des poëmes sans pensées et pleins de mouvement et de couleur, des vers sonores et rudes.

M. Armand Silvestre, en qui le prosateur rendrait injuste pour le poëte, — le poète éperdu de seul Lyrisme, — a écrit, dans les Paysages Métaphysiques notamment, quelques-uns des plus beaux vers que je sache. Le titre-même de cette partie du premier recueil de M. Silvestre indique comme ce chanteur, qui laissa, depuis, la sensualité déborder dans son œuvre, avait le sentiment juste des voies nouvelles.

M Léon Cladel, élève de Charles Baudelaire, reste l’inspiré de ses ciels et de ses champs du Rouergue. La Ville lui apprit que les Champs, pour elle, constituent une ultima Thule et il chante les Champs avec l’accent d’un campagnard qui sait, plein de ruse, comment présenter aux citadins, pour les étonner, les simples fruits. Il n’a pas le vers, mais il a fait de sa prose, ce styliste effarant, un véritable instrument de poëte, plus apte toutefois à rendre les émois et les efforts physiques que des sentiments, des idées et des pensées. Mais, comme il magnifie dans l’intensité d’un rêve épique ses actions et ses personnages, on peut dire qu’il leur donne dans l’esprit du lecteur un nimbe d’héroïsme.

À ces six derniers Poètes plutôt rendons-nous un hommage désintéressé. Ils ont été plus curieux de mettre en œuvre, pour leur propre compte, les trésors acquis déjà, que d’ouvrir des mines nouvelles. Nous saluons ces œuvres accomplies, comme de beaux monuments au bord du chemin.

Enfin, parmi les incontestables Initiateurs, j’ai réservé ces deux Maîtres : M. Edmond de Goncourt, M. Barbey d’Aurevilly, qui, avec des principes différents, ont apporté dans l’Art les mêmes fécondes résultantes.

Les vrais mérites de M. de Goncourt ne me semblent pas être ceux qu’il désire le plus qu’on lui reconnaisse. L’histoire réduite à l’interprétation du bibelot centenaire, le document humain l’initiation du public moderne à l’Art Japonais, — c’est la part la plus apparente, ce n’est pas la plus réelle de son œuvre. — M. de Goncourt a eu, plus que personne avant lui, le sentiment de ce qu’il faut nommer (faute d’un vocable plus approprié là où les traditions de la langue sont nécessairement insuffisantes puisqu’il s’agit du plus spécial caractère qui distingue aujourd’hui d’hier) la Modernité. Il a vu, dans le masque uniforme que la science jette sur la nature partout où elle est en relation directe avec l’homme, l’humanité s’en aller des choses, les choses reprendre, dans un silence menaçant leur vie personnelle, étrangère à l’humanité ainsi vaincue par sa propre victoire et impuissante à reconquérir ses ruines qui retournent à la nature. Il a vu, dans la société, dont les individus sacrifiés à l’ensemble subissent aussi ce joug de l’uniformité, des exceptions abominables ou délicieuses rélucter contre l’ordre de n’avoir qu’un masque et sous ce masque cacher leur vrai visage : leur Physionomie[52]. Par ce principal souci de la physionomie humaine beaucoup plus que par ses recherches de documents humains — plus propres à fausser l’ensemble par l’exagération du détail qu’à fixer les certitudes de ce que les Naturalistes dénomment non sans pédantisme « la grande enquête », point de vue qui fait souvent de leurs livres une littérature de commissaires-priseurs — M. de Goncourt a réalisé la synthèse de l’âme humaine. Il en a suivi sur cette physionomie jamais immobile la multiple et fuyante expression, il en a saisi l’insaisissable. On connaît, en ce genre, dans Madame Gervaisais, dans Renée Mauperin, dans La Faustin et dans Chérie des pages tout à fait merveilleuses qui ont sollicité et découragé bien des imitations. — Ce désir, et aussi cette conquête de l’insaisissable ont naturellement conduit M. de Goncourt dans la voie explorée par Sainte-Beuve déjà : mais M. de Goncourt y est allé très loin et, je crois bien, jusqu’au terme lui-même. Chez lui pour la première fois nous voyons l’écrivain s’inventer de toutes pièces « une langue personnelle ». Je sais tout ce qu’on peut dire contre cette tentative d’écrire dans un idiome qu’on possède seul et qu’il faut que le lecteur apprenne pour bien l’entendre, et je sais que tout ce qu’on peut dire ne fait, selon le mot de Molière, que blanchir devant ce jugement qu’il faut que toute sincérité éclairée porte sur cette tentative : cela est beau. On prétend que c’est là priver l’œuvre d’une longue clarté, et rien n’est puéril comme cette prétention quand le temps se charge de créer à chaque siècle une langue personnelle que le siècle suivant n’entend pas sans étude. L’écrivain a tous les droits pourvu que sa langue particulière soit soumise au génie général de la langue et au génie aussi des langues mortes qui l’ont faite[53]. La langue de M. de Goncourt a ces deux qualités. — Par la modernité, la vie des choses (effacée toutefois devant la vie humaine, la physionomie), par la langue personnelle M. de Goncourt appartient à la génération nouvelle. Il se recule d’elle par son incuriosité des mystères divins. On peut supposer qu’un amour trop soigneux des détails, pourtant tous graves et desquels chacun reflète l’ensemble, efface en lui ce besoin supérieur de coaliser pour un seul but tous les efforts de la pensée. M. de Goncourt n’a pas l’esprit religieux. La Beauté le séduit et le domine en le saisissant surtout par sa curiosité ; or, la curiosité ne s’agenouille que pour voir de plus près, point pour adorer. M. de Goncourt est l’Esprit Moderne en qui le souffle scientifique a éteint déjà les lumières mystiques des Révélations et n’a pas encore attisé le feu, mystique lui aussi, des croyances conquises par la science. Il cherche, il doute ; peut-être n’a-t-il pas le désir de croire…

M. Barbey d’Aurevilly, au contraire, est le bon chevalier des croyances anciennes. C’est l’esprit moderne resté fidèle aux Évangiles et n’admettant qu’à leur contrôle l’avis de la Science. Volontiers il la raille et lui jette le défi d’expliquer les mystères qu’elle constate. Pourtant, lui aussi est agité du grand émoi et lui aussi dans les visages, presque indifférent aux directions des traits, est pris tout entier par cette tragi-comédie des larmes et des sourires. Mais où M. de Goncourt observe, avec une curiosité qui ne pense pas à conclure, un état et de réciproques influences du milieu social et de l’organisme physique, M. Barbey d’Aurevilly, dont le regard, sinon plus sûr, car il n’a pas le juste respect de la Science, dumoins plus éclairé, puisqu’il sait qu’au fond de ces ombres épaisses il y a des clartés surhumaines, voit Dieu. Le grand tort de ce Dieu personnel, c’est que c’est un mot toujours trop tôt dit, un mot qui a surtout l’autorité oppressive d’une défense d’outrepasser, une porte fermée sur l’Au delà. Et cette porte, toute belle et grandiose qu’elle soit, encore parée des mystérieuses sculptures gothiques, l’Esprit Moderne a déclaré qu’il voulait la briser pour aller plus loin, pour voir plus loin dans l’immense Au delà interdit. Cette impiété est pieuse. Peut-être donnerait-elle un grand caractère mystique au vandalisme affreux des gens de la Révolution : ces gens-là ne savaient point ce qu’ils symbolisaient et c’était l’invincible, l’irrésistible élan de l’âme humaine vers le Dieu dont elle est éprise, qu’elle ait ou non conscience de son amour. M. d’Aurevilly est bien dur pour cet amour qui s’ignore. Mais cette dureté implacable lui a fourni l’angle solide qui fait son œuvre si imposante. Du haut de ce mysticisme démodé, comme retrouvé et qui s’est tout noirci au long des siècles, le Poëte regarde autour de lui sans trouble et, ramenant tout à sa pensée unique, fait, lui encore, une synthèse de l’heure nouvelle selon les lois, qu’il entend toujours sonner, des vieilles heures. Lui encore il sait le merveilleux des choses, il a le plus intense sentiment de la modernité, le secret de la Physionomie et la langue personnelle. Cette langue, une des plus belles qu’on puisse lire en aucune littérature. Éloquente et subtile, et poétique, austère et passionnée ; comme des ciselures dans un mur très ancien et qui s’effrite, mais dont les pans ruineux restent debout par un sortilège et ne tomberont jamais ; sombre, avec tout à coup des mots de lumière qui tyrannisent (cette définition de l’Enfer : « Le ciel en creux »!) ; excessive à l’ordinaire, mordante, cassante et déchirante, parole de dandy sadique, et qui sait s’alanguir et caresser, murmurer, sourire ; qui semble toujours décrire et qui presque toujours suggère ; qui laisse le souvenir comme d’une saveur, comme d’une blessure, comme d’une injure, comme d’un colloque entendu dans l’ombre ; rouge, safran, gris-perle : peut-être le plus extraordinaire monument, dans la littérature, où la voix du Passé gronde encore, et s’irrite des « Mais » et des « Pourtant » du Présent, et s’épeure un peu du « Parce que » définitif que va prononcer l’Avenir.

En ce grand écrivain nous en avons fini avec les inspirateurs et les initiateurs de l’Art nouveau. Nous trouverons leurs influences concentrées et résultées, et, sinon parvenues au terme, du moins annonçant des tentatives que le passé ne pouvait prévoir quoique nous puissions aujourd’hui les lire en lui, — dans les Poëtes dont il me reste à parler, — brièvement : car ai-je fait, jusqu’ici, autre chose, en somme, que de parler d’eux ?

Personne, sans doute, ne contestera qu’il faille recenser toutes les tendances des plus grands génies de ce siècle, pour comprendre l’œuvre de M. Villiers de l’Isle-Adam. En lui le Mysticisme et la Science se rencontrent pour concourir au triomphe de l’un par l’une ; le mérite fabuleux de la Fiction, — quoiqu’elle reste, hélas ! voisinante au lieu et au temps. — l’en dégage toutefois jusqu’au Rêve de pure philosophie humaine à qui la science et l’heure choisies servent seulement de prétextes, sans plus jamais le secondaire soin d’une restitution précise du fait ancien, ni d’une description minutieusement exacte de l’instant contemporain ; la parfaite maîtrise de la forme, loin d’être ce pacte damné, dont parle Baudelaire, de l’artiste avec son instrument, enchaîne au service immédiat de la pensée symbolisée toutes les ressources extérieures de l’Art, musique et plastique ; l’horreur de la honte vitale, quoique ce Poëte soit de ceux que la vie a le plus rudoyés, n’a pour accent de rancune que l’ironie d’une âme claire, d’avance à toujours retranchée dans ses indéfectibles certitudes, qu’une ironie plutôt écartant la vision du mal que s’attardant à le maudire ; et le sens du merveilleux de cette vie, qu’on a faite mauvaise mais dont l’essence est pleine de surprise et de joie, apparaît, intuitif et raisonné, servi par un esprit tout-puissant en abstraction, tout-puissant en imagination, — l’esprit d’un Penseur religieux, d’un mystique Métaphysicien, — servant à la magnification de l’œuvre d’Art totale ; l’aristocratie royale de cet esprit et de ce goût, étrangèrement à celle de cette naissance, donne au génie un accent superbe d’éternellement jeune fierté, en fait l’âme exceptionnelle elle-même éprise d’Exception et qui, dans tous les livres que nous a donnés jusqu’à ce jour le comte de Villiers de l’Isle-Adam, n’a peint jamais que des types de rare essence humaine, humaine d’autant plus et mieux que plus rare. — Esprit et œuvre vraiment synthétiques. — Quelques observations pour préciser, sans rien leur reprendre, les admirations. Cette ironie, qui voudrait écarter la vision du mal, et que M. Villiers de l’Isle-Adam, manie, vraiment ! comme une arme qui serait mortelle s’il n’était généreux et chrétien, résulte moins de la cause ordinaire (la disproportion de la Vie et du Rêve, des gens et du génie, de l’erreur et de la Vérité) que des conditions de l’heure où le Poëte parvient à la maturité. Il a été plusieurs fois obligé d’opposer cette ironie aux prétentions d’une Science affolée, s’exaltant jusqu’à nier le Mystère : la Science plus sage eût laissé le Poëte grave et joyeux. — C’est, sans doute aussi, parce que cette heure de la sagesse, qui sera l’heure de la joie, n’a pas encore sonné que ce Poëte aime tant sa Mélancolie. Sans cesse il évoque « le spectre d’une femme mystérieuse, reine d’orgueil, sombre et fière comme la nuit encore et déjà crépusculaire avec des reflets de sang et d’or sur son âme et sur sa beauté[54]. » — Enfin, le Monument, l’unité de l’œuvre, idée qui visita peut-être le jeune homme, quand il méditait l’avenir, au bord de sa patrie bretonne, au bruit sacré de l’orgue et de la mer, l’homme n’a pas réalisé cette idée : encore, peut-être, pour la même cause.

M. Villiers de l’Isle-Adam, qui n’a guère subi l’influence naturaliste que par Balzac et Flaubert et chez qui l’ironie, comme occulte encore, de ce dernier a éclaté, finale et dernière expression de l’étonnement du Poète devant l’indignité du Monde, vient surtout des Romantiques, des Classiques — (et de la Nature) — de Châtaubriand et de Goethe, de Pascal — (et de Shakespeare). — M. Joris-Karl Hüysmans serait étranger au Classicisme comme au Romantisme, s’il n’en persistait un écho chez Flaubert et M. de Goncourt. Attiré d’abord par le Naturalisme, il y a contracté ce dangereux mal : la haine des idées. Il a été sauvé par un don qu’il ne partage qu’avec M. de Goncourt et M. Barbey d’Aurevilly, un don que ces deux Poètes eux-mêmes n’ont pas à ce degré : la Modernité. M. Huysmans a l’intelligence, le goût, l’amour — compliqué, mêlé, corrigé, rectifié de haine — le sens, enfin, des vertus et des vices, de l’atmosphère et de la physionomie modernes. Et comme la Modernité comprend tout l’homme, M. Huysmans pour le traduire a dû s’élever jusqu’à l’intelligence de tout l’Art. C’est pourquoi, ayant débuté par des En Ménage et des Sœurs Vatard, il est parvenu à cet étrange À Rebours, où encore son esprit hésite entre les réalités de l’apparence et les réalités du Rêve, étudiant celles-ci du fond de celles-là, en témoin curieux, intéressé, qui n’oserait avouer ses préférences et traite plutôt de singularités les Beautés nouvelles. Dans En Rade l’hésitation n’est pas tranchée encore, le Rêve et la vie se côtoient et le Rêve consiste surtout en des rêves qu’attristent des souvenirs de la vie. Mais pour elle, pour cette vie atroce, jamais Poëte n’avait si cruellement, si fastueusement aussi, proféré son horreur. C’est une fureur mortelle, d’autant plus effrayante qu’elle est plus juste, d’autant plus amère qu’elle se borne davantage à la contemplation unique des objets de terreur, de fureur et de dégoût. On ne peut longtemps endurer ce supplice intérieur, surtout si déjà connut-on les consolations de la Beauté. Or, M. Hüysmans est le familier des littératures tendant à franchir leurs limites et le fanatique de certains suprêmes artistes, tels que M. Gustave Moreau. À propos de ce peintre il y a, dans À Rebours, quelques unes des plus belles pages que M. Hüysmans ait écrites, de celles qui justifient pleinement M. Francis Poictevin dédiant ses Derniers Songes à J.-K. Hüysmans « l’écrivain si aigu et si fastueux ».

Madame Judith Gautier est peut-être, de cette génération, l’âme la plus uniquement poétique, la plus fière, et, au delà de toutes passions, dans sa patrie de rêve, la plus calme. Chez elle aussi la Fiction, quoique elle s’attarde en des pays nommés, à telles dates, n’a plus rien d’historique et de géographique. La Fiction, c’est l’atmosphère de la Beauté, et la Beauté, c’est la religion de l’esprit. Je ne crois pas me tromper si je dis que, dans l’âme de ce Poëte, il n’y a de place que pour le Rêve de la Beauté. Et cette âme, dans ce Rêve, comme elle y prend son bonheur, y trouve sa croyance. Dieu ne doit-il pas être ce qu’il y a de plus beau ? La Vérité peut-elle n’être pas très belle ? — Sans doute ici retournons-nous aux idées générales. Mais c’est à peine s’il s’agit d’idées. Le livre de Jade est tout de belle grâce, Iskender est tout de belles formes. — Qu’est-ce qui fait donc que Madame Judith Gautier nous semble un poëte plus complet, plus un que, par exemple, son père, Théophile Gautier ? C’est qu’elle a, dans son rêve, plus de liberté, plus d’intensité, plus de simplicité ; c’est, consciemment ou non, qu’elle nous montre dans les belles formes où elle se plaît des symboles de tout ce que nous souhaitons de plus charmant et de plus loyal. — Je ne sais si elle manque dépensées : elle n’a pas risqué de nous le laisser surprendre.

De ce que je disais, à propos de M. Villiers de l’Isle-Adam, je retiens beaucoup pour parler de M. Paul Verlaine, avec cette fondamentale différence que le langage du premier est la Prose, et le langage du second, le Vers. Mais « en nul poëte plus sûrement qu’en celui-ci ne confluent les deux grands courants qui de Gœthe et de Chateaubriand à nous emportent dans leur flot l’art moderne tout entier. Parfois ces deux courants semblent se séparer — jamais pour longtemps : il y a du mysticisme dans les Fêtes Galantes, il y a du sensualisme dans Sagesse. Et c’est en l’union même de ces deux inspirations que consiste la modernité de Verlaine. Les efforts contradictoires de sa vie — vers la pureté et vers le plaisir — se coalisent en l’effort de sa pensée, quand sonne l’heure de lui donner la forme artistique, avec une intensité qui le met à part de tous les Modernes (à ce point de vue) et qu’il doit sans doute à sa naïve énergie de vivre[55]. » Pour lui, point de Fiction jamais, sans cesse les éléments d’éternité de la Vie elle-même. — « Parce que l’homme, en Verlaine, est une exaltation, une exaspération de l’homme moderne ; il a pu, sans consulter d’autres documents que ceux de sa propre destinée, accomplir le monument d’une œuvre personnelle à nous tous et qui, le héros disparu, ira s’objectivant de plus en plus et laissera l’écho du plus profond gémissement de la moderne âme humaine. Mais il lui a fallu toute cette intensité précisément et toute cette simplicité pour parvenir sûrement à cette belle fin. N’ayant que ses passions pour matière de son art, plus factice et plus luche il n’eût, comme la plupart de nos poètes français, accumulé que des ruines, sans unité d’ensemble : son instinct vital l’a sauvé, l’Instinct triomphant qui n’a pas seulement soumis l’intelligence, mais qui, par un miracle, se l’est assimilée, se spiritualisant vers elle, la matérialisant vers lui, réalisant (au sens étymologique du mot) l’Idéal, et puis, pour le conquérir, s ingéniant, sans laisser jamais l’imagination se prendre à d’autres mirages que ceux de la vie elle-même, tels qu’ils sont peints par le hasard sur le rideau de nos désirs. Contre cette loi le poëte n’est pas sans s’être rebellé, mais, en somme, il la subit et le drame de sa vie lui a fait la douloureuse atmosphère nécessaire au drame de son œuvre, — le simple duel du rêve et de la vie, de l’esprit et de la chair. Comment le vivant champ-clos de ce duel souffre ou jouit des successives victoires des deux adversaires, — c’est-à-dire quelle est la vérité profonde des sensations modernes, de quelle sorte le mysticisme et le sensualisme se partagent, en ce temps, les âmes que les horizons de la pure pensée n’ont pas éfinitivement conquises : questions auxquelles aura répondu seul Paul Verlaine[56]. » — Comme chez M. Villiers de l’Isle-Adam en des contes tels qu’Akédysséril, il faudrait noter l’influence wagnérienne chez M. Verlaine en des poèmes comme Crimen Amoris. Par ses étonnantes Romances sans Paroles il a brisé les liens par trop étroits où le Parnasse avait enchaîné le Vers. Le principe de cette grande révolution était dans Sainte-Beuve, mais avec quelle timidité, avec quels stérilisants scrupules procédait Sainte-Beuve et comme il oubliait d’effacer les traces de son procédé ! Chez M. Verlaine, aucune de ces macules du travail : la Poésie bat des ailes et s’enchante. « Elle pourrait désigner Verlaine, cette observation de M. Taine : « La forme semble s’anéantir et disparaître ; j’ose dire que c’est le grand trait de la poésie moderne. » Et c’est, qu’on y prenne garde, par la bonhomie de son génie, par la suprême sincérité de sa simplicité que Verlaine fait de son vers cette chose envoléeéparse au ventsans rien qui pèse on qui pose… cette chose d’art où la forme, en effet, s’efface pour laisser triompher, dans les harmonies et les nuances de leur profonde réalité, comme au delà, presque en dépit du langage, les sentiments ou les sensations suggérés avec toute cette force enveloppée de douceur. Par ainsi fonde-t-il la distinction réelle des vers et de la prose ; ceux-ci étant d’essentielle synthèse, la synthèse musicale et picturale de l’objet à suggérer, tandis que celle-là, analytique, sauf des cas, qu’elle soit symbolique ou directe, décompose l’objet en ses éléments constitutifs. — Pour Verlaine le Vers demeure le Vers, l’être intangible et frémissant dont il avait appris de maîtres forgerons, Leconte de Lisle et Banville, et Baudelaire lui-même, à forger l’armure, et quelques-uns des plus célèbres alexandrins qu’on citera dans vingt ans seront de Sagesse. Mais bien plus hardiment que Sainte-Beuve, dans le même but et avec un plus profond sens de modernité, il l’assouplit, le détaille, ce vers, quand il faut, selon les nuances de sentiment à rendre et selon de logiques lois nouvelles, — chez lui seul logiques. L’enjambement devient nécessaire et très harmonieux, secondaire toutefois avec les multiples déplacements de la césure, les allitérations notant et scandant le nombre, les assonances troublant délicieusement le vers de mineurs échos où l’éclat majeur, l’éclat de cor de la rime perd de sa brutale importance, avec aussi l’emploi de ces rhythmes boiteux dont la symétrique absence de symétrie est une harmonie de plus dans tout ce très artistique désordre. — De tels moyens mis en œuvre, avec le tact infaillible d’un Maître, permirent à Verlaine d’accomplir l’œuvre qui tentait Sainte-Beuve, mais à laquelle, faute de ces moyens ou faute de ce tact, il renonça de bonne heure, poëte mort jeune. — Plus tard on admirera les vers de Verlaine comme ces toiles des vieux maîtres, où l’on s’étonne de trouver conduites à leurs expressions dernières les découvertes d’hier, les inventions de demain. Comme eux il a pénétré tout droit, avec cette naïve intuition où la science totale salue son égale, jusqu’aux essences réelles des choses[57]. »

MM. Villiers de l’Isle-Adam, Hüysmans, Mme Judith Gautier n’ont que la prose. M. Verlaine est un prosateur très exquis, mais enfin le vers est sa langue naturelle, celle à laquelle il a commis ses seules importantes entreprises artistiques. — Un Poëte eut la prose et les vers : M. Arthur Rimbaud. Il a, comme dit admirablement M. Verlaine[58], à qui nous devons de le connaître : « L’empire de la force splendide. » Le Bateau Ivre et Les premières Communions[59], sont, dans des genres très différents, des miracles sans pairs. Science absolue des secrets du Vers, musique et peinture, métaphysique profonde et vie intense, il a tout. — Brusquement, il parut renoncer aux vers pour écrire, en prose, de magnifiques fragments : Les Illuminations, Une Saison en Enfer. Mais sa prose a trop les qualités de ses vers : ce sont des vers encore, cette prose, vers de toutes mesures, et qui ne riment pas, et qui vont plus loin que les vers rimes qu’ils semblent appeler, prose et vers qui ne songent pas encore à se prêter à l’alliance nécessaire, à la combinaison d’un commun effort pour un total effet.

— Cet effort, M. Stéphane Mallarmé le tente. De l’œuvre d’un poëte, comme il l’a dit lui-même, « exclu de toute participation aux déploiements de beauté officiels », je n’ai pas à divulguer les secrets. Le fait-même que cette œuvre soit encore inconnue — car il ne faut pas considérer comme <» œuvre » de ce poëte les pourtant admirables poëmes en vers et en prose qu’il a çà et là publiés, simples cartons d’attente, dans les recueils et les revues — semblerait interdire d’adjoindre le nom de M. Mallarmé aux noms de ceux qui nous ont donné des livres. Je laisse bruire, sans y répondre, la critique vulgaire et j’observe : que, sans nous avoir donné « des livres », M. Mallarmé est — autant qu’un tel mot puisse être compris en de tels jours ! — célèbre. Célébrité, naturellement, qui ne s’est pas faite sans exciter dans les petits et grands journaux des rires, ceux de la sottise, sans offrir à la sottise publique et privée, officielle et majestueuse ou officieuse et besogneuse, l’occasion tôt saisie d’étaler ses turpitudes qu’irrite l’approche d’une merveille nouvelle ; — bruit qui va, toutefois, s’apaisant dans un demi murmure hésitant d’étonnement ou de respect : et ce fait est significatif que les journalistes jeunes, qui ne valent plus ni moins que leurs aînés, prennent le parti de laisser croire à — de leur part injuste, injurieuse, mais, dis-je, significative — une admiration ! Qu’y a-t-il là ? Quelque chose de très naturel et de très grand. Les gens, malgré l’horreur — maintenant — qu’ils ont pour la Beauté et surtout pour la Nouveauté dans la Beauté, ont compris malgré eux, peu à peu, le prestige d’une autorité légitime. Ils ont eu, eux-mêmes et même eux ! honte de leurs ineptes rires, et devant cet homme que ces rires n’arrachaient pas à la sérénité de son silence méditatif, les rires se sont tus, à leur tour subissant la divine contagion du silence. Même pour les gens, cet homme qui n’imprimait pas de livres[60] d’art personnel et que tous pourtant désignaient : « un poëte », devint la comme symbolique figure du Poëte, en effet, qui cherche à le plus possible s’approcher de l’Absolu. Et tel est bien, pour nous aussi les Poëtes, M. Mallarmé. Il est, dans l’Art, notre conscience vivante, le Maître difficile qu’on rêve de contenter. — Je disais qu’il ne faut point estimer son œuvre les poëmes publiés. Par eux il a, pour ainsi parler, prouvé qu’il pouvait comme un autre accumuler les livres qui mènent à toutes les académies et méritent le pleur ou le sourire d’un public — même d’élite[61]. Puis, par son silence, il a signifié que, dans cette voie d’un art illustré déjà par des prodiges, il ne s’estimait pas obligé à faire plus qu’indiquer d’importantes nouveautés de détails, puisque, dans l’état actuel des esprits, ou n’ayant lui-même peut-être pas encore conquis sa propre et définitive maîtrise, il ne pouvait réaliser l’œuvre d’art encore inouïe qu’il veut accomplir. Cette abstention ainsi motivée, et dût la vie méchante refuser de seconder l’effort, notre respect, et mieux que le respect, notre vénération seule peut lui répondre dignement. — C’est donc par ce que récèlent de futur les poëmes imprimés, par de rares écrits théoriques (en particulier, les mensuelles Notes sur le Théâtre que la Revue indépendante publia de décembre 1886 à juillet 1887), et pour des conversations où la joie est d’écouter, que M. Mallarmé est le Poëte, entre tous, que l’Avenir vivant consulte le plus. Bien des pensées[62] qui rêvaient en nous encore confuses, ont reconnu la vie dans des pensées analogues de ce Poëte, sur le sens général et la fonction religieuse de l’Art, sur les lois réelles de la Poésie et des Vers, sur le Théâtre, fête suprême et synthèse de l’Art et de tous les Arts, et sur cette mêlée essentielle des Vers et de



la Prose concourant au seul et même effet.

Les essais accomplis, ou du moins dont le dessein déjà s’indique, de synthèse littéraire seraient, sauf omissions improbables, justement bornés à l’énumération qui précède. On a cru non inutile de la présenter en un seul regard, dans le tableau ci-joint, qui montre mieux que tous commentaires les filiations et cousinages des esprits. — Précaution soit prise, ironique aux ironies, de dire que l’arbitraire d’un tel procédé aussi ne prétend à rien de plus qu’à l’indication de lignes générales que modifieraient les détails et qui restent vraies dans leur généralité.

III. TRANSITIONS
Sommaire. — I. Reste à constater, entre cette génération si précieuse des Parnassiens et la nôtre, le passage presque indifférent mais par là curieux de celle qui tient ce vide, sans le combler, — transitions de lassitude fébrile, sollicitée par un perpétuel désir de bruit autour d’elle, sans trop rien ensuite pour le justifier. — II. Reste encore à noter la complaisance solitaire de quelques artistes qui, je n’ose dire à tort, se retranchèrent du mouvement du siècle : peut-être en quête, eux aussi, d’Absolu, manquèrent-ils d’espérance. — III. Reste enfin à conclure par les dépositions de quelques graves témoins.



I


L’un de ces poètes qui nous précèdent me disait sincère et tristement : « Quand le temps est à l’orage avant que la couvée éclose, elle avorte à demi et les poussins — est-ce une superstition des paysans ? — sont stériles. » — Le temps était à l’orage quand la génération de MM. Richepin et Loti grandissait.

Elle ne laissera rien que le souvenir de prétentions immenses et vagues, une coalition dans le Rien. Les étiquettes-mômes qu’elle a choisies n’ont pas fait fortune : qui se souvient des « Vivants » et des « Brutalistes » ? Pourtant, et par la négative fatalité des choses, plusieurs remplissent, comme on dit et comme ils parleraient, de grandes situations. De temps en temps un avortement considérable de M. Jean Richepin occupe Paris trois heures au moins durant, ou bien c’est M. Jean Aicard qui vient de recevoir à l’Académie son prix annuel, ou encore c’est M. Hugues avec toute une troupe de comédiens qui s’en vont promener dans les Provinces le spectre effarant de Danton. M. Pierre Loti, dont les romans ont une clientèle charmante ou pittoresque de femmes nerveuses qui se reconnaissent dans Rarahu, de lieutenants de navire en retraite qui disent des paysages de là-bas : « Comme c’est ça ! » et de naïfs boulevardiers qui par état patronnent un romancier comme ils accréditent un confiseur, M. Pierre Loti n’inquiète que son aîné, M. Alphonse Daudet. De meilleure humeur ils pourraient s’entendre : l’un travaille dans le pervers et le compliqué, le très parisien et l’infiniment moderne ; l’autre a renouvelé la litière des bergeries de Florian (il l’a faite en varech, voilà bien de l’adresse !) ; tous deux écrivent aussi mal à peu près l’un que l’autre, ils ont l’esprit également en vacance de toute pensée profonde et de toute idée belle, avec cela beaucoup d’expérience, une connaissance vérifiée des goûts du public : en vérité, je les verrais, non sans plaisir, ces habiles gens, s’entendre pour se jeter de l’un à l’autre — balle élastique dont chaque bond sonne de l’or — ce public contemporain qui ne mérite rien de mieux. L’un l’énerverait, lui ferait respirer sa capiteuse essence de parisine, l’autre le reposerait en un bain d’eau marine, parmi les senteurs du varech amer ; l’un serait la ville et l’autre la villégiature ; ou bien, si l’un l’assassinait, le tartarinait de rire à Tarascon ou sur les Alpes, l’autre, avec ses grands horizons et ses « légendes naïves », lui rendrait l’âme sereine, fraîche, — et de cette arrangement qui se fâcherait[63] ?

Pauvre génération ! Car c’est pitié, en effet, de la voir courir d’un bout à l’autre de sa carrière en gueusant à des imitations diverses des bouts d’originalité. M. Richepin en est une expression assez complète. Qui d’abord imite-t-il ? Villon, Baudelaire, Victor Hugo, M. de Banville, — avec une extrême adresse et dans l’allure quelque chose de « fendant » dont est flatté bourgeois qui, suivant sans le vouloir le divin conseil, aime qu’on le méprise. Il continue : qui encore imite-t-il ? Toujours V. Hugo, et de plus Lucrèce et MM. Leconte de Lisle, Coppée et Verlaine. Les premières imitations, du temps qu’il était gueux ; les secondes, depuis qu’il est athée. Mais aujourd’hui, cette fièvre d’être un autre pour être quelqu’un devient pitoyable. M. Richepin, oui, cet athée ! se fait mystique, sentant d’où le vent souffle ! il sent que les générations nouvelles ont la passion des causes et des fins, le goût du mystère : il s’est fouillé, — il a cette passion et ce goût aussi, comme nous autres ! Il y a quelques mois, dans une revue, je lisais de hasard des vers de lui ; c’était banal, mais mystique ! gros de forme et grêle de fond, mais mystique ! Il vient, dit-on, d’écrire un livret d’opéra : titre, Le Mage. C’est de la prévoyance, c’en est trop, car c’est de l’ambition creuse, et c’est dommage, car plus modeste M. Richepin eût écrit de bons livres. Il y a de belles pages dans Madame André, de gais et singuliers refrains, desquels presque toujours pourtant la brutalité choque, dans La Chanson des Gueux. Eh ! quoi ! Ce faiseur de gros livres n’est qu’un intimiste et un chansonnier que l’École Normale à pourri de rhétorique et de prétentions !

C’est leur caractère, à presque tous : ils ont des ambitions, qui sont peut-être généreuses, mais qui sont aussi ridicules ; ils prennent un grand élan pour enfoncer des portes ouvertes. Ainsi fait M. Bergerat, qui annonce du nouveau, du hardi, et pieusement imite les bons auteurs. Ainsi fait M. Montégutqui en appelle au public, à propos de chefs-d’œuvre refusés par ne sais plus quel Directeur, que vous et moi nous aurions imité. — M. Maurice Rollinat est la plus intéressante victime de cet instant mauvais. C’est un musicien d’originalité étrange, aussi un très sincère et intuitif peintre de la nature, des plaines profondes où l’œil s’hallucine d’infini, des maisons tristes aux tristes hôtes, des banalités inquiétantes d’une ferme ou d’une métairie, du petit monde bourbeux et féroce d’une mare, des grenouilles, des crapauds. Parmi ces bètes, ces choses et ces gens simples, M. Rollinat est un poëte. Paris l’a tué. Ce poète simple a voulu s’y compliquer et, comme son essence était d’être simple, compliqué il a cessé d’être : d’où les Névroses. Très noblement, tout à coup, M. Rollinat s’est dérobé à une gloire qu’il sentait fausse et qui est bien une des plus surprenantes sautes du goût public, une des plus certaines preuves aussi de la médiocrité de l’œuvre acclamée. Il est rentré dans sa province campagnarde, mais il y est rentré psychologue et moraliste ; le gaz parisien aurait brûlé ces yeux au regard aigu et naïf…

J’en passe quelques uns ; faisons une place honorable à M. Chantavoine, de qui la sensibilité amère est pourtant humaine et sincère ; mais personne n’est le meilleur : MM. Valabrègue, Blémont, Arène[64] ne manquent pas de conscience ; il font très bien ce que tout le monde a fait avant eux. À quoi bon ? Et telle semble être leur consigne, résolument : « N’innovons pas ! » Les Frémine, Grandmougin, Goudeau, Lafenestre, Lemaître[65], Pigeon, Tiercelin, etc., etc. ! se gardent bien d’innover. Leur plus grande nouveauté, s’ils s’y risquent, c’est d’aller, comme en détachement, « appliquer » les règles parnassiennes à des sites et des visages étrangers aux horizons parisiens. Le projet seul de ces petites entreprises géographiques répugne à la vraie nature de l’Art, qui au propre n’a que deux patries : l’âme et l’air — étant l’aile de l’esprit — et qui n’a qu’un instant : l’éternité. C’est pourtant le petit mérite de M. Gabriel Marc, d’avoir fidèlement copié l’Auvergne et les Auvergnats ; c’est pourtant le petit mérite de M. Gabriel Vicaire, de nous avoir servi quelques paysages et quelques cabarets bressans[66]. Nous avons aussi la littérature provençale et les Félibres, faux naïfs, simples d’artifice qui écrivent dans une langue académique et morte. Ils sévissent encore[67]. — l’auteur des Émaux Bressans — a un autre titre de gloire. L’oublier ! En compagnie d’un très bon garçon, M. Beauclair, M. Vicaire, « Adoré Floupette » pour la circonstance — a parodié dans les Déliquescences les « excentricités » des Décadents. Il y a bien de la gaîté dans cet opuscule. C’est à peine si on ose lui reprocher d’avoir aux journalistes donné à rire, en somme, des Poëtes, et pourtant c’est là son vrai sens, que peut-être tout le monde n’a pas vu, que tout le monde ne voudra pas voir peut-être. J’en retiens : qu’un représentant d’une génération qui n’a rien réalisé de neuf, qui n’a même pas entendu ses aînés immédiats — ceux que nous écoutons, nous — ou qui les a servilement imités, qui a laissé se rompre la chaîne des traditions fécondes, — devant l’effort des Jeunes pour renouer cette chaîne et pour accomplir leur mission de Poëtes, qui est de créer du nouveau « n’en fût-il plus au monde », n’a su voir que ce qui pouvait paraître puéril dans ce bel effort et n’a trouvé qu’à rire. À vrai dire ces Jeunes, s’ils avaient eu le temps de rendre, comme on dit, la pareille au plaisantin, eussent été bien empêchés : on ne parodie que ce qui existe et je défie M. Vicaire et M. Ponchon, qui ont tant d’esprit ! de parodier un seul de leurs immédiats contemporains.

Et tout cela pourra sembler trop sévère, excessif. Pourtant ! Les cadets demandent compte aux aînés de l’héritage paternel. Les aînés l’ont laissé dépérir entre leurs mains paresseuses. Les cadets s’en plaignent, c’est eux qu’on a laisés : car l’œuvre dernière serait moins difficile si le champ n’avait pas été laissé en friches…

J’exagère. Quelques-uns onttravaillé. M. Bourget par ses premiers romans (et avec ou après lui tous ceux qui ont collaboré au roman psychologique) et par ses vers, et M. Bouchor laisseront une trace.

M. Bouchor a mal débuté, par des choses dans le goût gros et bouffe de ses amis MM. Richepin et Ronchon. Aussi a-t-il eu tout de suite beaucoup de « succès ». Le succès l’abandonne progressivement, à mesure que le poëte s’élève. Les Poëmes de l’Amour et de la Mer ont un cent de lecteurs, L’Aurore en a une vingtaine, les Symboles n’en ont point : bon signe. Mais, destinée mélancolique ! comme M. Vicaire devait railler les jeunes poètes qui cherchent, M. Bouchor railla les aînés qui avaient trouvé, — et cela l’un et l’autre, non pas, rationnellement, en prose de théories et de doctrines, mais en vers. Le châtiment de M. Bouchor est, qu’en s’améliorant tous les jours, tous les jours il se rapproche davantage de ceux qu’il avait moqués. Je pense même qu’il va trop loin : occupé surtout de penser après n’avoir fait longtemps que rire, la pensée le captive trop ; l’artiste n’y gagne pas et, déjà dans les Symboles, on se demande souvent : pourquoi des vers ? et on pense quelquefois à la prose rimée de M. Sully-Prudhomme[68]. Le grand mérite de M. Bouchor, ce pour quoi nous l’aimons, c’est qu’il a entendu la voix profonde qui conseille au Poëte, en ce temps, de se ressouvenir des plus anciennes leçons, d’écouter l’enseignement immémorial des Mages primitifs, de se pencher au bord des Métaphysiques et des Religions antiques. Malheureusement, la foi manquant, tout risque de rester stérile, Art et Philosophie : les vers, savants et froids, ne chantent pas ; les pensées, niant, ne créent pas. Le manque de foi, voilà ce qui fait, à ce trop gai d’anlan, une âme aujourd’hui trop triste. Il n’a pas foi en ces religions qu’il célèbre et qui toutes ne font, depuis les premiers jours, qu’une seule et même Religion qui se développe avec l’humanité : il s’attarde aux erreurs successives qui, chacune à son heure, étaient des vérités. Il n’a pas foi en l’instrument de son art, en ce Vers qu’il précise trop, en cette Rime qui ne le guide, qui ne l’aide pas… Mais l’évolution spirituelle de M. Bouchor n’est pas achevée. D’ailleurs, très jeune, il appartient à la génération dont je parle moins par son âge que par ses relations de début.

M. Bourget a décrit, dans la littérature, une ligne courbe. Parti des vraies sources — Balzac, Baudelaire, Stendhal — vers le vrai but, il a bifurqué tout à coup, non pour revenir sur ses pas, mais pour s’égarer, par les tristes chemins que hantent les lassitudes et les concessions, vers les régions malsaines où règnent MM. Daudet et Loti. — De cette conversion déplorable ne parlons pas davantage et souvenons-nous des anciens mérites. — La voix de M. Bourget a toujours été faible, mais elle a été juste, aristocratique et pénétrante. Dans ses vers[69], qui sont d’un délicieux lakiste presque tous, il atténuait la grande beauté sombre de Baudelaire — et ce cri de râle ! — jusqu’à la plainte d’une âme où l’intelligence étouffe le cœur, et trouvait le secret d’être poète avec une psychologie un peu neutre, plus craintive qu’angoissée. Dans ses nouvelles et dans ses premiers romans il signifia une réaction contre l’excessif Naturalisme, dont, toutefois, il retenait des qualités, car et parexempb « la légère idéalisation dont il nimbe ses figures de femmes ne les rend pas irréelles[70] ». — Sans doute, M. Bourget n’avait pas les qualités de puissance nécessaires pour rejeter l’art, d’un chemin qu’il devait avoir parcouru mais où il ne devait pas s’attarder, dans la vraie et large voie de la Synthèse. Il y eût fallu un cerveau plus métaphysique, une imagination plus joyeuse, une sensibilité moins empêchée de piqûres d’épingle. Mais ce qu’il pouvait et, donc, devait faire, M. Bourget le fit. Il relut Balzac et surtout Stendhal, M. Feuillet aussi, et aux romanciers qui ne connaissaient que des créatures toutes de sensations, opposa des créatures dont les mobiles d’actions sont des sentiments. — En ce genre, Deuxième Amour est un chef-d’œuvre. Mais le grand tort de M. Bourget, où l’induisit, je suppose, sa nature délicatement sensuelle, trop dolente et, dirais-je, douillette, fut de laisser dans ses romans d’âme s’insinuer la tristesse animale des romans de chair. Il a contribué comme un autre et pour sa cote-part à la « grande enquête » ; comme un autre il écrit l’histoire des mœurs contemporaines et chez lui, comme chez tous, « l’auguste mensonge » de la fiction du récit n’est qu’un prétexte aux « vérités des détails », un fait-divers qu’il préfère élégant alors que d’autres le préfèrent vulgaire, et la différence n’est pas sensible. — Poëte et romancier exquis, M. Bourget est encore un très important critique, bien inspiré, de Sainte-Beuve et de M. Taine, et fondé en œuvres.

Un autre critique a écrit aussi des vers. J’ai dit ce que valent les vers de M. Lemaître : j’ajoute qu’ils valent un peu plus que le Sully-Prudhomme tendre qu’il imite, par ce qu’il imite aussi Théophile Gautier. Quant à sa critique, elle est très déliée, très intelligente, très normalienne et très incompétente. — N’est-ce pas lui qui chicanait M. Paul Verlaine à propos de grammaire ? Je consens hélas ! que M. Lemaître écrit correctement, qu’il est pourvu d’une bonne intelligence générale et qu’il a tout ce qui s’apprend. Mais je cherche le principe de sa critique et je ne le trouve, ni dans les chefs-d’œuvre qu’il n’a pas écrits, ni dans la doctrine qu’il ne croit pas, j’espère, avoir formulée. Je ne puis saluer en lui que l’élève, ou l’émule, ou le successeur de M. Sarcey, et, pour sévèrement dire, le Critique-Dilettante.

Un troisième critique m’intéresse davantage : M. Gabriel Sarrazin. Sûrement devrais-je le compter parmi la génération nouvelle, s’il n’appartenait, lui aussi par ses relations du début, à celle qui la précède. Sans prétentions universitaires ni autres, M. Sarrazin a la force parcequ’il a la foi. Dans ses études sur Les Poëtes modernes de l’Angleterre, dans son nouveau volume (La Renaissance de la Poésie anglaise) on sent, à chaque page, un homme qui a le culte et le sens de la Beauté. Il a rendu à la Littérature de très grands services par ces livres d’érudition, de goût et de sincérité.

Autour de M. Bourget — sans qu’il soit en rien leur chef — plutôt réunis par des directions communes — groupons des romanciers idéalistes et naturalistes à demi, comme lui. M. Mirbeau, qui a des qualités de passion et le sincère et noble amour des Lettres, MM. de Bonnières, Pouvillon, Dodillon, Hervieux, Lavedan, Caze, font des livres sincères, très étudiés, auxquels on ne reproche guère que de s’attarder dans un idéal de transition. — De M. Harry Alis, dans un naturalisme relevé d’ironie, Petite Ville est un roman irréprochable. — À part de tous, mettrai-je M. Élémir Bourges (Le Crépuscule des Dieux est un beau livre de Poëte), M. Pinard, de qui Madame X révèle un esprit de psychologue très singulier, M. Blondel, dont j’aime Le Bonheur d aimer et cette tristesse douce, sentimentale bien, et M. Léon Bloy, pamphlétaire[71] et romancier qui met le roman en pamphlet et le pamphlet en roman. C’est encore de ces écrivains dévoués à l’Église et dont l’Église a horreur. Ils troublent son agonie qui voudrait s’endormir dans un chuchotement de vieilles femmes… Je considère avec étonnement la fécondité d’invectives de M. Bloy. C’est le Maître des Injures. Il a surtout l’adverbe prodigieux. Mais j’admire sans restriction de très uniques pages sur le Symbolisme en histoire, dans le Désespéré.

II

La contrée où j’aborde est la plus étrange du monde. Elle apparaît, de loin, dans ses brumes, tiède et pâle ; mais il ne faut pas s’en approcher beaucoup pour savoir qu’elle est située sous la plus ardente latitude : seulement, son soleil n’éclaire pas. De loin toujours, on croirait que c’est l’empire du repos et de l’indifférence ; et sitôt qu’on y regarde on voit bien que c’est un centre de terrible activité : seulement, de cette activité on ne saurait saisir le but. Des gens qui vont, viennent, pressés, empressés, avec un sourire qu’ils portent comme un masque. Ils vont dans les champs et n’en rapportent ni fruits ni fleurs. Ils effleurent tout et ne touchent rien. Ils font leurs dévotions tour à tour au temple de Jupiter-Ammon et à l’Église de Jésus-Christ. Sans foi, ils se plongent dans des études que la Foi seule autorise et féconde : aussi, dans l’instant, les prendriez-vous pour des ascètes et des Pères de l’Église et ils savent de Théologie autant qu’Origène ou St-Thomas : mais écoutez-les, l’instant d’après, « expliquer » l’extase par l’hypnotisme et le miracle par l’hallucination ! Ils sont gens qu’on aime, et des pays les plus lointains du leur — de la Pensée pure, de la Science, de la Poésie, de l’Action, — les rois et les capitaines viennent pour le plaisir de voir et d’entendre ces inconnus qui n’ont titres ni œuvres et qui ne sont rien, mais qui savent mieux que personne faire jaillir de chacun ce qu’il a de meilleur. Et pourtant, malgré l’éternelle placidité souriante de leurs visages, ils ne sont pas heureux. Peut-être ont-ils le secret désir de produire, eux aussi : mais dans leur cœur se sont rencontrées et se maintiennent immobiles tant d’affirmations et de négations hétéroclites, qu’ils demeurent à jamais dans la situation que symbolise l’âne de Buridan ! Peut-être ont-ils le secret désir d’entrer dans la vie et d’être des hommes : mais ils sont retenus dans le Dilettantisme. Ils sont les Dilettanti.

J’exagérais : ils produisent. Mais ils produisent contradictoire. Ils ne pourraient parler deux fois de la même chose sans dire, la seconde fois, non, s’ils ont dit oui, la première fois. Et s’ils écrivent un long livre, c’est une si incohérente suite de contradictions flagrantes que le lecteur hésite : mystification ou folie ? Cependant la bonne foi du dilettante a toutes les meilleures apparences et, pour la solidité du jugement, chaque détail pris en soi en témoigne avec certitude. Non, le Dilettante est très sincère et très sage, il a précisément trop de sagesse pour ne pas voir du même regard le pour et le contre de chaque question et précisément trop de sincérité pour ne pas dire tout ce qu’il voit : s’il revient à l’affirmation après avoir nié, c’est qu’il aura, chemin faisant, trouvé quelque nouvel argument en faveur de l’affirmation : mais, la négation, il se gardera bien de l’effacer car il soupçonne, à part lui, qu’il va rencontrer, à l’improviste, n’importe où, une preuve irréfragable que le plus sage parti est de nier.

Le Dilettantisme est l’anesthésie — pour parler ce langage ! — des facultés créatrices par l’hypertrophie des facultés compréhensives. En religion, en philosophie, c’est la mort et le néant ; en art c’est tout ensemble un grand danger et une grande sauvegarde. N’ayant point de foi, le dilettante est infécond et le sourire supérieur de cet homme dont le regard, le geste, la parole révèlent l’intelligence extraordinaire, intimide chez les autres la création. Mais n’ayant point de parti pris, il est juste. Où l’homme d’action esthétique, emporté par sa passion, par les préférences naturelles de son génie, condamne ou loue trop vite, le dilettante fait les parts de la volonté et du hasard, les réserves du goût, et s’abstient de conclure. — Le dilettantisme est pour le génie une sorte de mort attrayante. C’est l’abîme ou risquent de sombrer, volontairement à demi, ceux qui sentent leur vision par trop inégale a leurs moyens de réalisation. Quoique le dilettante semble goûter de tous les plaisirs également, il souffre plus qu’un autre, ne pouvant choisir. Son mal est, par excellence, la forme élégante de l’Ennui.

Le Dilettantisme est un des principaux dissolvants des sociétés trop mûres, bien plus actif que l’esprit critique avec lequel il arrive qu’on le confonde, sans doute parce qu’ils n’ont rien de commun, et aussi parcequ’en effet nous avons aujourd’hui cette variété admirable et qui n’a pas de sens : le Critique Dilettante, — c’est-à-dire le Critique appréciant les œuvres aux lueurs changeantes d’instables préférences. — Quant à la Critique vraie, qui suppose un esprit debout sur des principes immuables[72], on entend assez qu’elle est justement le contraire du Dilettantisme.

C’est, dis-je, le mal des fins de société, et je ne sache presque personne, aujourd’hui, qui n’en soit atteint. En quelques-uns il s’affirme davantage, il éclate. Presque toute cette génération à qui je reprochais de n’avoir pas travaillé pourrait me répondre en me montrant sa trace dans l’étrange et triste contrée. Un peu plus haut, M. Mendès l’a certainement traversée. Mais elle a un souverain. C’est M. Ernest Renan.

Je n’ai point à juger l’œuvre philosophique et religieuse de M. Renan. Toutefois, comme il m’est impossible de séparer le fond de la forme, je ne puis assez admirer que cette langue faite on ne sait de quoi, claire et légère, la plus franche qui soit, revête ces pensées troubles et doubles, lourdes et louches, cette conviction qui se dérobe, cette foi dans le doute, ce doute en pleine foi, plutôt cette foi doutante et ce doute croyant. Entre le fond et la forme je sens un écart anormal, inquiétant qui permet à la pensée des retours si imprévus, ce jeu si large. Chez M. Renan, le style, riche sans fasle, flotte autour de la pensée, nette ensemble et retorte. Il a de l’aisance grasse d’un prélat qui porte sans excès de gravité son costume austère et, d’esprit fin, ô diaboliquement fin ! jette avec élégance, comme de la poudre aux yeux, les grâces de son style dans l’esprit tiu lecteur pour y introduire du même coup des choses qu’on ne voit pas d’abord dans le prestige du sortilège ; — ou bien, profite d’avoir avancé ; dans une affirmation simple, une vérité incontestable et qui s’embellit de nous montrer un nouvel aspect, pour s’enfuir, par la tangente d’une incidente, et nous entraîner bien loin dans des voies moins sûres où nous ne l’aurions pas Suivi sans la confiance qu’il a su nous imposer. Mais au bout du chemin, au bord du fossé où la logique et notre impatience a’iaient le pousser, il se retourne paisiblement, avec un sourire tout phosphorescent d’ironie, et revient sur ses pas, nous ramenant au point de départ où se croisaient deux routes, — là nous laisse respirer, puis capte à nouveau, en l’émerveillant encore, notre confiance qui se lassait la rassure en même temps, s’insinue plus avant en elle, en déployant sa science inépuisable et sa non moins inépuisable sincérité, et brusquement, par un tour, si j’ose dire, de gobelet et de génie, nous r’entraîne à sa suite, dans la seconde voie plus obscure, plus difficile que l’autre, mais qu’il aplanit, mais qu’il illumine et nous fuit aimer, — pour nous y arrêter, comme naguère, dans un doute suprême où il semble triompher. Pourtant il se dit et nous voulons bien l’estimer un croyant.

Un croyant aussi, M. Anatole France, au dire de ses vers ; mais sa prose est sceptique. Voilà les contradictions du Dilettantisme Et le cas ici est des plus curieux. Les sujets qui tentent M. France poète, — Les Noces Corinthiennes, par exemple, et cette Leuconoë, si belle, par endroits, qu’on ne peut la comparer qu’à elle-même, — sont mystiques et il les traite avec une mysticité merveilleusement sincère, — croiriez-vous. Mais qu’il vienne à parler en prose de Saint-Antoine, par exemple, il ne nous laissera voir, en ce presque divin rêveur, en ce génie du Christianisme naissant et qui fonda tant d’ordres monastiques et les dota d’une Règle dont nous admirons encore la sagesse et la vigilance, — qu’un cas pathologique, et pour lui le Mysticisme n’est plus qu’une maladie nerveuse. — Alors quoi ? C’était donc un jeu d’enfant, le beau poëme ? Évidemment M. France ne se donne pas à son œuvre et l’Art n’est guère pour lui qu’une distraction magnifique. En d’autres termes, c’est un dilettante.

Le Dilettantisme a, de certaines vertus, comme un retîet diminué : il n’a pas d’orgueil. Il aime le passé, ne gêne pas le présent, n’opprime pas l’avenir. On sent quelquefois le besoin de recourir à lui pour être pleinement juste, pour goûter également des esprits opposés entre eux ou simplement rofractaire aux convictions qu’on a, — par exemple pour estimer comme il faut M. Vacquerie, de qui je citais la Formosa parmi les œuvres dramatiques qui font d’heureuses taches de clarté dans la grande nuit du Théâtre contemporain, — Madame Ackermann, athée qui, sans talent, a eu son instant de génie, — et en même temps qu’elle M. Hello, philosophe chrétien qu’on admire souvent et qui parfois irrite par des « excès de sincérité » qui troublent la clairvoyance de l’auteur ; fatiguent la patience du lecteur et conseillent de fermer le livre. — C’est eneoreaveé un dilettantisme emprunté qu’il faut apprécier M. Octave Feuillet à cause d’un beau livre (M. de Camors), M. Droz pour un pareil motif (Babolain), M. Hector Malot pour ses premiers romans, M. Fabre pour de curieuses études du monde ecclésiastique et M. Theuriet pour de jolis sentiments de nature, — aussi peut-être pour la calmante conception générale de ses œuvres qui sont les dialogues épiques de la Ville et des Champs : l’amoureux est rustique, l’amoureuse, citadine : de là les poignants drames d’amours empêchées ou troublées par le conflit des préférences.

III


La pensée de M. Taine m’a souvent accompagné jusqu’ici. C’est qu’en effet cet esprit admirable, si peu directement qu’il soit mêlé à l’évolution artistique toute moderne, — absorbé qu’il est aujourd’hui, à notre grand regret, par les études historiques — a, de tous les témoins, suivi du regard le plus lucide les mouvements antérieurs qui, logiquement, devaient conduire l’Art à ces conclusions suprêmes que nous pressentons. Il a vu l’esprit humain s’engager dans les voies d’un mysticisme métaphysique, « dans l’abstraction, le rêve et le symbole, » devenir surtout « plus capable de s’abstraire » et digne en même temps d’un plus fluide idéal de Beauté, à la fois grandir dans sa conception et dans son expression.

« Est-ce qu’il n’y a pas une communauté de nature entre tous les vivants de ce monde ? Certes, il y a une âme dans chaque chose ; il y en a une dans l’univers ; quel que soit l’être, brute ou pensant, défini ou vague, toujours par delà sa forme sensible luit une essence secrète et je ne sais quoi de divin que nous entrevoyons par des éclairs sublimes sans jamais y atteindre et le pénétrer. Voilà le pressentiment et l’aspiration qui soulèvent toute la poésie moderne, tantôt en méditations chrétiennes, comme chez Campbell et Wordsworth, tantôt en visions païennes, comme chez Keats et Shelley. Ils entendent palpiter le grand cœur de la nature, ils veulent arriver jusqu’à lui, ils tentent toutes les voies spirituelles ou sensibles, celle de la Judée et celle de la Grèce, celle des dogmes consacrés et celles des doctrines proscrites. Dans cet effort magnifique et insensé les plus grands s’épuisent et meurent. Leur poésie, qu’ils traînent avec eux sur ces routes sublimes, s’y déchire. »

Ainsi parle M. Taine et, malgré la menace des dernières lignes ci-dessus citées, son admiration et sa préférence ne sont pas douteuses. Pendant ce temps, un critique très sage, quoique, sans doute, un peu réduit par l’exclusif de son point de vue, du haut de renseignement et de la tradition d’un siècle dont la grandeur le désenchante de tout avenir, juge avec sévérité les tentatives nouvelles et se roidit contre le courant heureux et fatal qui emporte notre âge à l’apothéose suprême de l’Art Intégral. Je respecte l’indubitable sincérité de M. Brunetière, j’aime autant, je crois, qu’il peut les aimer, les maîtres inimitables du XVIIe siècle, mais je crois qu’eux-mêmes, en ce temps, eussent été des novateurs : ne l’ont-ils pas été, à leur date ? — D’ailleurs, je pense que l’effort de M. Brunetière n’est pas perdu ; qu’il est providentiel qu’une voix comme la sienne, autorisée, rappelle souvent, fût-ce si rudement, les jeunes espérances au respect des croyances anciennes, au culte de ce qu’elles gardent encore de vital et de fécond.

En un troisième critique, le comte Melchior de Vogüé, écrivain de race, traditionnel de principes et moderne de goûts, se rencontrent et s’accordent le respect du passé et l’impatience de l’avenir. M. de Vogüé, que les hasards de la vie ont de bonne heure initié à la langue, au génie et à la littérature d’un peuple jeune et plus voisin que nous de l’Orient, mais qui avait, dès le milieu du siècle dernier, accueilli l’influence du vieil occident, nous a rapporté de Russie l’effet combiné de cette influence ajoutée et de cette jeunesse native, — une littérature magnifique, — âpre, acre et tendre, naïve et compliquée, spirituelle, sentimentale et sensuelle, tout ardente d’un amour extasié jusqu’à la charité, mais violente avec tant de douceur ! types nets dont tout autour les reflets vont s’atténuant à la fois et se spécialisant, — Dostoïevsky, Tolstoï, — la Littérature Russe ! La jeune Littérature Française la salua comme une alliée naturelle, reconnaissant en elle quelques-uns de ses plus lointains désirs réalisés, et d’elle, en même temps, reçut une leçon bienfaisante de simplicité et d’intensité.

Enfin, un esprit très curieux, très à part, d’une finesse délicieuse et d’une très aiguë clairvoyance, an artiste épris de la vie avant tout, mais à qui l’Art — l’Art Plastique — se révèle comme la plus puissante expression de vie qui soit, nous apporte au nom de cet Art un précieux témoignage. Si M. Jean Dolent n’est pas peintre lui-même, avec les dons qu’il a, tout spécialement appropriés à l’intelligence de la Beauté picturale, c’est parce que « le peintre ne voit qu’en soi » et qu’il convient « que, parmi ceux qui regardent, plusieurs regardent et voient. » Mais cet Amoureux d’art, qui contemple la vie au miroir idéalisant des belles peintures, a déduit de cette étude perpétuelle des certitudes. Il en a changé bien souvent, nous dit-il[73]. Tant mieux : ces variations prouvent la bonne foi. Or, ses conclusions sont singulièrement d’accord avec les nôtres : « Ce qui me prend le plus fortement, c’est l’œuvre où l’artiste me mène plus loin que là où il s’arrête — où il paraît s’arrêter… Mon idéal : Vérités ayant la magie du Rêve[74]. »

NOTE


Ce livre pourrait se fermer ici. J’ai dit le Passé et le Présent : j’en pourrais laisser la pénétration du lecteur déduire l’Avenir. J’ai montré, donnant comme il le fallait[75] la majeure importance aux représentants du Passé, l’esprit moderne d’abord par l’Ana’yoe décomposant le composé humain et successivement étudiant : — l’Âme dans ses passions idéalement distinctes du tempérament, — puis le Sentiment dans le Mouvement de l’Âme passionnée, — enfin la Sensation. Ensuite j’ai indiqué pomment, après ce vaste labeur, l’esprit moderne tente de reconstruire par la Synthèse ce qui avait été divisé par l’Analyse. Cette tentative n’est pas achevée : c’est l’œuvre même de la « Littérature de Tout à l’heure ».

On a vu, au principe du siècle, deux génies, Gœthe et Châteaubriand, se dresser comme les pôles négatif et positif de la Pensée, la Science et la Mysticité. Puis des esprits, qu’on n’ose nommer secondaires, mais qui,dumoins, ne sont pas les étoiles de première grandeur de ce ciel et de ce siècle, appliquent à des êtres vivants les lois de la psychologie passionnelle et inventent la vérité humaine, — dignifient l’Art qui va devenir religieux, rendent sa majesté à l’instrument de la Poésie, au Vers, conçoivent l’idée du Monument littéraire et pressentent la conscience se mêlant à l’inspiration pour la régler et la fortifier, — retrouvent une poésie de l’homme originel, tout près du cœur de la nature dont le langage muet leur redevient intelligible, et précisent l’asile humain de l’homme dans l’homme-même, dans sa vie intérieure, — révèlent l’aspect merveilleux, l’expression métaphysique de cette vie intérieure et qui se dédouble, retournent à la simplicité des légendes, en même temps maintiennent le vers dans l’atmosphère lyrique et le rendent plus apte à porter des pensées transformées en idées. — V. Hugo, lieu commun de toutes les innovations, sans y rien ajouter de son propre, leur donne force de loi. — Les deux grands foyers du siècle, Balzac et Wagner — ramènent l’Art foncier à ses sources naturelles par la Science, dégagent l’Art formel en lui indiquant comme élément essentiel la Fiction, posent le principe de l’unité de composition, établissent les assises de réalité de l’œuvre d’art de l’avenir, — concluent l’union de toutes les formes artistiques régies par l’Action, font la synthèse des observations et des expériences dans la Fiction, et la fusion du mysticisme et du sensualisme par l’expression artistique. — Poe et Baudelaire — érigent en dogmes qui n’auront plus d’hérétiques parmi les vrais poètes ces deux grandes vérités du génie conscient et concentré et du sens lyrique de la Science ; ils défendent qu’on laissa rien au hasard dans l’œuvre artistique, conseillent à la Beauté une singularité mélancolique, logique et fastueuse, expriment l’inexprimable, montrent comment la poésie peut s’ouvrir à la psychologie, et que c’est à l’expresse condition d’outrer « le mystérieux, le satanique, l’horrible, l’angoissant des traits de l’âme, en s’abstenant presque de les décrire, en les grandissant ainsi et en laissant porter de tout son poids leur sombre et magnifique effroi[76], » prouvent donc par l’exemple-même que la vraie poésie est l’Idéale ; instaurent en art la notion fondamentale de l’Exceptionnel ; trouvent le vers moderne ; sont avec Flaubert et M. Leconte de Lisle les derniers veilleurs de la vigile triste que suivra la fête joyeuse de l’Art maître de tous ses moyens. — Flaubert fixe la prose des idées générales, — Sainte-Beuve invente, pour exprimer les nuances des sentiments, le priricipe de la langue personnelle. — M. Leconte de Lisle, comme Flaubert en prose, fixe la langue des idées générales en vers ; comme Flaubert encore, donne le signal du retour aux Origines, et tous deux, par leur plainte plus intense mais plus belle esthétiquement que celle de leurs prédécesseurs, inaugurent la consolation par la Beauté, germe d’une religion esthétique. — M. Théodore de Banville rend à l’Art son véritable caractère, qui est la Joie, assigne à la Poésie sa régie dans l’Ode et sa régulatrice dans la Rime, formule le premier que le Théâtre n’est qu’une Ode dialoguée. — MM. de Goncourt et Barbey d’Aurevilly, diversement, outre la langue personnelle, qu’ils réalisent tous deux, étudient la Modernité dans la Physionomie, celui-ci par un art au service de la religion catholique, celui-là par un art étranger à toute religion.

La Littérature de Tout à l’heure est synthétique : elle rêve de suggérer tout l’homme par tout l’Art. Or la Synthèse est plus qu’à demi réalisée par les efforts qu’on vient de résumer. Elle est réalisée tout à fait, si à ces efforts nous joignons ceux de ces Poëtes : Villiers de l’Isle-Adam, Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé[77].

Mais, peut-être, plaît-il de connaître comment les nouveaux, les derniers venus entendent, à leur tour, coopérer au Grand Œuvre.

Et je vais l’indiquer aussi succinctement que possible.


  1. A. de Vigny.
  2. « Les vieilles morales étroites vont faire place à la large sympathie de l’homme moderne qui aime le Beau partout où le Beau se rencontre et qui, refusant de mutiler la nature humaine se trouve à la fois païen et chrétien. » M. Taine.
  3. M. Paul Verlaine.
  4. Je n’oublie ni son théâtre ni ses poésies lyriques, mais cette partie de son œuvre n’est pas celle qui a le plus compté pour sa gloire : parce que c’est en effet surtout par ses Contes et ses Fables que La Fontaine a contribué à la tache de son siècle.
  5. Je pense inutile d’insister sur la langue littéraire du XVIIe siècle, d’indiquer comment les naïvetés du Moyen-Âge cèdent aux caractères logiques du génie latin et français, comment l’ossature du style se révèle dans ces constructions régulières et fortes, dans ces impeccables et majestueuses périodes, etc. Toutes ces choses ont été dites admirablement par M. Nisard (Littérature française).
  6. La première de ces deux propositions a ceci de vrai : qu’il est bon de dire à l’homme qu’il est capable de bonté, car c’est lui rendre cette intime confiance sans quoi sa volonté resterait stérile et lâche. La seconde a ceci de faux : qu’il est mauvais et illogique de dire à l’homme que la société n’est en lui qu’un facteur de mal et de malheur, puisqu’elle est nécessaire et puisque c’est lui qui l’a faite.
  7. Pourtant et si peu qu’on ait le goût des anecdotes, en voici, parmi beaucoup de semblables que nous rapporte Thomas Moore, dans ses Mémoires de Lord Byron, une qui semble assez significative et qui nous montre le poète désespéré assez volontiers souriant à sa gloire. — Moore avait rejoint Byron à Venise :« Il avait fait commander le dîner dans quelque tratteria, et tandis que nous l’attendions, ainsi que M. Scott qu’il avait invité à être des nôtres, nous nous établîmes sur le balcon, pour mieux jouir, avant que le crépuscule fût entièrement passé, de quelques échappées des vues du grand canal. En levant les yeux vers les nuages qui brillaient encore à l’ouest, je fis la remarque que « ce qui me frappait surtout, dans les couchers du soleil d’Italie, c’était cette teinte rosée particulière au pays. » — À peine avais-je prononcé le mot « rosée » qu’appuyant sa main sur ma bouche, lord Byron me dit en riant : « Allons donc, damnation ! Tom, n’allez pas faire le poétique. » Parmi le petit nombre de gondoles qui filaient devant nous, il y en avait une, à quelque distance, où étaient assis deux gentlemen, qui paraissaient Anglais ; et, observant qu’ils regardaient de notre côté, lord Byron, mettant ses poings sur ses hanches, s’écria, avec une gloriole comique : « — Ah ! John Bull, si vous saviez qui sont les deux camarades qui se tiennent debout ici, je pense que vous ouvririez de grands yeux ! »
  8. Kunst und Alterthum, 1820.
  9. Il y faudrait joindre l’Ossian de Macpherson, le Paul et Virginie et la Clarisse Harlowe et ces trois sources d’inspiration, secondaires par la valeur, ne le sont point par l’influence. Toutes trois contribuèrent à exaspérer jusqu’au sentimentalisme les trois sentiments qui fondent tout le Romantisme : le sentiment héroïque qui, dans Ossian, ne s’embarrasse d’aucune réalité ; le sentiment de la nature que Bernardin de Saint-Pierre déprave des plus dégoûtantes niaiseries ; enfin le sentiment proprement dit, le sentiment de l’amour circonvenant la vertu qui résiste et se lamente (le larmoiement de Rousseau se fait torrent, cataracte et déluge chez Richardson). — Il y faudrait ajouter encore les dramaturges espagnols et le Romancero. Mais les Romantiques n’y trouvèrent que ce qu’ils avaient déjà trouvé dans Shakespeare : l’aspect extérieur et le mouvement.
  10. Un seul roman de Walter-Scott infirmerait ces sévérités : Ivanhoe. Ce livre est unique dans l’œuvre du romancier anglais, et même extraordinaire pour son temps.
  11. Il semble que Gœthe se soit fait le ministre d’une indulgente et divine Vengeance en fixant dans son œuvre celui qui l’avait effleuré : Byron avait touché à Faust par Manfred, Gœthe enferme Byron dans Faust sous l’allégorique visage d’Euphorion, et le magnifique chant funèbre dont le grand poëte allemand salue son jeune rival fait oublier et, s’il était besoin, réparerait la trop facile créance prêtée aux ridicules contes dont Byron laissait s’entourer sa renommée.
  12. M. Gabriel Sarrazin, dans un livre qui va paraître, La Renaissance de la Poésie anglaise, nous donne enfin sur Shelley l’étude complète que nous attendions depuis longtemps. Lire aussi le volume biographique de M. Rabbe, dans sa traduction des œuvres du poëte de Promethée.
  13. Exceptons Lamartine, qui se complaît, lui, en des visions de bonheur, et fût-ce de joie mélancolique, mais qui, sans doute, se contente aisément.
  14. Un autre aussi : Henri Heine. En dépit de sa nationalité effective, Heine est avec Musset le plus foncièrement Français des poètes. Son esprit est français, son bon sens n’est pas allemand. Il parle des Légendes, mais il n’en a pas le sentiment, par exemple, de Schubert. Son chef-d’œuvre (Reisebilder) est un livre d’essence toute française.
  15. « En ce qu’il eut de meilleur », non pas de plus spécial. Nous verrons qu’à ce dernier titre c’est Théophile Gautier qu’il faudrait nommer.
  16. La Chute d’un Ange.
  17. « La critique est la conscience de l’Art. » Ernest Hello.
  18. La Critique scientifique.
  19. S’il faut croire que M. Zola a voulu nous indiquer par Le Rêve dans quelle mesure le Naturalisme admet et pratique les réalités d’Au delà, c’est dommage.
  20. Il est singulier que les Modernes, comme les Anciens, n’ont parlé de l’inceste — qui n’est pourtant un vice que parce que la société l’a décrété tel, l’inceste qu’Israël pratiquait religieusement — qu’avec une excessive timidité. L’inceste de Phèdre n’est un inceste que d’alliance, comme celui de Renée, comme celui des Barthozouls de M. Caraguel. L’inceste de René serait réel, mais reste en désir. Celui de Zo’har seul est à la fois réel et effectif. Mais à ce sujet, et tout à fait exceptionnellement, M. Mendès se transforme en moraliste sévère — un peu artificiel, je pense — et ne parle qu’avec une horreur qui la condamne de la belle faute qu’il vient de décrire en un style, pourtant, épris d’elle.
  21. Amiel.
  22. M. de Goncourt.
  23. Le même.
  24. Un seul Poëte réalise parfois — encore imparfaitement — cette vie de la foule ; c’est Michelet, dans son Histoire. — Michelet, un des plus grands poètes de ce siècle, reste étranger à toute influence sur l’art de l’avenir. Cas à déduire ailleurs et non pas en quelques lignes. C’est ainsi que, pour d’autres causes et pour le même motif, on a dû négliger, dans ce livre, une figure de l’importance du duc de Saint-Simon.
  25. Jouber.
  26. Baudelaire.
  27. Carlyle.
  28. « Un article, une page, c’est une chose de premier coup, c’est comme un enfant : ou il est ou il n’est pas. Je ne pense jamais à ce que je vais écrire. Je prends ma plume et j’écris. Je suis homme de lettres : je dois savoir mon métier. Me voilà devant le papier : c’est comme le clown sur le tramplin… Et puis j’ai une syntaxe très en ordre dans ma tête : je jette mes phrases en l’air… comme des chats ! je suis sûr qu’elles retomberont sur leurs pattes….. Toute ma valeur, ils n’ont jamais parlé de cela, c’est que je suis un homme pour qui le monde visible existe… »

    Personne n’ignore qui est Masson, dans Charles Demailly.

  29. M. Théodore de Banville.
  30. A. de Musset.
  31. «… Il se recueillie en lui-même, rassemble ses forces et craint de se hâter. Étudiant perpétuel, il sait que, pour lui, le travail, c’est la rêverie. Son rêve lui est presque aussi cher que tout ce qu’on aime dans le monde réel, et plus redoutable que tout ce que l’on y craint. — Sur chacune des routes de sa vie, il recueille, il amasse les trésors de son expérience, comme des pierres solides et éprouvées. Il les met longtemps en réserve avant de les mettre en œuvre. Il choisit entre elles la pierre d’assise de son monument. Autour de cette base, il dessine son plan, et quand il l’a de tous côtés contemplé, refait et modelé, il permet enfin à ses mains d’obéir aux élans de l’inspiration. — Mais, dans le travail même, il est encore contenu par l’amour de l’idéal, par le désir ardent de la perfection. Mécontent de tout ce qui n’entre pas dans l’ordre pur qu’il a conçu, il se sépare de son œuvre, en détourne les yeux, l’oublie longtemps pour y revenir. Il fait plus, il oublie l’époque même où il vit, et les hommes qui l’entourent, ou, s’il les regarde, ce n’est que pour les peindre. Il ne songe qu’à l’avenir, à la durée de sa construction, à ce que les peuples diront d’elles… »
  32. Sénancour est tellement oublié que je crois à propos de citer ici, d’Obermann, quelques lignes, çà et là, préférées.

    « Qu’une fois, avant la mort, je puisse dire à un homme qui m’entende : Si nous avions vécu ! — … Ainsi, voyant dans les choses des rapports qui n’y sont guère et cherchant ce que je n’obtiendrai jamais, étranger dans la nature réelle, ridicule au milieu des hommes, je n’aurai que des affections vaines ; et soit que je vive selon moi-même, soit que je vive selon les hommes, je n’aurai dans l’oppression extérieure ou dans ma propre contrainte que l’éternel tourment d’une vie toujours réprimée et toujours misérable. — … Une jonquille était fleurie. C’est la plus forte expression du désir. — … J’ai honte des affaires de la vie civile. — … Opposant à mes ennemis cette conviction qui me place intérieurement auprès de l’homme tel qu’il serait. — …Je demande si le bonheur n’est pas un rêve d’enfant. — … Je suis condamné à attendre toujours la vie. — … Je ne sens plus que ce qui est extraordinaire. — … Je ne connais point la satiété, je trouve partout le vide. — … Pour moi, je me mis à rêver, au lieu d’avoir du plaisir. — … En cherchant avec impatience ce qui ne m’intéresse point…. — Que d’infortunés auront dit, de siècle en siècle, que les fleurs nous ont été accordées pour couvrir notre chaîne, pour nous abuser tous au commencement et contribuer même à nous retenir jusqu’au terme ! Elles font plus, mais assez vainement peut-être ; elles semblent indiquer ce que nulle tête mortelle n’approfondira. Si les fleurs n’étaient que belles, sous nos yeux, elles séduiraient encore ; mais parfois, ce parfum entraîne, comme une heureuse condition de l’existence, comme un appel subit, un retour à la vie plus intime. Soit que j’aie cherché ces émanations invisibles, soit qu’elles s’offrent, qu’elles surprennent, je les reçois comme une expression forte, mais précaire, d’une pensée dont le monde matériel renferme, mais voile le secret… Espérer, puis n’espérer plus, c’est être ou n’être plus : voilà l’homme, sans doute. Mais comment se fait-il qu’après les chants d’une voie émue, après les parfums des fleurs, et les soupirs de l’imagination, et les élans de la pensée, il faille mourir ? et il se peut que, le sort le voulant ainsi, on entende s’approcher secrètement une femme remplie de grâce aimante, et que, derrière quelque rideau, mais sûre d’être bien visible à cause des rayons du couchant, elle se montre sans autre voile, pour la première fois, se recule vite, et revienne d’elle-même, en souriant de sa voluptueuse résolution. Mais ensuite, il faudra vieillir.. Si j’arrive à la vieillesse, si, un jour, plein de pensées encore, mais renonçant à parler aux hommes, j’ai auprès de moi un ami pour recevoir mes adieux à la terre, qu’un place ma chaise sur l’herbe courte, et que de tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le soleil, sous le ciel immense, afin qu’en laissant la vie qui passe, je retrouve quelque chose de l’illusion infinie. — La vie réelle de l’homme est en lui-même, celle qu’il reçoit du dehors n’est qu’accidentelle et subordonnée. Les choses agissent sur lui bien plus encore selon la situation où elles le trouvent que selon leur propre nature, »

  33. Parmi les plus beaux et les moins connus signalons les pages d’histoire qui terminent dans quelques éditions les volumes du Rhin. Victor Hugo y atteint à la synthèse historique. Ces pages vides de faits, pleines de pensées, très exceptionnelles dans toute la production romantique, sont peut-être, avec des instants de Michelet, ce qui, chez nous réalise le mieux niistoire proprement dite, cette futurition du passé.
  34. On sait le culte de M. de Banville pour Hugo. MM. Barbey d’Aurevilly, Goncourt, semblent lui échapper. Mais Sainte-Beuve et Baudelaire, Flaubert et M. Leconte de Lisle lui doivent beaucoup. MM. Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé, Verlaine lui gardent du respect.
  35. Cette idée n’est personnelle ni à Balzac, ni à Vigny. V. Hugo la connaît, Lamartine essaie de la réaliser : Jocelyn, Les Pécheurs (livre perdu), La Chute d’un Ange sont les épisodes d’un seul et immense poëme. Mais cette idée, c’est Balzac qui l’a conduite le plus loin.
  36. « Avec beaucoup de patience et de courage je réaliserais, sur la France au dix-neuvième siècle, ce livre que nous regrettons tous, que Rome, Athènes, Tyr, Memphis, la Perse, l’Inde ne nous ont malheureusement pas laissé sur leurs civilisations et qu’à l’instar de l’abbé Barthélémy, le courageux et patient Monteil avait essayé pour le Moyen-Âge, mais sous une forme peu attrayante. » Ce point de vue historique, très notoire aussi dans les prétentions des Rougon-Macquart, est à la fois secondaire, faux et dangereux. Secondaire et presque inutile, car qu’importe, en somme, la réalité historique des mœurs et la physionomie sociale d’une civilisation aux civilisations futures ? L’héritage des pensées et des images traverse les révolutions et importe seul : l’habit que portaient les hommes, morts depuis longtemps et dont la parole nous gouverne encore, ne peut solliciter qu’une curiosité oisive. Mais ce point de vue est faux car il n’est pas humain : il oblige celui qui s’y place à se supposer au lieu des hommes qui viendront dans deux cents ans. Pourtant rien n’est urgent et capital, que de vivre sincèrement sa vraie vie, sa vie contemporaine, et de faire le plus bellement fleurir en soi ses pensées d’homme de ce temps. Mais s’imagine-t-on une succession de générations dont les plus hauts génies n’auraient point d’autre soin que de dresser pour l’avenir le tableau historique et fidèle des mœurs de l’instant ? À quel avenir se dédieraient de telles œuvres, puisque ce serait l’œuvre aussi de l’avenir d’y ajouter sa page ? — Et puis ! qui peut savoir ce qui, de nous, intéressera le XXIe siècle ? Il y avait peut-être beaucoup d’histoires des civilisations dans la bibliothèque d’Alexandrie. D’un poëme des vers subsistent, qui défient le feu parcequ’ils sont flammes eux-mêmes : d’un livre d’histoire… — Et encore ce point de vue historique a ce grand danger qu’il risque, en détournant de soi l’œil du génie, de nous faire perdre la seule histoire qui nous intéresse, qui nous passionne : l’histoire elle-même, l’histoire intérieure de cette âme unique. — Cette histoire, Balzac nous l’a donnée, malgré lui, et parceque son génie ne lui a pas permis de se tenir toujours à la lucarne qu’il avait choisie — trop petite pour son regard infini.
  37. Lire l’article d’Émile Hennequin, dans le n° du 8 novembre 1883 de la Revue Wagnérienne : L’esthétique de Wagner et la doctrine spencérienne.
  38. « On pourrait dire que, quand la religion devient artificielle, il appartient à l’art de sauver l’âme de la religion en rendant à leur valeur figurée les symboles mythiques que celle-ci prend au sens propre pour mettre en lumière la vérité contenue dans leurs représentations idéales. Tandis que le prêtre s’applique à considérer les allégories religieuses comme des vérités de fait, l’artiste, au contraire, donne ouvertement et librement son œuvre pour un fruit de son invention. Mais la religion ne peut vivre pourl’art qu’autantqu’elle enveloppe ses symboles dogmatiques, et qu’elle voile son élément de vérité sous un entassement toujours croissant de choses incroyables qu’elle impose à la foi. Elle l’a senti, et c’est pourquoi elle a toujours recherché le concours de l’art qui n’a pas pu lui-même arriver à son plus haut développement tant qu’il a dû représenter cette prétendue réalité des symboles sous forme d’idoles destinées à favoriser l’adoration sensuelle, le culte, et n’a rempli sa véritable mission que lorsqu’il a facilité l’intelligence de la vérité divine, inexpressible, que renferme la religion, par une représentation idéale de ses allégories. »
  39. La version française de l’Œuvre d’Edgar Poe est enfin achevée par la magnifique traduction que M. Stéphane Mallarmé vient de nous donner des Poëmes.
  40. L’expression est de M. J.-K. Huysmans.
  41. dgar Poe est le dernier Poëte étranger dont on aura parlé ici. D’autres pourtant semblaient s’imposer dans cette revue, quoique si succincte, des essais de synthèse et des influences : Hoffmann, par exemple, et surtout Carlyle. Mais Hoffmann est plutôt une exception — combien délicieuse ! — qu’une influence. Quand à Carlyle — plutôt, d’ailleurs, philosophe que poëte — on peut prédire que sa pensée laissera une trace profonde dans la génération nouvelle. Malheureusement, son œuvre n’est pas encore traduite. (On a de bonnes raisons pour croire que la traduction nécessaire ne se fera plus longtemps attendre.)
  42. J.-K. Huysmans.
  43. Le même.
  44. De l’édition Lévy. Le portrait de l’édition Lemerre est encore plus médiocre.
  45. Des Parnassiens j’excepte MM. Verlaine. Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé.
  46. Je parle au point de vue de la forme : quant au fond, au contraire, dans des écrits comme Un cœur simple, Flaubert a spécialisé plus qu’un autre : mais dans cette spécialisation même d’une âme rudimentaire il n’a que des idées générales à déduire.
  47. Quant à l’œuvre personnelle de Sainte-Beuve, toute de psychologie égoïste, elle est suffisamment désignée par la forme, même qu’il inventa ; comme la forme, la pensée hésite entre la crainte et le désir de tout dire.
  48. À cette œuvre, comme nous l’avons vu, Baudelaire ne fut pas étranger : mais il a paru logique, l’influence de Baudelaire étant plus quant au fond qu’à l’expression, d’en traiter avant de parler de la toute formelle doctrine parnassienne.
  49. Je cite une phrase d’un livre récent : Nos Poẽtes, par M. Jules Tellier ; — je cite… en rectifiant.
  50. « Ainsi, dans le calme silence des nuils, aux heures où le bruit que fait en oscillant le balancier de la pendule est mille fois plus redoutable que le tonnerre, aux heures où les rayons célestes touchent et caressent à nu l’âme toute vive, où la conscience a une voix, où le poète entend distinctement la danse des rhythmes dégagés de leur ridicule enveloppe de mots, à ces heures de recueillement douloureuses et douces, souvent, oh ! souvent ! je me suis interrogé avec épouvante et j’ai frémi presque dans la moelle de mes os. Et quand on y songe qui ne frémirait, en effet, à cette idée de vivre peut-être au milieu d’une race de dieux, parmi des êtres qui lisent peut-être couramment dans notre pensée quand la leur se cache pour nous sous une triple armure de diamant ! Quand on y songe… Le mystère de l’enfantement leur a été confié et peut-être le comprennent-elles.. Peut-être y a-t-il un moment solennel où, si le mari ne dormait pas d’un sommeil stupide, il verrait la femme tenir entre ses mains son âme palpable et en déchirer un morceau qui sera l’àme de son enfant. »
  51. La légende de Parnasse contemporain.
  52. « L’âme et le charme de la beauté moderne : la physionomie. La profondeur, la réflexion, le sourire viennent au regard et l’œil parle. L’ironie chatouille les coins de la bouche et perle, comme une touche de lumière, sur la lèvre qu’elle entr’ouvre. L’esprit passe sur le visage, l’efface et le transfigure : il y palpite, il y tressaille, il y respire ; et mettant en jeu toutes ces fibres invisibles qui le transforment par l’expression, l’assouplissant jusqu’à la manière, lui donnant les mille nuances du caprice, le faisant passer par les modulations les plus fines, lui attribuant toutes sortes de délicatesses, l’esprit du XVIIIe siècle modèle la figure de la femme sur le masque de la comédie de Marivaux, si mobile, si nuancé, si délicat, et si joliment animé par toutes les coquetteries du cœur, de la grâce et du goût. » — Cela est dit à propos, comme on voit, du XVIIIe siècle. Mais dès les premiers mots, que j’ai pour cela soulignés, qui n’entend qu’ici M. de Goncourt parle d’une idée pour lui devenue générale, d’un cararctère de ce siècle au moins autant que de l’autre ? — Une note encore. Presque tout ce que je dis de M. Edmond de Goncourt serait à départir entre son frère et lui. Tout en ne nommant que l’aîné et comme le représentant de l’union admirable des deux frères, je ne veux pas laisser croire que j’oublie, dans la gratitude que lui doit quiconque a le culte de l’Art d’écrire, celui qui n’est plus.
  53. « Enfermez-la dans la matrice des langues mortes ; serrez-la dans leur moule de fer : elle sera frappée, elle sortira médaille, sans bavure et nette comme la langue de diamant de La Bruyère. Je ne vous dis pas, bien entendu, de coucher avec des livres latins, de les traduire ; il s’agit de ce génie de la langue qu’il faut surprendre, sentir et emporter ; car, pour les sas’oir par cœur et ne pas les quitter… Tenez, voilà encore un problème et un pourquoi : ayez-vous remarqué, — c’est bien bizarre, — que presque tous les amants de la belle latinité ont le style le plus contraire au style dans la familiarité duquel ils vivent ? » (Charles Demailly.)
  54. M. Paul Verlaine : Les Poëtes Maudits.
  55. Charles Morice : Paul Verlaine.
  56. Le même.
  57. Le même.
  58. M. Paul Verlaine : Les Poëtes maudits.
  59. Ces quatre vers qui feront peut-être comprendre que j’admire :
    Adonaï ! dans les terminaisons latines
    Des cieux moirés de vert baignant les Fronts vermeils.
    Et, tachés du sang pur des céleste poitrines,
    De grands linges neigeux tombent sur les soleils
  60. Il ne faut pas oublier que M. Mallarmé a publié Les Dieux de la Grèce et des volumes de linguistique anglaise et de traduction.
  61. … Ils pouvaient faire aussi sonner comme un tambour

    La servile pitié des races à l’œil terne…

    (Le Guignon, Stéphane Mallarmé.)
  62. Plusieurs de celles qu’on lira dans la Ve Partie de ce livre. Prochainement, d’ailleurs, une Étude, aussi complète que possible, expliquera ce que de l’œuvre et des idées de M. Stéphane Mallarmé on ne peut indiquer ici.
  63. Je ne prétends point que M. Loti n’aijamais entendu conter, dans ses voyages, une jolie légende ; il nous l’a répétée : merci. Mais il n’y a, Dieu ! pas là de quoi dire avec M. Bourget : « Le divin Loti. » — Je ne prétends point que M. Daudet n’ait jamais trouvé un mot exquis : j’en sais plusieurs de tels, même dans L’Immortel, à propos de la Seine. Mais il n’y a pas là de quoi mériter à cet agréable conteur, tout fait de petits artifices et qui ne pense pas, l’énorme et quotidien honneur de lire dans les journaux son nom entre ceux de M. de Goncourt et de M. Zola.
  64. Je fais un peu large le compte des représentants de cette génération. J’ai envie d’y saluer M. Arsène Houssaye. Aussi bien y a-t-il d’évidentes analogies entre les pâles figures de toutes les transitions, des Romantiques aux Parnassiens et des Parnassiens aux Décadents.
  65. Je parle ici du versificateur. Nous verrons tout à l’heure le critique.
  66. Il y a encore M. Fabié, « poëte du Rouergue, » H. Delthil, « poëte du Quercy »… qui sais-je encore !
  67. Quand M. Paul Verlaine (Romances sans Paroles) nous montre les paysage belges ou londonniens qu’il traverse, tout l’intérêt, pour nous, est dans l’âme du Poëte, dans la correspondance de cette âme avec le paysage, c’est ce que nous apprend d’humain ce paysage qui nous importe. — Quand Flaubert nous montre le désert où vit le Saint, ou les vastes plaines que parcourt l’armée des Mercenaires, c’est le sentiment — tristesse, impitoyable immensité — qui de la nature s’impose à l’homme, c’est le sentiment et c’est le sens que le Poëte dégage du spectacle. — Tout au contraire avec les versificateurs que je viens de nommer : ils sont épris — modérément d’ailleurs — de détails visuels dont ils ne cherchent pas le sens et qu’ils copient en humbles photographes.
  68. Je rencontre ce nom et je m’en délivre. M. Sully-Prudhomme n’est pas un poëte. Des trois actes qui décomposent l’action esthétique (Pensée, Idée, Expression) il n’accomplit que le premier. Même il l’accomplit très insuffisamment, ses abstractions se maintenant toujours dans les vieilles généralisations. Quant au « poëte » sentimental qui est l’autre face de ce « poëte » philosophe, je pense qu’il a déjà rejoint dans l’ingrate mémoire des hommes les faiseurs de romances du Premier Empire, et Reboul, et Dupaty ; ses tendresses sucrées, sirupeuses, sont vaines, en effet, et cet amant eut sans doute toujours la tête chenue. On dit qu’il y a encore en M. Sully-Prudhomme un poëte lyrique chargé de dire des vers officiels devant les statues nouvelles : Baour-Lormian l’attend au seuil du Paradis.
  69. La Vie Inquiète et les Aveux. Autrement parlerais-je d’Edel et des vers, lus ça et là dans les revues, qui composeront les nouveaux recueils de M. Bourget.
  70. Émile Hennequin.
  71. Le pamphlet était hier un genre démodé ; la chronique l’avait submergé : les petites brochures de la Restauration cédaient à l’énorme flot actuel du journalisme quotidien. Les Lanternes de M. de Rochefort avaient des allures anachroniques. Aujourd’hui, le pamphlet reparaît sous la forme de la brochure et du livre, se glisse dans le roman, envahit l’étude philosophique et sociale ; nos pamphlétaires sont MM. Bloy, Mirbeau, surtout M. Drumont, un philosophe de la plus haute lignée catholique, d’autres encore.
  72. On semble, ici, prendre l’Esprit critique pour la Critique. Mais il est bien évident que celle-ci n’est qu’un produit de celui-là. Comme elle en garde les caractères réduits, on a pu ! e personnifier en elle.
  73. Jean Dolent, Amoureux d’Art.
  74. On peut critiquer cette formule ; l’expression n’est peut-être pas très philosophique. Y a-t-il donc d’autres Vérités que le Rêve lui-même, en Art. le rêve propre de chaque artiste ? Mais j’entends très bien et tout le monde entend très bien ce que l’écrivain a voulu dire. — Ajoutons que M. Jean Dolent est l’auteur de plusieurs romans, Le Roman de la Chair, L’Insoumis, très intenses et très modernes études passionnelles, et de Parades, Les Parades de Jean Dolent, essences du plus personnel esprit.
  75. Parce que le Présent risque de les oublier trop.
  76. Émile Hennequin.
  77. On a préféré au procédé didactique, à de successives études consacrées aux points divers où l’Art nouveau se distingue de l’Art accompli, le processus d’une critique largement et librement historique, estimant surtout précieux, capital, de démontrer comment les nouveautés résultent de la tradition. Ce système prohibait tels développements desquels l’absence laisse ce livre incomplet : théories du Roman, du Théâtre, du Poëme. — (livres, peut-être, futurs) Outre, d’ailleurs, que les vieux « genres » tendent de plus en plus à se fondre en l’unique et l’essentielle Œuvre-d’art-écrit, il faut répéter qu’on ne voulait ni ne pouvait faire ici le manifeste d’une École qui n’est pas.