Calmann-Lévy (p. 205-248).
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XIX

voici un chapitre bien long ! mais quelle grappe d’événements ! on vous transporte au gynécée, ou appartement réservé à ces demoiselles, et vous y êtes témoins d’un enchaînement de faits qui nous amène à une conclusion morale qu’exprime ninon d’un mot vif et désenchanté.


Marie Coquelière fut bien plus troublée, une fois revenue au château, que lorsqu’elle reconnut le chevalier Dieutegard chez Cornebille. Elle ne parlait jamais de ses entrevues avec le sorcier, parce que celui-ci inspirait l’épouvante, et ce secret lui était si dur à porter qu’elle en avait maigri de treize livres depuis que cela durait, et que sa figure, auparavant prospère, se plaquait de teintes jaunâtres. Mais ne pas dire qu’elle avait vu le chevalier lui valut une maladie. Et, tandis qu’elle était au lit, au milieu de ses étouffements, elle rendit cette nouvelle et respira enfin.

On la crut folle ; personne n’ajouta foi à ses sornettes. Cependant l’idée était si cocasse du chevalier Dieutegard croupissant par amour dans la vermine avec l’horrible sorcier Cornebille que l’on s’en empara comme d’une légende tragi-comique, et elle fut longtemps l’aliment des plaisanteries.

Une nuit même que Châteaubedeau et la marquise roucoulaient, la fenêtre ouverte, le page se plut à renverser le vase de nuit au pied de la muraille par dérision, en disant hautement qu’il compissait le Sorcier et le Chevalier des contes de Marie Coquelière. Mais Ninon, ayant penché la tête à ce moment, crut voir deux ombres qui fuyaient et elle pâlit aussitôt et se trouva mal. Pendant le reste de la nuit, elle crut à la vérité de la légende ; mais le jour dissipa les frayeurs superstitieuses de son esprit.

La légende avait pénétré dans le gynécée, où il faut vous mener, à présent que les maçons en sont partis.

Si parfaits qu’eussent été leurs travaux, vous voyez donc qu’ils laissaient transpercer quelques bruits du dehors. À la vérité, Marie Coquelière, en qualité d’ancienne nourrice, y jouissait d’un droit de passage. C’était elle qui portait le petit déjeuner du matin et servait les autres repas. Hormis elle, le marquis et la marquise seuls, ainsi que le vénérable abbé Puce, devaient, à jours et heures déterminés, franchir la petite porte conduisant aux appartements réservés à Jacquette et à mademoiselle de Quinconas.

De toutes les personnes de la maison, mademoiselle de Quinconas était l’unique qui osât ne point traiter de balivernes les histoires de Marie Coquelière. C’est qu’elle se souvenait de la rencontre de Cornebille, au petit jour, dans les allées du labyrinthe, et de l’entretien merveilleux de ce lieu ainsi que de la statuette de l’Amour, ce qui, effectivement, pouvait être le fait d’une grande passion. Et Jacquette s’était beaucoup enflammée sur l’aventure, à cause de ce qu’elle contenait de romanesque, ce qui ne lui semblait pas opposé au caractère de son ancien ami le chevalier Dieutegard. Et elle disait à Pomme d’Api :

« — Tu me demandes, ma chère Pomme d’Api, de te raconter l’histoire du chevalier Dieutegard !… Je n’y vois pas d’inconvénient, parce que tu n’es pas, toi, sur le point de faire ta première communion ; mais, quand tu en seras là, je te préviens que je te renfermerai dans une boîte et sous clef. Voilà : ce jeune homme était tombé amoureux d’une personne d’un rang élevé qu’il ne pouvait pas épouser. Quand un jeune homme est amoureux, — à moins que ce ne soit d’une jeune fille à marier, — il devient indécent, fût-il le mieux élevé du monde, et a la rage de se promener tout nu : souviens-toi de la statuette de l’Amour !… Voilà pourquoi tous nos galants s’enferment et se dissimulent ; on nous verrouille ici, nous autres, afin que nous ne les voyions pas aller ainsi dans la maison. Or, Dieutegard ayant reconnu son état, un jour, de peur de nous scandaliser, s’est sauvé, et depuis ce temps-là il se cache. C’était un jeune homme très comme il faut. Là-dessus, comme sur tout le reste, chacun bâtit des histoires ; mais ce n’est pas la peine que tu ailles te monter la tête à ton tour. Ma fille, je sais à quoi m’en tenir… »

L’aile du château affectée depuis des mois déjà à abriter l’innocence de Jacquette, se composait, comme on sait, des anciens appartements de feu M. Lemeunier de Fontevrault, mis d’abord en partie à la disposition de la gouvernante, puis restaurés, isolés et abandonnés totalement à Jacquette, à mademoiselle de Quinconas et à Pomme d’Api. Vers la fin de l’automne, on permit qu’une chatte s’y établît à demeure, pour y détruire les souris d’abord, ensuite pour apporter un peu de gaieté aux solitaires. C’était une chatte noire, de poil ras, qui avait deux yeux d’un jaune éclatant et l’air d’un diable : M. le curé lui-même la nomma Belzébuth, nom d’un insigne démon ; c’est pourquoi Marie Coquelière l’appela aussitôt « la belle Zébute ».

Vous vous souvenez sans doute que, des fenêtres de cet appartement situées au couchant, l’œil plongeait obliquement dans l’allée des fontaines, terminée par le pin parasol ; que l’on voyait aussi, par-dessus les marronniers, le ventre rond et le haut toit moussu du colombier ; enfin qu’au bas des fenêtres, s’étalait un petit parterre à la française, enclos par une grille de fer. C’est ce jardin qui était désormais réservé aux promenades et aux jeux de Jacquette. Encore avait-on fait grimper de hauts lierres sur la grille, afin de mieux marquer l’enclos qu’occupaient ces demoiselles, au milieu d’une demeure et d’un parc livrés au désordre de la vie profane.

M. le curé venait deux fois la semaine donner sa leçon de catéchisme ; M. de Chemillé faisait, le dimanche, à sa filleule une visite de cérémonie, ainsi que les hôtes du château, tous un peu guindés, rangés en cercle et ne sachant que dire, à cause du ton châtié qui leur était recommandé. Les jours paraissaient parfois longs dans le gynécée, et Jacquette aspirait avec ardeur à sa première communion, d’autant plus qu’on lui avait promis qu’elle ferait, aussitôt après, son entrée dans le monde et, selon l’usage du temps, s’y marierait dans un assez bref délai.

Quand le vent d’automne faisait courir les feuilles mortes dans l’allée des fontaines, on pouvait voir, à l’une des fenêtres du petit parterre, une haute personne soufflant une forte buée sur les vitres : c’était mademoiselle de Quinconas ; et, sous la gorge opulente qui jouait le rôle d’un baldaquin étoffé, une tête aplatie au front, au nez, et dont la bouche donnait assez bien l’aspect d’un gros et gras limaçon vu par-dessous et rampant : c’était la tête de Jacquette, déformée pour le plaisir de s’appliquer contre la vitre. Elles demeuraient là jusqu’à ce qu’il fût l’heure d’allumer les lampes.

M. l’abbé Puce avait fait suspendre la lecture du païen Plutarque, et l’on se contentait du Nouveau Testament ou du catéchisme. Pomme d’Api, qui assistait aux leçons, se montrait à l’égard du catéchisme d’une inaptitude touchant parfois la rébellion ; aussi Jacquette coupait-elle ces exercices ardus par de grands mouvements d’impatience, voire de colère contre sa fille, et par des divertissements qui consistaient à infliger à celle-ci des châtiments corporels, à la livrer, par exemple, corps et biens, aux griffes de la belle Zébute figurant Satan. La belle Zébute secouait et roulait Pomme d’Api, lui labourait la poitrine de ses ongles fins et mettait ses vêtements en lambeaux. Ces scènes cruelles amusaient énormément Jacquette et trouvaient grâce devant la gouvernante, qui se relâchait un peu de sa gravité depuis qu’elle avait recouvré, à l’abri du gynécée, une paix relative.

Il faudrait toutefois posséder l’âme cristalline de M. l’abbé Puce ou la simplicité de Ninon pour croire bénévolement que le mur élevé entre le château et le gynécée est de taille à barrer la route au subtil et malin fluide qu’est l’esprit du siècle. De même que la belle Zébute se faufilait, par le trou de la chatière ménagée dans la porte de chêne, ainsi le scandale, par les lèvres candides de Marie Coquelière, pénétra, amenuisé, étiré en longueur, dans la demeure des vierges, et s’y présenta sur ses quatre pieds, noirci d’horreurs et d’aspect infernal.

Je ne reconstituerai pas le récit de la nourrice, auquel nous avons échappé et dont, aussi bien, nous n’avons que faire. Je n’y touche en passant que pour vous apitoyer sur les misérables moyens dont disposent les familles les mieux intentionnées, pour garantir les âmes du feu lascif par quoi, bon gré mal gré, toute l’humanité est pour ainsi dire embrasée.

Ah ! çà, n’allez pas croire que la digne nourrice narrait ses historiettes au plein air, et sans souci des oreilles sensibles de Jacquette ! Non. Elle excellait à employer un langage imagé qui ornait d’un voile richement brodé le sens pernicieux de la vérité, et elle savait aussi mettre à profit les moments où la fillette était absorbée par les interrogations toujours avides de Pomme d’Api.

D’ailleurs on couchait Jacquette de bonne heure, et, tout au bout de l’immense pièce où flottaient encore les tentures à moulins de M. Lemeunier de Fontevrault. Marie Coquelière et la gouvernante chuchotaient longuement. Qu’il vous suffise de savoir que la dernière nouvelle était que le marquis redevenait amoureux de sa femme. — Ah ! par exemple, cela est fort bien.

Enfin mademoiselle de Quinconas fermait la porte, tirait le verrou et s’avançait sur la pointe des pieds, afin de voir si Jacquette était endormie. Quand elle s’en était assurée, elle poussait devant le feu la bouillotte, afin de faire ses ablutions à l’eau chaude, car elle était frileuse.

C’était une de ces grosses bonnes bouillottes ventripotentes, goitreuses, ou cabossées par un long usage, vieilles servantes tassées, mais souriantes, et honorées de servir, telles enfin que l’on n’en voit plus aujourd’hui que tout devient dur, étriqué, anguleux et chagrin. Et cette bouillotte chantait délicieusement sur les cendres. Mademoiselle de Quinconas en aimait la musique tour à tour plaintive et ardente, mélancolique ainsi qu’une voix entendue le soir dans la campagne, et gaillarde tout à coup, frétillante, rieuse, d’une fantaisie sans cesse renouvelée. Elle savait, au moment voulu, courir au secours de la chanteuse suffoquée par un vomissement qui lui soulevait le couvercle, inondait le foyer, et suscitait des nuages de fumée.

Elle se déshabillait lentement devant les flammes d’un grand feu de hêtre. À cette heure-là, qu’il faisait bon s’étirer, une fois dévêtue, dans la pénombre à peine troublée par une grande flamme téméraire qui se cassait rapidement le cou à vouloir s’élever trop haut !

Mademoiselle de Quinconas se mettait alors volontiers à cheval sur une chaise qu’elle approchait du feu le plus possible ; et les yeux large ouverts sur quelque charbon scintillant, méditant sur le sort des pauvres gouvernantes solitaires, elle envoyait sa main à la promenade, sur les petits talus de ses chevilles et sur les collines bombées de ses longues et belles cuisses qui rôtissaient agréablement.

Lorsque le chant de la bouillotte s’exalte, tel est parfois le plaisir de la bonne Quinconas qu’elle ne retient pas un soupir suffisant à réveiller Jacquette ; et l’enfant, un œil entr’ouvert, aperçoit la gouvernante chevauchant une monture fantastique dans un pays incendié, l’enfer peut-être, ou le chemin du Sabbat, comme dit Marie Coquelière. Alors Jacquette se demande ce qu’elle dira à Pomme d’Api, si Pomme d’Api, par hasard, désire savoir pourquoi la gouvernante se fait cuire ainsi le soir au lieu de se coucher comme les poupées et les petites filles.

« — Pomme d’Api, lui dira-t-elle, mademoiselle de Quinconas expie par ce moyen les péchés de gourmandise qu’elle a commis dans la journée et qui lui font, comme tu le vois, prendre tant d’embonpoint par derrière. »

Pomme d’Api satisfaite, Jacquette reprend son sommeil interrompu, et la gouvernante, ayant passé sa chemise de nuit, vient voir si la fillette repose chastement, les deux mains sur la courte-pointe, puis elle se glisse dans son lit et s’endort.

Vous jureriez le gynécée garanti pour douze bonnes heures au moins contre tout dommage ? Eh bien, veuillez, vers minuit, prêter l’oreille. Une petite porte a été poussée, furtivement, et quelqu’un, pieds nus, sans lumière, est entré. La marquise seule, pourtant, possède la clef de cette ouverture ; elle la remet le matin à Marie Coquelière, qui la lui rend ponctuellement chaque soir…

Mais, avant de vous nommer celui qui vient ainsi saccager la paix virginale, il nous faut retourner en arrière vers des personnages que nous avons délaissés depuis plusieurs chapitres, et vous verrez comment cette incursion, qui semble nous éloigner du gynécée, au contraire nous y ramène.

Peut-être se souvient-on de la manière toute fortuite dont Ninon devint la maîtresse de Châteaubedeau fraîchement ligoté, emmailloté comme un panaris ?

Petit à petit, le fait de presser contre elle, la nuit, et même le jour, ce gros Châteaubedeau, fut pour elle un besoin aussi impérieux que celui de boire et de manger. Elle recevait donc son page dans sa chambre, après que l’on s’était assuré que le marquis était couché. Et de ceci, voilà comment on obtenait la certitude.

Foulques allait volontiers au lit de bonne heure. Sa fenêtre s’illuminait soudain, et, du dehors, on discernait la couronne du baldaquin, le chef d’un portrait de famille, un panneau peint en blanc. L’ombre du marquis, allongée démesurément, était portée sur ce panneau, faisant un jeu d’ombres chinoises, et on la voyait s’exhausser augmentée de deux cornes, bientôt d’une tiare pointue, effet d’un beau bonnet de soie. Telle quelle, la noire figure géante avisait un coffre d’aspect imposant, et en tirait une urne enflée, au moins en apparence, à contenir la cuvée de trois arpents de vigne, et la soutenait à mi-corps dans cette attitude d’expectative propre au pichet que l’on présente à la chantepleure. Tout devenait inerte. On eût eu le temps de réciter son Pater. Une chauve-souris coupait parfois le spectacle de son vol de papier flambé. Enfin la scène offrait un trait nouveau : une ligne d’ombre vigoureuse, durable projectoire d’un projectile énigmatique, joignait à l’urne la fontaine, et, pour peu que la croisée fût entr’ouverte, l’oreille croyait reconnaître le gazouillis des gouttières par une bonne pluie d’équinoxe.

Lorsque le marquis, ayant joué sa pantomime, avait reconfié l’urne au meuble devant elle béant comme sa destinée, chacun avait l’assurance que Foulques ne ferait plus un pas qui le pût éloigner de ce dépôt, et qu’il se coucherait, s’endormirait et ronflerait là contre, en vertu de quelque loi supérieure à sa volonté ou conforme à ses lubies : une habitude, singulière à la vérité, mais héritée de ses pères.

Châteaubedeau s’ébaudissait royalement à voir le marquis coucher le nez sur son pot de chambre, tandis qu’il respirait, lui, le souffle agréable de Ninon.

Or il arriva qu’une nuit Foulques, qui s’était régulièrement couché comme à l’ordinaire, se leva, ôta son bonnet, prit du linge neuf, un chandelier, sa robe de chambre, et marcha droit, d’un air gaillard, à l’appartement de sa femme. Et, arrivé là, il frappa…

Ninon reconnut le doigt de son mari et fut péniblement surprise, parce qu’il lui répugnait de savoir le marquis si proche d’elle dans le moment même où son amant l’enlaçait avec ardeur.

Le pire fut que Châteaubedeau, qui n’était qu’un bravache, perdit du coup toute contenance, et il allait et venait tout nu dans la chambre, essayant d’ouvrir, pour s’y cacher, les placards au moyen d’une clef qu’il avait trouvée sur la table. Foulques, on le sait, était peu enclin au soupçon, nullement porté à s’échauffer le sang ; mais, lorsqu’une démangeaison le tenait, il avait la stabilité d’un roc de Bretagne. Ce n’est pas lui qui s’inquiétait, pour l’heure, de savoir si sa femme recevait un amant dans son lit ! Mais il avait l’envie fort nette d’occuper la place qui lui était due dans le lit de sa femme, et il s’armait de patience en attendant que sa femme lui ouvrît.

Ninon s’épuisait à faire à Châteaubedeau des signes expressifs pour qu’il poussât tout bonnement l’autre porte et décampât.

Châteaubedeau préférait se tapir dans l’armoire et reparaître quand Ninon se serait expliquée avec son époux. C’était pour ne point sembler céder sa place ! Mais, quand Ninon fit mine de sauter du lit et d’aller ouvrir au marquis, le bélître détala si lâchement qu’il en oublia de prendre ses hardes et de restituer la clef qu’il tenait à la main.

Châteaubedeau n’avait pas fait trois pas hors de la chambre de Ninon qu’il était résolu à aller jouer à mademoiselle de Quinconas un tour plus fameux qu’aucun de ceux qu’il avait perpétrés jusqu’alors. Il venait de reconnaître que la clef qu’il possédait était celle du gynécée. C’est là qu’il courut.

Il n’eut pas de peine à se diriger à tâtons jusqu’à la petite porte qu’il avait vu percer par les maçons. Il introduisit la clef et entra, rampant le long de la muraille, butant contre le coffre à bois, le prie-Dieu, le pupitre, inspirant à la gouvernante engourdie par le premier sommeil des cauchemars épouvantables. Deux petites lueurs demeuraient dans le foyer, comparables à des vers luisants ; elles n’éclairaient aucun objet. Le pas du jeune coquin, lourdaud et râblé, faisait osciller la cuiller dans le verre d’eau. Tout à coup la belle Zébute, qui dormait là sur un fauteuil, escalada le dossier, d’un tel bond, que le meuble tomba en ébranlant tout l’appartement.

Mademoiselle de Quinconas s’éveilla en portant la main à son cœur qui battait le tocsin ; et, au milieu du silence aussitôt rétabli, elle n’entendait plus que ces coups précipités du tambour au travers d’un épais coussinet. Elle se dressa pour faire de la lumière, mais le flambeau, une fois allumé, voilà que la pauvre fille avait plus peur qu’auparavant, et elle souhaitait de n’y plus voir, dans la crainte de découvrir quelque bête apocalyptique, un assassin vulgaire, ou le satyre, terreur des vierges ! Châteaubedeau, nu comme un ver, la regardait. La gouvernante hasarda dans la pénombre un œil tremblant…

Elle poussa un cri de petit chien écrasé, retomba sur le dos et s’évanouit instantanément.

Jacquette, elle, ne fut réveillée que par le cri de sa gouvernante ; et elle aperçut, en pleine clarté, le page semblable à Adam. Elle le remit aussitôt, malgré cette particularité surprenante, parce qu’elle ne s’en émouvait nullement, et parce qu’elle conservait toute sa présence d’esprit. Elle demanda tout simplement :

« — Qu’est-ce qu’il y a, monsieur de Châteaubedeau ?… »

Puis elle cacha sa fille Pomme d’Api sous les draps.

Châteaubedeau n’avait point vu Jacquette. En entendant sa voix innocente, ce malappris connut quelque chose de plus fort que son impudique forfanterie, à savoir la loi naturelle qui commande à l’homme de ménager la jeunesse ; et il fut en proie à un étrange malaise : il couvrit rapidement, d’un petit ouvrage de laine qui se trouvait là, sous sa main, ce qu’il put couvrir de son corps embarrassant.

Et il s’en alla plus vite qu’il n’était venu, plus penaud qu’un coq déplumé, tenant sur son derrière l’ouvrage de laine. Et Jacquette, fort peu émue, de lui crier :

« — Eh ! là, monsieur, mon travail au crochet, je vous prie !… »

Dès qu’il fut dehors, Jacquette se rendormit. Mademoiselle de Quinconas demeura je ne sais combien de temps sans connaissance. Quand elle s’éveilla, il faisait plus grand jour que de coutume, parce que Marie Coquelière, n’ayant pas trouvé la clef du gynécée chez la marquise, n’avait pu ouvrir et apporter le déjeuner de ces demoiselles.

À défaut du témoignage de la bougie consumée jusqu’au bout, la clef égarée eût suffi à prouver à mademoiselle de Quinconas qu’elle n’avait pas rêvé en voyant l’homme nu : quelqu’un s’était emparé de la clef du gynécée et s’y était introduit ; ce quelqu’un n’était pas un monstre, car elle l’avait estimé bien fait… Qui était-ce ?

Mademoiselle de Quinconas était si bien élevée qu’elle ne se fût pas permis d’accuser un hôte du château d’une aussi horrible infamie, et elle avait coutume d’observer si scrupuleusement la prudence qu’elle jugea sage de taire une aventure qui la pouvait aussi, hélas ! desservir personnellement. Jacquette, étant dressée à ne dire jamais rien, demeura muette vis-à-vis du monde, se réservant d’en philosopher à son aise avec Pomme d’Api. Marie Coquelière attribua la disparition de la clef à un tour de sorcellerie et en accusa Cornebille.

Châteaubedeau, pour corriger une farce manquée par une farce, dès le matin, allant embrasser tendrement sa mère, lui glissa la clef sous l’oreiller.

Quand madame de Châteaubedeau remua son puissant séant, cette clef lui tomba, pour ainsi dire, dans la main. D’autre part, le bruit était déjà répandu que l’on avait dû enfoncer la porte de l’appartement de ces demoiselles, faute de la clef égarée. Elle se tut, elle aussi, par une prudence de femme adonnée aux amours coupables, car les fautes comme l’innocence concourent à nous rendre circonspects. — Cependant, aiguillonnée tout le jour par une curiosité bien légitime, elle ne put tenir, vers le soir, contre le désir de savoir si la clef qu’elle possédait, n’était point celle du gynécée. Ne se souvenait-elle pas maintenant que son fils l’était venue baiser un peu ce matin ! le vaurien n’avait-il agi que par tendresse ? Et elle alla, avec toutes sortes de précautions, jusqu’à la petite porte.

La nuit tombait, le corridor était dans l’ombre ; une grande paix semblait répandue dans le château comme dans l’appartement des vierges. Madame de Châteaubedeau tira de sa poche la clef, l’introduisit, la tourna dans la serrure sans rencontrer de résistance. Soudain, un bruit au fond du corridor… Elle songe à revenir sur ses pas ; mais on s’expliquera mal sa présence en cet endroit : le plus sûr moyen d’éviter la personne qui s’approche est d’entrer chez ces demoiselles. Elle pousse la porte, elle est dans l’antichambre…

Mais elle n’a pas le loisir de repousser la porte ! Son amant Chourie, sans cesse sur ses pas, a pénétré derrière elle.

Elle s’affaisse sur le premier siège, car Chourie, en vérité, lui a fait peur. Elle croit qu’elle va défaillir. Son amant aux abois cherche secours ; il ouvre une porte : c’est la salle d’étude ; elle est déserte. Il y entraîne sa forte maîtresse et, l’ayant déposée sur une chaise, près de la fenêtre, il délace amoureusement son abondant corsage.

Elle revient à la vie, se laisse cajoler, tourne et retourne de gros yeux langoureux ; cette femme qui va vieillir demain, que n’oublie-t-elle pas, — songez-y ! — sous le charme magique des avant-dernières caresses !… Son regard va de son amant au petit parterre bien dessiné, bien planté, à l’allée des fontaines, au bon vieux pigeonnier. Ce n’est que peu à peu qu’elle songe à la qualité de l’endroit où elle est : on entend, dans une pièce voisine qui sert d’oratoire, la voix de Jacquette, et celle de M. le curé qui lui serine son catéchisme.

C’est là le gynécée : quel dommage ! que ces appartements sont favorables à l’amour ! Quelle tranquillité on y goûte ! Chourie fait observer que la poussière envahit les meubles, que des toiles d’araignée doublent les tentures, de leur tissu léger. En effet, depuis que l’on voit poindre à l’horizon le jour de la première communion, la salle d’étude est délaissée en faveur de l’oratoire. Et qui sait ? peut-être ne vient-il plus personne en cette belle pièce ?…

Et madame de Châteaubedeau se représente les difficultés de la vie dans la partie prétendue libre du château, où le pauvre Chourie est épié sans répit par sa femme, par son frère maladroit et par la marquise, où elle-même a quelque répugnance à s’exhiber en galante posture aux yeux de son fils, enfin où chacun, portant le fardeau de ses fredaines, marche en louvoyant comme un renard le long du poulailler.

« — Chourie », dit-elle, « si nous revenions ici ?… »

Elle garda donc la clef et revint chaque jour ici, à la même heure, avec M. de la Vallée-Chourie, qui, efflanqué par un rude service d’amant, trouvait ici un adjuvant puant bien un peu l’apothicaire, mais efficace en somme : ne pratiquait-il pas en ce gynécée une sorte de viol d’un lieu saint, rendu plus sensible par le murmure des voix de la fillette et du vieux prêtre, dans l’oratoire voisin, et par la présence, parfois, de la satanique belle Zébute, qui dardait, dans un coin sombre, ses fixes prunelles de soufre, ou qui s’agitait tout à coup d’un mouvement de danse barbare, diabolique divertissement ?

Moins de huit jours après, les deux amants, jamais troublés, tenaient cette pièce du gynécée pour un pavillon à eux ; ils y apportaient des friandises, y croquaient des gâteaux secs et faisaient du pupitre de mademoiselle de Quinconas une cave à liqueurs et à vins variés. Chourie, ayant dérobé à l’office un petit plumeau, commençait à épousseter par-ci, par-là, à nettoyer les miroirs tout au moins, afin que sa maîtresse pût, en se retirant, mettre de l’ordre dans sa toilette et dans sa chevelure.

Tout se passait au gynécée avec la régularité des couvents. M. le curé arrivait au château sur les quatre heures ; un petit bonjour à la marquise quand il la rencontrait, un brin de causette avec celui-là ; avant cinq heures, invariablement, la leçon était commencée dans l’oratoire. Elle se poursuivait jusqu’à six heures et demie précises. À six heures et demie, la marquise entrait à l’oratoire, prenait congé du bon curé et accompagnait sa fille dans la salle à manger du gynécée, où le dîner de ces demoiselles était servi. Elle s’informait du menu, chatouillait d’un doigt le cou de Jacquette et disait bonsoir.

Mademoiselle de Quinconas assistait à la leçon ainsi que Pomme d’Api et, du moins en principe, la belle Zébute. Quand le laps de temps jugé suffisant pour instruire, sans le fatiguer, le cerveau de la jeune catéchumène était écoulé, M. le curé tolérait qu’une aimable détente succédât à l’attention soutenue, et il prolongeait en causerie édifiante la partie dogmatique de son enseignement. Quelques sauts étaient même permis à Jacquette dont le tempérament enjoué s’accommodait mal des longues stations, et elle en profitait pour exécuter maintes cabrioles avec la belle Zébute.

L’abbé Puce contemplait ces ébats avec indulgence et les encourageait volontiers de sa cordiale hilarité, encore qu’il lui arrivât souvent de se mettre à croppetons, sa soutane tordue entre les deux genoux, afin de saisir plus prestement la chatte, par la queue, au passage. Puis il se relevait, la joue semblable à une tranche de bœuf, et s’entretenait avec la gouvernante, soit de monseigneur l’évêque d’Angers, vénérable parent de celle-ci, soit de la satisfaction que donnait à son cœur l’édifiante préparation à la communion de mademoiselle de Chamarante. Il louait mademoiselle de Quinconas de sa collaboration intelligente et zélée, et, parcourant de son honnête regard les murs blanchis du petit oratoire, les pieuses images qui l’ornaient et l’auditoire rare et charmant, composé « premièrement, disait-il, d’une sainte gouvernante qui portera aux pieds de Dieu le mérite d’avoir soustrait une enfant aux embûches du siècle ; deuxièmement, de cette enfant, tabernacle de toutes les grâces, héritière des plus beaux biens de ce monde et candidate aux ineffables richesses de l’autre ; troisièmement, de mademoiselle Pomme d’Api, exemple de sagesse et de modération dans l’exubérance de la santé et de la belle mine ; quatrièmement, enfin, de cette chère bête, digne joujou de l’homme, et à qui il ne manque qu’une âme pour être notre sœur en gentillesse et en agilité », il élevait son âme vers le ciel et lui offrait avec une touchante sincérité son pur contentement.

Il arriva que Jacquette, le moment venu de cette courte récréation, ne trouva plus la belle Zébute à son poste ordinaire et la chercha, en vain, dans les coins et recoins de l’oratoire. Elle s’en affligeait, et elle trépignait de l’envie de découvrir par quelle issue la chatte noire avait pu ainsi lui fausser compagnie. M. le curé, lui, aussi, regrettait la perte de la belle Zébute.

Voilà donc Jacquette à quatre pattes, M. le curé à genoux, mademoiselle de Quinconas elle-même ployant sa vaste et belle taille, balayant le sol de cette pesante poitrine qui avait troublé le marquis de Chamarante et qui avait failli plus d’une fois, sous les chastes regards du vieux prêtre, s’échapper du corsage, ouvert, à la mode du temps. On remue le prie-Dieu, les chaises, le confessionnal rococo, joli comme une pièce de nougat ; on dérange la statue des saints ; on met en lambeaux les toiles d’araignée.

Tout à coup, Jacquette à plat ventre contre un vieux panneau de boiserie, semble attentive ou pétrifiée comme un chien à l’arrêt. Que se passe-t-il ? Elle a trouvé !

Mademoiselle de Quinconas se relève en tenant sa gorge à deux mains ; le bon curé ajuste ses lunettes et, désignant du doigt la fillette, qui a été la plus heureuse à la chasse, il rit de tout son cœur.

Ce qu’avait trouvé Jacquette était une chatière, trou rond, dissimulé par un clapet mobile ouvrant de-ci, de-là, au gré des allées et venues de l’animal. Lorsque Jacquette eut pesé du doigt sur cette porte secrète, elle vit, droit devant elle, au beau milieu de la salle d’étude, la belle Zébute qui la regardait de ses deux yeux jaunes, ayant l’oreille fine et sensible au plus menu bruit. Puis quelque chose de compact intercepta l’image de la chatte noire. Puis celle-ci reparut, léchant goulûment certain morceau de pâtisserie d’où bavait une crème appétissante. Puis elle disparut de nouveau. Puis Jacquette la revit qui se pourléchait les babines avec une petite langue rose et friande ; des miettes de pâte gluante lui demeuraient prises entre quatre crins de moustache.

Jacquette, au comble de la joie, annonçait à haute voix les détails du spectacle. Mais elle était curieuse de savoir la nature de l’écran opaque qui lui dérobait, à intervalles presque réguliers, la vue de cette gourmande de belle Zébute. Peu à peu son œil discerna un soulier, un grand soulier d’homme, et côte à côte un soulier plus petit et de satin blanc, à ne pouvoir s’y méprendre. Le grand soulier était emmanché au bout d’une patte de coq, et le soulier de satin chaussait le pied d’une personne fort prospère.

Nulle joie ne se pouvait comparer à celle qui désopilait le bon curé lorsque Jacquette disait qu’elle voyait un pied noir et un pied blanc dans la salle d’étude. Il en toussait, mouchait, crachait ; il pliait en deux sa bedaine ; il communiquait sa gaieté à la gouvernante, qui, penchée sur le corps de Jacquette, la main étalée à l’échancrure du corsage, interrogeait elle-même :

« — Et après, mademoiselle, que voyez-vous ? que voyez-vous ?… Qui donc aura laissé un pied noir et un pied blanc dans la salle d’étude, avec des friandises ?… »

Et l’abbé Puce, reprenant ses sens, commençait de rappeler quelques textes des livres saints, touchant les prodiges et visions. En effet, il ne pouvait y avoir au gynécée si sévèrement clos ni pied noir, ni pied blanc, ni pâtisserie, et cette tendre enfant était abusée par une plaisante imagination, proportionnée à son âge.

Mais Jacquette se releva d’elle-même et s’en alla dans un coin de l’oratoire en faisant la moue, comme s’il lui était arrivé quelque chose de désagréable.

Mademoiselle de Quinconas fut sur le point de s’allonger sur le sol pour mettre l’œil à la chatière. M. l’abbé Puce ne le souffrit pas.

« — Permettez, mademoiselle ! » dit-il ; « permettez !… »

Voilà M. le curé à quatre pattes, fermant un œil, ouvrant l’autre, se souvenant d’avoir été gamin. Il a ses besicles ; il distingue à merveille ; mais, Seigneur Dieu ! il ne peut en croire ses sens, et on le voit se relever d’un bond. Ne se possède-t-il plus ? ou bien qu’a-t-il pu voir pour qu’un juron s’échappe de sa bouche sainte ?

« — Bon Dieu de bois ! » s’est écrié le vénérable abbé Puce.

Il retombe sur un siège ; il s’essuie le front du revers de la main ; puis il se frictionne vigoureusement les yeux, comme pour en chasser quelque image immonde. Enfin il ne songe plus qu’à la petite catéchumène qui a vu ce que lui-même a vu. Il se précipite vers elle ; il l’entoure de ses bras ; il lui baise le front ; il invoque du plus haut du ciel la grâce d’un divin oubli pour cette jeune pensée ; il voudrait qu’une source clarifiée jaillît de quelque part afin d’y laver sa petite amie à grande eau ; il a tant de chagrin, le digne homme, qu’il en pleure, et, à défaut de source miraculeuse, ses grosses larmes se répandent sur les cheveux blonds de Jacquette.

Mais, dans le tourbillon même de cette tempête spirituelle, Jacquette, dont les soucis sont tout autres, dit simplement :

« — La belle Zébute a de la chance : elle a mangé des gâteaux !… »

C’est ce qu’elle retenait d’essentiel en l’affaire.

Quant à mademoiselle de Quinconas, elle était sur le gril. D’abord, elle avait la fringale de regarder par la chatière et n’osait interroger M. le curé sur ce qu’il avait vu ; M. le curé, d’ailleurs, n’était que lamentations, qu’exorcismes. En outre, ne fallait-il pas faire cesser la cause du scandale, quelle qu’elle fût ?… Ah ! que la gouvernante eût été bien aise qu’on lui ordonnât d’aller rétablir l’ordre dans la salle d’étude !

Avec cela il se fait tard ; l’heure a sonné ; et la marquise entre dans l’oratoire avant que l’on ait eu le temps de prendre un parti sur ce qu’il est opportun de lui dire ou de lui cacher.

Elle trouve la gouvernante affolée ; elle voit Jacquette essuyer tranquillement avec son mouchoir les larmes que M. le curé répand ; elle surprend le pauvre prêtre encore en feu, levant les mains au ciel ou les abaissant pour désigner du doigt, dans la boiserie, le trou dérobé de la chatière.

Ninon, interdite, ouvre les yeux sans rien comprendre. Tout à coup, le clapet est soulevé comme un couvercle de tabatière, et les deux étincelles de la belle Zébute illuminent le trou ténébreux ; la chatte tout entière apparaît, semblant rire, en sa frimousse de négrillon. La marquise est prête à s’amuser de la chose, mais le curé, d’un geste l’arrête, et il dit :

« — Madame, cet animal est l’image du démon qui s’est introduit dans ce saint asile, selon un usage qui lui est familier et que Dieu permet, car ses desseins sont insondables. Satan est votre hôte, madame la marquise ! Il rampe et s’agite immodérément de l’autre côté de cette cloison !… »

Ninon le croit devenu fou : elle va tout droit à la porte de la salle d’étude, veut l’ouvrir, l’ébranle, mais en vain : un verrou, de l’intérieur, a été poussé ; mais une autre porte communique avec l’antichambre ; elle y court : même obstacle !…

Ninon enrage d’avoir fait d’inutiles frais de clôture et d’aménagements, si le lieu préparé pour le recueillement de sa fille est violé.

Par ses propres moyens elle tente de défoncer la porte ; à coups de talon, du coude et du genou, elle frappe, elle crie, elle piétine, elle appelle des renforts. On l’a entendue ; on vient. Voici son mari qui la suit maintenant partout et de près, comme il suivait jadis la gouvernante ; voici Châteaubedeau ; voici Malitourne l’empressé, toujours prompt à se rendre serviable. Les maladroits sont parfois les plus braves : c’est celui-ci qui donne l’assaut le premier. Il fait bélier de ses reins. Un grand craquement en résulte. Le verrou a sauté ; la porte cède un peu trop tôt : Malitourne tombe sur son séant. On l’enjambe ; on se rue dans la pièce. Qu’y voit-on ?

Personne, mais les débris d’une collation. Ah ! si !… regardez à la fenêtre !… Qu’est-ce cela ?… Un vol d’outardes ? une armoire à chiffons ? le panier de la blanchisseuse ? Non : une femme qui a sauté par le balcon ! Au balcon l’on se porte. Ciel ! un amas de chairs dans une corbeille de dentelles ! un bouquet géant jeté des nues et qui se va empaler, dirait-on, à un long pieu fourchu qu’on voit fiché en bas au fond de la douve desséchée !… Qu’est-ce encore ? C’est madame de Châteaubedeau, tout linge dehors, qui va rejoindre son Chourie par la route aérienne fréquentée des classiques amants ! Ceux-ci toutefois, sont d’ordinaire plus agiles.

On croit, sans doute, que l’accident va tourner à la confusion de la grosse maman amoureuse ? Elle l’eût mérité, certes ! car, franchement, à l’âge qu’elle a et que je ne veux dire, il sied d’avoir quelque continence. Mais je ne sais si Celui qui a réglé les affaires du monde a la même pensée que moi, et j’incline au contraire à le croire disposé à prendre obstinément le parti de l’amour. Du haut de son siège, il discerne peu le ridicule, il échappe au dégoût ; et, pour peu qu’il soupçonne qu’un couple a quelque chance de contribuer à cette multiplication des êtres qui est une règle tournée chez lui à la manie, il étend sur ce couple sa main ; du pouce et de l’index, il en presse les éléments, et, du restant de ses doigts, couvre l’ouvrage, comme vous vous y prenez, par exemple, pour faire du feu contre le vent.

Madame de Châteaubedeau eut la chance, en l’occasion, de se casser la cuisse. Opportune cassure ! Qui nierait qu’elle fût providentielle ! Les personnes qui regardaient tomber par la fenêtre cette grande quantité de chair, et qui se voulaient scandaliser d’un délit si flagrant, éprouvèrent une soudaine virevolte en leurs sentiments quand ils purent vérifier que le double objet scandaleux demeurait au fond du fossé, aussi inerte qu’un pot à fleurs chu d’une lucarne de la tour. Nul ne songea plus qu’à voler au secours des blessés. Les deux complices se métamorphosaient en victimes.

Ninon, elle-même, si courroucée d’abord, ne fut que compassion tout à coup, et elle soigna, dorlota, pansa madame de Châteaubedeau, ni plus ni moins que, peu de temps auparavant, son fils. Quant à Chourie, qui n’avait aucun mal, on lui sut gré précisément de n’ajouter pas un trouble nouveau, et certains le félicitèrent ; il sourit, tout guilleret, à sa femme qui n’osa pas lui tenir rigueur, parce qu’un moment on l’avait cru mort.

Et M. le curé, qui voulait à toute force administrer les coupables, dut s’en retourner au presbytère sans avoir accompli cette fonction ; et, par une malice étrange du sort des choses d’ici-bas, c’était lui, M. le curé, le plus penaud, en s’en allant chez lui, car il avait fait grand bruit d’une affaire qui semblait se terminer fort paisiblement et pour ainsi dire à la satisfaction de tous.

Cependant le saint homme ne se tint pas pour battu, et il imposa à la marquise une réparation pour les détestables faits accomplis et pour la purification du gynécée et des yeux de Jacquette.

La méthode consistait à observer une retraite de neuf jours, prêchée spécialement pour Jacquette, mais à laquelle on exhortait madame la marquise à assister, car elle était, aux yeux de Dieu, responsable de la souillure infligée à l’âme de sa fille par le dérèglement de ses hôtes. Pour donner à la chose plus de solennité et lui faire porter plus de fruits, l’abbé Puce était décidé à confier la parole à un certain moine notable de l’abbaye de Ligugé, en Poitou, qui, par hasard, se trouvait présentement à Saumur. Ninon accepta tout ce qui faisait plaisir au bon curé.

On vit bientôt se présenter au château un noir bénédictin aux yeux de braise ardente. Son froc était râpé, ses poignets crasseux, ses pieds crottés jusqu’au delà des chevilles ; à sa taille était noué un cuir gras dont les bouts superflus ballaient devant les jambes en lanières menaçantes. Un poil nombreux lui gazonnait les oreilles, et sa figure osseuse et blême était sillonnée de rides profondes imitant le dessin des fleuves et canaux sur une carte de Hollande. Il n’avait point de dents : quand il fermait la bouche, de molles membranes se pliaient, des narines au menton, comme les flancs d’un soufflet. Quand il ouvrait la bouche, sa parole surprenante semblait articulée par quelqu’un stagnant au fond d’une caverne obscure, tels on imagine les vagissements d’outre-tombe ; aussi la moindre chose qu’il disait produisait-elle une grande épouvante.

Il parla dans le petit oratoire, en présence de ces demoiselles, de la marquise et de M. le curé. Ni Pomme d’Api ni la belle Zébute n’avaient été admises. Jacquette en voulait beaucoup au capucin d’être cause qu’on la privât de sa compagnie ordinaire ; elle se vengeait en se moquant du vieil édenté et en pouffant de rire derrière l’écran de ses mains jointes, soit que le bonhomme ahanât du fond de sa caverne, soit qu’ayant mis le feu à tous les cœurs il laissât reposer son soufflet.

Dès la première instruction, Ninon fondit en larmes, se priva de dîner et eut la force d’interdire la nuit sa porte à Châteaubedeau. Car, jusque-là, elle le recevait encore, n’ayant point été en peine d’opposer aux desseins amoureux du marquis des fins de non-recevoir irréfutables. Foulques retournait donc dormir chaque soir, le nez incliné comme par le passé, sur sa table de nuit ; mais il ne pouvait maîtriser le violent regain d’appétit qu’il avait pour sa femme, et il la persécutait tout le long du jour, essayant de l’amadouer par les agaceries de ses mains inhabiles, comme il faisait à la gouvernante du temps qu’elle vivait en liberté. Et il tirait son nez en cas d’insuccès.

Le terrible capucin foudroya la débauche et les plaisirs illégitimes. Il ne faisait pas longtemps beaucoup de bruit, car sa voix, aussitôt éraillée, se réduisait à un souffle, mais qui semblait venir du ciel même, par une petite fissure ; et ce chuchotement divin, dans les ténèbres de l’oratoire, pour les âmes de bonne volonté, était plus terrifiant que le tonnerre.

Jacquette, pour qui l’on se donnait tant de peine, à vrai dire, n’en profitait guère. Les béatitudes célestes et les tourments de l’enfer étaient sans prise sur son esprit positif et pur. Elle en faisait le récit fidèle à Pomme d’Api avant de s’endormir, mais de la même façon qu’elle lui eût répété un conte de fées ou une légende de Marie Coquelière. Elle rangeait cela dans sa tête parmi les « choses qu’on fait » et les « choses qu’on voit », sur une ligne bien droite et bien unie. Des unes comme des autres, elle ne tirait ni motif d’édification ni matière à s’indigner. Elle avait une âme docile et courageuse, qui acceptait le monde tel qu’il est.

Mademoiselle de Quinconas était à l’épreuve de l’éloquence sacrée, ayant entendu d’illustres prédicateurs à la cathédrale d’Angers, alors qu’elle habitait la petite ruelle. Mais il n’en était pas de même de la marquise, qui, hormis les remontrances de madame de Matefelon, n’avait jamais été atteinte par une parole émouvante. Elle se crut une très grande coupable, ayant mérité une éternité de supplices, tant par son inconduite particulière que pour avoir favorisé dans sa maison celle de ses hôtes. Ne voulait-elle point couvrir sa fine peau d’un cilice ? N’inaugura-t-elle pas ce régime par le port de torchons rugueux, qui déformaient sa taille et la piquaient comme un essaim d’abeilles ? Elle jeûna, passa des heures en prières, s’abîma gravement les genoux ! Enfin, comme la retraite touchait à sa fin, elle se jeta aux pieds du moine et le pria de disposer de sa vie selon la volonté de Dieu, qu’il connaissait, cela va sans dire. Elle était toute préparée, affirmait-elle, s’il le fallait, à se retirer au désert.

Le capucin lui dit que Dieu était touché d’un si beau repentir, mais qu’il se contentait à moins de frais. Il ne l’appelait point au désert, il ne lui demandait point de mortifications insupportables, mais bien de vivre dignement et de remplir avec ponctualité ses devoirs d’épouse et ceux de mère.

Ninon respira et s’estima bien heureuse d’en être quitte à si bon compte. Une grande paix descendit dans son âme quand le moine la bénit, et elle souriait doucement et remerciait Dieu, car il lui semblait maintenant qu’elle ferait son salut très sûrement et avec une grande facilité.

Ninon était demeurée assez longtemps avec le capucin dans l’oratoire, après la dernière instruction. Les auditeurs s’étaient retirés, M. l’abbé Puce le dernier, tout rayonnant de l’issue inespérée de cette retraite ; car, par la purification de Ninon, il estimait que les dernières traces du scandale étaient lavées.

Le moine laissa la marquise agenouillée sur son prie-Dieu, et il quitta l’oratoire, satisfait, quant à lui, de son œuvre.

Pendant ce temps-là, le marquis cherchait sa femme, car il était demeuré, lui, étranger aux componctions des neuvaines, et il convoitait sans cesse plus vivement la chair fine. Au surplus, il envoyait au diable moines, moinillons et moineries.

Il vint donc rôder autour de l’oratoire et y pénétra même, dans le temps que Ninon s’y trouvait encore. Elle le reconnut malgré l’obscurité, comprit fort bien ce qu’il souhaitait d’elle, fit le signe de la croix, et alla vers l’époux que le ciel lui avait départi. En lui ouvrant les bras, elle lui dit, tout imprégnée encore des saintes paroles :

« — Je suis la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre bon plaisir… »

Foulques, qui ne s’attendait pas à cela, demeura stupide ; mais non pas tant qu’il n’accueillît galamment la proposition de sa femme et ne désirât y répondre dans le plus bref délai. Il enveloppa Ninon de ses grands bras et la pressa de faire « selon son bon plaisir », ainsi qu’elle avait dit. Elle avait fermé les yeux et elle implorait seulement de son seigneur qu’il ne prît pas dans ce lieu même ce qu’il voulait d’elle. Il la souleva à trois pieds du sol, quoiqu’elle fût rondelette et d’un bon poids, et, ayant franchi l’antichambre avec la décision rapide d’un courant d’air, il la jeta sur le premier lit qu’il entrevoyait aux lueurs du crépuscule.

« — Pas ici ! Pas ici ! » hurlait l’infortunée marquise, « c’est la chambre de notre fille !… »

Ah ! c’est que Foulques, pour qui l’aubaine était rare, ne connaissait plus ni personne ni lieu ! Peu s’en fallut que son élan ne fût si bien pris que tout obstacle eût dû être par lui traversé…

Dieu merci, Foulques arrêta son élan assez tôt pour qu’aucun dommage irréparable n’en résultât, trop tard toutefois pour que l’embrassement conjugal fût complètement inoffensif, car Jacquette, qui était en train de réciter à Pomme d’Api le dernier sermon du capucin, et qui avait baissé la voix en apercevant son papa et sa maman, déjà se levait et gagnait la porte à pas de loup, tenant Pomme d’Api cachée dans son tablier, afin que sa fille n’allât point s’aviser de lui demander encore des éclaircissements sur la scène qui se préparait là.

Ce que voyant, la marquise, sa mère, se releva d’un bond, éloigna d’elle son mari et ne put se retenir de prononcer un mot d’enfant mal élevée, mais qui pouvait seul exprimer parfaitement le sentiment de l’impuissance où en est réduite la meilleure volonté du monde contre cette espèce de malignité diabolique qui agite les événements d’ici-bas.

Qu’on lui pardonne le mot découragé, mais vif, qu’elle lança en retombant sur le lit, les deux jambes en l’air. Elle voulait dire : « On a beau faire pour garantir l’innocence d’une jeune fille ; entassez gouvernantes, murs de clôture, in-folio édifiants, voire curés et capucins, le démon subtil de l’Amour est partout, s’infiltre en tout lieu ; et, à s’acharner à détourner de lui nos enfants, on perd son temps et sa peine ; autant leur dire : jusqu’à vingt ans, mes petits, bouchez-vous les yeux à l’aide de vos deux poings ; il ne faut pas connaître la lumière ! »

Mais, pensant plus court, Ninon dit tout crûment :

« — Zut ! »