La Leçon d’amour dans un parc (1920)/18

Calmann-Lévy (p. 183-203).
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XVIII

les aventures du chevalier dieutegard.


Pour le simple motif de ma commodité personnelle, je préfère éviter momentanément la compagnie des maçons, plâtriers, peintres et ébénistes, que l’on emploie à l’heure qu’il est, pour longtemps encore, c’est probable, aux anciens appartements de M. Lemeunier de Fontevrault, afin de les transformer en gynécée. Nous aurons l’occasion de revenir à loisir en ce lieu où désormais deux vierges, — non compris Pomme d’Api, — vont vivre à l’abri du siècle, selon l’expression de M. l’abbé Puce. D’autre part, j’ai bonne envie de revoir le pauvre chevalier, que nous avons laissé dans un triste état, au moment où la nuit devenait profonde et alors que l’infortuné jeune homme tomba sur la route.

Cette route était celle de Chinon, une petite ville bien jolie, bâtie au pied et sur la pente d’une colline qui porte les débris d’un château célèbre et le souvenir de Rabelais, notre gros Shakespeare à nous. C’est un endroit qui me plaît tant que je n’en finirais pas de le décrire, si mon sujet me le permettait ; mais avouez qu’il serait malséant de vous chanter une ville dans laquelle aucun de nos personnages ne s’est aventuré.

Dieutegard était tombé sur le bord de la route, succombant plutôt au chagrin qu’à la fatigue, et il s’y était endormi. Il fut réveillé, dès les premières heures du jour, par un roulier qui faisait claquer fort son grand fouet et conduisait un attelage bruyant. Le chevalier se frotta les yeux et revit la scène mémorable de la veille, qui, pour lui, semblait fidèlement retracée sur les sacs de blé entassés dans le chariot du roulier. Sur ces sacs, il voyait nettement le dos de Ninon, sa peau nue, la pente vertigineuse de son sein. Et Jacquette s’avançait à petits pas et tirait le drap sur tout cela. Il eut parfaitement le temps de voir cette belle image sur les sacs de blé, avant que la lourde voiture eût disparu vers la gauche, derrière un rideau de peupliers. Et il se leva et fit quelques pas pour retrouver sur les sacs de blé la reproduction fidèle de ce qu’il avait contemplé, la veille, avant de s’échapper du château.

Mais la honte le ressaisit en même temps que l’air vif du matin lui débrouillait les yeux ; et il pensa gagner Chinon, puis y louer un cheval et se faire conduire à Rochecotte, chez sa tante Matefelon, qui devait y arriver ce jour-là même.

Alors il se représenta en esprit Rochecotte, qui était un beau château, assurément, sur le bord de la Loire, comme celui qu’il venait de quitter, mais où Ninon ne viendrait jamais !… Et à aucun moment de sa vie il n’avait pensé à quelque chose qui lui eût fait plus de mal. Les pelouses, les terrasses, les charmilles, où Ninon ne viendrait jamais ; le son de la cloche, au porche d’entrée, le ramage des oiseaux, l’aboiement des chiens, que Ninon n’entendrait jamais !… Chaque nuit que l’on verrait tomber avec la certitude que Ninon n’apparaîtrait pas !… Chaque journée de soleil, chaque sourire du ciel qui semblerait si vain, n’étant pas fait pour elle !…

Voilà comment Dieutegard n’alla pas jusqu’à Chinon, ne loua pas de cheval et ne se trouva pas à Rochecotte au moment de l’arrivée de madame de Matefelon, ce dont celle-ci eut une surprise très désagréable.

C’était une très digne femme et qui aimait beaucoup son neveu ; mais vous n’attendez pas de moi que je vous tienne au courant de ses angoisses. Que voulez-vous ? on ne peut s’occuper de tout le monde. Peut-être, le hasard aidant, vous donnerai-je de ses nouvelles ! J’avoue que la vieille dame m’est plus sympathique depuis que je ne la vois plus bourdonner comme une mouche autour de ma table à écrire. Mais, hélas ! vous le savez bien, quels que soient les égards qu’il est convenu que nous devions avoir pour les fronts chenus, nous ne donnons notre cœur qu’au jeune sang qui bout, qu’à la fleur épanouie ; et tout ce qui penche la tête, et tout ce qui se flétrit, et tout ce qui est sur le revers de la colline est de peu d’attrait dans un récit.

Dieutegard suivit la voiture du roulier qui le ramenait vers son point de départ. Tout seul, il n’eût peut-être pas eu la triste audace de retourner au lieu même d’où il avait fui ; mais il chargeait les sacs de blé de sa lâcheté amoureuse ; il se laissait traîner par ce brutal chariot. Le chariot ayant passé la rivière au premier bac, il la passa avec lui ; il marchait dans le voisinage du roulier, et il répondait au bavardage grossier de cet homme. Je crois que peu s’en fallut qu’il ne lui contât sa peine !

Cependant, ayant abordé l’autre rive, le roulier prit un méchant chemin qui se dirigeait vers Bourgueil, et Dieutegard fut indécis. Car il se plaisait à s’imaginer qu’un décret de la Providence avait fait passer cette voiture pour l’engager à revenir sur ces pas ; mais, du moment que la voiture s’éloignait, il cessait de croire au décret de la Providence. En outre, il ne voulait pas, vis-à-vis du roulier, avoir l’air d’un jeune homme qui ne sait pas où il va ; or comme trois chemins s’ouvraient précisément, en patte d’oie, à l’endroit du bac, il eût été curieux, pour le moins, que son chemin fût justement celui du roulier. Il dit donc très haut à l’homme : « — Ah ! vous allez par là, vous ? Moi, non. » Et il s’élança résolument à côté, en jetant un dernier coup d’œil aux images qui lui semblaient peintes sur les sacs de blé.

Alors il s’aperçut que ces images avançaient maintenant devant lui sur sa nouvelle route : le dos de Ninon, son épaule, un sein…

Et il s’arrêta pour les voir plus à l’aise ; il s’assit même. Une fille passa, conduisant un troupeau de dindons ; elle était vêtue d’un cotillon ignoble, et elle était sans beauté. Ne vit-il pas en elle aussi l’image de la marquise ? et ne l’appela-t-il pas tendrement ?… Mais la fille s’étant moquée de lui, il se jeta sur le bord du fossé, et demeura là, incertain de la maladie qui le tourmentait.

Dieutegard n’avait plus de goût pour aucune chose. Heureusement il eut faim. Grâce au besoin de manger, qu’on dit vulgaire, Dieutegard se releva et se retrouva plein de vaillance ; au moins il avait un but déterminé : déjeuner.

Dans ce pays-là, déjeuner est facile, car les maisons ne sont pas rares, et il ne manque, dans les maisons, ni poulets, ni fromages exquis, ni beurre frais, ni vin blanc ou rouge, aussi délicieux l’un que l’autre. Et ce qui n’y fait pas défaut davantage c’est l’aménité chez les gens.

Vous pensez que le chevalier, qui était fort bien mis, trouva crédit sans peine. Et il mangea bien, malgré son malheur. C’était de son âge. Oui, oui, il mangea bien et but de même. La bonne femme qui le servait, le regardait, le paradis dans les yeux, tant elle était contente de voir un si gentil monsieur faire honneur à sa fricassée de poulet. Ses deux poings sur les hanches, elle racontait qu’elle aussi avait un gars, mais non si blanc, en vérité, ni si mignon que lui.

Quand Dieutegard se fut copieusement restauré, il eut une pensée joyeuse et se dit que, s’il rentrait en ce moment-ci tout bonnement au château, il y serait probablement reçu le mieux du monde. « Et pourquoi, pensait-il encore, me mettre ainsi l’esprit à la torture, pour le peu de chose qui m’est arrivé ? » Mais cette pensée lui venait tout droit du vin de Bourgueil qu’il avait bu et qui est une très enchanleresse liqueur. Le bonheur que ce vin contient et communique ne dure qu’un moment, ce qui est déjà très bon.

Le chevalier demanda à son hôtesse comment elle s’appelait. Elle dit qu’on la nommait dans le pays la mère Martin et que son fils et sa bru étaient pour le moment à la foire de Beaufort, qui se tient pendant cinq jours. Après quoi, Dieutegard fut sur le point de raconter toute son histoire à la mère Martin. Par bonheur, il songea à temps qu’il ne fallait pas compromettre la marquise. Il raconta néanmoins son histoire, mais en changeant les noms et les lieux et en omettant, bien entendu, tous les détails qui eussent pu être désavantageux pour lui. La mère Martin l’écoutait avec admiration et disait de temps en temps en joignant les mains : « Mon Dieu ! faut-il avoir tant de malheur quand on est si riche et qu’on a une figure si avenante ! »

Sur ces mots-là, Dieutegard entendit le galop d’un cheval et alla voir à la fenêtre. Il s’en retira bien vite, et, pinçant la manche de la mère Martin, il lui promit une grosse somme d’argent si elle ne parlait pas de lui à l’homme qui montait ce cheval et qui allait faire halte ici, c’était sûr. Puis il alla se blottir dans le cellier.

L’homme, en effet, descendit de cheval. C’était le bon Fleury. Il parcourait le pays, tant par ordre du marquis que de madame de Matefelon, pour retrouver le chevalier disparu.

Il demanda à la mère Martin si elle n’avait pas vu un jeune gentilhomme.

« — Non », dit la mère Martin ; « mais quel gentilhomme cherchez-vous donc ? »

Et elle offrit un verre de vin à Fleury, qui accepta et raconta tout ce qu’il savait du chevalier Dieutegard, de la marquise de Chamarante, de Châteaubedeau et du reste. De sorte que la vieille posséda l’aventure véritable de son pensionnaire.

Celui-ci, qui entendait tout, pestait très fort dans son cellier, mais préférait y demeurer trois jours, dans l’ombre, à la honte de reparaître devant la mère Martin, qui savait à présent son récit en partie mensonger.

De cette heure-là, Dieutegard n’osa plus sortir de son cellier, et il s’y cacha si bien que la mère Martin elle-même ne put le découvrir. Et là, il se montait la tête. Il croyait qu’au château Jacquette avait raconté ce qu’elle avait vu dans la chambre de la marquise, et que celle-ci le faisait rechercher afin de le mettre à son tour au cachot, dans la tour du Nord.

Certes le chevalier n’était pas lâche ; il eût affronté de grands périls ; mais le terrible amour l’avait jeté dans une situation honteuse, où toute fierté se dissout. Réfléchissez à ceci, je vous prie, que, si ce jeune homme se fût jeté sur la marquise qu’il convoitait et l’eût traitée comme un soudard, il n’eût pas éprouvé ensuite la moindre honte, et qu’au contraire, il se fût taillé une belle renommée aux yeux de tous. C’est que l’amour ne sourit qu’allié à l’audace. Et celui qui fléchit le genou devant l’objet des désirs de son cœur et s’engage dans la voie des scrupules d’amour s’expose aux pires douleurs.

Le chevalier s’enfuit, la nuit, de chez la mère Martin, humilié de ne lui point payer ni son écot ni la grosse somme qu’il lui avait promise pour ne point le trahir ; mais il n’avait pas quatre liards en sa possession. Mentalement, donc, en échappant aux chiens, il se promit de dédommager amplement son hôtesse, dans l’avenir, si les événements tournaient mieux pour lui.

À l’heure où les petits crapauds tapent sur leur enclume dans les champs, et où de tristes oiseaux se balancent sans bruit, d’un arbre à l’autre, comme des pelotes de laine, le chevalier erra sur les chemins inconnus de lui, et tout aussi bien qu’en plein jour, il voyait l’image de la marquise sur son lit, demi-nue. Le corps de Ninon sortait tout vivant de l’ombre, et le chevalier s’arrêtait, et, cette fois, se précipitait pour l’étreindre…

Franchement, c’était bien dommage qu’une âme si délicate et qu’une si tendre jeunesse de corps fussent réduites à embrasser des fantômes !

Au petit jour, il écrivit le chiffre de Ninon sur l’écorce des arbres ; il l’imprima aussi sur son linge de corps, en caractère de sang, grâce à une piqûre qu’il se fit à la main avec une épine.

Il se trouva par hasard au bord de la Loire, qui jetait une lueur par endroits, comme un miroir dans la nuit ; et il s’assit là.

Il pensait à tout ce qu’il avait désiré de pur et de splendide, durant plusieurs années, sous les charmilles et près des bassins du parc enchanté, en lisant des poètes. En vérité, il s’était créé un monde de beauté qui, depuis longtemps, environnait son front et le suivait partout. Il n’avait jamais aperçu la vilaine face des choses. Il se rappelait son orgueil, lorsque, enivré de poésie, il remontait les marches de marbre sous le pin parasol, au pied du vase à la bacchanale ; et tout lui semblait mener à un royal amour, d’une manière aussi sûre que les belles et droites allées du parc convergeaient au château où vivait Ninon.

À ce moment, il osa élever son esprit vers Dieu et lui dit :

« Mon Dieu, qui passez probablement en ce moment-ci parmi les étoiles, trop haut pour m’entendre, j’éprouve le besoin de vous parler… J’ai le cœur si gros, si gros, qu’il n’est pas possible que vous ne vous en aperceviez pas, même de loin… Alors prenez-moi en pitié, parce que je ne suis pas méchant et n’ai jamais eu qu’une émotion trop vive et qui me nuit… J’aime à en mourir madame la marquise de Chamarante, la plus belle de vos créatures. Cette femme merveilleuse m’a caressé un jour au bord du bassin, et j’ai été trop surpris pour faire comme cela, à l’improviste, ce que vous avez décidé de toute éternité qu’un homme doit faire en pareil cas pour plaire aux femmes… Et je crois que Ninon ne me l’a pas pardonné. À côté de cela, il y a Châteaubedeau qui n’est qu’un gros sot, et qui s’en paie jusque-là avec la marquise, sans l’aimer, je le sais, Seigneur. Lui est là-bas, au château ; et moi je couche dehors, comme vous voyez, au bord de la Loire. En outre, j’ai contracté des dettes chez la mère Martin, et je n’ai pas d’argent !… Voilà tout ; je tenais seulement à vous en faire part. Et veuillez me croire, mon Dieu, votre serviteur humble et l’admirateur enthousiaste de vos œuvres, puisque c’est vous qui avez créé Ninon, les arbres, les pelouses, la rivière de Loire et l’eau qui dort dans les bassins au pied de la grande terrasse… »

Dieutegard n’avait pas du tout espoir en l’efficacité de sa prière : mais il la faisait cependant, comme feront toujours la plupart des hommes jusque dans les temps les plus avancés. Il se releva aussitôt après et vit l’aube qui répandait la rosée sur les collines de Chinon. Le frais et charmant début du jour donne de l’espérance à l’homme le plus découragé ; aussi le chevalier sentit le nouveau soleil animer ses jambes, et partit, suivant, au bord de l’eau, le chemin de halage. Il ne souhaitait plus guère autre chose, dans le domaine du possible, que de voir, par-dessus les arbres, l’épi du gros colombier.

La pureté du matin lui permit de penser à Ninon comme autrefois. Ce fut peut-être aussi la bonté de Dieu qui lui accorda ces quelques minutes agréables, durant lesquelles il fit beaucoup de chemin. Les oiseaux chantaient, les troupeaux descendaient dans les prairies, les poissons de la Loire montaient baiser à la surface de l’eau la lumière du jour, et le chevalier encadrait l’image de sa bien-aimée dans les ondes qu’ils laissaient sur l’eau paresseuse.

Tout à coup Dieutegard vit une tête d’homme roux, et il reconnut Cornebille. Mais, au lieu de concevoir l’effroi que le sorcier répandait habituellement, il fut heureux, jusqu’en la profondeur de son cœur, de retrouver quelqu’un qui avait approché de près Ninon. Et, au lieu de l’éviter, il alla vers lui.

Cornebille n’éprouva pas à le revoir le même plaisir que lui, car il était en train de retirer ses verveux sans avoir aucun droit au privilège de la pêche. Mais le mécontentement qu’il reçut de ce chef fut mélangé à la surprise de voir le chevalier que l’on cherchait dans tous les coins du pays. Enfin vint à l’esprit de Cornebille le souvenir d’une après-midi d’autrefois, bien marquée dans sa mémoire, de celle où le chevalier descendit au fond du parc et entra dans la petite maison du jardinier pour lui signifier son congé de la part de madame la marquise. À cause de cela, Cornebille ne lui voulait pas de bien. Mais Dieutegard, lui, ne se souvenait pas de cette circonstance, parce qu’il n’avait pensé qu’à faire plaisir à Ninon, nullement à peiner Cornebille.

Le chevalier dit simplement :

« — Oui, c’est moi. Est-ce que vous allez bien, Cornebille ? »

Cornebille ne parla pas si vite, parce qu’il était prudent et pesait ses paroles.

Il réfléchit, tout en faisant passer dans un sac de toile le poisson qu’il avait pris, et dit au chevalier qu’il s’étonnait beaucoup de le voir là, pendant qu’on avait tant de mal à savoir où il était. Dieutegard lui demanda si les recherches duraient encore.

« — Pas plus tard que tout à l’heure », dit Cornebille, un nommé Martin est passé là, à bride abattue, en demandant monsieur le chevalier ; même que le voilà bien arrivé au château à l’heure qu’il est, s’il court encore… »

Le chevalier dut s’asseoir sur un gros caillou, au bord de l’eau, car les paroles de Cornebille lui avaient retiré d’un coup tout le sang du corps.

Si le gars de la mère Martin était revenu de la foire de Beaufort et le poursuivait pour les dettes qu’il avait contractées, sa situation était encore pire que ne la peignait le résumé fait à Dieu, ce matin.

Et Cornebille, de son œil louche, voyait bien que le chevalier se rapetissait et tremblait sur son caillou. Il en augura que le jeune homme avait commis quelque fredaine peu catholique et qu’il se trouverait volontiers à l’abri entre quatre murs. Il lui offrit donc de venir chez lui, sous le prétexte que le matin était frisquet. Et il pensait, par derrière la tête, que, moyennant l’hospitalité, le chevalier serait discret sur sa pêche. Dieutegard ne dit pas non et le suivit.

Cornebille habitait à présent une toute petite cabane, dissimulée sous les saules, non loin de la maison du passeur, au bac d’Ablevois. Sa femme avait dû s’engager comme servante depuis le malheur qui avait chassé du château le paisible ménage, et ses petits enfants eux-mêmes s’étaient loués dans les fermes. Lui seul demeurait là, en face des pignons du château, empêché de travailler, prétendait-il, par un sort qu’on lui avait jeté et qui le faisait tomber du haut mal s’il touchait seulement la terre. Tout indiquait qu’il vivait de rapines. Sa personne déguenillée inspirait l’inquiétude et la pitié ; quant à son toit, il était sordide.

Ce fut là, par une suite de circonstances tenant tant du hasard que de l’état d’esprit du chevalier, que celui-ci échoua et vint achever de briser son frêle cœur.

Certes, c’est un assemblage disparate que celui de ces deux hommes, Cornebille et le chevalier ; l’un si laid, l’autre si gracieux !… Qui jamais eût songé à les réunir ? Celui-là même qui a créé le cœur de l’homme plein de mystère y avait songé. Car vous savez déjà que l’amour d’une même femme avait pénétré l’âme et le sang de Cornebille et du chevalier.

Cornebille n’avait pas recouvré la paix depuis le jour néfaste où le corps de la marquise lui était apparu enlacé à l’Amour de marbre, au travers des arbustes dégarnis par l’automne ; et le fait d’avoir été chassé du château n’avait été qu’un médiocre épisode au prix de la terrible perturbation apportée dans sa cervelle par un regard indiscret. Tel était le sort qu’on lui avait jeté. Ses forces et son courage étaient à bas ; il n’avait plus de bras pour nourrir sa famille, et lui-même végétait d’une vie quasi animale, ne retrouvant de cœur que la nuit, pour pénétrer clandestinement dans le parc, se faufiler au long des allées du labyrinthe et rendre son culte à l’Amour qui l’avait blessé mais que Ninon avait enserré de ses bras et baisé, un jour.

Dieutegard découvrit le secret qui rongeait Cornebille, et il n’en fut pas jaloux, contrairement à ce qui arrive ordinairement en pareil cas. C’est qu’il sentait bien que Cornebille n’aurais jamais qu’à souffrir d’une passion si disproportionnée et qu’il ne serait jamais un rival pour lui. Il avait été à peine jaloux de Châteaubedeau, parce qu’il ne lui semblait pas possible que Ninon pût l’aimer comme elle l’eût aimé, lui.

Mais, lorsque Cornebille connut l’amour de Dieutegard, il eut envie de fondre sur lui à coups de pied et à coups de poing et de le jeter, bien meurtri, dans la Loire. Cependant il se contint et ne laissa jamais rien paraître de la démangeaison qu’il avait. Tantôt son œil brillait comme celui d’un loup, lorsqu’il regardait le chevalier ; tantôt il lui prodiguait des soins paternels, car, entre nous, il espérait tirer parti de lui.

D’ailleurs, il haïssait moins Dieutegard que Châteaubedeau, et, toutes les fois qu’il entendait le nom de l’amant heureux de la marquise, Cornebille étranglait quelque chose : une ombre, une vision, entre ses doigts noueux.

Il emmena Dieutegard avec lui dans le parc. Les chiens le connaissaient de longtemps et venaient lui lécher les mains. Ils firent bon accueil à Dieutegard.

Cornebille et le chevalier allaient non seulement au bassin, mais, par les nuits obscures, ils approchaient du château, le plus possible. Ils ne discernaient rien. Mais ils savaient exactement où étaient les fenêtres de Ninon, et ils veillaient là, étendus sur le sol, comme de bons chiens de garde, sans parole et sans souffle, heureux de vivre moins éloignés d’elle, l’espace de quelques heures !…

Dieutegard apprit aussi que Cornebille voyait l’ancienne nourrice, Marie Coquelière, femme crédule qu’il avait domptée par la peur, grâce à sa renommée de sorcier. Elle s’aventurait à certains jours jusqu’au bord de la rivière, et Cornebille, surgissant là comme par enchantement, lui tirait mille détails concernant Ninon. Elle vint, un jour de pluie, jusqu’à la cabane, et vit le chevalier. Mais elle se crut morte ou le prit pour un revenant. Puis ayant recouvré ses sens, elle se mit à pleurer. Il lui demanda pourquoi : elle se refusa à dire qu’elle avait grande pitié de l’état dans lequel elle le voyait. Il l’interrogea sur l’opinion que Ninon conservait de lui. Mais la vérité était que Ninon ne pensait rien de lui. Depuis longtemps déjà on avait cessé de prononcer son nom. Madame la marquise sortait avec M. de Châteaubedeau. Mademoiselle Jacquette était cloîtrée avec mademoiselle de Quinconas, en attendant sa communion.

Vous savez que la première impression qu’ont les bonnes gens en présence d’une situation est de la trouver naturelle. Marie Coquelière avait, il est vrai, été surprise de retrouver le chevalier qu’on disait perdu. Mais, le voyant vivant, elle fut un bon moment avant de se demander pourquoi il était là et ce qui l’obligeait à demeurer dans le bouge infect de Cornebille et dans la compagnie de ce sorcier. Elle se mit à pleurer quand l’idée lui vint de s’en informer. Mais le chevalier fut étonné à son tour, car il était maintenant accoutumé à sa misère et n’éprouvait plus guère d’autre besoin que d’aller s’accroupir la nuit sous les fenêtres de Ninon.