La Légende de Gösta Berling/Introduction/1

Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 11-19).

INTRODUCTION


I
LE PASTEUR

Enfin, voilà le pasteur en chaire… Les paroissiens relevèrent la tête. Ah, ah, le voilà pourtant ! Il y aurait donc un service aujourd’hui : ce ne serait pas comme dimanche dernier, et comme tant d’autres dimanches !

Le pasteur était jeune, grand, élancé. Il avait les yeux profonds d’un poète, le menton décidé d’un homme de guerre. Tout en lui était d’une singulière beauté et comme embrasé de vie intérieure.

Le peuple se sentit étrangement subjugué. Les gens étaient plus accoutumés à le voir sortir du cabaret en titubant, entouré de gais camarades, tels que Bérencreutz, le colonel aux épaisses moustaches blanches, et le fort capitaine Christian Bergh. Il avait tant bu que, depuis des semaines, il n’avait pu remplir ses fonctions et que la paroisse s’était plainte, d’abord auprès de son curé, puis auprès de l’Évêque et du Chapitre. Et l’Évêque était venu procéder à une enquête. Il était là, dans le chœur, la croix d’or sur la poitrine ; et les théologiens de Karlstad et les pasteurs des communes avoisinantes étaient assis autour de lui.

À cette époque, vers 1820, on avait de l’indulgence pour les buveurs. Mais Gösta Berling, ce jeune pasteur, avait oublié dans la boisson jusqu’aux plus simples devoirs de son ministère. Il était naturel qu’on le lui retirât.

Gösta attendait dans la chaire ; et, pendant qu’on chantait les derniers vers du cantique qui précède le sermon, cette idée lui vint à l’esprit qu’il n’avait que des ennemis dans l’église, des ennemis à tous les bancs. Là-haut, parmi les seigneurs et les notables qui occupaient les galeries ; en bas, dans la foule des paysans et dans le cercle des premiers communiants, il n’avait que des ennemis. C’était un ennemi qui soufflait l’orgue ; c’était un ennemi qui jouait de l’orgue. Tous lui en voulaient, depuis les petits enfants qu’on portait à l’église, jusqu’au gardien, un vieux soldat, raide et fier, qui avait vu la bataille de Leipzig. Il éprouva comme un besoin de se jeter à genoux et d’implorer leur pitié. Mais aussitôt une sourde colère s’éleva en lui. Il se rappela ce qu’il était, lorsque, l’année passée, on l’avait vu pour la première fois dans cette chaire : un homme sans tache. Et maintenant, du haut de cette chaire, il regardait l’homme à la croix d’or, son juge.

Pendant qu’il lisait l’Introduction, un flot de sang lui empourpra le visage. Oui, c’était vrai : il avait bu. Mais qui avait le droit de l’en accuser ? Avait-on vu le presbytère où il devait vivre ? La forêt de sapins, sombre et lugubre, se dressait jusque devant les fenêtres. L’humidité suintait à travers le toit noir, le long des murs moisis. Est-ce que l’eau-de-vie n’était pas seule capable de donner du cœur, quand la pluie et les tourbillons de neige entraient comme à coups de fouet par les carreaux brisés et que, des sillons mal cultivés, on pouvait à peine arracher de quoi ne pas sentir la faim ?

D’ailleurs n’avait-il pas été le pasteur qui convenait à ces gens ? Ils buvaient tous. Pourquoi pas lui ? Le mari qui enterrait sa femme se grisait après l’enterrement. Le père qui faisait baptiser son enfant achevait le baptême dans une soûlerie. Les paroissiens, au retour de l’église, lampaient tant de petits verres que la plupart rentraient ivres. Ah, certes, ils ne méritaient pour pasteur qu’un ivrogne !

C’était dans les voyages que lui commandait son ministère, — quand, recouvert d’un mince pardessus, il faisait des lieues et des lieues sur les lacs gelés où tous les vents froids se donnaient rendez-vous, — quand sa petite barque l’y ballottait sous des rafales de pluie, — quand, par les tempêtes, il était forcé de descendre du traîneau pour se frayer, à lui et à son cheval, un chemin à travers les monceaux de neige, — quand il traversait les marais des bois avec de la boue jusqu’aux genoux —, c’était là qu’il avait appris à aimer l’eau-de-vie.

Les jours de l’année se traînaient dans un ennui morne. Paysans et seigneurs vivaient, leurs pensées enracinées dans la terre. Mais, le soir, l’esprit rejetait ses chaînes, délivré par l’eau-de-vie. L’inspiration soufflait, le cœur se réchauffait, l’existence se colorait, les chansons prenaient leur vol et les roses embaumaient. La salle de l’auberge se transformait pour le jeune homme en un jardin du midi : des raisins et des olives mûrissaient sur sa tête ; des statues de marbre luisaient dans le sombre feuillage ; des savants et des poètes erraient sous les palmiers et les platanes. Non, sans alcool, la vie n’était pas supportable dans un tel pays ! Tous ses auditeurs le savaient bien, eux qui prétendaient le juger. Ils voulaient lui arracher son manteau de prêtre, parce qu’il s’était présenté, en état d’ivresse, dans la maison de leur Dieu. Mais quel Dieu avaient-ils, quel Dieu croyaient-ils avoir, hors l’eau-de-vie ?

Il avait fini l’Introduction, et s’inclina pour lire le Pater. Un silence, que ne troublait pas une haleine, régna dans l’église pendant la prière. Et subitement le pasteur saisit des deux mains les rubans qui retenaient son manteau. Il avait l’étrange sensation que tous ses auditeurs, l’Évêque en tête, montaient à pas furtifs les degrés de la chaire, afin de le lui arracher. À genoux et sans retourner la tête, il les sentait derrière lui qui tiraient. L’Évêque et les théologiens, les curés et les marguilliers, le sacristain et tous les paroissiens tiraient et s’efforçaient de dénouer ou de rompre les rubans. Et il se dit que, si les rubans venaient à céder, ils dégringoleraient les uns sur les autres tout le long de l’escalier. Il vit cela avec une netteté si saisissante qu’un sourire passa dans sa prière. Mais en même temps la sueur froide lui perla au front. C’en était fait : il ne serait plus désormais qu’un être honni, un prêtre défroqué, l’espèce d’homme la plus misérable du monde. Mendiant sur les grands chemins, vêtu de haillons, il dormirait, avec les vagabonds et la canaille, ivre, au bord des fossés.

La prière était achevée : il allait commencer son sermon. Alors une pensée lui étreignit le cœur et suspendit un instant les paroles sur ses lèvres. Il se dit que c’était la dernière fois qu’il lui était permis de monter en chaire et d’annoncer la gloire de Dieu. La dernière fois ! Il oublia toutes ses histoires d’eau-de-vie et la présence de l’Évêque. Le plancher de l’Église lui sembla s’enfoncer sous terre, tandis que le toit se soulevait et lui découvrait le firmament. Il était seul, bien seul.

Son esprit s’élança vers le ciel ; sa voix remplit l’espace. Il repoussa le papier sur lequel son sermon était écrit : les pensées descendirent en lui comme un essaim de colombes apprivoisées. Ce n’était pas lui qui parlait, mais quelqu’un de plus grand. Et il comprenait que nul ne pouvait l’atteindre en éclat et en splendeur, lorsqu’il annonçait ainsi la gloire de Dieu.

Tant que l’inspiration fut sur lui, il parla. Mais dès qu’elle se fut éteinte, et que le toit se fut rabaissé et que le plancher fut remonté, Gösta s’inclina profondément et pleura, car il lui parut que la vie lui avait donné son plus beau moment ; et ce moment était passé.

Après l’office, le Conseil de l’Église se réunit, et l’Évêque demanda quelles plaintes on avait à formuler contre le pasteur. Gösta ne sentait plus ni cette colère ni cette défiance qui l’avaient agité avant le sermon. Il éprouvait maintenant un grand sentiment de honte et baissa la tête. Hélas, toutes ces misérables histoires allaient donc défiler !

Mais il se fit un silence autour de la table de la mairie rurale. Le pasteur leva les yeux d’abord sur le sacristain : le sacristain se tut ; puis sur les marguilliers ; puis sur les paysans les plus notables et sur les maîtres de forge : personne ne broncha. Tous, les lèvres serrées, regardaient, gênés, le bord de la table.

« Ils attendent que quelqu’un veuille bien commencer », pensa le jeune pasteur.

Un des marguilliers toussa pour s’éclaircir la voix :

— M’est avis, dit-il, que nous avons un bon prêtre.

— Monseigneur a entendu lui-même comment il prêche, ajouta le sacristain.

L’Évêque toucha quelques mots des interruptions de service dont l’église avait souffert.

— Le pasteur a bien le droit d’être malade comme les autres, répliquèrent les paysans.

L’Évêque fit allusion à leurs anciens griefs et au mécontentement qu’eux-mêmes ils avaient exprimé.

Mais tous le défendirent d’un commun accord. « Il était si jeune, leur pasteur, qu’on ne pouvait… rien dire… S’il voulait toujours prêcher comme il l’avait fait aujourd’hui, non, en vérité, ils ne l’échangeraient pas même contre l’Évêque. »

Plus d’accusateurs, partant pas de juges. Le cœur de Gösta Berling se gonfla d’aise, et le sang coula légèrement dans ses veines. Il n’avait plus d’ennemis : il les avait désarmés au moment qu’il y pensait le moins, et dorénavant il pourrait continuer d’être leur pasteur !

Après le Conseil, l’Évêque et les théologiens et les curés et les principaux d’entre les membres de l’Assemblée dinèrent au presbytère. Une voisine s’était chargée des soins de la fête, car le pasteur était célibataire. Elle avait tout arrangé de son mieux, et, pour la première fois, Gösta s’aperçut que le presbytère n’était pas si lugubre. La longue table du dîner avait été dressée dehors, sous les sapins, et semblait inviter les hôtes avec sa nappe blanche, sa porcelaine bleue, ses verres étincelants et ses serviettes bien pliées. À l’entrée, deux bouleaux, remués par la brise, faisaient de profondes révérences. Du genévrier haché jonchait le vestibule. De l’auvent pendait une couronne de fleurs. Les bouquets qu’on avait mis dans toutes les pièces chassaient l’odeur de la moisissure, et les petits carreaux verts des fenêtres brillaient hardiment au soleil.

Et tout le monde fut de belle humeur à ce dîner. Ceux qui s’étaient montrés généreux et qui avaient pardonné étaient gais, et les gens d’église se félicitaient d’avoir évité le scandale. Le bon Évêque leva son verre et dit qu’il avait eu le cœur gros lorsqu’il s’était mis en route, car de mauvais bruits étaient venus jusqu’à lui. Il avait appréhendé de rencontrer un Saül, mais voici que le Saül était devenu un saint Paul qui les passerait tous en activité. Et le pieux vieillard loua grandement les dons que leur jeune confrère avait reçus en partage : non que ce dernier dût en tirer de l’orgueil ; mais plutôt pour qu’il se donnât tout entier à son ministère et se tînt toujours sur ses gardes, comme un homme qui marche avec un fardeau précieux.

Le pasteur ne s’enivra point, mais il fut enivré. Longtemps après que ses hôtes furent partis, son sang continuait de courir, rapide et fiévreux. La nuit vint : il resta éveillé devant sa fenêtre ouverte, essayant de calmer, dans la fraîcheur nocturne qui entrait à flots, l’inquiétude de sa délicieuse insomnie.

Tout à coup une voix se fit entendre :

— Es-tu éveillé, prêtre ?

Et une grande ombre traversa la pelouse. Gösta reconnut le capitaine Christian Bergh, un de ses fidèles compagnons d’orgie. C’était, ce capitaine Christian, une sorte d’aventurier sans foyer ni famille, un géant haut comme le pic de Gurlita et bête comme un Troll de montagne.

— Certes oui, je suis éveillé, capitaine Christian, répondit le pasteur. Penses-tu que ce soit une nuit où je puisse dormir ?

— Eh bien, écoute alors ce que le capitaine Christian tient à te dire… Le capitaine Christian a eu de fâcheux pressentiments : il a compris que désormais le pasteur rechignerait à boire, car ces Théologiens de Karlstad qui étaient venus pourraient revenir, et, s’il godaillait encore, lui arracher son manteau de prêtre. Il y avait une bonne œuvre à faire : le capitaine Christian Bergh n’hésita pas à y mettre sa lourde main. On ne reverra plus ici ni l’Évêque ni les Théologiens, et dorénavant le pasteur et les camarades pourront au presbytère boire tout leur soûl. Écoute sa prouesse, à Christian Bergh !

« Quand l’Évêque et les Théologiens furent montés dans leur voiture et qu’on eut bien refermé les portières, le capitaine grimpa sur le siège et les conduisit pendant cinq ou six lieues. Et ces « mon seigneurs » sentirent alors combien la vie branle facilement dans notre pauvre corps d’homme. Les chevaux étaient partis ventre à terre… Ah, ces gens-là n’admettent pas qu’un honnête homme ait une pointe de vin ! Gare ! La grande route n’est pas pour eux. Par les champs et les fossés et les pentes abruptes, le long des lacs, dans le tourbillonnement des eaux, à travers les marécages, il les emporta d’un galop vertigineux ; et du haut des montagnes, sur les rochers glissants, les chevaux dévalèrent, les jambes toutes raides. Et pendant ce temps-là l’Évêque et les Théologiens, le visage blanc derrière les rideaux de cuir, marmottaient des prières. Jamais ils n’avaient fait un pareil voyage. Aussi, quelles figures, quand la voiture les déposa devant l’hôtellerie de Rissœter, vivants encore, mais secoués comme des grains de plomb dans un sac de peau !

« — Que signifie, capitaine ? dit l’Évêque, lorsque le capitaine ouvrit la portière.

« — Cela signifie que l’Évêque devra y réfléchir à deux fois avant de faire une nouvelle descente chez Gösta Berling, répondit le capitaine Christian qui avait préparé sa phrase, de peur de s’embrouiller.

« — Salue donc Gösta Berling, repartit l’Évêque, et dis-lui qu’il ne verra jamais plus d’Évêque chez lui. »

Tel est le bel exploit que le fort capitaine Christian raconte au pasteur dans la nuit d’été. Il s’est à peine donné le temps de reconduire les chevaux à l’auberge, tant il avait hâte d’apporter cette bonne nouvelle.

— Et maintenant, tu vois que tu peux être tranquille, prêtre et camarade, conclut-il.

Ah, capitaine, capitaine, les visages des Théologiens étaient blancs derrière leurs rideaux de cuir, mais encore plus blanc le visage du pasteur dans la nuit claire !

Le pasteur leva même le bras comme pour asséner un coup terrible sur la face rude et bête du géant. Mais il referma violemment la fenêtre et s’arrêta au milieu de sa chambre, le poing tendu. Ainsi donc, Dieu, dont il avait senti ce jour-là même l’inspiration, dont il avait annoncé la gloire du haut de la chaire, l’avait tourné en dérision ! L’Évêque croirait sans doute que le capitaine avait été envoyé par le pasteur : il croirait au mensonge et à l’hypocrisie de Gösta Berling. Et l’enquête recommencerait, et la destitution serait prononcée.

Quand le matin arriva, le pasteur avait quitté le presbytère. Il avait renoncé à se défendre. Dieu s’était joué de lui. Son interdiction était certaine, puisque Dieu la voulait.

Cela se passa vers 1820, dans une commune éloignée du Vermland occidental. Ce fut le premier malheur qui toucha Gösta Berling ; ce ne fut pas le dernier, car ces poulains trouvent la vie dure qui ne supportent ni le fouet ni l’éperon. Au premier aiguillon de la douleur, ils s’emballent sur des chemins sauvages qui mènent aux précipices. Dès que la route est pierreuse et le voyage dur, ils ne trouvent rien de mieux à faire que de renverser leur charge et de courir en folie.