Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 31-34).

CHAPITRE I
LE PAYSAGE

Je prie ceux qui connaissent le lac étroit et long du Leuven, les riches plaines et les montagnes bleues, de sauter quelques pages. Ils peuvent bien le faire, car le livre sera encore assez long. Mais on comprend qu’il faut que je décrive ces montagnes, cette plaine et ce lac, pour ceux qui ne les virent pas, puisque c’est là où Gösta Berling et les Cavaliers d’Ekebu passaient leur vie de plaisirs.

Le lac a ses sources assez loin dans le nord, et c’est un magnifique pays et le plus charmant où puisse naître un lac. La forêt et les montagnes ne cessent de l’alimenter ; les torrents et les ruisseaux s’y déversent d’un bout à l’autre de l’année. Il y trouve un bon lit blanc de sable fin, des îlots à mirer, des promontoires à réfléchir. Le vieux Neck et les ondines y prennent leurs ébats, tout à leur aise. Il grandit très vite et devient très vite beau et fort. Là-haut, dans le nord, il est d’humeur aimable et enjouée. Regardez-le, un matin d’été, lorsque, dans le sommeil qui s’évapore, il s’étire sous ses dentelles de brouillard. Il semble vous narguer, puis, lentement, il se glisse hors de ses légers voiles, et vous apparaît si étrange que vous en êtes étonné et comme ensorcelé. Enfin, les derniers voiles se déchirent, et, rose et nu, le voici qui brille dans la fraîche lumière du matin.

Mais cette vie heureuse ne le satisfait pas. Il se ramasse, se creuse un chemin à travers des collines de sable, et, par ce long détroit, court à de nouvelles aventures. Il redevient grand et puissant ; il remplit des profondeurs infinies et baigne des terres laborieuses. Mais ses eaux s’assombrissent, ses rives sont moins variées, ses vents plus âpres, son caractère plus dur. Il porte des navires et des radeaux sans nombre, et ce n’est que bien tard, après la Noël, que ses vagues peuvent goûter le repos d’hiver. Souvent on le voit, farouche, écumer de colère et renverser les barques à voile ; mais souvent aussi, tranquille rêveur, il reflète le ciel.

Cependant il veut encore aller plus loin, malgré les montagnes plus sauvages et la place plus restreinte. De nouveau, il s’enfonce dans une étroite passe entre des berges sablonneuses ; et, pour la troisième fois, il s’étale, mais ce n’est pas avec la même beauté ni la même force. Sur ses rives basses et monotones soufflent des vents moins vifs. Et de bonne heure ses flots dorment leur sommeil hivernal. Il a perdu la fougue de la jeunesse et la vigueur de l’âge mûr. De ses deux bras il cherche à tâtons le chemin vers le Vœnern, cette mer intérieure, et du haut des rocs, avec un dernier bruit de tonnerre, il tombe dans le silence.

La plaine est longue aussi, longue comme le lac. Il ne lui est pas toujours facile de trouver un passage entre les flots et les montagnes. Elle s’y évertue, maigre bande de terre, depuis la source jusqu’à l’endroit où, victorieuse, elle se dilate et s’endort sur les rives du Vœnern. Elle ne demanderait pas mieux que de suivre les bords du lac. Mais les montagnes l’en empêchent. Les montagnes sont d’âpres remparts de granit, recouverts de bois, riches de mousses et de lichens, fendus de crevasses, malaisés à franchir, repaires des bêtes sauvages. On y rencontre souvent, entre deux crêtes allongées, des marais ou des étangs à l’eau sombre. Çà et là, une clairière où les bûcherons ont passé ; une place noire où les charbonniers ont brûlé leurs meules ; un de ces défrichements qui indiquent que ces montagnes souffrent aussi du labeur humain ; mais rarement : car, d’ordinaire, elles sommeillent insouciantes, dans les jeux éternels de la lumière et de l’ombre qui se jouent sur leurs flancs.

Mais la plaine qui est hospitalière, opulente et travailleuse en veut un peu à la montagne, et la querelle doucement. La montagne ne l’écoute pas. Elle lance jusqu’au lac ses longues rangées de collines et de coteaux ; elle y dresse ses promontoires et ne quitte qu’à contre-cœur cette rive tant désirée, où la plaine aspire toujours à se dérouler dans le sable des grèves.

« Ne te plains pas, dit la montagne. Songe au temps de Noël et aux linceuls de brouillards qui se déploient sur le Leuven. Tu me reproches de te limiter et de borner ta vue. Mais tu ne sais pas quel vent il fait au bord de l’eau. C’est là qu’il faut avoir dos de granit et pelisse de sapins. Et puisque tu veux voir quelque chose, regarde-moi ! »

Et la plaine regarde. Elle connaît les merveilleuses couleurs changeantes qui passent sur la montagne. Dans la splendeur de midi les hauteurs, d’un bleu faible et pâle, reculent et se rapetissent à l’horizon ; mais, dans l’aurore et au soleil couchant, elles s’érigent, de toute leur stature, et se colorent d’un bleu pareil à celui du firmament. Parfois il y tombe une lumière si crue qu’elles deviennent toutes vertes et d’un bleu noir, et que chaque sapin, chaque sentier, chaque crevasse se distingue à des lieues de distance.

Il arrive aussi que les montagnes se rangent un peu de côté et laissent la plaine approcher du lac. Quand elle découvre les eaux furieuses qui grondent et crachent leur écume, quand elle aperçoit la froide fumée que fait la lessive des invisibles lavandières, elle donne raison à la montagne, et vite, vite, rentre derrière son rempart.

De temps immémorial, les hommes ont cultivé la plaine. Là où les rivières, par des rapides écumeux, se jettent dans les eaux du lac, des moulins et des forges ont surgi. Aux endroits découverts où la plaine touche au Leuven, des églises et des presbytères se sont élevés. Mais, au bord des vallées, à mi-hauteur des pentes, sur le sol pierreux, où le blé ne vient pas, on trouve des fermes de paysans, des habitations d’officiers, et, parfois, un domaine seigneurial.

Vers 1820, la contrée n’était pas aussi cultivée. Les prairies et les champs d’aujourd’hui n’étaient alors que forêts, étangs ou marécages. La population était plus clairsemée. On y gagnait sa vie à transporter le bois, le charbon et le fer, et à travailler aux forges. On émigrait aussi vers d’autres provinces, car la terre ne nourrissait pas tout son monde. Alors l’habitant de la plaine ne portait que des vêtements tissés au logis ; il mangeait du pain d’avoine et se contentait de gagner ses cinq ou six sous par jour. La misère, souvent grande, était souvent allégée par la bonne humeur, et les mille petits travaux qui font les doigts plus agiles. Mais le lac, la montagne et la plaine formaient, comme aujourd’hui, un des plus beaux paysages, et, comme aujourd’hui, le peuple était vigoureux, courageux et intelligent. Il a gagné en aisance ; il s’est instruit, Dieu le garde ! Pour moi, j’évoque le souvenir de quelques-uns de ceux qui vécurent entre ces eaux et ces montagnes.