Traduction par Hélène Hart.
Stock (p. 5-12).


LE MOUVEMENT DU SATYÂGRAHA

Un Aperçu du Mouvement.

Rapport soumis par Gandhi au Comité de Lord Hunter qui étudiait les débuts du Mouvement du Satyâgraha dans l’Inde.


Principes généraux. — Voici trente ans que je prêche le Satyâgraha et que je le pratique[1]. Les principes du Satyâgraha, tel qu’il est aujourd’hui, constituent une évolution progressive.

Le Satyâgraha diffère autant de la Résistance Passive que le Pôle Nord du Pôle Sud. Conçue pour être l’arme des faibles, cette dernière pour atteindre son but n’exclut pas la force ou la violence physiques, alors que le premier conçu pour être l’arme du plus fort rejette l’emploi de la violence, sous quelque forme que ce soit.

Le mot Satyâgraha fut créé par moi, alors que je me trouvais dans l’Afrique du Sud, pour exprimer la force employée là-bas par les Indiens pendant huit années entières, afin de distinguer ce mouvement de celui qui existait à cette époque dans le Royaume Uni et dans l’Afrique du Sud sous le nom de Résistance Passive.

Étymologiquement, le mot signifie : se retenir à la Vérité — d’où, Force de Vérité. Je l’ai appelée également Force d’Âme ou Force d’Amour. En pratiquant le Satyâgraha, je m’aperçus rapidement que la recherche de la Vérité n’admettait point qu’on eût recours à la violence contre son adversaire et qu’il fallait arriver à le tirer de l’erreur par la patience et la sympathie : car ce qui paraît Vérité à l’un peut sembler erreur à l’autre. Et la patience implique la souffrance personnelle. La doctrine en vint donc à représenter qu’on défend la Vérité non pas en faisant souffrir son adversaire, mais en souffrant soi-même.

Dans le domaine de la politique, lutter dans l’intérêt du peuple consiste surtout à combattre l’erreur manifestée sous forme de lois injustes. Lorsque, par des pétitions et autres méthodes analogues, vous avez échoué dans votre tentative pour démontrer au législateur qu’il se trompe, il ne vous reste d’autre moyen, si vous ne voulez pas vous soumettre à l’erreur, que celui de le contraindre par la force brutale à s’avouer vaincu, ou de souffrir vous-même personnellement en vous exposant à la peine encourue pour infraction à la loi. Il s’ensuit que le Satyâgraha apparaît d’une façon générale aux yeux du public comme une Désobéissance Civile ou une Résistance Civile ; elle est civile, en ce sens qu’elle n’est pas criminelle.

Le criminel enfreint les lois subrepticement et tâche de se soustraire au châtiment ; tout autrement agit celui qui résiste civilement. Il se montre toujours respectueux des lois de l’État auquel il appartient, non par crainte des sanctions, mais parce qu’il considère ces lois nécessaires au bien de la société. Seulement, en certaines circonstances, assez rares, la loi est si injuste qu’obéir semblerait un déshonneur. Alors, ouvertement et civilement, il viole la loi et subit avec calme la peine encourue pour cette infraction. Puis, afin d’affirmer sa protestation contre l’action des législateurs, il lui reste la possibilité de refuser sa coopération à l’État, en désobéissant à d’autres lois dont l’infraction n’entraîne pas de déchéance morale.

Selon moi, la beauté et la puissance du Satyâgraha sont si grandes et la doctrine en est si simple qu’on peut la prêcher même aux enfants Je l’ai prêchée à des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, appelés communément Indiens « liés par Contrat »[2] et j’ai obtenu d’excellents résultats.

Projets de lois Rowlatt. — Lorsque les lois Rowlatt[3] furent promulguées, j’eus le sentiment qu’elles portaient une telle atteinte à la liberté de l’homme qu’il fallait faire tout ce qui était possible pour les combattre. Je remarquai également que tous les Indiens s’y opposaient. J’avancerai l’opinion qu’aucun État, si despotique qu’il soit, n’a le droit de décréter des lois qui répugnent à la masse entière d’un peuple, encore moins un gouvernement comme le Gouvernement Indien, soumis à des coutumes et des précédents constitutionnels. J’eus également l’impression que l’agitation qui s’annonçait aurait besoin d’être guidée vers un but défini pour ne pas prendre un cours trop violent ou s’écrouler complètement.

Le 6 avril. — Je me hasardai donc à faire connaître le Satyâgraha au pays, en insistant sur son caractère de Résistance Civile ; et comme ce mouvement est essentiellement intérieur et purificateur, je suggérai une journée de jeûne et de prière et l’arrêt de tout travail, pour le 6 avril. Cette proposition fut accueillie avec un enthousiasme merveilleux dans toutes les parties de l’Inde, bien qu’il n’y eût aucune organisation et peu de préparatifs : l’idée avait été communiquée simplement au public dès qu’elle m’était venue à l’esprit. Le 6 avril, le peuple n’employa aucune violence ; aucune rencontre qui vaille la peine d’être mentionnée n’eut lieu avec la police. Le hartal fut essentiellement volontaire et spontané.

On m’arrête. — L’observance du 6 avril devait être suivie de Désobéissance Civile. Le Comité du Satyâgraha Sabha[4] avait choisi à cet effet certaines lois politiques. Nous nous mîmes à distribuer des livres et brochures prohibées d’un caractère absolument sain : une brochure écrite par moi sur le Home Rule, une traduction du livre de Ruskin : Unto this last, La défense et la mort de Socrate, etc.

Désordre. — Il n’est pas douteux certainement que le 6 avril trouva l’Inde douée d’une force vitale plus grande qu’elle n’en avait montré jusqu’alors. Les gens habituellement terrifiés cessèrent de craindre l’autorité. D’autre part, les masses étaient jusque là demeurées inertes. Les chefs n’avaient réellement exercé sur elles aucune influence. Elles n’étaient point disciplinées. Elles venaient de découvrir une force nouvelle, mais ignoraient en quoi elle consistait et ne savaient pas comment l’employer.

À Delhi, les chefs eurent du mal à contenir un très grand nombre de gens qui jusque-là étaient demeurés indifférents. Le Dr Satyapal désirait ardemment que j’allasse à Amritsar, afin de montrer au peuple le caractère pacifique du Satyâgraha. Swami Shraddhanandji de Delhi et le Dr  Satyapal d’Amritsar m’écrivirent tous deux, en me priant de venir dans leurs villes, afin de pacifier le peuple et de lui expliquer le caractère du Satyâgraha. Je n’étais jamais allé à Amritsar ni d’ailleurs au Pendjab. Ces invitations passèrent sous les yeux des autorités qui savaient que j’étais invité, dans des intentions pacifiques.

Je quittai Bombay pour Delhi et le Pendjab le 8 Avril. J’avais envoyé au Dr  Satyapal, que je ne connaissais pas, un télégramme le priant de venir à ma rencontre à Delhi. Mais après avoir passé Mutra, je reçus un ordre de la Police m’interdisant de pénétrer dans la province de Delhi. Il m’était impossible de tenir compte de cet ordre et je poursuivis mon voyage. Arrivé à Palval, je reçus un ordre m’interdisant l’entrée du Pendjab et me confinant dans la présidence de Bombay. Un groupe de gens de la police me força de descendre du train à cette gare et m’arrêta. Le surveillant chargé de m’arrêter le fit avec beaucoup de courtoisie. Je fus reconduit à Mutra par le premier train, puis à l’aube par le train de marchandises jusqu’à Siwali Madbupur, où je rejoignis l’express de Bombay. On me rendit ma liberté à Bombay, le 10 avril.

Mais les gens d’Ahmedabad et de Viramgam et, d’une façon générale, de la province de Gujerate avaient appris mon arrestation. Ils devinrent furieux et fermèrent leurs boutiques. Il y eut des rassemblements, des meurtres, du pillage, et des tentatives pour faire dérailler les trains.

Causes. — J’avais travaillé récemment pour la cause, au milieu des raiyats[5] de Kaira et fréquenté des milliers d’hommes et de femmes. J’avais travaillé avec Miss Ansuya Sarabhai parmi les ouvriers des filatures. Ceux-ci appréciaient son œuvre philanthropique et l’adoraient. La fureur des ouvriers atteignit son paroxysme, lorsque le faux bruit se répandit qu’elle avait été arrêtée également. Nous avions fait certaines démarches, elle et moi, pour les ouvriers de Viramgam et intercédé pour eux lorsqu’ils avaient été inquiétés, et je crois fermement que les excès commis furent causés par le grand ressentiment de la foule en apprenant mon arrestation et le bruit de l’arrestation de Miss Ansuya Sarabhai.

J’ai fréquenté les masses à peu près partout dans l’Inde et me suis entretenu librement avec elles ; je ne puis croire qu’il y ait eu un mouvement révolutionnaire derrière les excès commis. On ne peut les honorer du nom de rébellion.

Mesures prises. — Selon moi, le gouvernement a eu tort d’accuser les coupables d’avoir déclaré la guerre. Cette opinion a causé des souffrances disproportionnées et imméritées. L’amende imposée à la pauvre ville d’Ahmedabad était excessive et la façon de la faire payer par les ouvriers inutilement dure et vexatoire. Je doute qu’il ait été juste d’exiger une amende aussi forte (176.000) roupies à des ouvriers. Et l’obligation de payer les frais imposée aux fermiers de Baredji et aux Banias et Patidars[6] de Nadiad était une mesure vindicative que rien ne justifiait. Rien ne justifiait non plus, selon moi, que la loi martiale fût établie à Ahmedabad, et la façon inconsidérée dont elle fut appliquée causa la perte de plusieurs existences innocentes.

Cependant, et sous réserve de ce que j’ai dit précédemment, je ne doute pas que dans la Présidence de Bombay les autorités n’aient agi avec une grande modération, à un moment où l’atmosphère était surchargée de méfiance réciproque et où la tentative de faire dérailler le train qui amenait les troupes pour le rétablissement de l’ordre venait avec raison de les irriter…

(Jeune Inde, 5 novembre 1919 et jours suivants).

  1. En Sud-Afrique. (R. Rolland, o. c. p. 17-23, p. 53 et suiv.).
  2. Indentured Indians.
  3. Voir R. Rolland, o. c. p. 27 et suiv. Les Bills Rowlatt, présentés en février 1919, suspendaient les rares libertés existantes dans l’Inde.
  4. Sabha : Conseil, Assemblée.
  5. Paysans.
  6. Banias et Patidars : deux classes de marchands.