L’AURORE DU SATYAGRAHA
SUR L’INDE


(Article paru dans le Nava Jivan du 26 octobre 1919,
premier jour de l’an dans la province de Gujerate
).


Sonnons les cloches pour l’année qui s’en va,
Sonnons les cloches pour l’année qui vient !

Le bilan de l’année passée est difficile à établir. La guerre a pris fin, mais sans grand profit ; les espérances qu’elle avait nourries ont été déçues. La paix qui devait être une paix durable n’est une paix que de nom. Il est démontré que cette guerre, plus importante que la guerre du Mahâbhârata n’a été que le prélude d’une autre guerre plus importante encore. Un mécontentement général s’est étendu sur la France, sur l’Amérique et sur l’Angleterre. Tout ce qui a suivi semble une énigme monstrueuse. Aux Indes nous ne voyons de tous côtés que désespoir. On espérait avec confiance qu’après la guerre l’Inde obtiendrait un résultat sérieux, et cet espoir a été déçu. Il est fort possible, pour ce qu’on en sait, que les réformes attendues[1] n’aient point lieu ; et même si elles avaient lieu, elles ne serviraient à rien. Le projet de la Ligue du Congrès et du Congrès de Delhi, et tous ceux qui ont suivi, ne sont plus à présent que des paroles en l’air. Il nous faut attendre, afin de voir ce qu’amèneront les évènements. Le Pendjab a été le théâtre de scènes révoltantes ; des existences innocentes ont été sacrifiées. La terreur a régné. Le gouffre qui sépare les administrateurs des administrés s’est élargi. Il est impossible, dans de telles questions, d’établir un bilan exact. À combien se monte le crédit ? Y a-t-il quelque chose au débit, et si oui qu’y at-il ? Ou bien n’y a-t-il rien au crédit, et ne nous reste-t-il qu’à faire le total des chiffres au débit ?

À un nuage de désespoir aussi dense et aussi sombre, se peut-il qu’il y ait un envers brillant ? Le 6 Avril, se leva sur l’Inde entière le soleil du Satyâgraha[2]. Les nuages se dispersèrent et l’on vit distinctement les rayons. Seulement il y eut au Pendjab et à Ahmedabad une éclipse, et les ténèbres nous hantent encore. Malgré tout, on voit de nouveau le Satyâgraha poindre lentement dans la plupart des esprits. Le 17 octobre un hartal[3] se fit dans diverses parties de l’Inde, au milieu d’un calme et d’une paix absolus. Les fidèles passèrent la journée en jeûnes et en prières. Les Hindous prirent part au deuil des Musulmans, fortifiant l’espoir de ces derniers et en même temps les liens qui les unissent à eux — liens qu’il serait à présent bien difficile de briser.

Si quelqu’un demandait quel fut l’événement le plus important de l’année passée, nous répondrions sans la moindre hésitation : « Ce fut l’accueil fait au Satyâgraha », si infime ait-il été, consciemment ou inconsciemment, par ceux qui dirigent aussi bien que par ceux qui obéissent. Et pour le prouver, nous rappellerions le 17 octobre[4].

Dans le Satyâgraha est tout l’espoir de l’Inde. Et qu’est-ce que le Satyâgraha ? il a souvent été décrit ; mais de même que le soleil ne peut l’être complètement même par le serpent Sheshaga[5] aux mille langues, le soleil du Satyâgraha ne saurait se décrire d’une façon satisfaisante. Nous voyons toujours le soleil et pourtant nous n’en savons pas grand chose ; de même il nous semble apercevoir sans cesse le soleil du Satyâgraha, mais nous le connaissons bien peu.

Les sphères d’activité du Satyâgraha sont le Swadeshi[6], les Réformes politiques et sociales dont la durée n’est assurée qu’autant qu’elles s’appuient sur le Satyâgraha. Le chemin qui mène au Satyâgraha est différent du chemin battu et n’est pas toujours facile à découvrir. Peu de gens s’v sont aventurés, les empreintes des pas sont rares, indistinctes, espacées, ce qui explique pourquoi on le redoute. Néanmoins nous voyons nettement que certains s’acheminent vers lui, ne serait-ce que très lentement.

Celui pour qui le Satyâgraha n’est que Désobéissance Civile ne l’a jamais compris[7]. Mais celui-là seul qui sait construire a le droit de détruire. Le poète a chanté :

« Le sentier de la Vérité est le sentier des braves,
Il est inaccessible aux lâches ».

Le Swadeshi est Satyâgraha. Les esprits lâches ne sauraient ni l’observer ni le propager. Il est impossible à un lâche de favoriser l’Union Hindoue-Musulmane. Il ne faut pas être un Musulman lâche pour s’exposer au poignard Hindou, ou vice versa et pour conserver son équilibre moral. Si l’un et l’autre pouvaient arriver à un peu de tolérance, on obtiendrait immédiatement le Swarâj[8] (l’autonomie). Nul ne peut s’opposer à ce que nous prenions le sentier du Satyâgraha ; et comme le Swadeshi et l’Union Hindoue-Musulmane sont ainsi, par essence, religieux, l’Inde accomplirait incidemment un acte de religion. Voici donc quelle sera notre prière pour l’année nouvelle :

« Seigneur, guidez l’Inde vers le sentier de la Vérité, enseignez-lui pour cela la religion du Swadeshi, et resserrez l’union des Hindous, des Musulmans, des Parsis, des Chrétiens et des Juifs qui vivent dans l’Inde ! »

5 novembre 1919.

  1. Le Cabinet britannique avait annoncé l’intention d’accorder à l’Inde des réformes constitutionnelles importantes.
  2. Satyâgraha, étymologie : Satya juste, droit. Agraha tentative. Essai juste. On l’appliqua spécialement à la Non-acceptation de l’injustice par la maîtrise de soi, — Voir : Romain Rolland : Mahâtmâ Gandhi, p. 52, note 2.
  3. « Arrêt de travail ». Jour de prières et de jeûne.
  4. Khilafat-Day : la Journée du Califat. Imposante démonstration, pour protester contre les atteintes aux droits du Calife (Sultan) par les gouvernements Alliés d’Europe. — Voir Romain Rolland, d. c. p. 63-64).
  5. Le grand serpent sur lequel est couché le dieu Vishnu.
  6. Swadeshi, étymologie : — Swa, Self, — Soi-même. Deshi, pays. Emploi exclusif des produits du pays. — (Voir R. Rolland. op. c. p. 71 et suiv.).
  7. R. Rolland : op. c. p. 72. — Le Swadeshi est l’affirmation de l’ordre nouveau. La Désobéissance Civile est la négation de l’ordre ancien.
  8. Swarâj, étymologie : Swa, Self, soi-même. Râj, gouvernement. — Self-government.