Traduction par Hélène Hart.
Stock (p. 12-17).


POUR LE CALIFAT

Discours prononcé en Urdu par Gandhi, à la session commune de la Conférence qu’il présidait, de toute, l’Inde pour le Califat »[1].


« Il ne devrait point paraître étrange de voir réunis sur la même estrade des Hindous et des Mahométans pour discuter une question concernant uniquement ces derniers. Un témoignage d’amitié est une aide véritable dans l’adversité ; et que nous soyons Hindous, Parsis, Chrétiens ou Juifs, si nous voulons former une seule nation, les intérêts de l’un doivent être les intérêts de tous. La seule chose à considérer, c’est l’équité d’une cause. Le Premier Ministre anglais et toute sa phalange d’anciens hauts fonctionnaires peuvent témoigner de la justice de la cause musulmane. Nous parlons de l’Union Hindoue-Musulmane. Cette expression n’aurait aucun sens si les Hindous se tenaient à l’écart des Mahométans, lorsque l’intérêt vital de ces derniers est en jeu. Certains ont suggéré que nous autres Hindous ne pouvions aider nos compatriotes mahométans qu’à de certaines conditions. Une aide conditionnelle est comme du ciment adultéré qui ne tient pas. La seule question qui se pose est de savoir comment il nous est possible d’aider. La conférence pour le Califat a décidé de ne pas prendre part aux cérémonies qui auront lieu prochainement pour célébrer la paix. Je trouve cette décision fort juste : célébrer la paix ne peut avoir aucun sens pour l’Inde, tant qu’une partie vitale de cette paix, affectant le quart de la population indienne, reste en suspens. Quatre-vingt millions de Mahométans s’intéressent aux clauses de la paix qui concerne le Califat. Il est malséant de leur demander de célébrer la paix, alors que cette question est encore dans la balance. Compter que l’Inde le fasse dans ces conditions serait s’attendre avoir la France célébrer la paix, pendant que le sort de l’Alsace-Lorraine est incertain. Que la Turquie ne fasse point partie de l’Inde ne change en rien la question. L’Angleterre est une puissance Mahométane et Hindoue aussi bien qu’une puissance Chrétienne, et si l’Inde fait partie de l’Empire comme associée, le sentiment Musulman demande à être apaisé autant que les autres. Il semblerait donc que l’action la plus correcte de la part de Son Excellence le Vice-roi serait de remettre les cérémonies en l’honneur de la paix jusqu’à ce que la question du Califat fût résolue d’une façon satisfaisante.

L’honneur de l’Angleterre est en jeu. — Cette question affecte en effet l’honneur de l’Angleterre, — la parole donnée par le Premier Ministre. Que sont les richesses, le pouvoir et la gloire militaire, si cet honneur est souillé ? Aussi ai-je été peiné de lire le résumé télégraphique du discours du Premier Ministre ; il paraissait blesser gratuitement la susceptibilité musulmane et laisser entrevoir une solution de la question du Califat absolument opposée à la parole solennelle qu’il avait donnée après délibération, à une époque où cette parole avait raffermi la fidélité des Musulmans et sans nul doute stimulé l’enrôlement des plus guerriers parmi eux. Je veux espérer encore que des conseils plus sages l’emporteront et que justice sera rendue à la cause Mahométane. Si toutefois le pire devait arriver, le Comité pour le Califat à décidé hier soir de conseiller aux Mahométans de retirer leur coopération au Gouvernement. J’eus l’avantage d’être présent au Comité et aux réunions générales, et je me permets d’avertir le Gouvernement de la solennité de la circonstance et de la gravité de la décision prise. Je sais que retirer sa coopération au gouvernement est une chose très grave. Elle demande que l’on soit capable de supporter la souffrance. Je sais également que tout citoyen a le droit de retirer sa coopération à l’État, lorsque par cette coopération il s’avilit. C’est une manière tangible de témoigner son mécontentement.

Le boycottage. — On peut donc espérer que le Gouvernement impérial reconnaîtra la gravité de la situation. Mais de la Non-Coopération passer au boycottage, c’est descendre du sublime au ridicule. Le Comité décida hier, à une forte majorité, le boycottage des marchandises anglaises si la question du Califat n’était pas réglée d’une façon satisfaisante. Le boycottage est une forme de vengeance, et pour arriver à une solution équitable, il nous faut préparer l’opinion du monde. Je me permets de suggérer à mes amis Mahométans qu’ils n’auront pas l’opinion du monde pour eux, s’ils boycottent les marchandises anglaises pour en accepter d’autres. De plus, le boycottage que l’on propose est un aveu de faiblesse ; et pour pouvoir traiter toutes les questions, il nous faut montrer notre force et non notre faiblesse. J’espère donc que le Comité pour le Califat, après avoir sérieusement réfléchi, reviendra sur sa décision et annulera sa résolution de boycottage. Pour traiter cette importante question, il faut avoir du calme, de la patience et ne pas s’écarter des faits. Il ne suffit pas qu’il n’y ait point de violence. En vérité, un discours violent peut faire autant de mal qu’un acte violent, et je suis persuadé que vous ne voudriez pas qu’une parole ou une action trop vive fît du tort à une cause aussi sacrée.

Les Griefs du Pendjab. — Il me reste à examiner une attitude que m’ont suggérée quelques amis. On a prétendu que les Griefs du Pendjab étaient aussi une raison sérieuse pour ne point participer aux cérémonies en honneur de la paix. Je me permets de différer d’opinion. Quelque pénible que soit le mal fait au Pendjab c’est en somme une affaire privée, et parler des griefs du Pendjab pour justifier notre refus de collaborer aux célébrations Impériales montrerait que nous manquons du sens des proportions. Les griefs du Pendjab ne proviennent pas, comme la question du Califat, des clauses de la paix. Si nous voulons donner à la question du Califat sa véritable place et lui conserver toute son importance, il faut que nous l’isolions. À mon humble avis, nous ne pouvons nous dispenser de prendre part aux cérémonies que pour des raisons qui proviennent directement de la paix et touchent aux parties vitales de notre existence nationale. La question du Califat répond seule à ces deux conditions.

3 Décembre 1919
  1. Cette conférence avait été précédée le 17 octobre de la Journée du Califat (Khilafat Day). Le 22 du même mois, dans la Jeune Inde, Gandhi écrivait :

    « Le 17 octobre sera longtemps considéré comme une journée mémorable dans l’histoire de l’Inde. Qu’une démonstration comme celle qui fut organisée le 17 courant ait pu avoir lieu sans le moindre obstacle est à l’éloge des organisateurs, et assurément une victoire remportée par le Satyâgraha. On commence à se rendre compte que ce n’est pas par la violence que les grandes causes se gagnent, mais par un accord paisible et un effort soutenu.

    « Dès que le peuple cessera de craindre la force, le Gouvernement s’apercevra qu’elle ne sert à rien et que seuls ceux-là qui ne la craignent point se refusent à l’employer. Ceux qui sont au pouvoir se plaisent en général aux démonstrations violentes du peuple. L’art de gouverner consiste à avoir à sa disposition des forces suffisantes pour contraindre par la terreur le peuple à la soumission. Et un gouvernement n’est un instrument de service qu’autant qu’il est fondé sur la volonté et le consentement du peuple. Il n’est qu’un instrument d’oppression lorsqu’il obtient l’obéissance à la pointe des baïonnettes… Les organisateurs de la Journée du Califat semblent avoir compris le principe fondamental du Satyâgraha. Ils auraient fait le jeu de leur adversaire, si directement ou indirectement ils avaient incité à la violence ou même si la violence avait résulté de la démonstration.

    La cause de l’Islam a gagné par la nature pacifique de la démonstration. Et l’organisation de la police à Bombay mérite les louanges les plus grandes, car à Bombay de même qu’à Ahmédabad, aucune mesure de précaution particulière ne semblait avoir été prise. Absence de tout déploiement de forces. La présence de forces policières et de troupes irrite toujours la populace. Les organisateurs méritent des louanges analogues pour avoir évité des rassemblements et tout ce qui tend à réunir des multitudes ignorantes et irresponsables.

    La question du Califat est épineuse. Elle a été rendue plus complexe encore par suite de traités secrets. Mais tout espoir n’est pas perdu… Il ne faut ni tapage, ni mise en scène, ni déclamation, ni réclame. Il faut agir tranquillement et sincèrement… Le loyalisme n’est pas un principe immuable, il est un accord réciproque. Un gouvernement loyal envers ses administrés obtient nécessairement leur loyalisme. Quand notre gouvernement cesse d’être loyal, c’est-à-dire s’il devient systématiquement injuste et oppresseur, nous devons sans la moindre hésitation proclamer notre défection, lui retirer notre appui et conseiller cette attitude autour de nous. C’est là une forme de boycottage que nous jugerions de notre devoir si l’occasion s’en présentait. Mais boycotter des marchandises anglaises tout en conservant nos relations avec les Anglais nous semble la plus grande des sottises. Nos amis Mahométans ont une cause beaucoup trop sacrée pour jouer avec l’emploi d’une arme aussi douteuse que celle du boycottage. Ils savent à présent, et le monde entier sait, que leur cause n’est pas seulement celle de quatre-vingt millions de Mahométans, mais également celle de deux cent millions d’Hindous. Le 17 octobre a démontré que le lien qui les unit existe vraiment et qu’il ira en se resserrant de plus en plus. Une Inde forte et unie ne saurait manquer d’être écoutée avec attention et respect par les alliés de la Grande-Bretagne.