La Nouvelle Revue Critique (p. 85-112).

V

— Les cloches ! L’armistice !

Mlle Carembot leva la tête. Sur son visage secret des joies filtrèrent. L’enthousiasme de Marcelle se décelait plus mystique. Elle était une enfant quand cela avait commencé… Quatre ans ! Océans d’épouvante, abîmes d’angoisse, mort quotidienne !

Les fourmis humaines noircirent les trottoirs. Les drapeaux fleurirent. Une coulée de soldats sans armes, les clameurs, les chants, l’incertaine vie solitaire qui, pour une heure, un jour, fait croire à la fraternité…


Subitement, Marcelle y croit. Elle croit que ces hommes sont de braves gens. Elle croit qu’une sympathie indestructible les cimente. Clamante, trépignante, au seuil du petit magasin, elle jette des fleurs et des pièces d’argent.

À côté d’elle, la petite Cécile glapit comme une portée de chacals. Celle-là n’a cure de fraternité, ni de sympathie, elle est dans le mouvement comme une hirondelle dans l’envol migrateur, ivre de cloches, de cris, de mouvement et de victoire.

— Oh ! Mademoiselle, supplie-t-elle… Je n’y tiens plus… Je « dois » courir !

— Cours ! répond Marcelle qui, déjà, se méfie parce que les poilus tendent des mains mendiantes.

Le chapeau et la jaquette mis, la petite goutte humaine coule avec le flot humain.

Marcelle aperçoit l’éblouissant visage de Catherine, l’ouvrière associée.

— Oh ! tu peux aller aussi, dit-elle.

— J’aime mieux rester ici.

Dans la cohue, peut-être rencontrerait-elle des brutes.

— Est-ce que nous fermerons ? demanda Marcelle à Mlle Carembot.

— Je crois que ça vaudra mieux.

Sur cette voie tranquille, les poilus disparus, la fièvre est presque dissipée.

C’est là-bas, au cœur chaud de la ville et dans les faubourgs farouches, qu’elle croîtra jusqu’à l’heure des ténèbres, de l’alcool et de l’amour.

Les trois jeunes filles continuent d’écouter la voix des tours, jeune aujourd’hui comme au lendemain d’un an mille. La joie collective s’unifie dans leurs poitrines. Leur race palpite ; un reflet éblouissant de l’étrange passé et du fantastique avenir est en elles.

— Tout de même ! exclama Marcelle… Tout de même… c’est nous !

— C’est nous ! oui, acquiesça Caroline Carembot qui a compris. Et pour dire vrai, je ne l’aurais pas cru.

— Oh ! se récria Catherine, j’étais bien sûre qu’on les aurait !

— Une chance ! riposta l’autre… On avait tout fait pour être battus !

— « Avant » la guerre ! intervint Marcelle. Pas après !

— Même après… je ne parle pas des soldats… Mais les autres ! Quelle pagaille !

Elles symbolisaient, de façon élémentaire, l’éternelle controverse française.

— Pas le moment de disputer ! conclut Marcelle. On a droit à un peu de bonheur !

— Du bonheur ! fait Mlle Carembot avec une moue… ça m’étonnerait si ça ne finissait pas par des troubles.

— En parlant, elles mettent les volets, — puis dans l’atelier, à l’arrière, atelier petit mais éclairé par une cour vaste et saine, elles causent. Il le faut. Des factures sont venues qui dépassent les prévisions. Caroline Carembot exige l’ordre et la clarté. Marcelle aussi.

Elles font face, avec la froideur apparente des natures énergiques.

— La situation est nette, dit Caroline. Nous gagnons juste de quoi payer le loyer, les impôts, la part de Mlle Chandenœud, les salaires de Catherine et de Cécile. Pour le capital et nous deux, néant…

— Mademoiselle, interrompit Catherine, alors dix francs, c’est trop.

— Ce n’est pas assez, fait presque rudement Marcelle.

Caroline mordille sa lèvre inférieure. Elle ne sait pas. Son instinct voudrait réduire les salaires ; sa raison est indécise.

— Nous pouvions avoir plus de chance, reprend Marcelle. Mais, en somme, nous avons progressé : la charge Chandenœud est lourde. Les premiers frais, comme toujours, dit-on, dépassent nos prévisions. Mais si la progression continue ?

Mlle Carembot écoute avec une froideur qui semble hostile.

— Alors, dit-elle, au bout de l’an, nous pourrions bien, vous et moi, ramasser chacune un billet de mille francs. Je ne vous cache pas qu’on m’offrait, au moment où je me suis arrangée avec vous, un poste de cinq mille francs… avec perspective d’augmentation… Vous-même obtiendriez sans peine autant. Donc, si nous achevons l’année, nous perdrons chacune quatre mille francs… plus trois mille de mise de fonds.

— Je ne crois pas ! répondit fermement Marcelle. À la vérité, j’ai cru que le chiffre d’affaires augmenterait plus vite… Mais enfin, il a augmenté. Il doit augmenter encore… Mon idée est qu’il augmentera de plus en plus vite.

— Pourquoi ?

— Parce que les nouvelles clientes sont satisfaites et nous en amènent d’autres.

— C’est exact. Seulement, de vieilles clientes s’en vont.

— Peu. Et de moins en moins. Nous n’avons pas compris d’abord qu’avec celles-là, il fallait continuer le vieux jeu. Maintenant que nous l’avons compris… et parce que nous les servons honnêtement, elles nous resteront fidèles.

Mlle Carembot, pendant une minute, s’occupa de ranger ses arguments dans son cerveau.

— À combien estimez-vous l’accroissement d’affaires ? dit-elle enfin.

— Au moins trente pour cent dans les neuf mois.

— Alors, en gros… nous aurions, vous et moi, trois mille francs pour l’année.

Elles s’épièrent. Il y avait toujours un peu de combativité entre elles, mais sans colère, ni atrabile. Elles étaient résolues. Elles n’étaient pas rivales. L’une et l’autre travaillaient pour l’Affaire, et, sans atomes crochus, elles s’entr’aidaient loyalement.

— Trois mille francs me satisferaient, fit Caroline, comme début. Je n’ai pas un seul moment partagé vos illusions…

— Je ne crois pas encore que ce soient des illusions.

— Elles l’ont été « pour le temps ».

— Oui, mais j’ai entendu dire que dans toutes les affaires, on se trompait d’abord sur le temps.

— Possible. Moi, je ne m’étais pas bernée.

— Alors, demanda Marcelle, avec une légère amertume, vous n’êtes pas déçue ?

— Non !

— Vous le paraissiez pourtant ?

— Je devais le paraître. En réalité, sans croire à une fortune rapide, je ne vois aucune raison pour jeter le manche après la cognée… Seulement, je désire que tout le monde y voie clair… afin de proportionner nos efforts aux circonstances. Pour mon compte, je suis prête.

Marcelle baissait la tête, mélancolique ; le temps, pour elle, était un élément formidable. Catherine, heureuse dans le petit abri clair où elle travaillait en sécurité, tremblait devant l’incertitude.

— Ah ! soupira-t-elle… mettez-moi à sept francs.

— Non ! fit nettement Mlle Carembot. Marcelle a raison… nous avons besoin de votre chic. Il ne faut pas que vous soyez mal nourrie.

Catherine sentait vaguement que, pour Caroline, elle était une animale ou une machine, qu’on devait ménager par sagesse commerciale, tandis que Marcelle étendait sur elle une main forte et secourable.

— Il y a un domaine que je voudrais agrandir, reprit Caroline, c’est celui de la parfumerie, des gants et des objets de toilette. J’ajouterai volontiers mille francs au capital.

— Alors l’article devrait vous appartenir.

— Non, ça n’irait pas. Ce ne serait pas même juste. Si les modes marchent, il est clair que vous y aurez plus fait que moi. C’est le moins que vous rattrapiez quelque chose par ailleurs.

C’était le revers rassurant de Mlle Carembot : un sens froid, aigu, presque âpre, de la justice.

— Je prendrai l’intérêt de l’argent, ajouta-t-elle… et cet intérêt sera commercial. Je le fixe à dix pour cent.

Les cloches sonnaient toujours. Dans le magasin mi-clos, qu’éclairait seulement la baie de la porte, les trois jeunes filles mettaient leurs chapeaux.

Mlle Carembot fut la première prête :

— J’ai entendu dire le plus grand bien de la pâte Solaire, fit-elle. J’en commanderai.

Elle serra la main de ses associées et s’en alla. Aussitôt, quelque chose de plus doux envahit la boutique :

— Elle est pratique, murmura Catherine, mais elle m’intimide.

— Oui, mais elle est sûre, elle tiendra plus longtemps qu’elle ne le promet… et si nous réussissons, elle sera précieuse…

— Si nous réussissons, dit rêveusement l’autre… Vous avez toujours confiance ?

— J’ai confiance.

— Alors, moi aussi, mademoiselle.

Elles sortirent ensemble. Catherine marchait craintivement, avec la peur des hommes qui, partout où elle allait lui faisaient la chasse. Elle quitta Marcelle au coin de la rue Saint-Guillaume.

Alors, une grande mélancolie tomba sur Mlle Faubert.

Sa déception somma les circonstances néfastes. Elle perçut la fatalité sociale, aussi pesante, multiple et périlleuse que la fatalité naturelle. N’avait-elle pas été follement téméraire ?

Surtout la durée l’effrayait qui, naguère encore, lui semblait presque négligeable. Aujourd’hui, elle concevait en profondeur combien les entreprises humaines dépendent du temps. Elle croyait encore fermement à la logique de son entreprise, mais elle mesurait les étapes, elle sentait que la défaite ou la victoire dépendrait des échéances.

À la maison, l’atmosphère triomphale la ranima. Les deux garçons attachaient fiévreusement de petits drapeaux aux fenêtres. Les cloches, plus prochaines, faisaient chanter les vitres et baignaient Marie de joie.

Manuel rentra dans un bouleversement d’enthousiasme.

— L’an mille est passé ! Les hommes ne périront pas ! Et demain, il n’y aura plus de patrie.

— Quelle horreur ! se récria Marie. Je veux que la France reste la France.

— Elle le sera plus que jamais… elle sera la Mecque… la Jérusalem du monde. Tous les peuples y viendront en pèlerinage !

— Mais c’est affreux, mon petit Manuel. Ça me fait déjà tellement de peine, tous ces gens qui remplissent les boulevards. Je les aime bien… puisqu’ils sont nos alliés… Mais on a l’air de vivre perpétuellement dans une foire.

Manuel haussa les épaules avec indulgence. Il savait. Les temps étaient venus. Quatre ans de massacres avaient dessillé les yeux des hommes. Les cloches sonnaient les pâques du genre humain.

« Quel grand bon chien ! » songeait tendrement Marcelle.

Il y avait de la pitié dans cette tendresse. Elle voulait donner des armes à cet adolescent né pour être dupe. Et cette idée ramena les soucis. Que faire pendant la funeste attente ?

Elle était prête au sacrifice, mais le sacrifice ne donne pas d’argent aux pauvres.

Le timbre de l’entrée ne la tira pas de sa rêverie. L’oncle Maréchal était là qui apportait deux chrysanthèmes frisés comme des moutons.

— Aujourd’hui, je vous réclame un couvert ! exclamait-il. C’est la plus grande date du monde ! Quelle signature !… J’aurais donné Jules César pour voir ça !…

Dans son imagination scripturale, les pièces de ce grand procès avaient une importance presque égale aux événements, ou plutôt, elles ne s’en séparaient pas…

Tchin, le cardinal, volait à travers le salon et se posait sur les épaules, comme une grande fleur pourpre.

— Qu’il est beau, le vieux Tchin ! dit Marie en le caressant.

— Ça ne vaut pas un beau rat ! riposta Maréchal.

Tous se mirent à rire et l’oncle même, qui, cependant, reprit avec gravité :

— Ceci n’est pas une plaisanterie. Mon Annibal et mon Jules César sont mieux construits que cette volaille… avec plus d’harmonie et de précision… Leur pelage a plus d’élégance que ces folles plumes rouges.

Personne n’essaya de le contredire. Il était campé dans son opinion comme un ours dans sa caverne.

— À table !

Ils goûtèrent ce répit charmant du repas humain, œuvre d’art parfaite à travers les siècles, si bien qu’un déjeuner bourgeois peut être plus délicat que le festin d’un roi d’Assyrie ou d’un marquis médiéval, déchirant les chairs sanglantes.

Une mélancolie s’y mêlait, le souvenir du pauvre Jean anéanti, qui avait symbolisé la force et l’espérance… Mais il faut vivre ! Toute âme a ses nécropoles.

Marcelle cherchait l’issue et appelait la chance. Impossible, pendant un an, de mettre Manuel et elle-même à la charge de Marie. Donc, il fallait un travail. De jour, ce travail eût tué l’avenir.

Restait le soir. Elle était prête à ce lourd sacrifice. Mais il fallait que le gain ne fût point dérisoire…

Tandis qu’elle songeait, le déjeuner s’acheva. La griserie s’évapora avec le café. Dans la rue, le tumulte s’accroissait de la clameur stridente des clairons, où s’exerçaient des souffles malhabiles.

— Où trouver « cela » ? se disait Marcelle.

Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle s’en inquiétait. Caroline ne lui avait rien appris… Elle entrevoyait les fissures…

Félicie introduisit un visiteur boiteux. C’était un garçon de haute stature, un fils des Sicambres ou des Burgondes, le teint britannique, les yeux qui passaient du béryl à la turquoise, et la timidité de ces adolescents dont la croissance semble n’avoir pas de terme.

Il avait combattu, avec résignation, car il exécrait la guerre et ses gloires, mais très courageusement.

À cause d’une claudication, en somme légère, causée par un éclat de shrapnel, il était réformé.

Un cousinage lointain l’unissait aux Faubert.

— Pierre ! Pierre ! cria le petit Georges.

Ce que Tchin appuya d’une rumeur aiguë.

Pierre était inoffensif et amical. La vie lui eût été redoutable, si son père, avant de mourir, ne lui avait pas constitué une rente viagère. Hier, elle assurait presque le luxe, demain elle n’assurerait pas le nécessaire.

Il avait une prédilection pour Marcelle. Petite fille, elle abusait de son humeur conciliante, elle le soumettait à des tyrannies obstinées et incohérentes qu’il subissait avec une résignation amicale.

Plus tard, elle le surprit par la précocité de son expérience ; après deux ans de tranchées, il aimait en elle les vertus tenaces qu’il ne possédait point.

Elle lui rendait une affection loyale et, encore qu’elle dédaignât presque sa volonté incertaine, elle savait pouvoir lui confier ses secrets et lui demander conseil, car ce garçon temporisateur et tourmenté par toutes les formes du doute, avait, pour autrui, une manière de sagesse.

Il connaissait la partie qu’elle venait d’engager contre le sort des hommes : il s’y intéressait comme à un conte ou une pièce de théâtre et voulait ardemment qu’elle réussisse — prêt à l’aider de son argent.

Elle n’y consentait pas. Elle aurait plutôt recouru à Maréchal ou à Marie, parce qu’il lui aurait semblé abuser d’un enfant en empruntant à Pierre la moindre somme.

Quand il eut amusé le petit Georges et le petit Émile par quelques jongleries, il attira Marcelle à l’écart et lui dit :

— Je crois que j’ai trouvé… mais il faudrait se dépêcher… Une dame qui écrit ses mémoires.

— Le soir ?

— Le soir de neuf à onze heures. On m’a assuré qu’elle est très « maniable ».

— Et les conditions ?

— Trois cents francs par mois. Liberté le dimanche…

— Ça s’ajuste trop bien… ça ne va pas réussir.

— Il paraît que vous avez beaucoup de chances.

— Pourquoi ?

— D’abord à cause de cette recommandation…

Il tira une enveloppe de sa poche et de l’enveloppe une carte de visite :

— De la vieille Mme Glaneuse… Cette recommandation écrite a été précédée d’une recommandation verbale. Elle doit avoir beaucoup d’effet. Mme de Cortambergues exige le brevet supérieur. Les sténo-dactylos courent les rues mais dépassent rarement le brevet élémentaire.

Une impatience subite agita Marcelle. Ces hasards peuvent décider d’une existence.

— Aujourd’hui ? reprit-elle. A-t-on prévu l’armistice ?

— Oui… ce serait entre quatre et sept heures.

Jusqu’à trois heures et demie, Marcelle vécut dans une agitation qui, par intervalles, devenait une sorte d’hébétude.

Le désir de réussir devint si vif que l’échec apparaissait comme une catastrophe.

— Allons ! dit-elle, quand l’heure sonna.

Pierre la conduisit au quai d’Orsay, jusqu’à la porte d’un petit hôtel du second Empire.

— Bonne chance, Marcelle.

Il la regardait tendrement ; elle pâlissait d’une émotion aussi vive que celle de Bonaparte le 18 Brumaire.

Mme de Cortambergues la reçut dans un petit salon perle et lazulite, où elle lisait Saint-Simon. Elle avait le nez du grand Condé, un rostre violent et impératif, des yeux triangulaires et pleins de feu.

Quand, à l’aide d’un spacieux face à main, elle eût examiné la carte, elle dit :

— Êtes-vous un peu lettrée ? Connaissez-vous vos classiques ?

Elle ne troublait point Marcelle :

— Comme on les connaît au lycée.

— Vous avez votre brevet supérieur ?

— Oui, madame…

— Savez-vous quelque chose par cœur… du Corneille… du Racine… les Imprécations de Camille… le récit de Théramène…

— Il me semble.

— Voyons !

Marcelle eut une petite envie de rire mêlée à une anxiété profonde. Elle récita les Imprécations.

— Mais ce n’est pas mal… pas mal ! exclama Mme de Cortambergues. Bonne diction… voix veloutée… Je voudrais vous entendre dans Phèdre.

Elle déclama, mélodieuse et ampoulée :

Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée,
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !

— Entendez-vous le son de flûte ? Mais Phèdre n’est-elle pas proscrite à l’école ?

— Un peu, madame.

— Alors, voyons Athalie, tâchez de vous rappeler.

Marcelle, abasourdie, récita machinalement :

Dans ce désordre affreux, à mes yeux se présente
Un jeune enfant couvert d’une robe éclatante ;
Tel qu’on voit des Hébreux les prêtres revêtus :
Sa vue a ranimé mes esprits abattus.

— C’est bien, c’est très bien ! approuva la dame. Et tout de même, vous sténographiez ?

— Oui, madame.

— Voyons ça. Voici du papier. Je dicte :

« Madame était à Saint-Cloud qui, pour se rafraîchir, prenait, depuis quelque temps, sur les sept heures du soir, un verre d’eau de chicorée. Un garçon de sa chambre avait soin de la faire. Il la mettait dans une armoire d’une des antichambres de Madame, avec son verre. Cette eau de chicorée était dans un pot de faïence ou de porcelaine, et il y avait toujours auprès d’une eau commune, au cas que Madame trouvât celle de chicorée trop amère, pour la mêler… »

— Voilà… Avez-vous suivi ? Relisez.

Marcelle lut le texte sténographié, correctement.

— Excellent ! Parfait ! proféra Mme de Cortambergues. Maintenant, voyons l’orthographe.

Elle dicta un nouveau paragraphe de Saint-Simon que, cette fois, Marcelle transcrivit à la plume. Mme de Cortambergues examina le travail et le loua avec une manière d’enthousiasme.

— Pas une faute ! Une écriture agréable, vivante. Eh bien ! mon enfant, c’est une affaire entendue… On vous a dit le prix, bon ! Chaque soir, de neuf à onze heures. Je ne vous cacherai pas que j’aime la ponctualité. À moins de mauvais travail — ce qui n’est pas à craindre — ou de mauvaise volonté, je vous garantis six mois. Si je suis contente, j’augmenterai votre indemnité et je vous garderai sans doute un, deux, trois ans… L’avenir est à Dieu ! Venez dès demain.

Marcelle s’en retournait pleine d’une joie grave et d’une énergie accrue. Le nimbus du matin se disloquait ; elle voyait remonter les projets étincelants… Et cette victoire qui faisait clamer, chanter et danser la multitude se mêlait à sa propre victoire.

Elle ne fut pas très surprise de voir surgir Pierre.

— Eh bien ?

— C’est fait.

Pour dissimuler une dernière inquiétude, tapie tout au fond :

— Croyez-vous que Mme de Cortambergues soit sûre ?

— On me l’a affirmé. Un peu maniaque… Mais ses manies sont méthodiques, sans caprices. Elle ne vous demandera que de bien faire votre travail… et régulièrement.

— Alors, grand cousin, je suis presque sauvée.

— Ah ! je voudrais bien.

Parce qu’une troupe capricieuse, imbibée d’alcool, accourait en sarabande, clamante et chantante, il offrit le bras à la jeune fille.

La bande passa, respectant l’uniforme et la claudication.

— Oui, reprit-il, je le voudrais bien, Marcelle. Je m’intéresse extraordinairement à votre petite énergie. Peut-être parce que j’ai peu d’énergie moi-même.

La voix du grand garçon tremblait un peu. Elle n’était pas à l’heure où elle pouvait s’en apercevoir. L’instinct de lutte la possédait tout entière.