La Jeune Aventureuse (Rosny-Aîné)/VI
VI
Marcelle s’était promptement adaptée à Mme Aloyse de Cortambergues.
À la fois impulsive et prudente, ponctuelle et maniaque, cette dame dictait des choses captivantes entrecoupées de choses baroques.
Les souvenirs sans nombre chevauchaient désespérément les uns sur les autres et son désordre ressemblait au désordre de Saint-Simon comme les fables de Viennet ressemblent à celles de La Fontaine.
Elle en était fière. De fait, ce désordre rendait supportables des élucubrations qui, cohérentes, eussent été très ennuyeuses.
Car il y a un charme dans l’incohérence littéraire et c’est ce qui fait l’agrément des récits laissés par des fous. Logiquement conduits, les souvenirs de Mme de Cortambergues n’eussent laissé place pour aucune suggestion. Rédigés selon les contingences de la mémoire et de l’inspiration, il leur arrivait de paraître fort savoureux.
Le travail n’était pas compliqué ni fatigant. Marcelle suivait avec aisance le débit mesuré de la dame. Il y avait des intervalles de repos, assez nombreux, pendant lesquels Mme de Cortambergues bêchait sa mémoire ou s’accordait quelques minutes de causerie.
En jour, elle s’enquit :
— Que faites-vous, pendant le jour, mademoiselle ?
— Je suis modiste, madame. Je veux dire que je tiens boutique de modes… avec trois associées.
— Mais vous n’avez pas été ouvrière ?
— Non, j’ai appris à faire des chapeaux, dans le but de connaître une profession manuelle, mais surtout pour devenir marchande.
— Vous aimez le commerce ?
— Je ne sais pas… Je crois que je ne l’aime ni le déteste. C’est un but que je poursuis.
— La fortune ?
Ici, Marcelle demeura un moment pensive. Il lui déplut que Mme de Cortambergues la jugeât cupide.
— La fortune aussi ne serait qu’un but. Je n’espère pas devenir riche.
— Et vous ne voulez pas me dire votre but ?
— Si, madame… D’abord, j’ai toujours rêvé d’être maîtresse de mon sort… autant qu’on peut l’être… dans un monde incertain… Ensuite, je tiens beaucoup à ce que mon frère achève ses études.
— Ah ! fit la comtesse.
Elle regarda Marcelle d’un œil qu’elle estimait pénétrant.
— Vous êtes énergique ?
— Il me semble avoir un peu de persévérance.
— En somme, vous n’avez pas beaucoup réussi jusqu’à présent.. puisque vous acceptez de travailler ici.
— J’ai cru que nous progresserions plus vite.
— Ah ! vous progressez ?
— Oui, madame. Chaque mois, nos affaires s’étendent. Et, sans la part de Mme Chantenœud…
— Qu’est-ce que Mme Chantenœud ?
L’interrogatoire agaçait un peu Marcelle. Toutefois, elle ne voulait pas s’y dérober et elle fit un sommaire de l’entreprise.
— C’est un roman ! dit Mme de Cortambergues… et fort intéressant. Savez-vous quoi ? Je vais vous commander un chapeau, et, s’il est bien, je vous patronnerai.
Deux soirs plus tard, Marcelle apportait le chapeau.
Mme de Cortambergues l’honora de sa louange :
— Il est ma foi très élégant.
— Quoiqu’elle eut un goût assez trouble, elle vit que la coiffure lui seyait. Le prix lui parut infime, ce qu’elle n’avoua point.
— Je ne manquerai pas, fit-elle, de vous déléguer des clientes !
Elle en « délégua » qui, toutes, montrèrent quelque satisfaction. La réputation de la petite boutique se mit à grandir.
Mlle Carembot, un jour que les commandes avaient été nombreuses, remarqua :
— Il faudra monter les prix.
— Pourquoi ?
— Parce que notre clientèle est de plus en plus chic. Tout le monde a l’air surpris du bon marché. Je crains que cela finisse par nous enlever des acheteuses.
— Peut-être avez-vous raison ! soupira Marcelle. Voici ce que je propose. Nous aurons des catégories de prix. Ce sera une expérience.
— Vous verrez que nous vendrons plus facilement les chapeaux les plus chers.
Dans ce moment même survint une dame sur le retour qui dit :
— Je désirerais un chapeau.
— Bien, madame, répondit Mlle Carembot. Voulez-vous choisir parmi les modèles ?
La dame examina des gravures de modes et, tombant en arrêt devant un chapeau dont une aile était relevée et autre planante :
— Voilà… à peu près. Quel serait le prix ?
— Cela dépend des fournitures, dit Marcelle. Nous avons trois qualités : soixante-quinze, cent vingt et cent soixante-dix.
— Je veux qu’il me plaise ! fit dédaigneusement la dame. Mettons cent soixante-dix.
— Qu’est-ce que je vous avais dit ? murmura Caroline, lorsque la cliente eut disparu.
— Ce n’est qu’une seule cliente… une seule expérience !
— Soit ! Attendons !
Il vint encore quatre acheteuses dont une seule désira un chapeau au prix moyen. Les autres ne s’intéressaient qu’aux prix supérieurs.
— Eh bien ? fit railleusement Mlle Carembot. Êtes-vous convaincue ?
— À peu près. Ça m’ennuie un peu. J’aurais voulu que notre succès fût dû à notre honnêteté.
— Nous ne serons pas malhonnêtes… Nous donnerons la meilleure qualité possible. Croyez-moi, ce sera encore fort bon marché ! Que voulez-vous ? La vie chère n’est pas seulement due aux spéculateurs ! Le client y travaille… parfois très sérieusement. Je n’ai pas vos scrupules… Mais, enfin, il me plairait de ne pas écorcher les gens. Vous verrez comme ce sera difficile. Il y aura toujours des femmes qui rechercheront un modèle plus cher que tout ce que nous offrirons. Elles en entraîneront d’autres. Elles nous entraîneront nous-mêmes… car enfin… enfin !
Marcelle, à la fois contente et dépitée, regarda sa montre :
— Quatre heures !… Catherine ne vient toujours pas… il est arrivé quelque chose !
— Croyez-vous ? dit Mlle Carembot, paisible et sceptique.
— Elle est si ponctuelle !
— Oui.
— La petite Cécile cria du fond de l’atelier :
— Sûr que ce n’est pas naturel ! Pour l’exactitude, Catherine est un as.
— Pas comme vous ! chuchota Caroline.
Car Cécile avait ses jours de danse où elle s’abandonnait aux vertiges d’une jeune personne qu’indifféraient les préceptes.
— Je vais envoyer l’arpète ! ! proposa Marcelle.
Mlle Carembot n’ayant pas fait d’objection, l’arpète partit à tire-d’aile. Le long de la route, elle ne cessa de s’intéresser aux regards et aux quolibets que lui décochaient les gentlemen de toutes castes. Chez Catherine, elle trouva une fillette, la sœur de l’ouvrière, qui descendait fougueusement l’escalier :
— La rue Michel ! remarqua l’arpète. Je venais justement demander des nouvelles de vot’ sœur.
— Elle est blessée ! répliqua rageusement la petite. Ils disent que ce n’est pas grave, mais j’ai de la méfiance ! Je le saurai tantôt…
L’arpète estima vain de poser une question subsidiaire. Elle était ravie. Et, dans la joie de transporter une nouvelle alarmante, elle dédaigna les individus mâles, quels que fussent leur port et leur stature.
— Voilà ! brama-t-elle en rentrant dans la boutique.
Le visage clos contrastait avec l’impétuosité de l’allure.
— Quoi ! Parlez donc ! fit l’impatiente Marcelle, tandis que la petite Cécile jaillissait de l’arrière-boutique.
— Elle est blessée.
— Où ? Comment ?
— J’sais pas… et on ne sait pas… J’apporte ce qu’on m’a dit.
— Qui ?
— Germaine donc… qui s’en allait voir… paraît…
La petite prit son temps :
— Paraît que c’est grave !
— Vous n’avez pas demandé où on l’avait transportée ?
— Pas eu le temps, mademoiselle, répondit la petite, qui regretta cette omission pour son propre compte.
La consternation de Marcelle s’avivait d’impatience et d’incertitude, celle de Cécile d’une satisfaction théâtrale.
Mlle Carembot était, avant tout, contrariée, à cause des commandes !
— Ça tombe dans un mauvais moment ! remarqua-t-elle.
_ Il y avait du reproche dans son intonation.
L’entrée d’une cliente interrompit le dialogue.
C’était une de ces dames flapies, aux bajoues de dogue blanc, dont nulle coiffure ne pouvait alléger la flasque pesanteur :
— Il y a quelque chose qui cloche, déclara-t-elle, d’une voix mucilagineuse, avec un filet de citron… Tenez… là, sur le côté !
— Bien, madame ! répondit froidement Marcelle.
— Elle scruta le visage vacillant et proposa :
— Si nous relevions un peu les bords ?
— Vous devez savoir ce que vous avez à faire ! intima la dame.
— Nous tenons naturellement compte du goût des clientes…
— Ça allait bien mieux dans « Femina »… Voyez vous-même !
Marcelle feuilleta « Femina ». Là, le chapeau rayonnait sur un ravissant visage de jeune fille.
— Vous voyez ! susurra la dame avec une moue boudeuse… Vous ne pouvez pas dire que ça me va aussi bien !
— Remarquez, cependant, madame, que la forme est identique.
— C’est justement ce qu’il ne fallait pas. Mon visage est moins allongé que celui de la gravure.
— Ne vous avait-on pas proposé des bords plus larges ? intervint Caroline.
— Ne nous perdons pas en paroles… Un fait est un fait. Ça ne me va pas aussi bien… Ajoutez, retranchez, ça m’est égal, pourvu qu’il aille, comme sur « Femina ».
Il ne serait pas plus vain de discuter avec un alligator qu’avec ce genre de clientes.
Marcelle fit mine de poser quelques épingles et déclara :
— Si madame veut nous l’envoyer.… ou nous le laisser prendre chez elle, nous ferons les arrangements utiles.
— Bon ! Faites-le prendre demain matin… Et tâchez de réussir. Je ne peux pas supporter un chapeau qui me désavantage.
— Que le Seigneur nous délivre de ce poulpe ! ronchonna Mile Carembot, quand la cliente eut disparu.
La porte se rouvrit. Une jeune porteuse des télégraphes tendit un pneumatique adressé à Marcelle.
- « Mademoiselle,
« Votre associée, Mlle Catherine Morlange, a été blessée par un apache. Je l’ai prise avec moi ; elle sera bien soignée. Il lui serait agréable de vous voir. Peut-être vaudra-t-il mieux ne pas venir avant demain : elle a besoin de repos.
« Veuillez recevoir, Mademoiselle, mes salutations distinguées.
— Qu’est-ce que cette sale histoire ? demanda Mlle Carembot, lorsqu’elle eut, à son tour, parcouru la dépêche. Est-ce que Catherine fréquente des voyous ?
— Pas du tout !… Elle est seulement trop brillante… Elle attire toute espèce d’individus et ça ne lui fait aucun plaisir. Je ne connais pas bien l’histoire… je sais seulement que notre amie était poursuivie par un misérable… Et, comme elle n’a pas voulu l’écouter !
— Il n’aurait pas fallu qu’il s’en prenne à moi ! se révolta Caroline.
— Ni à moi ! C’est moins à craindre, du reste… Catherine est timide et douce, vous le savez bien…
— Ennuyeux !.. Justement nous avons beaucoup d’ouvrage.
— C’est surtout ennuyeux pour elle, fit Mlle Faubert avec une nuance d’indignation.
Toutefois, elle-même concevait combien l’absence de Catherine était déplorable. N’était-ce pas l’heure du Destin ? Les commandes affluaient. La fortune riait aux audacieuses. Mais toujours une fourberie se mêle à ses faveurs.
Marcelle, comme nous tous, la personnifiait. Elle l’imaginait pleine de détours comme une femme, pleine de cruautés comme un félin. Tout en attendant ses faveurs, elle se méfiait profondément, et surtout ne désarmait point.
Aujourd’hui, le trait perfide est double. Comment remplacer Catherine ? Ce n’est rien de faire attendre une clientèle stabilisée. Ici l’attente peut être mortelle. Il faut besogner avec frénésie, combiner la fièvre et la ponctualité.
Déjà deux ouvrières sont engagées, ouvrières du gros tas, aptes tout juste à finir l’ouvrage.
Le chic de Catherine est essentiel. Plus riche de fantaisie, Cécile manque de grâce. Marcelle, encore que douée de goût, n’a point de maîtrise. Elle dirige, combine, harmonise, entreprend : son travail, fondu au travail des autres, active et achève, mais ne crée point.
Sans doute est-elle apte à reproduire toute seule un joli chapeau : il y manque le rien suprême, le trait sinon génial, du moins créateur, de ses deux compagnes.
Elle le sait, comme elle sait que, en retour, elle a cet autre don qui préside aux luttes et mène aux victoires.
— Si la blessure était légère, songeait-elle… Catherine pourrait du moins achever les modèles de Cécile ! Pour l’instant ça suffirait !
Elle aurait voulu courir là-bas tout de suite. La circonstance l’enchaînait.
Avec un soupir, touchant du bois, elle allait constamment de l’espoir à la crainte, comme la biche au fond des taillis, selon les émanations fraîches du viandis ou l’odeur funeste du carnivore.