La Jeune Aventureuse (Rosny-Aîné)/III

La Nouvelle Revue Critique (p. 53-68).

III

L’oncle gîtait en haut d’une maison de rapport. Deux pièces, une cuisine. Trois cent cinquante francs par an. C’était un vieil employé, avec deux mille francs de retraite. Il apprivoisait des rats.

Quand Marcelle arriva sur le palier du sixième, elle entendit une voix martiale qui criait :

— Jules César, avance à l’ordre !… Arrière, Ponce-Pilate !

— Elle sourit, égayée, et donna deux fois trois coups sur la porte. Une face de pécari parut, des yeux chauves, un crâne herbeux.

— La petite ! Quel communiqué apportes-tu ?

Deux solides surmulots contemplaient la survenante.

— Dans la cage, Jules César ! Ouste, Ponce-Pilate !

L’oncle ouvrit une poterne de fil de fer : Jules César et Ponce Pilate rejoignirent des congénères.

— Les rats auront raison des hommes ! déclara Maréchal, qui exprimait ainsi une idée favorite. Le surmulot est le plus terrible jouteur de la création. Il est agréable de dresser de tels champions !

— Si l’homme voulait, il pourrait bien les détruire ! affirma Marcelle, sachant que Maréchal aimait la contradiction.

— Tu crois ça ! Le sous-sol de Paris en nourrit vingt millions. Chaque année, ils deviennent plus redoutables. Ils se fichent de la civilisation.

— Le poison ?

— Ah ! ah !… le poison. Tu crois qu’on n’a pas tout essayé ? Non ! non ! Le surmulot a la vitalité, l’énergie, le courage et une fécondité irrésistible. Le surmulot assistera aux derniers jours de notre espèce… Et alors, il sera le seigneur du monde !… Qu’est-ce que tu viens faire ?

— Demander un conseil.

— Quelle blague ! Je t’ai vu naître. Je connais chaque pli de ta cervelle. Tu tiens du rat, parbleu !… Tu n’en fais qu’à ta tête… Enfin, va toujours, explique !

Elle lui parla, avec d’autres corollaires, comme elle avait parlé à Marie.

Il approuvait :

— Digne de toi !… Mais c’est pas pour me raconter ça !… C’est pour que je t’aide à trouver les trois mille francs. Tu vises mes économies !

Les petits yeux chauves étincelèrent, ardemment fixés sur les yeux de Marcelle.

— Ça dépend ! dit la petite, ça dépend de ce que tu as !

— Tu vas le savoir !… Puisque tu es loyale, je ne veux pas avoir de secrets.

Il sortit, alla ouvrir quelque énigmatique cachette et revint avec une vieille chemise roulée en torchon :

— V’là le magot, ricana-t-il. Tu n’en diras jamais rien à personne… Jure !

— Je jure.

— Je sais que tu tiendras.

Il déplia la vieille chemise qui contenait huit cents et vingt francs en billets de banque et deux bons de la Défense Nationale, chacun de mille francs.

— Les temps sont durs, soupira l’oncle. Il faudrait que je garde au moins la moitié de ça comme poire pour la soif… Hérode !

Il se précipita vers la cage, ouvrit la porte et saisit un énorme surmulot qui cherchait noise à ses compagnons.

— Hérode veut toujours massacrer les innocents ! Il faudra, décidément, le maintenir à part.

Ayant fourré Hérode dans une petite cage, il le gourmanda :

— Ta férocité dépasse celle de Teglath-Phal-Azar, roi d’Assyrie. Elle te conduira à ta perte. Tes frères conspireront contre toi et te dévoreront vif.

Hérode grignotait paisiblement un brin de bois :

— Est-il beau ! s’extasiait Maréchal. Un géant de la race… Je te réponds qu’il n’y a pas un chat sur cent qui lui tiendrait tête… Eh bien ! mignonne, si quatorze cents francs peuvent t’aider… Seulement, réfléchis bien. Je suis un pauvre bougre…

Elle l’embrassa avec attendrissement :

— Je ne veux pas. Cela me ferait trop de peine…

L’oncle secoua sa tête de pécari avec bénévolence :

— J’ai une idée !

Elle recula comme s’il allait lui lancer son idée sur la tête. Ses idées étaient redoutables.

— Je connais une dame qui voudrait établir sa fille… Une dame qui pousse une petite charrette avec des fruits, des légumes ou du poisson… Elle conserve les beaux cris du vieux temps : « Harengs qui glacent, qui glacent, harengs nouveaux ! Sardines de Nantes, sardines nouvelles ! »

« Elle a gagné beaucoup d’argent pendant la guerre…

Marcelle se mit à rire. Au fond, cela ne lui semblait pas si ridicule…

— Si tu veux la voir, dit l’oncle… ça ne coûte pas un pétard.

Après une courte hésitation, Marcelle accepta.

— Le temps de mettre un panama.

L’oncle alla décrocher un panama crasseux et confortable, qui avait vu naître deux générations d’hommes.

— Nous la trouverons presque sûrement près de l’Église Saint-Pierre.

— Maréchal mena sa nièce par l’avenue de Montsouris qui garde un charme champêtre, et par la rue d’Alésia. Il ne s’était pas trompé. Près des Quatre-Chemins, une dame puissante, une dame mammifère au corsage fortuné, achevait d’écouler un stock de poires et de reine-claude.

Elle salua dans Maréchal un client méticuleux mais fidèle. Il apparaissait le plus souvent à l’heure où la dame était encline à faire des concessions. Le visage était mâle et chaud, toutefois glabre, hors deux touffes qui émanaient des narines.

— Vous arrivez bien ! cria la marchande. V’là des reine-claude que je vous laisse à moitié prix… Vingt sous la livre !

L’oncle en prit une demi-livre. Le fruit était son luxe. Puis il dit :

— Eh bien ! madame Carembot… votre fille cherche toujours à s’établir ?

Mme Carembot n’accueillit pas ses paroles avec confiance. Tout de suite elle toisa Marcelle qui rougit considérablement, avec une grosse envie de battre en retraite.

— Elle cherche, riposta la dame mammifère. Chercher n’est pas trouver !

— Comme c’est juste ! approuva Maréchal… C’est même une grande vérité !… Qu’est-ce que tout le monde cherche ? La fortune. Et combien la trouvent, madame Carembot ?… Enfin, je vous amène peut-être une occasion. Voici mademoiselle qui, elle aussi, voudrait s’établir.

Mme Carembot ricana sans modération :

— Avec une poire ?

Maréchal prit un air excessivement grave :

— Madame Carembot, ceux qui ne savent pas saisir l’occasion aux cheveux sont des andouilles !… Si votre fille a l’âge de raison, elle pourra peut-être examiner elle-même ce qu’on lui propose !… Comme mademoiselle est ma nièce, je vous garantis qu’elle est sérieuse et qu’elle sait ce qu’elle veut !

Ces paroles ne laissèrent pas d’agir sur la mentalité opaque de Mme Carembot, moins par leur signification que par l’accent de Maréchal…

— Ben ! c’est juste ce que vous dites là… puis, ma fille sait ce qu’elle veut… mieux que moi, sa mère. Vous pouvez aller y causer. C’est 66 bis, avenue de Châtillon, au cintième… Justement, elle est là !

Quand Marcelle se trouva seule avec l’oncle, elle fut prise d’un grand dégoût :

— Ça n’ira pas !

— Qu’en sais-tu ? Tu juges la demoiselle Carembot d’après sa propriétaire… Pas du tout ; Mlle Carembot a passé par le lycée… et elle caresse le piano. Ne jette pas le manche après la cognée. Tu sais bien que la vie est romanesque.

— Tu as raison ! acquiesça Marcelle.

Et elle monta avec l’oncle les cinq étages du 66 bis de l’avenue de Châtillon.

La demoiselle Carembot était taillée en force, claire de teint, les cheveux ocre, et frusquée par une bonne couturière du quartier.

Elle connaissait obscurément l’oncle et, ayant fait asseoir les visiteurs, elle attendit avec flegme.

— Mademoiselle, commença Maréchal… la démarche que nous faisons ici peut vous sembler assez singulière : c’est à moi qu’il faut vous en prendre…

La demoiselle Carembot eut un sourire pâle et froid.

— Je sais que vous désirez vous établir ; reprit courageusement le vieil homme. Si le commerce des modes ne vous tente pas, inutile d’aller plus loin… S’il vous tente, on peut toujours causer.

— Il ne me déplait pas, remarqua la demoiselle.

— Ma nièce a une affaire de modes en vue…

Mlle Carembot tourna vers Marcelle des yeux turquoise qui ne semblait point sots.

— Bon ! Mais je n’entends rien aux modes. Mademoiselle devra donc savoir quelle sera ma fonction dans l’entreprise… Je n’ai pas grand goût pour la couture, ni pour la coupe, ni pour aucun travail de ce genre. En revanche, la comptabilité, la caisse et la correspondance me plairaient assez et je ne me vante pas en disant que je suis active…

On sentait qu’elle l’était ; Marcelle eut l’intuition qu’elle pouvait être utile.

— Il y aura la question des caractères, reprit la fille de Mme Carembot. Mon humeur est égale… Je ne suis pas démonstrative… je ne me fâche pas inutilement.. et je n’aime pas de mêler le sentiment aux affaires.

— Soyez tranquille ! exclama l’oncle… le caractère de ma nièce ira au vôtre comme un gant.

— Du reste, intervint Marcelle, il serait imprudent de rien conclure sans nous être revues plusieurs fois… Voici l’affaire…

Mlle Carembot écouta avec attention l’exposé de Marcelle, qui ne prononça aucun nom et ne donna aucune indication précise sur l’emplacement de la boutique.

— C’est naturellement moi qui ferais les fonds ? conclut l’autre.

— J’en ferais volontiers la moitié, dit l’oncle.

— Ça ne serait pas juste. Mademoiselle apporte l’affaire. Si elle est bonne, elle vaut bien plus que trois mille francs…

— Pour qu’il n’y ait aucun malentendu, reprit Marcelle, je dois vous avertir que nous aurons deux autres associées… des ouvrières dont je connais la valeur… Elles auront chacune un sixième des bénéfices…

Mlle Carembot fit une moue :

— Une complication !… Je n’aime pas beaucoup les affaires où il y a tant de monde. N’importe, je réfléchirai…

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— Ça m’a l’air de ne pas bicher, fit Maréchal en reconduisant sa nièce au long de l’avenue. Cette jeune personne est approximativement chipie !

— Elle semble assez sèche, mais je crois qu’on pourrait se fier à elle.

Ils passèrent près de la mère Carembot qui cria :

— Eh bien ! Vous l’avez-t-y empaumée ?

— Elle n’a dit ni oui ni non, répondit Maréchal.

— La mâtine ! s’éjouit la marchande en se tapant une cuisse. Y a pas… A se laissera pas faire le poil.

Maréchal accompagna sa nièce jusqu’au Lion. Là, l’oncle dit :

— Tu sais… à tout prendre… comme tu voudras ! le magot du vieux est à ta disposition ! En cas de malheur, ben, tu me prendrais avec toi… Quatre patates, six sous de pain, je suis nourri ! D’ailleurs, ma pension ne s’envolera pas.

Elle l’’embrassa avec attendrissement et descendit par l’avenue de l’Observatoire.

Elle était une petite chose obscure et le savait ; elle n’avait guère d’espérance et elle s’en allait, à travers le hasard, mélancolique, pleine d’énergies latentes qui pouvaient la sauver et qui pouvaient la perdre !