La Nouvelle Revue Critique (p. 43-52).

II

C’était toujours l’été. Marie se tenait avec Marcelle près de la fenêtre. Les petits, au fond de la chambre, jouaient à la Cloche et au Marteau. Tchin, le cardinal, hérissait son plumage comme une flamme écarlate, avec des cris de guerre.

Marie, tenant un carnet et un crayon, traçait des chiffres, ces hiéroglyphes de nos destinées.

C’était l’heure où la vieille terre de France entendait la voix fatidique. Une fois de plus, le désastre se métamorphosait, et ce pays qu’écrasa si souvent la détresse humaine revoyait une aube.

Les deux femme n’y étaient pas insensibles ; leur douleur palpitait avec l’espérance universelle mais, transies d’inquiétude, elles essayaient de scruter les lendemains.

— Voilà, dit enfin Marie. Nous aurons trois mille francs.

— Quelques mois ! fit Marcelle.

— Comme ces mois vont passer vite, puisque quatre ans de la guerre inexpiable ont passé. Quelques mois et puis ?

Il y avait les deux petits, il y avait Manuel encore presque enfant… Il y avait la douce habitude de vivre sous un chef qui prend toute peine à sa charge. Voici qu’il faut faire face au monde dur.

— En sortir ! dit Marie. Et que faire ?

Le soupir de toutes les misères.

— On peut ! affirma Marcelle.

Plus que la mère, elle a réfléchi. L’énergie est en elle, avec la patience, la réflexion, l’expérience précoce des jeunes filles modernes. Celle-ci connaît la vie et les hommes pour s’en être méfiée dès l’enfance. Rien ne vaut ces regards des petites observatrices taciturnes. Elles sont dans leur encoignure. Nul ne s’occupe d’elles, et elles ont tout entendu.

— On peut, oui… mais comment ? questionnait Marie.

— Il suffirait déjà de s’employer… Après tout, n’ai-je pas mon brevet supérieur ?… Manuel est actif. Mais je voudrais mieux !

Elle fixait sur le vide ses yeux goudron. Et Marie eut, dans sa tristesse, cette curiosité de conte de fées qui nous accompagne jusqu’à la tombe.

— Et que voudrais-tu ?

— Vous faire tous libres, mère chérie… être libre moi-même !

Marie tourna vers elle un visage anxieux. Elle redoutait le caractère de la petite, son énergie, son opiniâtreté, surtout son audace :

— Libres ! soupira-t-elle. Est-on jamais libre ! Et puis, quelle aventure !…

— Est-ce vraiment une aventure ? Au milieu de tous ces êtres mous, on doit pouvoir creuser sa route. N’as-tu pas remarqué combien peu de gens ont du courage et de l’initiative ?

Comme toujours, Marcelle surprenait sa belle-mère. Des deux, c’est invariablement l’adolescente qui décelait une vue plus vaste ou plus profonde des choses, mais, selon Marie, avec des impulsions dangereuses.

— Vois-tu, reprit Marcelle, je voudrais que rien ne fût changé à ta vie ni à la vie des petits. Je voudrais que Manuel continuât ses études et qu’il fût ingénieur. C’est l’époque des techniciens. Il est intelligent, il pourra réussir… tandis que si nous en faisons un employé maintenant, il traînera la chaîne toute son existence.

— Tu en veux trop ! riposta Marie, presque révoltée.

— Crois-tu ?… J’ai réfléchi… Si j’avais trois mille francs…

Marie eut un tressaillement.

— Oh ! pas les tiens… c’est le bien sacré des petits…

— Eh bien, si tu les avais ?

— Je reprendrais la petite boutique de Mme Chandenœud… boulevard Saint-Germain… cette toute petite boutique…

— Mme Chandenœud, la modiste ?

— La modiste.

— Elle s’est ruinée.

— Pas tout à fait… elle a un reste de clientèle. Seulement, elle perd la vue, elle ne peut pas surveiller le travail… tout périclite…

— Ça doit être menu !

— Minuscule.

— Alors ?

— On doit pouvoir l’accroître. Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’y pense… Déjà du vivant de père… C’est même pour ça que j’ai voulu apprendre à faire des chapeaux. On prétend que j’ai du goût.

— C’est exact. Tes chapeaux sont charmants.

— Pourquoi la clientèle ne s’accroîtrait-elle pas ? Mme Chandenœud est vieux, vieux jeu ! Mais sa petite boutique est admirablement située… Elle vaudra plus après la guerre… et il y a un long bail !

— Voyons, ma chérie, soyons pratiques… Je ne vois pas du tout comment trois mille francs suffiraient.

— Oh ! pas sans risque. C’est une partie à jouer. Mme Chandenœud, au lieu de se retirer tout de suite, garde tout en nom… pourvu que je verse ces trois mille francs. Elle a son mobilier de boutique… son outillage… des fournitures… du crédit…

— Je ne vois toujours pas… Tu lui as parlé ?

— Dame ! comment saurais-je ? Et je dois dire qu’elle a d’abord renâclé… Mais depuis qu’elle a vendu facilement les deux chapeaux que je lui ai ficelés, elle a changé son fusil d’épaule…

— Si je comprends, elle resterait associée.

— Elle serait même maîtresse, tant que le bénéfice net ne dépasserait pas sept mille francs. C’est à ce bénéfice qu’elle se tiendrait. Le reste, pour nous !

— Hélas !… tu rêves. J’ai peur.

— Non, je ne rêve pas. Je ne suis pas rêveuse.

— Rêveuse en action !

— Alors, tout commerçant et tout industriel sont des rêveurs.

— Pas comme toi.

— Comme moi, « exactement ». Rien sans risque. L’aléa est au fond de toutes les entreprises humaines.

— L’aléa ! Des termes d’agent de change…

Marcelle s’était levée ; elle fit quelques pas avec agitation, tourmentée par cette impatience que les projets causent aux êtres jeunes. La temporisation les irrite et les étonne.

Soudain, avec un rire frais et téméraire :

— En vérité, qu’est-ce que je risque ? Rien ! Rien ! Perdre quelques mois… Ah ! si j’avais les trois mille francs… Je vois tout d’ici… j’ai choisi mes associées, Catherine Morlange, la petite Cécile… À nous trois, quels chapeaux ! Catherine, un chic ! Et Cécile, une imagination ! Mais les trois mille francs… les trois mille francs !

— Mon Dieu ! fit Marie, troublée et presque gagnée par la contagion. Après tout, peut-être pourrais-tu prendre les nôtres…

— Jamais ! Jamais ! Jamais !

— Il y a des meubles, ici… la vieille commode Louis XVI… les nouveaux riches et les autres raffolent d’antiquaille… Ce tableau de Marold aussi… le piano… On vendrait facilement.

Elles se regardèrent, hypnotisées. La tentation entrait dans Marcelle comme un clou. Mais se raidissant :

— Non, mère chérie !… Je vais consulter l’oncle Maréchal.