La Jeune Aventureuse (Rosny-Aîné)/I
I
C’était un soir charmant parmi les soirs de la terre périssable, Marie Faubert, aspirant les souffles de la nuit, s’enchantait à la grâce des constellations.
Elle soupira :
— Quand cette horreur finira-t-elle ?
Parce que la nature cachait sa perfidie sous les caresses, Marie ne peut s’empêcher d’être heureuse… Durant ce cinquième été, la beauté emplissait les forêts, l’herbe des champs était aussi douce qu’avant les déluges…
Ayant clos les persiennes, Marie rentra dans la salle à manger.
Son mari, Jean Faubert, allumait sa première cigarette et la bonne Annette, aux cheveux de nuit, parfumés à la rose, servait le café.
À sa vue, Tchin, le cardinal au plumage rouge et au collier noir, poussa son cri de guerre. Il se jeta dans la chevelure dont il aimait l’odeur, il cria éperdument :
— Sss ! Sss ! Sss !
Les deux petits garçons se mirent à rire ; Manuel, adolescent, leva ses yeux distraits et Marcelle, qui avait dix-neuf ans, dit :
— Tchin, tu me crèves le tympan !
La guerre n’avait pu les rendre misérables. Ils en mangeaient le pain noir avec appétit et tous, même le père, aspiraient à l’avenir. Jean Faubert était un homme trapu, au teint trop clair, aux cheveux noirs semés de sel, le nez d’un pirate et les yeux mystiques.
Il avait accepté mélancoliquement son devoir d’officier de complément, ce qui lui coûtait une partie du pied droit. Ensuite, ingénieur, il était entré à l’usine.
En l’an 1200, ce genre d’homme partait pour les Croisades ; sous la Réforme, il aurait chanté les psaumes ; il eût crié d’enthousiasme à la prise de la Bastille, occupé une barricade en 1848, et, vraisemblablement, combattu les Versaillais en 1871. Avant la guerre, il aimait Jaurès ; depuis, il l’adorait.
Brave homme, aux idées vives et courtes, au cœur chaud, il voulait la justice, l’égalité, la bonté universelle et travaillait opiniâtrement à élever sa famille avec la frêle Marie, qui levait difficilement un seau plein d’eau, mais dont la « machine » était si bien construite qu’elle pouvait durer un siècle.
Sèche, un visage osseux et pourtant agréable, des yeux de souris, vigilante, elle n’avait pour beauté qu’une chevelure incomparable par la finesse, l’éclat, la fluidité, une crinière tissée avec de la soie blonde. Point mystique, elle ne croyait pas à la bonté des hommes et se méfiait de leur fraternité.
— Viendront-ils ce soir ? grommela le père.
— Ils viendront ! affirma la jeune Marcelle, qui avait l’humeur sombre.
Jolie par intervalles, la face longue, les yeux goudron, souvent entreclos, avec des cils pareils à de longues étamines, elle projetait d’ajouter son énergie à celle du père.
— Marcelle… oiseau de nuit ! fit Jean. Chouette des ruines !
L’un des petits ayant ri, l’autre rit à son tour. C’étaient les enfants de Marie, tandis que Marcelle et Manuel venaient d’un premier mariage. Tous deux avaient la même grâce du Nord, des teints de rose blanche, des yeux de gentiane et de très petites bouches cerise.
— Oh ! cria l’aîné… un papillon sur le trottoir de mon assiette !
Il y eut de la joie dans les âmes. Le papillon, une noctuelle aux ailes de chimère, se mit à voler autour de la lampe électrique. Il tournait, fou, ivre, frénétique, image falote de la vie.
— Il y a cinq jours que la Bertha nous laisse tranquilles, remarqua le père.
La mère toucha du bois ; Marcelle dit :
— Il paraît que nos artilleurs l’ont démolie.
— N’en croyez rien, fit Marie… Et puis ces sales bêtes doivent avoir des canons de rechange !…
Il y eut, malgré tout, des minutes fort douces. Parce qu’ils avaient échappé au désastre, une foi obscure les envahissait.
Faubert les tenait sous son égide. Si le pain était noir, le charbon et le sucre rares, la vie trop chère, tout de même Jean réussissait à leur donner le bien-être.
Le cardinal Tchin était rentré au bercail ; sa petite masse pourpre se hérissait dans le sommeil.
— La viande a encore renchéri ! soupira Marie.
— Bah ! répondit Jean en tendant une paume vers la flamme, c’est un mauvais moment à passer… Nous en avons vu de pires !
__ Mais ça augmente, depuis deux ans… continuellement !
— Et ça ne cessera pas ! affirma Marcelle.
— Pourquoi donc ? exclama Jean, qui était optimiste. À la paix, tout s’arrangera. Nous vivions une vie nouvelle… une humanité rajeunie… le rêve de Jaurès se réalisera !
— Les hommes sont des hommes ! répliqua Marie.
— Ils seront meilleurs.
— Pourquoi ? Parce qu’ils ont souffert ? Tu vois bien que non. Nos propres compatriotes nous volent férocement, et tout le monde…, tous ceux qui le peuvent, volent le pays. Non… la vie ne sera pas meilleure.
— Le pays sera aux travailleurs.
— Tant pis ! Les travailleurs iront travailler chez le marchand de vin.
— Ma pauvre Marie, comme tu vois noir ! Il faut avoir la foi. Rien de bon ne se fait sans elle.
— Maman a raison ! intervint Marcelle.
— Tu seras pire, toi, fit le père avec un petit rire. Auprès de toi, les plus sombres prophètes étaient de joyeux drilles !…
Et, prenant un des petits sur ses genoux :
— Voyons ? N’avons-nous pas vécu… et pas mal encore !
Marie le contempla tendrement :
— À cause de toi ! Parce que tu es courageux et patient. Et il s’en est fallu de si peu lorsque cet obus…
Elle s’interrompit et, de nouveau, hâtivement, toucha le bois de la table.
— Justement, il s’en est fallu de peu… et ce peu a suffi ! Eh bien ! il n’en faudra pas beaucoup plus pour transformer la société…
— La famine et la peste !
— Le travail, l’abondance et le confort universels.
— Le jeune Manuel écoutait son père avec fanatisme ; Marcelle, de la main et de la tête, approuvait manifestement la mère.
Marie se mit à rire :
— Le confort de la danse devant le buffet : ni pain, ni viande, ni habits.
— Allons donc ! La guerre nous a enseignés. Nous connaissons mieux ces machines-outils qui remplacent l’homme, même pour les travaux minutieux ! Et la houille blanche ? Et la houille bleue ? La terre, les eaux et le ciel travailleront pour l’humanité.
— Jamais il n’aura poussé tant de poils dans les mains !
— Ah ! Marie pessimiste ! fit le père avec indulgence et haussant doucement les épaules. Tu seras heureuse malgré toi !
Un hurlement effroyable, le hurlement d’un bête immense et fabuleuse, entra par la fenêtre ouverte. Il tournoyait, il s’enflait, il semblait qu’il dût s’accroître à l’infini :
— La sirène ! cria l’aîné des garçonnets, qui se nommait Pierre.
Il tourna vers son père un visage hilare :
— On ira jouer dans la cave !
— Dans la tave ! répéta le tout petit.
— Le voilà, le bonheur ! chuchota Marcelle.
En un tournemain, la mère, la fille et la servante eurent habillé les enfants. Jean Faubert, dont les tranchées avaient affaibli les poumons, prit une pèlerine, Marcelle et Manuel emportaient des coussins. D’autres sirènes élevaient leurs hurlements de fin du monde.
On entendait les coupetées du tir de barrage. Les astres blanchissaient le ciel. Une lune délicate cendrait les façades.
Jean et Manuel prirent soin d’ouvrir les fenêtres devant les persiennes closes. Par les fentes, ils entrevoyaient le passage de fantômes dans la rue ombreuse, des lueurs de bougies, de lanternes électriques, de lampes à essence…
Dans l’escalier, la vieille dame du quatrième, couverte de fourrures, attendait l’ascenseur. L’avocat du troisième descendait avec sa femme et un dentiste au visage farouche issait du second étage avec une créature étincelante. Les jeunes à bonnes galopaient.
Une explosion féroce se répercuta sur les murailles.
— Déjà ! fit l’avocat. Je crains que nous ne nous soyons laissé surprendre.
Tandis qu’une concierge brune levait sa lampe, les locataires s’enfonçaient dans le trou gluant d’un escalier en spirale qui exhalait une odeur de citerne.
Des pierres mi-descellées tremblotaient sous les semelles.
En bas, dans le couloir des deuxièmes caves, voûté et fait de bonne pierre meulière, un tas de bois s’étageait dans une encoignure, des fils d’araignées vacillaient. Il y avait un lit d’enfant qui servait au petit Charles, des chaises, des bancs, des fauteuils d’osier.
Marie établit la vieille dame du quatrième, qui grommelait :
— Ils sont bien mal élevés, ces Boches !
Faubert, avec un léger frisson, qui ne venait pas de la crainte ni de l’inquiétude, grillait une cigarette d’eucalyptus.
— Une bombe… deux bombes… trois bombes ! annonça avocat, qui entrait continuellement dans sa cave pour mieux entendre. Je crois que le quartier en prend pour son rhume.
— Pas la première fois !
Les gamins jouaient avec une fillette mafflue et Charles criait d une voix fanfaronne :
— Tan j’aurai mon tanon, on verra…
Tous tendaient l’oreille et on entendait par intervalles :
— Le canon tape ferme !
— C’est une bombe.
— Je ne crois pas, madame.
— J’en suis sûre… on ne peut pas confondre…
— C’est égal… si nos coups portaient, les Boches n’en mèneraient pas large.
— Ils n’ont jamais porté… qu’au loin de Paris, et encore, on ne sait pas. C’est extraordinaire qu’on n’ait rien inventé…
— Non ! ce n’est pas extraordinaire. On a inventé beaucoup de choses… seulement, c’est si peu, là-haut, un gotha… Imaginez un chasseur qui viserait un corbeau volant deux fois plus haut que Notre-Dame ! Et la nuit encore !
C’est Jean qui parlait, un peu pâle, saisi d’un malaise inexprimable. Le dentiste jouait aux cartes avec son éblouissante compagne. L’avocat ne cessait de marcher : cet homme aimable et blafard essayait de nombrer les explosions.
— Que devenons-nous ? fit plaintivement la vieille dame. Presque quatre ans… et, depuis février, nous sommes plus bas qu’au commencement !
— Les Américains se hâtent.
— Trop tard !
— Nous vaincrons, affirma Jean, dont le malaise avait décru.
— Quand ? Et pourquoi ?
— Nous vaincrons. Nous avons la force morale.
— Pas même !
Le visage de la vieille dame exprima une amertume insondable.
Dans le silence, tous écoutèrent. On n’entendait plus que le tir de barrage. Personne ne songeait à l’étrangeté de cette scène, que soulignaient les lueurs indigentes des bougies et des lampes à essence.
À force de se rencontrer dans la cave, tous s’étaient familiarisés avec les alertes. C’était devenu un épisode banal, mêlé à la destinée humaine comme la grippe, l’entérite et les rhumatismes. Ils s’ennuyaient.
La vieille dame et Jean redoutaient l’humidité plus que les bombes ; Marie s’inquiétait du sommeil retardé des petits ; le jeune Marcel, dont la classe allait bientôt paraître devant les conseils de révision, rêvait à des choses lointaines et à ce bonheur universel que prophétisait son père. C’était une âme vive comme les sources de l’Alpe, fraîche comme les perce-neige, si riche d’illusions qu’un siècle de misère n’aurait pu les épuiser.
Sa sœur Marcelle le contemplait avec une tendresse ardente, inquiète et ironique. Chaque fois qu’elle descendait à la cave, elle voyait plus nettement son frère traîné à la boucherie. Son cœur se rapetissait de détresse.
Pleine d’une terrible méfiance, qui lui était naturelle et s’aggravait d’année en année, elle prévoyait mille catastrophes. Tant de pessimisme ne la désarmait pas devant la vie et ne la privait pas d’une certaine aptitude concentrée et énergique, pour le bonheur.
Elle était âprement dévouée aux siens et, voyant en eux sa propre personne, elle se montrait agressive envers quiconque ne leur était pas favorable.
— Ça reprend ! grommela l’avocat… Le canon, surtout !
— Je n’entends aucune bombe…
— Que si ! Loin…
— Très loin !
— Il y aura du déchet !
— On dit qu’ils mettent au point de nouvelles bombes incendiaires… On ne pourra pas les éteindre. L’eau alimentera la combustion !
— Rien ne les empêche d’envoyer deux cents avions.
— Et de construire cinquante Berthas ?
— Paris deviendra intenable.
— N’exagérons rien. Nous les démolirons… les Anglais ont construit des engins inouïs.
— Qu’ils se hâtent de les mettre en œuvre !
— C’est bien long, ce soir ! soupira la vieille dame.
— Je vais aller voir, dit Manuel.
— Non ! dit Marie.
— Nous irons ensemble ! intervint Faubert.
La concierge guettait sur le pas de sa porte. Un incendie flambait vers Notre-Dame. Le trottoir était semé de fragments d’obus, débris du tir de barrage ; des groupes de curieux levaient la tête vers les étoiles et l’on vit passer des couples étroitement enlacés ; une des femmes chantait.
La lune était légère et charmante ; les lueurs d’avions semblaient de lentes étoiles filantes sous les Chariots, Altaïr et la Chèvre…
— Trois bombes sur le quartier ! fit la concierge d’un ton tragique où perçait une satisfaction obscure. Plusieurs morts, un tas de blessés.
La joie de vivre, excitation, le mystère faisaient de ces heures noires une sorte de fête pour Manuel. Il goûtait la tiédeur, les étoiles, les lueurs filantes et jusqu’à ces flammes rouges qui révélaient un désastre.
Parce que son cœur était tendre, il avait aussi des sursauts de détresse.
Jean s’appuyait contre la porte. La même angoisse inconnue pesait sur sa poitrine.
Une à une les batteries du barrage s’éteignirent. Il y eut un long silence.
— Va leur dire que ça se calme ! fit-il à Manuel d’une voix défaillante.
Manuel ne remarqua rien. Il fit luire sa lampe électrique et descendit dans la cave. Marie et Marcelle se rongeaient, saisies d’une inquiétude informe.
— Tout va bien ! fit le jeune homme.
— Ton père ? dit âprement Marie.
— Il descend !
L’avocat continuait sa manœuvre synchronique, le dentiste jouait toujours aux cartes et la vieille dame somnolait dans ses fourrures.
— La berloque ! cria la voix de la concierge.
— J’allais annoncer ! fit l’avocat.
— Un contentement passa, presque enthousiaste. Encore que la crainte ait été quasi-nulle, chacun percevait la délivrance.
Marie rassembla son troupeau ; le dentiste fila avec sa jolie compagne ; Manuel aidait la vieille dame qui, dans la pénombre, laissait deviner on ne sait quelle silhouette des temps évanouis, qui était pleine de grâce, qui avait dû être ravissante.
Tandis que l’ascenseur montait d’abord les hôtes des étages supérieurs, Manuel alla rejoindre son père. Les ombres humaines semblaient sortir de la terre et des murailles.
Aux éclairs des lampes et des bougies, elles formaient une procession fantasmagorique, elles évoquaient les âges anciens, une catastrophe après le couvre-feu.
Un char de pompiers roula en triomphe, la berloque sonna ses notes rauques et saccadées qui, par le retour des souvenirs devenaient un inexprimable hymne de la délivrance…
La sonnerie des cloches, plus exaltante encore, passait comme un appel d’univers.
Jean était toujours appuyé à la porte. Un moment, il avait tressailli de joie, puis l’accablement retombait avec des frissons de fièvre.
— La mère et les petits sont en haut ?
— Oui.
— Remontons.
Il se détacha de la porte, il chancelait.
— Donne-moi le bras, Manuel.
Manuel lui donna le bras. Pour la première fois l’attitude de son père l’inquiéta.
— Ça ne va pas bien, père ?
— Un peu fatigué… Ce n’est rien…
Il pesa sur le bras de Manuel et, dans l’ascenseur se laissa tomber sur la banquette.
Au cinquième, il traversa le palier d’un pas d’ataxique, après avoir repris le bras de son fils.
À la lueur des lampes électriques, on le vit tout blanc, les yeux dilatés et hagards, la bouche grelottante.
Il eut un court accès de toux, voulut parler, et, d’un bloc, s’affaissa sur le plancher.
Dans un saisissement d’horreur, Manuel le regardait. Des sensations confuses passèrent, des fragments de pensées, puis la terreur d’une catastrophe inévitable…
Marie était accourue, et parce que les femmes sont adaptées aux pires circonstances, elle soulevait la tête de Faubert, elle cherchait à le ranimer. Son cœur sonnait le tocsin.
— Aide-moi à le transporter ! fit-elle.
Marcelle à son tour s’était agenouillée. À trois ils transportèrent le malade sur son lit. Il demeurait évanoui, encore que son souffle parut moins débile. Un de ses yeux demeurait entr’ouvert et semblait épier Marie :
— Jean ! cria-t-elle.
Une tendresse démesurée la remplissait
Il était de ces hommes qui, donnant leur corps et leur âme à la famille, n’ont guère d’existence propre. Hors ses enthousiasmes naïfs, son pauvre rêve de justice unisentielle de son âme. Dans aucun moment, il ne séparait d’eux ses désirs, ses joies et ses tristesses.
Son intelligence, en somme réelle, se conciliait avec une sentimentalité énergique, qui excluait l’observation et toute psychologie. Jean ne se connaissait pas plus lui-même qu’il ne connaissait les autres : c’était son charme, qui faisait de lui le « principe », l’essentiel de son petit groupe…
S’il aimait les siens comme soi-même, eux l’aimaient sans aucune des restrictions qui se retrouvent dans presque toutes les amours des femmes et tous les amours des descendants…
Marie tentait de réchauffer les mains qui étaient froides ; elle cria :
— Manuel, va chercher le docteur… Marcelle, de l’eau chaude… le flacon de sels qui est sur ma toilette !
Manuel mit un baiser sur la main de son père et s’en alla, suivi de Marcelle.
Dans le couloir, la sœur étreignit violemment son frère. Entre eux, aussi, la tendresse était puissante — celle de Marcelle impérative, celle de Manuel ingénue — car il avait, comme son père, un bon cerveau, bien construit, une mentalité simple, droite, mystique et exagérément confiante : un jeune chien !… disait Marie.
Dans la rue médiévale, où les lampadaires jetaient des lueurs de veilleuses et que la lune dévorée par un gros nuage, poudrait d’une phosphorescence, Manuel s’en allait plein d’épouvante.
Depuis la sortie des limbes, depuis les premiers souvenirs, l’image du père s’associait à des sensations de force, de protection et de durée ! Toute chose heureuse émanait de lui. Il était un dieu très familier et cependant invincible. Avec lui la vie semblait immortelle.
Jamais le candide Manuel n’avait positivement songé à la mort. Tout se révoltait contre la vision d’une catastrophe réelle. Sous le frêle clair de lune, il arriva chez le médecin. Le vieil homme, tout en peau et en os, visage de cénobite amer, les yeux plats, vint ouvrir lui-même.
Il estimait les Faubert, il ne bougonna pas.
— Bien, mon petit… Attendez deux minutes…
Aucune auto, mais la distance était faible. En route, le médecin acheva de questionner, quoiqu’il tînt les propos de l’adolescent pour inexacts, accoutumé aux errements des malades et des témoins :
— Ne s’était-il pas plaint de malaises auparavant ?
— Non, monsieur… ce soir, il a dîné avec nous comme d’habitude.
Trop souvent démenti par la réalité, le vieil homme ne se donna pas la peine de réfléchir ni de prévoir.
Marie donnait au hasard ces soins traditionnels, qui le plus souvent ne servent pas à grand’chose, mais figurent l’accomplissement d’un devoir.
Malgré sa perpétuelle défiance, elle n’était pas plus préparée que Manuel à un malheur éclatant. Jean Faubert avait une santé égale et tranquille, qui donnait le sentiment de la durée.
En le voyant terrassé, elle subit les affres du mauvais pressentiment. Il n’était pas seulement le compagnon que sa bonhomie rendait chérissable, il était le père des petits, sur qui elle fondait leur présent et leur avenir.
Elle lui frottait doucement les tempes avec de l’eau acidulée ou lui faisait respirer les sels. À la fin, il ouvrit les yeux, où flottait encore le monde nébuleux.
— Jean ! Jean ! chuchota-t-elle, avec la voix maternelle que toute femme retrouve devant la souffrance.
Tandis qu’elle embrassait délicatement le front, il murmura, vague :
— Quoi ?… Je suis…
Et s’apercevant avec surprise qu’il était couché sur son lit :
— Je croyais que nous étions descendus dans la cave.
Cette phrase souleva des souvenirs. Ils montaient en désordre encore, faibles et lents. Puis ils s’avivèrent, il se souvint de la rue, de la berloque, de la sonnerie des cloches, et même de sa sortie de l’ascenseur.
— Alors ? demanda-t-il.
— Rien, fit-elle, tu étais fatigué…
— Et je me suis évanoui ?… Cela ne m’est jamais arrivé… jamais…
Ces paroles le secouèrent ; en même temps qu’un grelottement, il sentit toutes espèces de choses informes et menaçantes :
— Non ! Jamais !… Jamais… Pourquoi ?
— La fatigue… l’émotion…
— Étais-je fatigué ? Je ne m’en suis pas aperçu… et l’émotion, je n’étais pas plus ému que d’habitude… Oui… pourquoi ?
Il s’agitait. Marie croyait voir monter la fièvre.
— Les petits sont couchés ?
— Oui… Marcelle achève de les endormir.
— Et Manuel ?
Elle hésitait, il insista :
— Manuel ?
— Il va revenir.
— Où donc est-il ? Ah ! oui… le médecin… le médecin…
Sa pâleur devint violette ; Marie eut l’impression qu’il sombrait pour la deuxième fois.
Elle fit ce geste impuissant par quoi nous semblons vouloir chasser le mal.
— Seigneur, ayez pitié de nous ! supplia-t-elle.
Elle joignit les mains et s’agenouilla devant le lit. La prière montait du fond d’elle, avec les confuses promesses de se repentir et de croire.
Marcelle la contemplait avec douceur. Il n’y avait dans cette jeune fille aucune trace de mysticisme. Elle ne croyait qu’à des lois dures, inconscientes et cruelles, contre lesquelles il faut combattre, auxquelles il faut disputer chaque minute de vie.
Elle était tellement adaptée à ce code noir, qu’elle l’acceptait sans révolte et, aussi bouleversée que Marie devant la catastrophe, elle ne s’étonnait point.
— Délivrez-nous du mal. Délivrez-nous du mal ! répétait Marie.
Elle ne perdait pourtant point la tête et bientôt elle aida à Marcelle, avec l’étrange lucidité des femmes, qui participe de l’instinct…
— Voilà Manuel…
Marie s’était précipitée dans le corridor. Elle vit entrer l’ascétique médecin aux yeux plats.
— Ah ! enfin, sanglota la jeune femme. Docteur, il vient de s’évanouir pour la deuxième fois.
Le médecin eut une espèce de grimace, devenue si mécanique, qu’elle revenait même devant les agonies. Il arriva d’un pas léger auprès de Faubert, posa encore quelques questions et se mit à ausculter le malade.
— Eh bien ? Eh bien ? fit Marie haletante. C’est grave, n’est-ce pas ?
— Je le crois, madame…
— Est-ce la grippe espagnole ?
— Il le semble…
— Mon Dieu ! Alors…
Elle se tordait les mains ; les yeux de Manuel se dilatèrent.
— Je vous en prie, madame… Il ne faut rien exagérer… J’ai beaucoup de cas… et bien ! neuf fois sur dix, l’issue n’est point…
Il n’acheva pas. Le corps de Jean semblait soudain lui révéler quelque secret accablant. Un moment encore, il demeura l’oreille collée contre le thorax, comme un Indien qui écoute les bruits légers de la terre.
— La pâmoison est profonde !
Il n’était pas pris au dépourvu. Depuis quelques jours, il apportait avec lui le moyen de réagir. Il tira de sa trousse la Pravaz et d’une boîte un petit flacon.
— Vous avez une lampe à alcool ?
Marcelle en rapporta une toute allumée. Il flamba la pointe de l’aiguille, pompa un liquide clair dans le flacon et fit l’injection, qu’il renouvela trois fois.
Tous attendirent le destin. Jean remua faiblement, balbutia quelque chose, mais ne se ranima point. Le visage amer du médecin se roidit. Il palpa, ouvrit une paupière du malade, écouta encore, et la réponse étant implacable, il demeura muet et consterné.
Il ne plaignait pas le moribond : il aimait la mort. Elle lui paraissait le bien suprême, surtout depuis qu’il était convaincu qu’elle n’avait pas de lendemain… Mais, ayant conçu pour cette famille une sympathie douce, il plaignait Marie, Manuel et Marcelle.
De surcroît, il savait que toute leur sécurité dépendait de cet homme qui allait entrer dans l’inconscience éternelle.
Pourtant, il luttait avec persévérance et lucidité, se souvenant de circonstances où les malades avaient démenti ses plus sûrs diagnostics.
Cette grippe était mystérieuse. Par des symptômes bizarres, telles les foudroyantes pestes médiévales, elle déconcertait le praticien.
Le souffle devint imperceptible, le visage étrangement noir parut un visage de pierre… Le médecin reconnut l’ennemie éternelle — celle qui a toujours le dernier mot.
Déjà Jean entrait dans le monde noir. Plus de réaction. La conscience avait définitivement sombré. Le battement du cœur était redevenu semblable au battement de la genèse, bien avant que l’enfant voie la lumière.
Puis, le silence intérieur. Toute cohérence a disparu. Chaque cellule va suivre sa voie…
Péniblement penché, sachant que Faubert est mort, le docteur diffère de le dire.
Enfin, tout bas :
— Du courage, madame.
Elle se dresse, la folie emplit ses pupilles et, poussant un grand cri sinistre, elle s’écroule ; Manuel et Marcelle sanglotent éperdument…
La force qui les unissait, qui les gardait, qui les abritait, le centre de leur petit univers, est anéantie.
Eux-mêmes entrent dans le néant.