Eugène Figuière (p. 103-118).



CHAPITRE VII


Le recul des jours estompe trop vite, hélas, la notion de ce que fut, à cette époque, le service de santé. C’est à cette branche de la guerre de l’antimilitarisme fut surtout néfaste. À force de chanter l’Internationale dans les casernes et de croire à la fraternité des peuples, le Français avait fini par se convaincre que nul bourreau couronné n’oserait donner le signal de la boucherie. Ne désirant pas la bataille, il n’avait pas pris ses mesures pour les victimes du combat ; aussi, les premiers blessés durent leur salut, bien plus à l’initiative privée, qu’à l’organisation militaire.

Cette incurie ne fut heureusement que momentanée, mais elle explique bien des mécomptes.

À Amiens, un contrôleur zélé, ergotant sur une signature, obligea Madame Breton de l’Écluse à changer de train et à Soissons, Jeanne Deckes à son tour, se sépara de Rhœa. Celle-ci devait arriver, après vingt heures de voyage, à Épehy.

Le contact des mobilisés, et l’ambiance d’héroïsme amollirent peu à peu les résolutions de la sage-femme durant l’interminable trajet. Tous ces cultivateurs, tous ces ouvriers, ces employés, la regardaient et lui souriaient avec des lèvres et des yeux d’enfants. Ils allaient au sacrifice comme à une partie de boules, et, comme elle savait l’implacable férocité ennemie, il lui sembla vivre dans un préau d’abattoir. Les moutons que l’on amène à la Villette ont la même incompréhension de l’avenir, et leur rudiment de cerveaux rêve sans doute de pâturages fleuris et d’étables tièdes au moment où l’immolation est la plus proche. La mission de haine qu’il lui fallait remplir l’écœura de nouveau profondément.

— Mais après tout, pourquoi obéirais-je ? Je hais un homme, pensa-t-elle et non les hommes. Ceux-ci, je les aime, ce sont des innocents !

À Bernicourt, le convoi s’étant arrêté plus de vingt minutes, elle avisa sur le quai de la modeste station un voyageur de belle stature, mais les tempes grisonnantes. Il exhibait à l’employé des papiers — qui durent satisfaire son contrôle, — car, avec des marques de déférence, ce dernier le conduisit vers un compartiment où il le casa tant bien que mal.

Rhœa descendue pour dégourdir ses jambes ankylosées par tant d’heures d’immobilité suivit des yeux la silhouette de cet homme. Cela remuait en elle de vagues souvenirs, et cependant, rien ne se précisait en son esprit. Comme elle en avait le temps, elle passa régulièrement devant la portière où venait de disparaître l’homme. Au second va-et-vient, leurs yeux se croisèrent, et alors, ce fut l’ahurissement. Celui qui partait, une mince valise à la main, c’était Marcel Dumont, dont l’amour et la trahison avaient déterminé toutes les erreurs de conscience de Rhœa. Elle s’enfuit ; mais lui, l’avait reconnue et il courut à elle.

Ceux qui se souviennent encore de l’émotion de ces heures terribles, n’ont pas oublié que toute rancune disparaissait alors, et que les ennemis les plus irréconciliables se tendaient la main, et se rapprochaient en un instinct de groupement. On se serrait, on s’appuyait les uns sur les autres pour faire masse contre le danger… Et puis… tout semblait si mesquin des anciens drames individuels…

— Permettez-moi de vous saluer, Madame, dit-il en la rejoignant. Je vois que vous aussi, vous allez au devoir.

— Mais, fit Rhœa, laissant tomber des doigts tremblants dans la main qu’on lui tendait, il me semble que vous avez dépassé l’âge du service.

— Non, non… souvenez-vous, j’étais un peu plus jeune que vous, autrefois. Maintenant, je suis beaucoup plus vieux, car vous êtes toujours jolie, tandis que moi…

Il la laissa quelques secondes faire le tour des ravages que les ans et la fête avaient marqué sur son visage en rides profondes et en boursouflures cruelles.

— Mais je suis encore un peu là pour flanquer une raclée à ces brutes. Je serai à Péronne dans trois heures, on m’équipera et en avant la musique…

— C’est de la plaisanterie, ceux de votre classe ne sont pas encore appelés.

— Je ne vous surprendrai pas beaucoup en vous disant que je dois être victime du désordre et de l’affolement des bureaux. Mais y aller maintenant ou plus tard… j’aime mieux que cela soit tout de suite.

La cloche sonna. Les irréductibles d’antan échangèrent des vœux, et Marcel Dumont mit dans son étreinte la particulière inconscience de son sexe. C’est lui qui sembla condescendre à pardonner le mal qu’il avait fait. Il souriait encore, très heureux de ce rapprochement, que Rhœa — remontée dans son wagon — laissait au contraire déborder sur ses joues des larmes silencieuses.

— Quel sortilège réside donc en l’amour ? pensait-elle rageusement. C’est pour ça, c’est à cause de cet homme que je me suis jetée dans l’odieux. Mais il est laid ! mais il est quelconque ! et la fatigue de ses traits indique suffisamment que, pour lui, l’amour ne fut jamais qu’un assouvissement ! Ah ! pourquoi nos mères nous cachent-elles la vérité… Pourquoi le geste d’union a-t-il été déplacé dans l’échelle des proportions sentimentales ? Les mots, toujours et jamais sont les démons de toutes les langues, car tout est éphémère, surtout l’amour. Nous nous entêtons à bâtir une éternité sur un éclair.

À la gare de Péronne, Marcel Dumont salua de loin le voile blanc de Rhœa ; lentement, elle inclina la tête. Nul trouble de la chair ne ressuscita dans son être ; celui qui se démenait dans la foule, là-bas, c’était une forme dont le contact l’avait pourtant émue jadis. Il ne lui restait de leurs enlacements que le souvenir d’une fraîcheur sur une brûlure, un peu comme le bien-être d’un fruit mûr sur des lèvres altérées. Quand il disparut, elle reprit sa méditation.

— C’est pour ça, pour ça… répétait-elle, atterrée !

Puis elle revécut son premier crime.

Une femme était venue, le ventre déformé déjà, et s’était mise à pleurer sur le même abandon qu’elle pleurait elle-même. Toutes deux avaient paré les réalités de l’amour des colifichets dangereux que vendent les feuilletons populaires, et les romans ineptes. Le philtre qui tient dans le mot « toujours » les avait grisées et la haine de l’adverbe « jamais » les fouaillaient de tentations malsaines. Exagérant leur état de victimes, elles crurent s’entr’aider ; et le premier crime s’accomplit.

Quand le fœtus de trois mois et demi s’étala sur la couche, — mort et déjà si nettement esquissé, — la mère et la faiseuse d’anges s’indignèrent. « Oh ! les hommes ! les hommes ! » dirent-elles ensemble ! Et l’illogisme de leur exclamation ne leur apparut point.

Aujourd’hui qu’elle repassait sa vie et que le grand épervier de la guerre planait sur sa raison, la grande ombre de mort voilait le soleil d’amour ; et elle regarda le passé. Et elle comprenait. Une grande indulgence montait en elle pour ces hommes qui étaient obligés par la nature, — bien plus que par la loi, — d’aller se faire tuer aux heures des grands équilibres. La mort sanglante était le tribut de l’inégalité d’effort dans la perpétuation de la race.

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Quand elle débarqua à Epehy son état d’esprit était complètement changé et sa résolution était prise de revenir dans le droit chemin. Quoi qu’il dût advenir, elle ne trahirait pas. Mais dès la gare, un homme avec brassard la dévisagea, et soudain, traça lentement dans l’air le signe du 7.

Mme Rhœa ? dit-il.

— Que vous importe ?

— Violet ?

— Religion, répondit-elle vaincue.

— Jaune ?

— Science ! c’est bien moi… Allons.

Ce dialogue se perdit dans la bousculade de la sortie ; et il faut avoir voyagé à cette période de l’invasion pour en connaître le désordre et le vacarme.

— Je vais vous accompagner à l’école qu’on transforme en hôpital. Il faut que vous m’y fassiez admettre au besoin, comme balayeur ; ce ne sera pas pour longtemps, nous avançons, nous avançons ! Dans huit jours Paris sera pris.

Ces derniers mots furent prononcés entre les dents, tandis qu’à droite et à gauche, la Marseillaise, le Chant du Départ et l’air de Sambre-et-Meuse montaient de la foule transpirante et énervée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le flot rouge déferlait depuis 24 heures sur toute cette partie de la France. Des cacolets, des autos, des fourgons déposaient avec de très rudimentaires précautions les blessés dans les pseudo-hôpitaux, qui s’ouvraient au petit bonheur. L’école laïque Rhœa fut emmenée regorgeait de moribonds et manquait de l’organisation la plus élémentaire. Une vaste pièce claire, qu’on n’avait pas eu le temps de nettoyer, servait de salle d’opération à deux médecins, l’un civil, l’autre militaire. Tour à tour, ils se relayaient, donnant le chloroforme ou coupant la chair vive tandis que des infirmiers improvisés, (plus experts en menuiserie ou en terrassement qu’en hygiène) exécutaient déplorablement les ordres donnés. Aussi, quand apparut sur le seuil la robe blanche de Rhœa, l’homme de science dont les mains étaient sanglantes lui sourit :

— Enfin, quelqu’un du métier ! merci d’être venue. Vos papiers ?

— Voilà !

— Très en règle ! Vous voyez le désarroi ? Aidez-nous et sauvons le plus d’hommes possible. Je les confie à votre cœur plus qu’à votre compétence car vous serez gênée par l’absence de pharmacie. Allez, Madame, et commencez par les piqûres antitétaniques ; tant qu’il y aura du sérum, usez de la mesure préventive.

— Ne pourrai-je me faire aider par mon parent, insinua-t-elle ?

— À quel titre ?

— À celui d’infirmier bénévole s’empressa de dire le Tétraëdre. J’ai pris jadis des inscriptions et, si je puis vous être utile, tout mon dévouement vous est acquis.

— Merci, Monsieur, faites donc régulariser les écritures par le gestionnaire, je signerai à l’heure du dîner.

Ce rapide entretien avait lieu dans l’atmosphère infernale que formaient les émanations du chloroforme, les 32 degrés de chaleur, qui sévissaient en cette fin d’août, les relents de pus et les bouffées de formol. Pendant que les effluves de cette salle d’hôpital prenaient à la gorge, les plaintes d’un patient troublaient l’attention. Comment songer à se garer des espions quand des bras et des jambes gisent sur le parquet, et que, sur une table, râle un malheureux, le ventre horriblement ouvert.

Les rumeurs étaient affolantes. Les Allemands, après avoir bousculé les Belges et les Français, marchaient sur Péronne pour atteindre, Chaulne ; s’ils y arrivaient, c’était le recul de toute l’armée française. Le canon faisait rage à cinq kilomètres, et l’air sur-saturé de poudre sur la ligne de feu, rejetait parfois sur la petite bourgade des tourbillons irrespirables.

L’affilié qui s’était imposé à Rhœa possédait un livret militaire irréprochable, et, — bien que son visage ne portât pas plus de 40 ans, — son acte de naissance en accusait 50. Il déclara se nommer Castagne, et nul plus que lui ne paya de sa personne. Il fut la providence des blessés pendant toute une journée, et quelle journée ! Vers le soir, au moment où, harassée, l’infirmière-major commençait à se dévêtir, on vint en hâte la prévenir qu’un colonel attendait des soins sur une civière. Il n’y avait plus qu’un lit de libre le sien, et il est juste de dire qu’elle l’offrit sans hésiter.

— Transportez ici, dit-elle simplement, en remettant le bandeau sur ses cheveux.

La pièce qu’on avait réservée à la sage-femme donnait sur le dortoir où vingt estropiés déliraient de fièvre, criaient à chaque vibration, ou soufflaient lourdement du sommeil des exténués. Leurs faces exsangues ou congestionnées creusaient d’invraisemblables traversins faits de capotes souillées ou de paille luxueusement recouverte d’un mouchoir à carreaux. Et, dans la demi-lueur que projetait une lampe pigeon accrochée au mur, Castagne aperçut beaucoup de regards pleins de larmes. Quand Rhœa s’était dirigée vers sa cellule — plus que sommairement meublée — tous ceux qui veillaient avaient murmuré :

— Merci, Madame, merci !

Comme cette croix rouge apaisait leur détresse ?

Quelle douceur pour ces damnés que cette présence de femme, et combien filiale était la confiance qu’ils avaient en elle. Dans une montée de fièvre, l’un ne l’avait-il pas appelée « Maman ! ». Et, dans la torpeur du réveil, après chloroforme — un charretier de 45 ans n’avait trouvé que ce même appel : « Maman ! » Toutes ces mains d’artisans aux ongles déchiquetés, noires, caleuses, s’étaient tendues vers elle, avaient imploré comme celles d’enfants, le secours de ses menus soins. Une épingle déplacée, une potion donnée, une gorgée d’eau permise avec des mots câlins, ils n’en demandaient pas davantage dans l’écho de la bataille.

Quand le brancard entra chez elle, Rhœa comprit d’un coup d’œil que le héros qui gisait là n’avait que quelques minutes à vivre.

— Ne remuez pas le blessé ; allez chercher le major du 31e. Courez, Dardenne ; vous, Dabadie, allez me chercher de l’ouate et de l’eau oxygénée.

Les yeux clos, le blessé restait sans mouvement, mais bientôt, il porta la main sur sa blessure ; elle saignait d’un petit orifice situé en plein poumon gauche.

— Le gestionnaire ! fit-il avec autorité, mais la voix à peine timbrée.

— Il doit dormir à bout de forces, colonel !

— Et le major ?

— Lui aussi repose sans doute : depuis vingt heures, il n’a pas cessé d’opérer.

— Alors, vous… écoutez… Je vais mourir, je le sens. J’ai là dans la poche de mon dolman des ordres et des plans qu’il faut cacher ou détruire. Les Allemands sont sur nos talons ; ils seront ici dans deux heures, et il ne faut pas, entendez-vous, que ces papiers les guident. Prenez !…

Rhœa se pencha vers le mourant ; dès qu’elle eut défait trois boutons, la douleur fit gémir le colonel.

— Mais, allez donc, ordonna-t-il du regard plus que de la voix.

Alors, vivement, elle acheva d’ouvrir le dolman, vida la poche indiquée, et, sous les yeux du martyr, enfouit les papiers dans son corsage.

— Détruire !… insista-t-il dans un souffle. Détruire… j’ai aussi là…

Les yeux chavirèrent, une mousse rouge monta dans un hoquet, déborda sous la moustache grise, puis une lente convulsion fit arquer le buste qui se détendit et s’affaissa.

Castagne, que les fatigues de son rôle avaient terriblement lassé, ne se réveilla que secoué à plusieurs reprises par le brancardier qui lui demandait où se trouvait l’eau oxygénée. Il ne se décida à se lever qu’à la résonnance du mot « colonel » lequel fit tressaillir son âme d’espion. Il accourut.

— A-t-il parlé ? fit-il tout de suite.

— Oui, éluda Rhœa. Les Allemands seront ici dans deux heures.

— A-t-il des papiers.

— Cherchez !…

L’immonde personnage s’accroupit. De la poche gauche, il enleva un portefeuille, et, de la ceinture, de l’or avec un petit papier précieusement roulé.

La voix du major approchait. Castagne passa rapidement le papier à Rhœa, garda l’or et tendit le portefeuille au docteur qui entrait.

— Le diable vous emporte ! fit l’homme de science ; me déranger pour un macchabée. Tas d’idiots ! Je vous apprendrai à me f… la paix. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ce portefeuille ? Je ne suis pas gestionnaire, moi, bougres d’imbéciles. Je fous le camp.

— Major, interrompit Rhœa, les Allemands seront ici dans deux heures.

— Qui vous a dit cela ?

— Lui !

Et elle indiqua le mort.

Castagne, la tête baissée, s’affairait à donner une pieuse attitude au cadavre.

— Dans deux heures ?… C’est autre chose… Alors, je reste. Allez chercher Ruard.

Ruard était le médecin qui assistait le major.

— Allez-y tout de suite, vous, l’infirmier bénévole, qui connaissez la ville. Il ronfle dans la grange du père Mercier. Allez…

Des ordres brefs éloignèrent Dardenne et Dabadie et, comme sous la lampe fumeuse les yeux vitreux du colonel semblaient encore commander, Rhœa ouvrit sa blouse, prit les papiers qu’elle y avait cachés et, la voix basse, dit :

— Prenez, Major, le mourant en a recommandé la destruction. Ceci entre nous ! Chut !

Il feuilleta les documents et s’exclama.

— En effet, c’est urgent ! Venez !

Ils passèrent dans la pièce affectée aux pansements, et, dans un poële rouillé, brûlèrent les ordres de l’État-major.

Castagne survint comme la flamme noircissait le dernier document. Il entraîna sa complice :

— Qu’a-t-on détruit ?

— Je ne sais… des papiers, fit-elle évasivement.

Brutalement, il lui broya le poignet et fouilla dans son tablier.

— Ah ! dit-il. Je ne sais pourquoi, j’ai cru que j’allais devoir vous tuer… mais non, le papier est toujours dans votre poche ! Ne le perdez pas… J’y veillerai d’ailleurs.

Minuit sonna dans le calme solennel de cette admirable nuit d’été. De quelques fenêtres ouvertes montait le concert nocturne des bestioles des jardins. Au loin, dans un étang, des grenouilles croassaient, et les toits, baignés de lune, semblaient n’abriter que du bonheur.

Pourtant, un bruit sinistre troubla sourdement le silence. Confus d’abord, on perçut bientôt le rythme d’un galop effréné, et des stridences d’acier déchirèrent les airs. Ce bruit se rapprocha, s’enfla jusqu’à devenir un tonnerre, et le coup de fusil qui partit — sans doute d’une de nos sentinelles — mit sur ce grondement la sécheresse d’un coup de fouet.

Ce fut le signal de l’horrible. Une mitrailleuse égrena sur la route son chapelet macabre, l’air s’emplit de cris inhumains et surhumains et les Lebel firent une terrible besogne. Un instant, nos soldats se crurent vainqueurs et déjà, les hommes se félicitaient de leur succès, lorsque des uhlans débouchèrent à droite et à gauche de nos forces, cernant le village et allumant les premiers incendies.

Quand l’aube se leva, des maisons brûlaient, des blessés hurlaient sous les ruades des chevaux agonisants, et des gamins demi-nus fuyaient devant la botte et la baïonnette des Germains. Les femmes se groupaient en théorie lamentable : tandis que les vieilles priaient, les jeunes cachaient leurs poupons dans les plis de jupons en guenilles.

Le Maire parlementa avec l’envahisseur pendant que — tassés sur une petite place — les soldats français désarmés se tordaient désespérément les bras.

— Où pouvoir mettre mes blessés coucher ? lui dit un officier prussien.

— À l’École. Il en est un hôpital presque installé, intervint un feldwebel en allemand très pur.

C’était Castagne qui paradait maintenant en uniforme. Un dialogue bref suivit cette réponse et des salutations soulignèrent une présentation.

— Prenez des hommes et évacuez tous les lits ! ordonna l’officier.

Dans l’ambulance, tout le monde haletait et le silence pesait, comme si le moindre mot eût pu déclancher le malheur. Des pas scandés rasèrent les murs de l’école, et la porte céda sous une poussée irrésistible. Le major était droit et calme au milieu du dortoir, ses infirmiers attendaient derrière lui, et Rhœa plus pâle que sa blouse, se penchait sur un malheureux. Castagne, la cravache haute, fit une entrée de cabotin et profita de l’ahurissement que causait sa métamorphose pour crier :

— Emparez-vous des officiers et f… tout ça par la fenêtre.

Comme les soldats n’obéissaient pas, il s’aperçut qu’il avait, par habitude, parlé en français. Il répéta son ordre en allemand, et les brutes se précipitèrent sur les moribonds, les frappant, les piétinant à coups de talon et les égorgeant.

Rhœa, pendant la scène d’ignominie, s’était réfugiée dans sa chambre. C’est évanouie, — près du cadavre du colonel — que les nettoyeurs d’hôpital la soulevèrent sans égards et la jetèrent à son tour sur le tas des mourants, dans la rue.

L’école n’avait qu’un rez-de-chaussée, et le monceau des martyrs adoucit et raccourcit sa chute ; le choc la tira seulement de sa syncope.