Eugène Figuière (p. 92-102).



CHAPITRE VI


« Demandez la Presse ! La Presse ! Assassinat de l’Archiduc et de l’Archiduchesse d’Autriche ! Demandez la Presse ! »

Une nuée de crieurs s’éparpillait sur les boulevards et les avenues de Paris, le soir du 29 juin 1914. Les voix éraillées s’égosillaient et s’essoufflaient à qui mieux mieux ; car les camelots savent que plus ils vont vite, plus l’acheteur se hâte de tirer sa monnaie pour les happer au passage. Les feuilles du soir s’enlevèrent comme si l’aquilon lui-même les eût emportées, et tous les hommes causèrent gravement par les rues et dans les cafés.

On avait assassiné déjà bien des personnages, mais cet attentat sentait la poudre. Les rodomontades allemandes étaient montées dernièrement à un diapason d’impertinence telle, que l’agacement gagnait les Français, même les plus pacifistes. Par téléphone, les Tétraèdres furent convoqués à Passy, mais Rhœa n’y put arriver qu’à dix heures du soir : une de ses délivrées avait une hémorragie.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu à mon appel, dit-elle au docteur Horn ? La petite blonde a failli me passer entre les doigts.

— C’est cela qui m’est égal, aujourd’hui. Le tocsin sonne en Europe et la mort d’une femme m’indiffère.

— Chut ! fit d’une voix profonde la sœur de Nida le brahmane. Je crois que maintenant, nous pouvons causer. En ma qualité de chef — ou prêtresse de la Houille rouge, — voici les instructions que comportent les événements. L’assassinat de Ferdinand et de l’Archiduchesse est certainement l’étincelle attendue du grand incendie européen. Nous l’avons suffisamment préparé pour que nous nous réjouissions de ces premiers crépitements. Salut au Point ! N’oubliez pas que le sang est le sublime levier des civilisations et que vous devez endurcir vos nerfs, car il va couler en une splendide saignée. La terre s’abreuvera de pourpre, et la victoire volera sur des abîmes que les cadavres auront comblés. Que l’horreur vos derniers efforts et que chacun de nous concoure à l’apothéose Impériale ; ainsi le veut la destinée. Nous avons tous juré sur le Progrès universel, et lui seul est le but de notre œuvre ; nous sommes les pionniers de la Sublime Race. Je vais remettre à chacun de vous un pli cacheté, vous ne l’ouvrirez que sur le mot de passe du Spectre Solaire. Nous allons faire une répétition. Voyons, vous. Madame, si je vous téléphone : « Bleu ! » que répondrez-vous ?

— Je dirai : Arts !

— Très bien, et vous décachèterez le pli et vous obéirez. Et vous, Monsieur, quand on vous appellera : violet !

— Je répliquerai : Religion !

— Et à Jaune ?

— Science !

— Et à Rouge ?

— Guerre !

— Et Blanc ?

— Justice ! ou Droit !

— Noir ?

— Industrie !

— L’épreuve semble prouver que vous êtes prêts, le signal ne saurait tarder ; que tous ici se rendent libres, fassent l’abandon de leurs intérêts et que la mort châtie les traîtres ou les maladroits.

Dans un silence angoissé, les assistants de cette réunion reçurent une enveloppe à l’allure benoîte et honnête. Jaune et simple, elle déguisait à merveille le crime qu’elle révélait ; et si quelque profane l’eût ouverte il aurait cru trouver un exercice de géométrie élémentaire. Des triangles, des losanges et des cercles se suivaient et s’enchevêtraient sans grand soin ; la science et la kabale fournissaient tour à tour les éléments du Chiffre des Tétraèdres.

Rentrée chez elle, vers la minuit, Rhœa tomba comme une masse dans un fauteuil. Il allait donc falloir exécuter le pacte honteux ; et quelle que fut sa déchéance, le dégoût d’elle-même l’envahit. À cause d’une plainte qui monta du dortoir le plus proche, elle se leva, par habitude professionnelle, et ses yeux tombèrent alors sur une glace. Elle s’y reflétait affreusement pâle, et la voilette à la mode qu’elle portait plaquait des ombres suspectes sur ses traits brusquement vieillis. Elle ôta son chapeau et voulut serrer le tulle dans un tiroir, un bout de carton s’accrocha dans le fin réseau de soie. Elle attira machinalement ainsi une photographie qui la fit tressaillir.

— Lui, fit-elle à mi-voix. Lui ! l’homme que j’ai aimé, qui m’a trompée, et dont j’ai cru me venger. Il devait en effet me hanter à cette minute !

Longtemps, elle songea, le menton dans la paume de sa main droite, et le bras gauche pendant, comme alourdi par le poids de cette image d’homme. Puis, des jours passèrent.

Juillet vidait les quartiers riches, de ses hôtes accoutumés. Élégants et élégantes s’acheminaient à grand fracas de trompe et de sirène vers les plages et les stations thermales. Les scènes avaient éteint leurs herses, parce que les nudités en vogue s’étalaient devant des rampes de province, et, — dans un tourbillon de luxe et d’optimisme, — chacun repoussait le terrible calice que présentait sans trève la politique balkanique.

Le 31 juillet, Rbœa répondit elle-même à l’impérieuse sonnerie du téléphone.

— Qui est à l’appareil ? lui dit-on.

— Moi-même.

— Violet ?

— Religion.

— Jaune ?

— Science.

— Noir ?

— Industrie.

— Bien ! que le Progrès universel s’accomplisse !

Et le silence fut.

Le cœur battant à se rompre la sage-femme alla chercher l’enveloppe jaune, l’ouvrit et déchiffra :

« Guerre déclarée, se porter vers la Belgique et transmettre tous renseignements que votre rang dans la Croix Rouge vous fera surprendre. Si un doute se produisait sur votre rôle, crier à n’importe quel officier allemand : « Tetra ! » en portant l’index au milieu du front ! ».

— Je n’ai qu’à me suicider ou à déserter, pensa-t-elle ; de toute façon, ce sera la mort sans le sacrilège.

Mais le docteur Horn survint trop tôt, et l’espionne, deux jours après, fut la première à poser sur sa poitrine et sur son front la croix-rouge de l’humaine pitié.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était le deux août. La mobilisation était affichée depuis quelques heures ; et, sur les murs de toutes les mairies de France, un peu de papier barré de quelques lignes noires portait comme un chevron la bande oblique des trois couleurs. Ce bleu, ce blanc et ce rouge avaient une puissance dramatique que le drapeau n’aurait pu atteindre ; cela ne flottait pas, ne bougeait pas, c’était impassible et beau comme le Devoir. Tous les hommes, riches ou pauvres, jeunes ou vieux, s’arrêtaient un instant, lisaient en silence, et très calmes, regagnaient leur foyer. Seuls des bambins, que l’instinct rendait tristes et graves, restaient immobiles au pied du mur. Ils ponctuaient de leurs regards apeurés, et de leurs faiblesses pâlottes la mission de protection qui incombait aux adultes.

Les femmes, suivant leur âge, eurent toutes le geste animal. Sans cris ni pleurs d’abord, elles rentrèrent au gîte pour retrouver leurs maris ou leurs fils ; là, leurs yeux s’emplirent de la douceur des traits chéris en une rasade ultime de tendresse. Puis le sanglot des vieilles éclata en sourdine ; ce furent les grand mères qui pleurèrent les premières. Les mères ! la bouche tordue dans des faces crispées, maudissaient ou priaient. Toutes les traditions cornéliennes bourdonnaient en leur mémoire, et, pour distraire leur désespoir, elles s’affairaient en de puériles précautions, tandis que leur esprit criait :

— « Il va mourir ! »

Elles s’acharnaient à préparer le foulard ou le gilet inutiles. L’impuissance les laissait délicieusement pitoyables et absurdes. Les jeunes femmes, les sœurs, les amantes et les stériles, — après la première stupeur —, menèrent la farandole patriotique. Elles chantèrent la Marseillaise avec les partants, les fleurirent et les abreuvèrent. Parce que leur jeunesse avait accueilli l’hommage des mâles, leur beauté et leur volonté de vivre réclamaient impérieusement leur héroïsme. Certes, elles ne savaient pas à quelle loi naturelle elles obéissaient. Ce droit était tellement indéniable que les adolescents eux-mêmes étaient reconnaissants du sourire dont elles accompagnaient leur ordre de combattre. Et les mêmes êtres, qui, huit jours auparavant, se seraient pâmés devant l’accident d’un inconnu, envoyaient avec pompe leurs hommes à la Camarde. Farouches surveillantes du courage, elles dévisageaient tout ce qui était jeune, fort ou beau dans la rue et tout civil qui ne justifiait pas son inaction par une tare visible, reçut les regards les plus méprisants et les allusions les plus cinglantes.

Ah ! elles ne badinèrent pas avec la mort, nos Françaises, si fines et si frivoles, et elles remplirent merveilleusement leur rôle de policières civiques.

Lorsque la mobilisation fut presque achevée, lorsque les trains transportèrent enfin autre chose que de la chair à canon, les formations sanitaires et charitables essayèrent de s’organiser.

La Belgique retardait l’ennemi au prix d’un martyre sans précédent, et les dernières recrues rejoignaient leur dépôt. C’était le vingt août.

À la gare du Nord, quatre femmes se rencontrèrent, sur le quai, au départ du convoi. Rhœa tout en blanc, religieusement drapée dans le sombre manteau d’Infirmière arborait toutes les croix rouges réglementaires. Munie de papiers très apostillés, elle se rendait à une station à côté de Péronne avec ordre de parfaire une installation de fortune.

Or, le danger ayant passé sur toutes les fautes le flot balayeur de l’épouvante, il parut tout naturel à Jeanne Deckes, qui allait exercer à Longuyon, et à Mme Breton de l’Écluse, qui voulait sauver le personnel de son château, de se réunir et de fraterniser. Le même signe écarlate cerclait leurs bras, et, ni la doctoresse, ni la femme du monde n’auraient fait la misérable, l’injure de la suspecter ! Il y a des bassesses qui dépassent le mépris.

Elles allaient entrer dans un compartiment de 3e classe et se mélanger aux mobilisés quand elles avisèrent un wagon à bestiaux débordant d’hommes enrubannés. Une femme grande et belle serrait, en une étreinte éperdue, la main d’un partant et elles entendirent ces mots :

— Sois tranquille, je saurai les faire vivre, tu les retrouveras beaux et fiers de toi.

Elles crurent toutes reconnaître une voie amie. Elles sourirent en même temps, car Sylvia, devenue Madame Bertol, les saluait, l’œil sec. À peine étaient-elles assises tant bien que mal, qu’un voile blanc et une silhouette trépidante se présentèrent à la portière.

— Personne n’a soif !… Tenez… le 47 ! là-bas, voilà une pomme pour le voyage…

C’était Gilette Destange qui, dès la première heure, avait aidé au service du ravitaillement des gares. Son entrain la rendait précieuse dans ce rôle fatigant, car ses répliques et sa gaieté avaient souvent chassé l’inévitable « cafard » du troupier.

— Tiens ! vous ? Quel bonheur ! comme c’est triste, hein ? Je vous l’avais dit. Mars monte au Zénith ! quel malheur ! Pourvu que les Belges retiennent les Boches jusqu’à la réapparition de Vénus !

— Toujours la même foi dans les astres ? C’est magnifique dit Mme B. de l’Écluse, un peu protectrice, mais en souriant. Que faites-vous à l’U.F.F.

— Vous le voyez, je fais ce que font les fourmis noires dans les fourmilières appauvries. J’excite les guerriers rouges, et je les accompagne dans leurs cercles stratégiques.

— Avez-vous quelqu’un là-bas ?

— Oui, deux fils ! ce qui prouve que l’astrologie n’évite pas les grandes douleurs. Mais ils ont Mars couronné dans leur révolution ; donc, ils reviendront mutilés, peut-être, — mais ils reviendront… N’est-ce pas qu’ils reviendront ? dit-elle soudainement gagnée par l’angoisse de toutes les mères.

— Certainement. Et mon fils aussi, dit en écho l’orgueilleuse B. de l’Écluse, brusquement humanisée.

Le train s’ébranla. Des chants montèrent qui voulaient dominer le bruit du fer et de l’acier, mais ceux-ci étaient les maîtres de l’Heure.

Des baisers volèrent de toutes les portières ; et, sous le soleil torride qui embrasait l’atmosphère, on ne put dire si les mouchoirs étanchaient des larmes ou de la sueur.

L’équivoque permit des retours accablés, mais dignes.

Gilette Destange vidait au hasard des dernières mains tendres — les fruits de sa corbeille, quand elle approcha de Sylvia, le regard rivé dans un autre regard, que seul son cœur reconnaissait au loin. Puis, il y eût comme une cassure, le rayon de tendresse mourut, et la femme porta les mains à son cœur.

— C’est fini, je ne le verrai plus, prononça-t-elle à demi-voix.

— Mais non, mais non, rien ne finit, tout recommence ! répliqua Gilette Destange que cette détresse remuait. Ne restez pas au milieu de ce remous, et surtout, mêlez-vous au drame, chère Madame. L’action absorbe toutes les larmes.

Les deux femmes se perdirent dans le grouillement de la foule, muette et douloureuse.