Eugène Figuière (p. 119-130).


CHAPITRE VIII


Quand Rhœa reprit connaissance, elle vit, à dix centimètres de son visage la plaie hideusement rouverte d’un blessé dont le pansement avait été arraché pendant la lutte. Elle détourna la tête, et sa joue frôla l’épaule cireuse et glacée d’un agonisant. De la gorge ouverte du malheureux coulait en un gargouillement sinistre un liquide rouge et glaireux qui souillait tout autour de lui. Elle se dressa dans un sursaut de dégoût, de terreur et de pitié. Alors, la voyant se remuer, des survivants tentèrent des gestes désespérés de délivrance.

— Au secours ! râlaient les suppliciés.

Elle n’était pas encore complètement debout, que surgirent de la rue proche, des ennemis, baïonnette sanglante en avant. Ils étaient conduits par un énergumène galonné. Son allure rageuse s’accéléra dès qu’il vit bouger quelque chose dans la pénombre et il ordonna :

Tötet (tuez).

Ses hommes, écumants de peur et de folie pointèrent l’acier de leurs armes, et dix lames convergeaient vers l’infirmière quand une soudaine inspiration lui fit crier :

— « Tetra ! »

— « Halt » fit aussitôt le lieutenant.

Les brutes s’immobilisèrent. De l’intérieur, Castagne ayant entendu le cri des affiliés accourut à la fenêtre. Quelques mots furent échangés entre le vainqueur et l’espion, et c’est avec une relative douceur qu’on poussa la femme dans l’intérieur de l’école. Les assassins de tout à l’heure y installaient placidement les lits et tiraient soigneusement des lambeaux de draps maculés. Nul mot ne pourrait traduire l’état physique et mental de celle à qui l’officier demandait maintenant :

— Vos papiers !

Par malheur, le gestionnaire ne les lui avait pas rendus dans la journée et elle était incapable de montrer la minuscule pyramide que les Tétraèdres avaient ajouté aux paraphes officiels.

— Vous… être une farceur ! dit le soudard soupçonneux.

— J’ai vu le signe, affirmait Castagne.

— Vous… silence… Je suis votre supérieur ! Donnez papiers ou fusillé ! Prouvez Tetra ou fusillée !

Rhœa ne pouvant satisfaire à cette exigence et lasse d’une lassitude inouïe, haussait à peine les épaules. Elle demeurait hébétée, les bras ballants.

— Eh bien… vous obéir ?… Papiers ?  ? Non ? an die maur !

Et des poings s’abattirent sur elle.

— Le papier du colonel, souffla Castagne.

L’infirmière fouilla dans son tablier, chercha un instant et finit par sentir le petit morceau de vélin sous son mouchoir. Elle le tendit nonchalamment sans avoir la conscience précise de son geste et ignorante d’ailleurs de ce que contenait le document. L’officier arracha plus qu’il ne prit la boulette informe qu’on lui offrait et ajusta son monocle.

— Oh ! gut ! gut ! sehr gut ! Kolossal ! hoch ! hoch ! Relâchez Madame, dit-il.

Puis il se replongea dans le déchiffrage du papier appelant parfois Castagne à son aide. Leur joie — pour s’exprimer dans leur idiome national — n’en fut que plus lourde et plus débordante.

— Qu’ai-je donc livré ? pensait Rhœa que ces cris réveillaient d’une stupeur à peine lucide.

Le remords secoua vaguement sa fatigue, et elle crut esquisser un geste pour se jeter entre les deux bandits ; elle souhaitait leur arracher l’écrit. Mais ses jambes n’obéissaient plus. Ses mains remuèrent à peine deux doigts et elle resta sur place, muette et l’œil atone.

— Ce que… vous désirer… moi permettre, lui proposa le lieutenant au bout d’un moment.

— Ce que je veux ? Eh bien, je veux… Je veux dormir ! articula-t-elle avec effort.

Deux des Saxons qui se disposaient à la fusiller tout à l’heure, le soutinrent, sur un signe de Castagne, et l’entraînèrent.

Elle ne sut jamais comment elle était entrée dans la chambre où elle se réveilla vingt deux heures plus tard.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une brave femme lui servit une tasse de lait dont elle se délecta, et ce lui fut un bien-être que de trouver propres et repassées sa robe, sa blouse et toute sa tenue d’infirmière. Tout en s’habillant, elle interrogea sa logeuse.

— Ah ! ma bonne dame, ça va mal ! nous sommes trahis ! Paraît qu’on a volé des renseignements à un officier supérieur et qu’on les a remis aux Boches. Ils savent maintenant des secrets importants… Si ce n’est pas une misère de penser que des Français soient assez lâches pour livrer leurs frères.

Pendant ce temps, Rhœa que la honte gagnait au point de ne plus oser regarder la vieille, avait procédé à sa toilette. Quand elle eût piqué la dernière épingle à son tablier, elle osa s’enquérir.

— Qu’a-t-on fait des blessés français ?

— Jésus, Marie ! Tous ont été massacrés et j’espère que leurs mères ignoreront toujours leur agonie, car elles en mourraient.

— Et… l’armée ?… en a-t-on des nouvelles ?

— Écoutez vous-même. Le combat recommence. Il y a eu seulement deux heures d’accalmie depuis votre sommeil ; mais, hélas ! le bruit s’éloigne de plus en plus ; nos hommes reculent, c’est certain.

En effet, le canon rugissait à intervalles réguliers et chaque monstre d’acier semblait posséder un timbre particulier. L’un grondait, l’autre crachait et certains éructaient des sons formidablement rauques, comme ceux que l’imagination place dans la gorge des bêtes de légende. Toutes les autres vibrations de la bataille se fondaient en une rumeur que le vent portait jusqu’à Epéhy, et cet écho — pour si affaibli qu’il fût — glaçait d’épouvante jusqu’aux animaux.

— Où allez-vous ? dit l’hôtesse, voyant sortir Rhœa.

— À l’hôpital, madame.

— Il n’y a plus que des Boches à l’école !

D’un geste théâtralement évasif, elle montra la croix rouge de son brassard et s’enfuit.

— Merci ! cria-t-elle de la rue.

Au fond d’elle-même, un seul désir la lancinait : fuir ! et sans savoir comment elle y parviendrait, toute sa volonté se tendit vers l’horizon. Justement Castagne la rencontra.

— Je vous cherchais, dit-il, sans formule de courtoisie. Il nous faut une femme pour aller à Épernay remettre un message à von Falken. J’ai répondu de vous d’après les renseignements fournis au Service par le docteur Horn. Venez !

Une joie immense éclaira les traits de la sage-femme pendant qu’on lui donnait un sauf-conduit et surtout le Sésame suprême du mot de passe ; elle berçait sa pensée du projet d’évasion définitive.

Elle traverserait les lignes allemandes, et puis elle irait loin, très loin de France, au bout du monde. En effet, lestée d’un rouleau d’or ; volé sur le colonel, et qu’on lui remit, elle partit à deux heures de l’après-midi sur une auto militaire qui la déposa à Péronne vers cinq heures. Là, devaient commencer ses tribulations.

D’abord, elle se trompa de route, et la nuit vint sans qu’elle rencontrât autre chose que des ruines fumantes et des rues de villages déserts. Les premiers cadavres isolés qui lui apparurent au crépuscule la glacèrent de terreur. De loin en loin, éclataient à quelques cents mètres d’elle, des coups de feu qui la clouaient sur la route. Mais, les jambes fourbues, elle s’acharnait à se diriger vers le point du ciel où le dernier nuage se dorait encore d’un peu de soleil. Puis toute la nature s’enveloppa de gris clair et les champs et les bois s’animèrent sous la brise du soir. Les blés roussis par la chaleur exceptionnelle de cette année terrible ondulaient lourdement, et les arbres grinçaient comme des balançoires un peu rouillées.

Un fruit, tombant aux pieds de Rhœa lui rappela qu’elle n’avait pas dîné, et elle s’assit sous un arbre. Des prunes trompèrent la faim qui la tenaillait. Puis elle reprit le chemin le plus large qui s’offrit à son regard. Elle alla longtemps droit devant elle. Quelques maisons se dressèrent bien sur sa route, mais nul être humain ne les habitait plus ; seuls, des poules, des canards et des chats accueillaient son entrée par un charivari que l’ombre rendait menaçant ; elle s’enfuyait chaque fois plus loin, plus loin, l’âme éperdue.

Vers onze heures, la lune éclipsait, au firmament, la lueur des plus belles étoiles, quand elle perçut des arbres déchiquetés et des squelettes de masures. D’abord, elle s’arrêta court, parce que ses nerfs n’avaient plus qu’une bravoure factice. Des animaux égarés l’avaient plusieurs fois apeurée pendant sa longue marche, mais jamais elle n’avait encore été mise en garde par de semblables relents. Poudre, chair, cuir, crottin, tout cela se dégageait de l’air, venant de ce point d’horizon. Reculer ? La longueur de la solitude déjà parcourue la rebuta. Avancer ? Elle hésitait.

Et voilà que du fond d’un fossé, — comme si une bête énorme s’y remuait, — un bruit sourd la fit se rejeter en arrière. Cela se termina par une plainte.

Trinken ! trinken ! disait une voix rauque, épuisée, lamentable.

La peur décida pour elle ; et ce fut en courant et en se bouchant les oreilles qu’elle se lança en avant. À partir de ce moment, sa raison se débattit dans l’effroyable.

La terre, tout autour d’elle, était creusée d’entonnoirs que bordaient des corps renversés, et sur lesquels la lune faisait jouer des reflets d’armes brisées. Des morts entassés, dans le désordre tragique de la défaite, avaient les pauses disloquées de pantins géants ; et cela s’étendait indéfiniment. Il y avait là des centaines d’êtres couchés pour jamais. Et quand elle osa regarder autour d’elle, ses yeux s’hypnotisèrent sur les tâches pâles des visages révulsés. Un petit rire lui vint aux lèvres.

— Je rêve, dit-elle à mi-voix, je vais me réveiller. Mais son rire mourut, parce qu’autour d’elle, l’immobilité qu’elle avait crue complète n’était qu’intermittente. Des souffles haletaient ; et, de temps en temps, un sanglot troublait le silence : « Maman ! » disait un adolescent ; « Maman ! » râlait un adulte.

— Maman… Maman !…

Il montait de partout cet appel de l’homme qui expire : Maman ! c’étaient les entrailles bénies ! Maman ? c’était le berceau. Maman… c’était la Vie… La vie !… Ah ! comme elle comprenait tout ce que contient le don de l’existence au milieu de ces agonies suppliantes.

Et c’est dans ce décor d’enfer que la faiseuse d’anges déplora pour la première fois ses crimes, et que le remords s’abattit, implacable, sur son âme en déroute.

Soudain… très loin d’elle, au sommet d’un vallonnement, elle distingua des écumeurs de cadavres. Ils se baissaient vers les corps inertes et les volaient. Parfois, un coup de revolver achevait un blessé, et, chaque fois qu’une détonation éclatait, rien ne bougeait plus dans la plaine. Seuls, quelques délires bravaient le danger des paroles.

— Marie ! garde la petite ! fit une voix près de l’infirmière.

— Chut ! malheureux, dit-elle rudement.

— Marie ! garde la petite ! s’entêta le fiévreux inconscient.

La peur des détrousseurs lui fit raser les endroits lumineux, et elle buta pendant deux heures contre les victimes de cet holocauste national. Mais tout finit, même les charniers, et elle parvint enfin dans un espace de terrain où l’entassement des corps était moins compact. Bientôt, elle n’entendit plus l’appel suprême, et il lui sembla qu’elle était sauvée de sa propre conscience. N’ayant plus le stimulant de l’effroi, sa fuite se ralentit : un pan de mur écroulé se dressa soudain à sa droite, elle s’y traîna ; et c’est contre des pierres branlantes qu’elle s’affaissa.

Quelques nuages se paraient au ciel des franges roses de l’aurore, quand les chevaux d’une patrouille martelèrent le sol de la cadence de leurs pas. Ce bruit secoua la torpeur de Rhœa qui se frotta les yeux. Voyant auprès d’elle une fleurette épanouie, elle crut positivement avoir rêvé, et sourit. Mais, là-bas, sur la route, où des soldats avançaient, elle ne reconnut pas l’uniforme français et son cœur se serra. Subitement dressée, elle se dissimula, — tout en contournant les gravats, — les yeux fixés sur les uhlans et sans s’inquiéter de ce que ses pieds pouvaient fouler. La troupe de cavaliers passa sans la soupçonner ; et elle se disposait à poursuivre sa course, quand elle se sentit tirée par le bas de sa jupe. Elle baissa les yeux et ne put retenir une exclamation. Un moribond, à demi enseveli sous des pierres avait saisi sa robe avec les dents, n’osant ni se plaindre, ni appeler. Il s’excusa à voix basse :

— Pardonnez-moi, Madame, j’ai les deux bras cassés et le flanc droit ouvert. Mon ordonnance m’avait mis à l’abri derrière cette bâtisse, mais un obus a précisément éclaté sur le toit.

— Puis-je quelque chose pour vous, dit-elle.

— Oui je vais mourir… Je me suis bien battu et je voudrais savoir… si on les a repoussés…

Rhœa baissa la tête.

— Tant pis… d’autres y parviendront !… Je vais mourir, mais auparavant… je voudrais embrasser ma mère !… Je la porte, là, sur mon cœur… dans un calepin… je vous en prie… cherchez…

Elle fouilla vite dans la petite poche extérieure du dolman, et sentit bientôt sous ses doigts le carton d’une photographie. Elle la porta pieusement aux lèvres du héros.

— Mais… fit-elle, ayant regardé le portrait… Mais… c’est madame Lartineau ?

— Vous la connaissez ?… Dites-lui que je suis tombé au champ d’honneur, et qu’elle peut être fière de moi… Mes frères essuieront ses larmes.

— Et votre père ?

— Mon père ?… Un soldat… La France le consolera, car elle sera victorieuse ! Encore, maman… je vous prie.

Ses lèvres violacées semblaient aspirer l’image et c’est avec les seuls mots de Dieu, et de « Maman » en guise de viatique, qu’il s’enfonça dans le mystère de l’Eternité.

— Oh ! blasphéma la faiseuse d’anges, pourquoi mettre des enfants au monde, puisque voilà ce qu’on en fait ?

Mais la noblesse de cette mort de Saint Cyrien ripostait victorieusement :

— « Pour sauver la France ! »

Et des larmes jaillirent qui inondèrent son visage. Seulement, ces pleurs ne détendirent pas assez ses nerfs que le paroxysme de l’horreur avait porté au maximum de la tension. Elle se signa, et, — telle une automate — s’achemina vers la route. Dès lors, elle ne vit plus rien, n’entendit plus rien de ce qui l’environnait, et, toute à ses souvenirs nocturnes, elle aussi murmurait :

— Maman !… Maman !…

Elle pleurait, elle riait en prononçant les syllables berceuses, et la folie menaçait son cerveau quand elle arriva à Chaulnes, empuanti déjà des cadavres de la veille.