La Guzla/Le Seigneur Mercure

Levrault (p. 55-66).


Le Seigneur Mercure.


1.

Les mécréans sont entrés dans notre pays pour enlever les femmes et les petits enfans. Les petits enfans, ils les mettent sur leurs selles devant eux ; les femmes, ils les portent en croupe et tiennent un doigt de ces malheureuses entre leurs dents1.


2.

Le seigneur Mercure a levé sa bannière : autour de lui sont venus ses trois neveux et ses treize cousins ; tous sont couverts d’armes brillantes, et sur leurs habits ils portent la sainte croix et des amulettes pour les préserver de malheur2.


3.

Quand le seigneur Mercure fut monté sur son cheval, il dit à sa femme Euphémie, qui lui tenait la bride : « Prends ce collier d’ambre ; si tu m’es fidèle, il restera entier ; si tu m’es infidèle, le fil cassera et les grains tomberont3. »


4.

Et il est parti, et personne n’avait de ses nouvelles, et sa femme craignit qu’il ne fût mort ou que les Arnautes ne l’eussent emmené prisonnier dans leur pays. Mais, au bout de trois lunes, Spiridion Pietrovich est revenu.


5.

Ses habits sont déchirés et souillés de sang, et il se frappait la poitrine. Il dit : « Mon cousin est mort ; les mécréans nous ont surpris et ils ont tué ton mari. J’ai vu un Arnaute lui couper la tête : à grand’peine me suis-je sauvé. »


6.

Alors Euphémie a poussé un grand cri et elle s’est roulée par terre déchirant ses habits. « Mais, dit Spiridion, pourquoi tant s’affliger ? ne reste-t-il pas au pays des hommes de bien ? » Et ce perfide l’a relevée et consolée.


7.

Le chien de Mercure hurlait après son maître et son cheval hennissait ; mais sa femme Euphémie a séché ses larmes, et la même nuit elle a dormi avec le traître Spiridion. Nous laisserons cette fausse femme pour chanter son mari.


8.

Le Roi a dit au seigneur Mercure : « Vas dans mon château, à Clissa4 et dis à la Reine qu’elle vienne me trouver dans mon camp. » Et Mercure est parti, et il chevaucha sans s’arrêter trois jours et trois nuits.


9.

Et quand il fut sur les bords du lac de Cettina, il dit à ses écuyers de dresser sa tente, et lui descendit vers le lac pour y boire. Et le lac était couvert d’une grosse vapeur, et l’on entendait des cris confus sortir de ce brouillard.


10.

Et l’eau était agitée et bouillonnait comme le tourbillon de la Jemizza, quand elle s’enfonce sous terre. Quand la lune se fut levée, le brouillard s’est dissipé, et voilà qu’une armée de petits nains à cheval5 galopait sur le lac, comme s’il eût été glacé.


11.

À mesure qu’ils touchaient le rivage, homme et cheval grandissaient jusqu’à devenir de la taille des montagnards de Douaré6, et ils formaient des rangs et s’en allaient en bon ordre, chevauchant par la plaine et sautant de joie.


12.

Et quelquefois ils devenaient gris comme le brouillard, et l’on voyait l’herbe au travers de leurs corps ; et d’autres fois leurs armes étincelaient et ils semblaient tout de feu. Soudain un guerrier, monté sur un coursier noir, sortit des rangs.


13.

Et quand il fut devant Mercure, il fit caracoler son cheval et montrait qu’il voulait combattre avec lui. Alors Mercure fit le signe de la croix et, piquant son bon cheval, il chargea le fantôme, bride abattue et la lance baissée.


14.

Huit fois ils se rencontrèrent au milieu de leur course et leurs lances ployèrent sur leurs cuirasses comme des feuilles d’iris ; mais à chaque rencontre le cheval de Mercure tombait sur les genoux, car le cheval du fantôme était bien plus fort.


15.

« Mettons pied à terre, dit Mercure, et combattons encore une fois à pied. » Alors le fantôme sauta à bas de son cheval et courut contre le brave Mercure ; mais il fut porté par terre du premier choc, malgré sa taille et sa grande force.


16.

« Mercure ! Mercure ! Mercure ! tu m’as vaincu, dit le fantôme. Pour ma rançon, je veux te donner un conseil : ne retourne pas dans ta maison, car tu y trouverais la mort. » La lune s’est voilée et le champion et l’armée ont disparu tout d’un coup.


17.

« Bien est fou qui s’attaque au diable, dit Mercure. J’ai vaincu un démon, et ce qui m’en revient, c’est un cheval fourbu et une prédiction de mauvais augure. Mais elle ne m’empêchera pas de revoir ma maison et ma chère femme Euphémie. »


18.

Et la nuit, au clair de la lune, il est arrivé au cimetière de Poghosciami7 ; il vit des prêtres et des pleureuses avec un chiaous8 auprès d’une fosse nouvelle, et près de la fosse était un homme mort avec son sabre à son côté et un voile noir sur sa tête.


19.

Et Mercure arrêta son cheval : « Chiaous, dit-il, qui allez-vous enterrer en ce lieu ? » Et le chiaous répondit : « Le seigneur Mercure qui est mort aujourd’hui. » Mercure se prit à rire de sa réponse ; mais la lune s’est voilée et tout a disparu.


20.

Quand il arriva dans sa maison, il embrassa sa femme Euphémie : « Euphémie, donne moi ce collier que je t’ai confié avant de partir ; je m’en rapporte plus à ce collier d’ambre qu’aux sermens d’une femme. » Euphémie dit : « Je vais te le donner. »


21.

Or, le collier magique s’était rompu ; mais Euphémie en avait fait un autre tout semblable et empoisonné. — « Ce n’est pas la mon collier, dit Mercure. » — « Comptez bien tous les grains, dit-elle ; vous savez qu’il y en avait soixante-sept. »


22.

Et Mercure comptait les grains avec ses doigts, qu’il mouillait de temps en temps de sa salive, et le poison subtil se glissait à travers sa peau. Quand il fut arrivé au soixante-sixième grain, il poussa un grand soupir et tomba mort.


NOTES.

1. Cette manière barbare de conduire des prisonniers est fort usitée, surtout par les Arnautes dans leurs surprises. Au moindre cri de leur victime, ils lui coupent le doigt avec les dents. D’après cette circonstance et quelques autres du même genre, je suppose que l’auteur de la ballade fait allusion à une guerre des anciens rois de Bosnie contre les Musulmans.

2. Ce sont, en général, des bandes de papier contenant plusieurs passages de l’Évangile, mêlés avec des caractères bizarres et enveloppés dans une bourse de cuir rouge. Les Morlaques appellent Zapiz ces talismans, auxquels ils ont grande confiance.

3. On voit à chaque instant de nouvelles preuves du mépris que les Illyriens ont pour leurs femmes.

4. Clissa a été souvent la résidence des rois de Bosnie, qui possédaient aussi une grande partie de la Dalmatie.

5. Les histoires d’armées de fantômes sont fort communes dans l’Orient. — Tout le monde sait comment une nuit la ville de Prague fut assiégée par des spectres qu’un certain savant mit en fuite en criant : Vézelé ! Vézelé !

6. Ils sont remarquables par leur haute stature.

7. Sans doute que la maison du seigneur Mercure était dans ce village.

8. Ce mot est emprunté je crois de la langue turque ; il signifie maître des cérémonies.


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