La Guzla/Les braves Heyduques

Levrault (p. 67-71).


Les braves Heyduques1.


Dans une caverne, couché sur des cailloux aigus, est un brave Heyduque, Christich Mladin. À côte de lui est sa femme, la belle Catherine ; à ses pieds ses deux braves fils. Depuis trois jours ils sont dans cette caverne sans manger ; car leurs ennemis gardent tous les passages de la montagne, et s’ils lèvent la tête, cent fusils se dirigent contre eux. Ils ont tellement soif, que leur langue est noire et gonflée ; car ils n’ont pour boire qu’un peu d’eau croupie dans le creux d’un rocher. Cependant pas un n’a osé faire entendre une plainte2, car ils craignaient de déplaire à Christich Mladin. Quand trois jours furent écoulés, Catherine s’écria : « Que la sainte Vierge ait pitié de vous, et qu’elle vous venge de vos ennemis ! » Alors elle a poussé un soupir et elle est morte. Christich Mladin a regardé le cadavre d’un œil sec ; mais ses deux fils essuyaient leurs larmes quand leur père ne les regardait pas. Le quatrième jour est venu, et le soleil a tari l’eau croupie dans le creux du rocher. Alors Christich, l’aîné des fils de Mladin, est devenu fou : il a tiré son hanzar3 et il regardait le cadavre de sa mère avec des yeux comme ceux d’un loup auprès d’un agneau. Alexandre, son frère cadet, eut horreur de lui ; il a tiré son hanzar et s’est percé le bras. « Bois mon sang, Christich, et ne commets pas un crime4 : quand nous serons tous morts de faim, nous reviendrons sucer le sang de nos ennemis. » Mladin s’est levé ; il s’est écrie : « Enfans, debout ! Mieux vaut une belle balle que l’agonie de la faim. » Ils sont descendus tous les trois comme des loups enragés. Chacun a tué dix hommes, chacun a reçu dix balles dans la poitrine. Nos lâches ennemis leur ont coupé la tête, et quand ils la portaient en triomphe, ils osaient à peine la regarder, tant ils craignaient Christich Mladin et ses fils5.


NOTES.

1. On dit que Hyacinthe Maglanovich a fait cette belle ballade dans le temps où il menait lui-même la vie d’un heyduque, c’est-à-dire à peu de chose près la vie d’un voleur de grand chemin.

2. Les Heyduques souffrent la douleur avec encore plus de courage que les Morlaques mêmes. J’ai vu mourir un jeune homme qui, s’étant laissé tomber du haut d’un rocher, avait eu les jambes et les cuisses fracturées en cinq ou six endroits. Pendant trois jours d’agonie il ne proféra pas une seule plainte ; seulement lorsqu’une vieille femme qui avait, disait-on, des connaissances en chirurgie, voulut soulever ses membres brisés pour y appliquer je ne sais quelle drogue, je vis ses poings se contracter et ses sourcils épais se rapprocher d’une manière effrayante.

3. Grand couteau que les Morlaques ont toujours dans leur ceinture.

4. Ce mot rappelle celui de l’écuyer Breton au combat des trente : « Bois ton sang, Beaumanoir ! »

5. Les soldats qui font la guerre aux Heyduques sont nommés Pandours. Leur réputation n’est guère meilleure que celle des brigands qu’ils poursuivent ; car on les accuse de détrousser souvent les voyageurs qu’ils sont chargés de protéger. Ils sont fort méprisés dans le pays, à cause de leur lâcheté. Souvent dix ou douze heyduques se sont fait jour au travers d’une centaine de Pandours. Il est vrai que la faim que ces malheureux endurent fréquemment, est un aiguillon puissant pour exciter leur courage.

Lorsque les Pandours ont fait un prisonnier, ils le conduisent d’une manière assez singulière. Après lui avoir ôté ses armes, ils se contentent de couper le cordon qui attache sa culotte, et la lui laissent pendre sur les jarrets. On sent que le pauvre heyduque est obligé de marcher très-lentement, de peur de tomber sur le nez.


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