La Guzla/La querelle de Lepá et de Tchernyegor

Levrault (p. 193-205).


La querelle de Lepá et de Tchernyegor1.


1.

Malédiction sur Ostoïx ! malédiction sur Nicolo Ziani, Nicolo Ziani au mauvais œil ! Puissent leurs femmes être infidèles, leurs enfans difformes ! Puissent-ils périr comme des lâches qu’ils sont ! Ils ont causé la mort de deux braves chefs. ........


2.

Que celui qui sait lire et écrire, que celui qui aime à rester assis, s’occupe à vendre des étoffes à la ville. Que celui qui a du cœur mette un sabre à son côté et qu’il vienne à la guerre. Là les jeunes gens gagneront des richesses ......


3.

Ô Lepá ! ô Tchernyegor ! le vent s’élève, vous pouvez déployer toutes vos voiles. La sainte Vierge et Saint-Eusèbe veillent sur vos légers vaisseaux ; ils sont comme deux aigles qui descendent de la montagne noire pour ravir des agneaux dans la plaine.


4.

Lepá est un brave guerrier et Tchernyegor est aussi un brave soldat. Ils prennent beaucoup d’objets précieux aux riches fainéans des villes ; mais ils sont généreux pour les joueurs de guzla, comme les braves doivent l’être : ils font l’aumône aux pauvres2.


5.

C’est pourquoi ils ont gagné le cœur des plus belles femmes. Lepá a épousé la belle Yevekhimia ; Tchernyegor a épousé la blonde Nastasia ; et quand ils revenaient de la mer, ils appelaient d’habiles joueurs de guzla et se divertissaient en buvant du vin et de l’eau-de-vie.


6.

Quand ils eurent pris une riche barque, ils la tirèrent à terre, et ils virent une belle robe de brocard3. Celui à qui elle était dut être bien triste de perdre cette riche étoffe ; mais cette robe pensa causer un grand malheur, car Lepá l’a convoitée et Tchernyegor aussi.


7.

« J’ai abordé cette barque le premier, dit Lepá ; je veux avoir cette robe pour ma femme Yevekhimia. » — « Mais, dit Tchernyegor, prends le reste, je veux parer de cette robe ma femme Nastasia. » Alors ils ont commencé à tirailler la robe, au risque de la déchirer.


8.

Le front de Tchernyegor a pâli de colère. — « À moi, mes jeunes guerriers ! aidez-moi à prendre cette robe ! » Et il a tiré son pistolet ; mais il a manqué Lepá et il a tué son page4. Aussitôt les sabres sortirent de leurs fourreaux : c’était une chose horrible à voir et à raconter.


9.

Enfin, un vieux joueur de guzla s’est élancé : « Arrêtez ! a-t-il crié, tuerez-vous vos frères pour une robe de brocard ? » Alors il a pris la robe et l’a déchirée en morceaux5. Lepá remit le premier son sabre au fourreau, et Tchernyegor ensuite ; mais il regardait Lepá de travers, parce qu’il avait un mort de plus6.


10.

Ils ne se sont point serré la main, comme ils avaient coutume ; ils se sont séparés pleins de colère et pensant à la vengeance. Lepá s’en est allé dans la montagne ; Tchernyegor a suivi le rivage. Lepá se disait à lui-même : « Il a tué mon page chéri qui m’allumait ma pipe : il en portera la peine. »


11.

« Je veux aller dans sa maison prendre sa femme qu’il aime tant ; je la vendrai aux Turcs pour qu’il ne la revoie jamais. » Alors il a pris douze hommes avec lui, et il s’en est allé à la maison de Tchernyegor. Je dirai tout à l’heure pourquoi il ne trouva pas Tchernyegor à la maisons


12.

Quand il fut arrivé à la maison de Tchernyegor, il vit la belle Nastasia qui faisait cuire un agneau7. « Bon jour, seigneur, dit-elle, veux-tu boire un verre d’eau-de-vie ? » — « Je ne viens pas pour boire de l’eau-de-vie ; je viens pour t’emmener avec moi : tu seras esclave et tu ne seras jamais rachetée. »


13.

Il a pris la blonde Nastasia, et malgré ses cris il l’a emportée dans sa barque, et il a été la vendre à une caravelle à l’ancre près du rivage. Je cesserai de chanter Lepá et je chanterai Tchernyegor. Il était furieux d’avoir un mort de plus. « Malédiction sur ma main, j’ai manqué mon perfide ennemi ! »


14.

« Mais, puisque je ne puis le tuer, je veux enlever sa femme chérie et la vendre à cette caravelle à l’ancre près du rivage : quand il reviendra dans sa maison et qu’il ne verra plus Yevekhimia, il mourra certainement de douleur. » Alors il a mis son fusil sur son épaule et s’en est venu à la maison de la belle Yevekhimia.


15.

— « Lève-toi, Yevekhimia, lève-toi, femme de Lepá : il faut que tu me suives à ce vaisseau là-bas. » — « Comment, seigneur, dit-elle, trahirais-tu ton frère ? » Sans avoir pitié d’elle, il l’a prise par ses cheveux noirs, et l’ayant chargée sur ses épaules, il l’a menée dans sa barque, puis à bord de la caravelle.


16.

— « Patron, je veux de cette femme six cents pièces d’or. » — « C’est trop, dit le patron ; je viens d’en acheter une plus belle pour cinq cents. » — « Donne-moi cinq cents pièces d’or ; mais montre-moi cette femme-là. » Alors il a reçu cinq cents pièces d’or, et il a livré la belle Yevekhimia, qui fondait en larmes.


17.

Ils sont entrés dans la cabine, et le patron a levé le voile de la belle Nastasia. Quand Tchernyegor a reconnu sa chère femme, il a poussé un grand cri, et de ses yeux noirs ont coulé des larmes pour la première fois. Il a voulu racheter sa femme ; mais le Turc n’a pas voulu la revendre.


18.

Il a sauté dans sa barque serrant les poings. « Ramez, mes jeunes gens, ramez au rivage ! Il faut que tous mes guerriers se rassemblent pour prendre ce gros vaisseau, car il renferme ma chère Nastasia. » La proue s’est couverte d’écume, la barque volait sur l’eau comme un canard sauvage.


19.

Quand il approcha du rivage, il vit Lepá qui s’arrachait les cheveux. « Ah ! ma femme Yevekhimia, tu es prisonnière dans cette caravelle ; mais je perdrai la vie ou je te délivrerai ! » Tchernyegor a sauté à terre, et il a marché droit à Lepá et lui a serré la main.


20.

— « J’ai enlevé ta femme, tu as enlevé la mienne. J’ai tué ton page chéri, tu m’as tué un homme de plus. Soyons quittes : périsse notre haine ; soyons unis comme auparavant, et allons reprendre nos femmes. » Lepá lui a serré la main ; il a dit : « Frère8, tu parles bien. »


21.

Ils ont appelé leurs jeunes matelots ; ils embarquent des fusils et des pistolets ; ils rament à la caravelle, frères comme auparavant : c’était un beau spectacle à voir. Ils ont abordé ce gros vaisseau. — « Nos femmes, ou vous êtes morts ! » Ils ont repris leurs femmes ; mais ils ont oublié d’en rendre le prix9.


NOTES.

1. Il est évident que cette intéressante ballade ne nous est point parvenue dans son intégrité. On suppose que le morceau que nous traduisons faisait autrefois partie d’un poëme sur la vie des deux pirates Lepá et Tchernyegor, dont un seul épisode s’est conservé.

La première stance contient des imprécations contre ceux qui ont causé la mort des deux héros. À en juger d’après leurs noms, un de ceux que le poëte semble accuser de trahison était morlaque, et l’autre dalmate ou italien.

La seconde stance est d’une autre mesure que la première, et je ne sais si c’est avec raison que le vieillard de qui je la tiens la mêlait au reste de la ballade. D’ailleurs, les sentimens qu’elle exprime sont ceux de presque tous les Morlaques. — Le récit de la querelle des deux amis ne commence réellement qu’à la stance quatrième.

2. L’auteur montre ici avec naïveté le motif de son admiration pour ces deux brigands.

3. Venise fabriquait autrefois, comme on sait, une grande quantité d’étoffes de brocard d’or et d’argent pour le Levant.

4. Les chefs ont toujours auprès d’eux un page qui porte leur pipe et prépare leur café en temps de paix, et qui charge leurs armes à la guerre. Voilà les principales fonctions d’un page morlaque.

5. On peut voir par ce trait de quelle considération jouissent les vieillards et les poëtes.

6. Quand une famille a perdu un de ses membres par un assassinat, elle tâche de tuer quelqu’un de la famille ennemie. Ce mort trouve des vengeurs, et il n’est pas rare que dans l’espace d’une année une vingtaine de personnes périssent ainsi pour une querelle qui leur est étrangère. La paix ne peut se faire décemment que lorsque chaque famille compte autant de morts l’une que l’autre. Se réconcilier quand on a un mort de plus, c’est s’avouer vaincu.

7. Mot à mot, du mouton fumé assaisonné avec des choux ; c’est ce que les Illyriens nomment paçterma.

8. Frère est mis là comme synonyme d’ami.

9. Ce dernier trait est caractéristique.


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