La Guzla/L’amant en bouteille

Levrault (p. 207-216).


L’Amant en bouteille.


l.

Jeunes filles qui m’écoutez en tressant des nattes, vous seriez bien contentes si, comme la belle Khava1, vous pouviez cacher vos amans dans une bouteille.


2.

La ville de Trebigne a vu un grand prodige : une jeune fille, la plus belle de toutes ses compagnes, a refusé tous les amans, jeunes et braves, riches et beaux.


3.

Mais elle porte à son cou une chaîne d’argent avec une phiole suspendue, et elle baise ce verre et lui parle tout le jour, l’appelant son cher amant.


4.

Ses trois sœurs ont épousé trois beys puissans et hardis. « Quand te marieras-tu, Khava ? Attendras-tu que tu sois vieille pour écouter les jeunes gens ? » —


5.

« Je ne me marierai point pour n’être que l’épouse d’un bey : j’ai un ami plus puissant. Si je désire quelque objet précieux, à mon ordre il l’apporte. »


6.

« Si je veux une perle au fond de la mer, il plongera pour me l’apporter : ni l’eau, ni la terre, ni le feu ne l’arrêtent, quand une fois je lui ai donné un ordre. »


7.

« Moi, je ne crains point qu’il me soit infidèle : une tente de feutre, un logis de bois ou de pierre est une maison moins close qu’une bouteille de verre. »


8.

Et de Trebigne et de tous les environs les gens sont accourus pour voir cette merveille : et si elle demandait une perle, une perle lui était apportée.


9.

Voulait-elle des sequins pour mettre dans ses cheveux2, elle tendait sa robe et en recevait de pleines poignées. Si elle eût demandé la couronne ducale, elle l’aurait obtenue.


10.

L’évêque ayant appris la merveille, en a été irrité. Il a voulu chasser le démon qui obsédait la belle Khava, et il lui a fait arracher sa bouteille chérie.


11.

« Vous tous qui êtes Chrétiens, joignez vos prières aux miennes pour chasser ce noir démon ! » Alors il a fait le signe de la croix et a frappé sur la phiole de verre un grand coup de marteau.


12.

La phiole s’est brisée : du sang en a jailli. La belle Khava pousse un cri et meurt. C’était dommage qu’une si grande beauté fût ainsi victime d’un démon.3


NOTES.

1. Ève.

2. Les femmes attachent des sequins à leurs cheveux, qu’elles portent en nattes tombant sur les épaules. Cette mode est surtout adoptée dans les cantons limitrophes des provinces turques.

3. Je trouve dans le Monde enchanté du fameux docteur Balthasar Bekker, une histoire qui a beaucoup de rapport avec celle-ci :

« Environ l’an 1597 Dieu permit qu’aux prières des fidèles il apparut un certain esprit (l’on ne pouvait dire au commencement s’il était noir ou blanc), qui a fait apostasier plusieurs personnes. Il y avait une certaine fille appelée Bietka, qui était recherchée par un jeune homme appelé Zacharie. Ils étaient l’un et l’autre natifs de Wieclam, et y avaient été élevés. Ce jeune homme donc, nonobstant qu’il fût ecclésiastique et qu’il aspirât à la prêtrise, ne laissa pas de s’engager et de donner une promesse de mariage ; mais, son père l’ayant détourné de ce dessein par la considération du rang qu’il tenait dans l’Église, et voyant ainsi qu’il ne pouvait venir à bout de son entreprise, il s’abandonna à la mélancolie, de telle sorte qu’il attenta à sa propre vie, et s’étrangla. Peu de temps après sa mort, il apparut un esprit à cette jeune fille qui feignit d’être l’ame de ce Zacharie qui s’était pendu ; et qui lui dit qu’il était envoyé de Dieu pour montrer le déplaisir qu’il avait de son crime, et que, comme elle avait été la principale cause de sa mort, il était venu pour s’unir à elle et pour accomplir sa promesse. Ce bel esprit sut si bien cajoler cette pauvre créature, en lui promettant de l’enrichir, qu’il lui persuada qu’il était l’esprit de son amant défunt, tellement qu’elle se fiança avec lui. Le bruit de ce nouveau mariage de Bietka avec l’esprit de Zacharie se répandant tous les jours de plus en plus dans toute la Pologne, tous les curieux y accoururent de toutes parts.

« Plusieurs des nobles qui ajoutaient foi aux paroles de cet esprit, firent connaissance avec lui, et il y en eut même qui le menèrent chez eux. Par ce moyen Bietka amassa beaucoup d’argent, d’autant plus que l’esprit ne voulait rendre aucune réponse, ni parler à personne, ni prédire la moindre chose, que par son consentement. Il demeura un an entier dans la maison du sieur Trepka, intendant de Cracovie ; de là, allant de maison en maison, il vint à la fin demeurer chez une certaine Dame veuve, appelée Wlodkow, où, pendant deux ans qu’ils y séjournèrent, l’esprit mit en œuvre toute son adresse et pratiqua tous les tours qu’il savait faire.

« Voici les principaux. Il donnait assurance des choses passées et présentes. Il élevait adroitement la religion romaine, et enfin il déclamait contre les évangéliques et assurait qu’ils étaient tous damnés. Il ne voulait pas même qu’aucun d’eux approchât de lui ; car il estimait qu’ils étaient indignes de converser avec lui ; mais il le permettait à ceux dont il était assuré qu’ils ne se souciaient pas tant de la religion que de la nouveauté, et par ce moyen il en attrapa plusieurs qu’il fit rentrer dans le papisme. Jusques ici personne n’avait su que cet esprit était le diable, et on ne l’aurait pas encore appris si, dans l’année du jubilé 1600, certains Polonais, étant allés en Italie, n’eussent répandu le bruit de l’esprit de Zacharie parmi le peuple. Ce qu’un certain Italien qui exerçait l’art magique ayant appris, comme il y avait cinq ans que cet esprit qu’il tenait enfermé, lui était échappé, il s’en alla en Pologne trouver cette Dame Wlodkow, et demanda au grand étonnement de tous les assistans que ce diable qui lui avait déserté lui fût rendu ; ce que la Dame lui ayant accordé, il renferma de nouveau cet esprit malin dans une bague et le reporta en Italie ; lequel diable, au dire de cet Italien, aurait causé de grands malheurs en Pologne s’il l’y eût laissé. »


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