La Guzla/La flamme de Perrussich

Levrault (p. 117-123).


La Flamme de Perrussich.


Par Hyacinthe Maglanovich.


l.

Pourquoi le bey Janco Marnavich n’est-il jamais dans son pays ? Pourquoi voyage-t-il dans les âpres montagnes de Vergoraz, ne couchant jamais deux nuits sous le même toit ? Ses ennemis le poursuivent-ils et ont-ils juré que le prix du sang ne serait jamais reçu ?


2.

Non. Le bey Janco est riche et puissant. Personne n’oserait se dire son ennemi, car à sa voix plus de deux cents sabres sortiraient du fourreau. Mais il cherche les lieux déserts et se plaît dans les cavernes qu’habitent les Heyduques ; car son cœur est livré à la tristesse depuis que son pobratime1 est mort.


3.

Cyrille Pervan est mort au milieu d’une fête. L’eau-de-vie a coulé à grands flots et les hommes sont devenus fous. Une dispute s’est élevée entre deux beys de renom, et le bey Janco Marnavich a tiré son pistolet sur son ennemi ; mais l’eau-de-vie a fait trembler sa main, et il a tué son pobratime Cyrille Pervan.


4.

Dans l’église de Perrussich ils s’étaient juré de vivre et de mourir ensemble ; mais deux mois après avoir prêté ce serment, l’un des pobratimi est mort par la main de son frère. Le bey Janco depuis ce jour ne boit plus de vin ni d’eau-de-vie ; il ne mange que des racines, et il court çà et là, comme un bœuf effrayé du taon.


5.

Enfin, il est revenu dans son pays, et il est entré dans l’église de Perrussich : là, pendant tout un jour, il a prié, étendu, les bras en croix sur le pavé, et versant des larmes amères. Mais quand la nuit est venue, il est retourné dans sa maison, et il semblait plus calme, et il a soupé, servi par sa femme et ses enfans.


6.

Et quand il se fut couché, il appela sa femme et lui dit : « De la montagne de Pristeg, peux-tu voir l’église de Perrussich ? » Et elle regarda à la fenêtre et dit : « La Morpolazza est couverte de brouillard, et je ne puis rien voir de l’autre côté. » Et le bey Janco dit : « Bon, recouche-toi près de moi » et il pria dans son lit pour l’ame de Cyrille Pervan.


7.

Et quand il eut prié, il dit à sa femme : « Ouvre la fenêtre et regarde du côté de Perrussich. » Aussitôt sa femme s’est levée et elle dit : « De l’autre côté de la Morpolazza, au milieu du brouillard, je vois une lumière pâle et tremblotante. » Alors le bey a souri, et il dit : « Bon, recouche-toi ; » et il prit son chapelet et se remit à prier.


8.

Quand il eut dit son chapelet, il appela sa femme et lui dit : « Prascovie, ouvre encore la fenêtre et regarde. » Et elle se leva et dit : « Seigneur, je vois au milieu de la rivière une lumière brillante2 qui chemine rapidement de ce côté. » Alors elle entendit un grand soupir et quelque chose qui tombait sur le plancher. Le bey Janco était mort.


NOTES.

1. L’amitié est en grand honneur parmi les Morlaques, et il est encore assez commun que deux hommes s’engagent l’un à l’autre par une espèce de fraternité nouvelle. Il y a dans les rituels illyriques des prières destinées à bénir cette union de deux amis qui jurent de s’aider et de se défendre l’un l’autre toute leur vie. Deux hommes unis par cette cérémonie religieuse s’appellent en illyrique pobratimi, et les femmes posestrime, c’est-à-dire, demi-frères, demi-sœurs. Souvent on voit les pobratimi sacrifier leur vie l’un pour l’autre, et si quelque querelle survenait entre eux, ce serait un scandale aussi grand que si, chez nous, un fils maltraitait son père. Cependant comme les Morlaques aiment beaucoup les liqueurs fortes et qu’ils oublient quelquefois dans l’ivresse leurs sermens d’amitié, les assistans ont grand soin de s’entremettre entre les pobratimi, afin d’empêcher les querelles toujours funestes dans un pays où tous les hommes sont armés.

J’ai vu à Knin une jeune fille morlaque mourir de douleur d’avoir perdu son amie, qui avait péri malheureusement en tombant d’une fenêtre.

2. L’idée qu’une flamme bleuâtre voltige autour des tombeaux et annonce la présence de l’ame d’un mort, est commune à plusieurs peuples, et est généralement reçue en Illyrie.

Le style de cette ballade est touchant par sa simplicité, qualité assez rare dans les poésies illyriques de nos jours.


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