La Guzla/Constantin Yacoubovich

Levrault (p. 177-185).


Constantin Yacoubovich.


l.

Constantin Yacoubovich était assis sur un banc devant sa porte : devant lui son enfant jouait avec un sabre ; à ses pieds, sa femme Miliada était accroupie par terre1. Un étranger est sorti de la forêt et l’a salué, en lui prenant la main.


2.

Sa figure est celle d’un jeune homme, mais ses cheveux sont blancs, ses yeux sont mornes, ses joues creuses, sa démarche chancelante. « Frère, a-t-il dit, j’ai bien soif et je voudrais boire. » Aussitôt Miliada s’est levée et lui a vîte apporté de l’eau-de-vie et du lait.


3.

— « Frère, quelle est cette éminence là-bas avec ces arbres verts ? » — « N’es-tu donc jamais venu dans ce pays, dit Constantin Yacoubovich, que tu ne connaisses pas le cimetière de notre race ? » — « Eh bien ! c’est-là que je veux reposer, car je me sens mourir peu à peu. »


4.

Alors il a détaché une large ceinture rouge, et il a montré une plaie sanglante. — « Depuis hier la balle d’un chien de mécréant me déchire la poitrine : je ne puis ni vivre ni mourir. » Alors Miliada l’a soutenu et Constantin Yacoubovich a sondé la blessure.


5.

— « Triste, triste fut ma vie ; triste sera ma mort. Mais sur le haut de ce tertre, dans cet endroit exposé au soleil, je veux que l’on m’enterre ; car je fus un grand guerrier, quand ma main ne trouvait pas un sabre trop pesant pour elle. »


6.

Et sa bouche a souri, et ses yeux sortaient de leur orbite : soudain il a penché la tête. Miliada s’écria : « Oh, Constantin, aide-moi ! car cet étranger est trop pesant pour que je puisse le soutenir toute seule. » Et Constantin a reconnu qu’il était mort.


7.

Puis il l’a chargé sur son cheval et l’a porté au cimetière, sans s’inquiéter si la terre latine souffrirait dans son sein le cadavre d’un Grec schismatique2. Ils ont creusé sa fosse au soleil, et ils l’ont enterré avec son sabre et son hanzar, comme il convient à un guerrier


8.

Après une semaine, l’enfant de Constantin avait les lèvres pâles, et il pouvait à peine marcher. Il se couchait tout triste sur une natte, lui qui aimait tant à courir çà et là. Mais la Providence a conduit dans la maison de Constantin un saint hermite, son voisin.


9.

« Ton enfant est malade d’une maladie étrange : vois sur son cou si blanc cette tache rouge, c’est la dent d’un vampire. » Alors il a mis ses livres dans un sac, et il s’en est allé au cimetière, et il a fait ouvrir la fosse où l’on avait enterré l’étranger.


10.

Or, son corps était frais et vermeil ; sa barbe avait cru et ses ongles étaient longs comme des serres d’oiseaux ; sa bouche était sanglante et sa fosse était inondée de sang. Alors Constantin a levé un pieu pour l’en percer ; mais le mort a poussé un cri et s’est enfui dans les bois.


11.

Et un cheval, quand les étriers lui coupent les flancs3, ne pourrait courir aussi vite que ce monstre, et son impétuosité était telle, que les jeunes arbres se courbaient sous son corps et que les grosses branches cassaient, comme si elles eussent été gelées.


12.

L’hermite a pris du sang et de la terre de la fosse, et en a frotté le corps de l’enfant ; et Constantin et Miliada en ont fait autant ; et le soir ils disaient : « C’est à cette heure que ce méchant étranger est mort. » Et comme ils parlaient, le chien a hurlé et s’est caché entre les jambes de son maître.


13.

La porte s’est ouverte et un grand géant est entré en se baissant ; il s’est assis les jambes croisées, et sa tête touchait les poutres de la maison ; et il regardait Constantin en souriant, et celui-ci ne pouvait détourner les yeux, car il était fasciné par le vampire.


14.

Mais l’hermite a ouvert son livre et il a jeté une branche de romarin dans le feu ; puis, avec son souffle, il a dirigé la fumée contre le spectre, et l’a conjuré au nom de Jésus. Bientôt le vampire a tremblé et s’est élancé par la porte, comme un loup poursuivi par les chasseurs.


15.

Le lendemain, à la même heure, le chien a hurlé et la porte s’est ouverte, et un homme est entré et s’est assis : sa taille était celle d’un soldat, et toujours ses yeux s’attachaient sur ceux de Constantin pour le fasciner ; mais l’hermite l’a conjuré, et il s’est enfui.


16.

Et le lendemain un petit nain est entré dans sa maison, et un rat aurait bien pu lui servir de monture. Toutefois ses yeux brillaient comme deux flambeaux, et son regard était funeste ; mais l’hermite l’a conjuré pour la troisième fois, et il s’est enfui pour toujours.


NOTES.

1. Dans un ménage morlaque le mari couche sur un lit, s’il y en a un dans la maison, et la femme couche sur le plancher. C’est une des nombreuses preuves du mépris avec lequel sont traitées les femmes dans ce pays. Un mari ne cite jamais le nom de sa femme devant un étranger sans ajouter : Da prostite, moya xena (ma femme, sauf votre respect).

2. Un Grec enterré dans un cimetière latin devient vampire, et vice-versa.

3. Les étriers turcs sont plats, assez semblables à des souliers, et tranchans sur les bords ; ils servent ainsi d’éperons.


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