La Guerre de France en 1870-71
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 348-387).
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LA
GUERRE DE FRANCE
— 1870 – 1871 —

I.
L’EMPIRE ET L’INVASION[1]

I. La Guerre franco-allemande de 1870-1871, rapport de l’état-major prussien. — II. La Guerre en Alsace. — Strasbourg, par M. Schneegans. — III. Procès-verbaux du conseil d’enquête sur les capitulations. — IV. Les Opérations de la Ire armée allemande, par le major de Schell. — V. Journal d’un officier de l’armée du Rhin, par le colonel Fay. — VI. Metz, campagne et négociations, par un officier supérieur de l’armée du Rhin. — VII. La Guerre autour de Metz, par un général prussien. — VIII. Procès Bazaine. — Enquête parlementaire, documens inédits, etc.



V. — LE SEIGE DE STRASBOURG. — LE DRAME DE METZ.

Au milieu des émouvantes surprises de ce cruel mois d’août 1870, rien n’est plus frappant que la rapidité avec laquelle tout s’effondre, tout se désorganise sous les premiers coups de la guerre. Les événemens se déroulent avec une telle impétuosité, ils ont été si peu prévus qu’en un instant, en quelques jours, toute cette région du nord-est, la première livrée à l’invasion, est pour ainsi dire séparée, retranchée de la France. A mesure que les bataillons vaincus à Frœschviller se replient vers l’intérieur, sur Châlons, les Vosges se ferment derrière nous ; l’Alsace est déjà perdue, Strasbourg reste sans appui, sans secours, sentinelle abandonnée sur la frontière où l’épée de la France ne peut plus la couvrir. Tandis que l’armée de Châlons, à demi reconstituée, cherche à regagner le nord, Montmédy et Metz, à travers l’Argonne, l’invasion, maîtresse de la Lorraine comme de l’Alsace, nous devance ou nous suit sur nos lignes, prête à déjouer toutes les tentatives de jonction, coupant les routes, les chemins de fer, les télégraphes. C’est à peine si quelques communications rares, incertaines, toujours tardives, peuvent être échangées entre Mac-Mahon, qui est en marche, Bazaine, qui reste immobile, enveloppé de mystère sous Metz, et Paris, qui attend avec une anxiété fébrile. En plein pays français, on est réduit à ignorer ce que deviennent des armées, des villes, des provinces françaises. Le gouvernement lui-même, malgré tous ses moyens d’information, que sait-il ? Il est assailli de faux bruits, de nouvelles décevantes. Par le fait, il a si bien pris ses mesures qu’il ne sait rien de ce qui se passe sur la Meuse, sur la Moselle ou au fond de l’Alsace, pas plus qu’on ne sait au fond de l’Alsace et de la Lorraine ce qui se passe à Paris. La défense, et c’est là surtout l’habileté, la plus réelle victoire de l’ennemi dès le début, la défense n’est plus bientôt qu’une série d’efforts décousus, poursuivis dans une sorte d’obscurité, sans lien et sans direction, lorsque tout à coup éclate cette catastrophe de Sedan, qui, en emportant une armée et un empire, en provoquant une révolution d’indignation nationale, aggrave assurément toutes les conditions militaires, achève de briser toute unité d’action.

C’est une guerre nouvelle pour ainsi dire, la guerre transportée au cœur de la France, autour de Paris et sur la Loire. Or, pendant que ces événemens s’accomplissent ou vont s’accomplir, que deviennent Strasbourg et Metz à travers cette confusion croissante et désastreuse ? Comment la malheureuse ville de Strasbourg joue-t-elle son rôle de dernière gardienne de l’Alsace abandonnée ? A quoi s’arrête Bazaine de son côté ? Que fait-il pour aider à sa propre délivrance avant Sedan, pour concourir à la défense nationale après Sedan ? C’est une autre partie du drame qui commence à Strasbourg dès le soir de Frœschviller, à Metz dès le 19 août, le lendemain de Saint-Privat, pour se dérouler mystérieusement jusqu’à la fin, jusqu’à ces capitulations de l’impuissance ou de la défaillance qui livrent à l’ennemi une armée de plus et les deux premières citadelles françaises.


I

Vous vous souvenez peut-être de ce que l’auteur d’Hermann et Dorothée dit en traits à demi poétiques, à demi réels, de la fuite éperdue des populations rhénanes devant l’invasion. « De colline en colline, la troupe des émigrans s’étendait à l’infini… C’était triste de voir sur des charrettes, sur des tombereaux, pêle-mêle entassés tous ces meubles qu’une maison renferme… Puis les femmes, les enfans, se traînaient péniblement avec des hottes et des paniers… Ainsi s’en allait tout le monde sans suite et sans ordre à travers la route couverte de poussière. »

C’est l’histoire de l’Alsace aux premiers jours d’août 1870 à l’approche des armées allemandes. Les paysans de Wissembourg, de Haguenau, de toutes ces contrées déjà envahies ou menacées, refluaient vers Strasbourg ou vers l’intérieur des Vosges, jusque vers Wasselonne, emmenant leurs chariots et leur bétail, allant camper dans les vallées et dans les forêts. Le soir du 6 août, au moment où le canon retentissait encore sur les hauteurs de Frœschviller et où les cuirassiers mouraient pour sauver l’armée, les routes, à partir de Haguenau, se couvraient d’émigrans terrifiés, et non-seulement d’émigrans, mais de fuyards du champ de bataille, zouaves et turcos à cheval, cavaliers démontés et traînant les débris de leurs armes, artilleurs sans leurs pièces, débandés de toute sorte. C’était comme un torrent humain roulant vers Strasbourg, tandis qu’au même instant un convoi du chemin de fer passait lentement chargé de blessés dont le sang dégouttait sur la voie, — et tout cela pêle-mêle allait frapper aux portes de la ville. La veille encore, depuis quinze jours Strasbourg, animée de tous les bruits, de toutes les ardeurs confiantes de la guerre, voyait défiler les états-majors, les officiers aux uniformes étincelans, les régimens d’Afrique arrivant à la suite de Mac-Mahon, ces divisions du 1er corps formées en toute hâte, un peu confuses, incomplètes, brillantes d’aspect néanmoins et marchant au combat avec une martiale bonne humeur. Pendant la journée même du 6, au bruit du canon lointain, on croyait jusqu’à deux heures à un succès. Tout à coup la déroute apparaissait sous ses couleurs les plus sombres, sous la figure des blessés, des fugitifs, de toute une population effarée, et ce n’était pas seulement une défaite, pour Strasbourg c’était l’Alsace abandonnée peut-être à l’invasion, l’ennemi aux portes, un blocus imminent ! Avant que quarante-huit heures fussent écoulées en effet, un parlementaire se présentait sous les murs, sommant la ville de se rendre. « Ce n’est pas sérieux, répondait aussitôt le commandant de la place, le colonel Ducasse, rabattant un peu l’humeur conquérante de l’Allemand ; Strasbourg ne se rend pas, venez essayer de la prendre ! » C’était là toute la question. À ce moment, on ne savait déjà plus rien, si ce n’est que l’armée française battue se dérobait à travers les Vosges, que la route de Paris venait d’être coupée et que l’ennemi arrivait. L’ennemi se hâtait effectivement, et se rapprochait d’heure en heure. Dès le 7 août, la division badoise du général de Beyer, détachée de l’armée du prince royal de Prusse, occupait Haguenau, puis Brumath au pied des Vosges. Le 9, les Badois, déjà précédés par les dragons du général de Laroche, étaient devant Strasbourg, battant les campagnes environnantes, coupant les lignes de fer, les télégraphes, procédant à tous les préliminaires d’un blocus.

Certainement ce n’était pas sérieux de sommer Strasbourg de se rendre à l’apparition de quelques dragons badois. C’était prétendre un peu trop imiter par représaille les cavaliers de Lassalle enlevant Stettin sans combat en 1806. Ce qu’il y avait de sérieux, c’est que Strasbourg se trouvait brusquement en face d’une redoutable épreuve sans avoir été préparée à la soutenir. Là comme partout rien n’avait été prévu, rien n’avait été fait pour assurer une défense efficace de ce poste avancé de la France à l’orient des Vosges. Campée dans la riche plaine de l’Alsace, entourée d’une ceinture de faubourgs extérieurs devenus presque des cités nouvelles, la Robertsau, Schiltigheim, Kœnigshofen, — faisant front au Rhin et à Kehl, dont elle n’est séparée que par un petit bras du fleuve et par l’île des Épis, traversée du sud au nord par l’Ill, qui, au sortir de la ville, forme d’autres îles, Strasbourg, avec sa citadelle tournée vers l’est et sa vieille cuirasse de remparts datant de Vauban, avait en 1870 le malheur de garder le renom d’une place de premier ordre sans en avoir désormais la force. Elle n’aurait pu avoir toute sa valeur militaire dans une guerre avec l’Allemagne que par la possession de Kehl transformé en puissante et inexpugnable tête de pont de l’autre côté du Rhin. A défaut de cette protection, en présence de l’artillerie nouvelle, elle n’était plus même à l’abri d’un bombardement dirigé contre elle de la rive allemande. A l’ouest, et c’est par là précisément que les Badois arrivaient, elle était plus vulnérable encore ; elle restait sous le canon des seules hauteurs environnantes, les hauteurs de Hausbergen et de la Souffel, où Rapp transportait la défense de Strasbourg en 1815, et qui semblaient naturellement indiquées pour des forts extérieurs couvrant les abords de la place. Bien des fois ces faiblesses avaient été signalées, les avertissemens n’avaient pas manqué dans les dernières années. Rien n’avait été fait par négligence, faute de crédits qu’on osait à peine demander et que le corps législatif se hâtait de réduire, peut-être aussi pour ne point éveiller l’attention ou les susceptibilités des Allemands. Tout s’était borné à un projet d’ouvrages dont l’exécution devait commencer en 1871, lorsque tout à coup éclatait la grande crise que tout le monde pressentait depuis longtemps en Alsace, qu’on précipitait à Paris, et qui surprenait Strasbourg avec sa vieille fortification savante, correcte, mais fatalement insuffisante.

Telle qu’elle était, la ville alsacienne gardait toujours sans doute, avec un certain caractère imposant, une force réelle de résistance qui pouvait arrêter l’ennemi à la condition d’une défense résolue, d’un commandement actif et habile, disposant d’approvisionnemens suffisans, d’une garnison solide, et pouvant s’appuyer sur une population dévouée. Les approvisionnemens ne manquaient pas. La population, un peu émue au premier instant, un peu troublée, portant peut-être en elle-même le germe des vieilles divisions politiques ou religieuses, cette population, confondue aussitôt dans une pensée unique de patriotisme, offrait son ardeur, son abnégation et son dévoûment ; elle se montrait prête à tout braver et à tout subir pour la défense de sa ville, de ses foyers, du drapeau de la France. Les moyens d’action militaire se ressentaient évidemment de l’imprévoyance des frivoles organisateurs de la guerre, qui n’avaient considéré Strasbourg, aussi bien que Metz du reste, que comme une étape d’une campagne d’invasion en Allemagne, et qui ne s’étaient nullement préoccupés de cette possibilité d’un siège. Le commandement avait été confié à un chef militaire tiré de la réserve, au général Uhrich, vieux soldat brave, fidèle, plein d’honneur, mais un peu affaibli, déconcerté par les événemens, troublé de sa redoutable mission, et le général Uhrich, pour faire face au péril, ne disposait pas même de la garnison d’un temps de paix. Il avait un régiment de ligne laissé par une division du corps de Mac-Mahon, le 87e vigoureusement commandé par le colonel Blot, quelques dépôts d’infanterie et de cavalerie, quelques compagnies de pontonniers sous le colonel Fiévet, 600 artilleurs, 4,000 mobiles, une centaine de marins avec le contre-amiral Excelmans et le capitaine du Petit-Thouars, envoyés au début de la guerre pour le service d’une flottille sur le Rhin. A cela venaient se joindre les fuyards de Frœschviller, débandés de toutes armes, contingent de la déroute, qui portait avec lui sa démoralisation et qu’on se hâtait de rallier le mieux possible. C’était, avec ces fuyards, avec quelques détachemens venus du Haut-Rhin, avec la garde nationale bientôt organisée, une force incohérente de quelque 18,000 hommes, dont une moitié tout au plus avait une valeur sérieuse. L’artillerie comptait, en vérité, plus de canons que de canonniers, et ce n’est qu’après les premiers jours qu’elle était commandée par le général de Barral, qui réussissait à pénétrer dans la ville, passant à travers les lignes prussiennes sous un habit de paysan. Le génie avait une dizaine d’officiers sans troupe, de sorte qu’à cette place, imposante de loin, suffisamment approvisionnée il est vrai, mais faiblement protégée, exposée au bombardement, à cette place manquait le nerf de la défense, la force vivante et active d’une garnison de guerre, et c’est dans ces conditions que le 8 août Strasbourg voyait arriver devant ses murs l’ennemi lui demandant du premier coup ses clés et son honneur.

L’ennemi qui se présentait ainsi devant une ville de 80,000 âmes avec la jactance de la victoire et dont l’apparition était pour Strasbourg le signe visible de l’orage menaçant, cet ennemi avait d’abord au plus une vingtaine de mille hommes ; mais bientôt au premier ordre du quartier-général arrivaient d’Allemagne la division de landwehr de la garde prussienne, la division de réserve de Poméranie, une brigade de troupes de Rastadt et de Mayence, 33 compagnies d’artillerie, 14 compagnies du génie, formant une armée de près de 60,000 hommes avec 90 pièces de campagne, 200 canons de siège, 100 mortiers. Le général de Werder était envoyé pour prendre le commandement supérieur des opérations sur ce nouveau théâtre de guerre. Il avait pour lieutenans le général d’artillerie de Decker et le général du génie de Mertens, qui s’était signalé à Duppel. Les Allemands ne perdaient pas de temps dans leur stratégie. Ils poursuivaient à Strasbourg ce qu’ils allaient poursuivre, dans des proportions bien plus vastes et avec des chances qu’on croyait alors bien plus douteuses, à Metz. Ils manœuvraient pour couper de toutes parts nos forces, pour isoler et neutraliser les deux grandes places d’armes françaises. Ils voulaient, par la prise de Strasbourg, s’assurer la tranquille possession de l’Alsace et la liberté de leurs communications avec l’Allemagne dans leurs marches vers l’intérieur de la France sur Paris. Ils avaient espéré enlever la ville par un coup d’audace ; ils n’avaient pas réussi, et maintenant ils prenaient leurs mesures pour la réduire par la force, par la violence du bombardement ou par la contrainte d’un blocus.

A l’arrivée des Badois, l’investissement avait commencé ; dès le 12, il était presque complet. Les Allemands occupaient successivement toutes les positions environnantes, les villages de Schiltigheim, d’Oberhausbergen, de Kœnigshofen, coupant les télégraphes, les lignes de fer de Mulhouse, de Bâle comme la ligne de Paris. Ils étaient partout à l’œuvre, et il faut bien dire qu’en présence de ce travail méthodique d’investissement la défense restait comme paralysée, laissant l’ennemi arriver sans combat aux abords de la place, employant ces premiers jours à mettre à bas des arbres, des maisons dans les zones militaires. On aurait pu assurément faire un peu plus ; ce n’était pas tout cependant de le vouloir. Le 16 août, la première sortie qu’on tentait avait la plus lamentable issue. Après un court engagement sur la route de Bâle, vers Illkirch, les troupes saisies de panique se repliaient en désordre abandonnant trois canons à l’ennemi. Le colonel Fiévet, qui conduisait la sortie, était lui-même blessé en essayant de rallier ses soldats, et il mourait peu après de chagrin de cette triste échauffourée autant que de sa blessure. On avait perdu 70 hommes, blessés ou morts. A partir de ce moment, la place était définitivement bloquée, séparée de la France. La lutte était engagée entre la défense, rejetée dans ses lignes intérieures, et l’armée allemande dressant de toutes parts ses batteries, menaçant la ville sur laquelle tombaient déjà les premiers obus, rançonnant et terrifiant les campagnes autour de Strasbourg.

Chose étrange, les Allemands entraient en Alsace avec la prétention de reconquérir un « pays de frères allemands, » une « terre allemande, » surtout Strasbourg, « la ville si vraiment allemande, » et le premier usage qu’ils faisaient de la victoire était d’accabler l’Alsace sous le poids de l’invasion et de la guerre, de menacer Strasbourg de la destruction. La « fraternité allemande » se manifestait à l’égard des populations rurales par tout un système de réquisitions, d’extorsions, pressurant ces malheureux villages, arrachant jusqu’à 2 millions de francs à onze cantons du Bas-Rhin. Elle s’attestait à l’égard de Strasbourg par un bombardement sans pitié. A vrai dire, le bombardement avait commencé dès les premiers jours, et le 15 août les Badois avaient fait la lugubre plaisanterie de couronner la fête de l’empereur Napoléon III à leur façon par une salve meurtrière. Vingt et un coups de canon, ni plus ni moins. Le 18 la canonnade s’animait, allumait des incendies et allait tuer ou blesser de pauvres jeunes filles dans un ouvroir. Ce n’était là cependant encore qu’un prélude, un essai barbare et sans résultat possible.

Évidemment les Prussiens tenaient à en finir, à ne pas s’immobiliser dans les opérations d’un long siège. Le général de Werder n’ignorait rien des faiblesses de la place ; il savait la garnison insuffisante, mal abritée dans ses ouvrages, peu propre sans doute à une résistance opiniâtre. D’un autre côté, il gardait ou il feignait de garder cette illusion, que la population strasbourgeoise, travaillée de divisions et de mécontentemens, animée de secrètes sympathies pour l’Allemagne, n’attendait qu’une occasion pour se prononcer. Il comptait, et c’était un singulier calcul, que par une démonstration violente, par la terreur et les souffrances infligées à la ville elle-même, il déterminerait un mouvement intérieur qui dominerait la défense militaire et hâterait la reddition. Ce qu’on n’avait pas pu obtenir par la surprise le premier jour, on l’enlèverait par une exécution rapide et impitoyable qui, en négligeant les remparts, irait droit à la cité. Werder oubliait ce qu’un général prussien, assiégé dans Breslau et menacé des mêmes calamités, disait au siècle dernier : « Il n’est pas permis de commencer le siège d’une ville par la ruine de ses habitans ! » Avant d’en venir là cependant, Werder adressait au général Uhrich une dernière sommation, qui était naturellement repoussée, et dès lors, à partir de la soirée du 23 août, s’ouvrait ce bombardement implacable, aveugle, presque continu qui, pendant un mois entier, mais surtout pendant les premiers jours ou les premières nuits, couvrait Strasbourg de fer et de feu. Cette fois la « fraternité allemande » parlait haut assurément ; elle parlait par toutes les batteries de Kehl, de Schiltigbeim, de Kœnigshofen, qui portaient l’incendie et la mort dans la malheureuse ville. Le canon ennemi ne dirigeait pas seulement ses coups sur la citadelle, sur les bâtimens militaires ; les obus, lancés avec une sûreté redoutable, passaient par-dessus les remparts pour aller tomber sur certains quartiers, accumulant les ruines et les désastres, atteignant les monumens, les établissemens publics, la préfecture, l’hôtel de ville, le Temple-Neuf, le gymnase protestant, le séminaire catholique : puis enfin dans l’incendie de ces nuits lugubres disparaissait la Bibliothèque, vaste dépôt des collections les plus précieuses, et la cathédrale elle-même, cette merveille de l’art, n’était point épargnée ; si elle échappait à une destruction entière, elle restait marquée des obus prussiens. L’artillerie française soutenait comme elle pouvait cet affreux duel, sans se laisser décourager, mais sans pouvoir éteindre le feu ennemi. Un instant, le 25 août, l’évêque de Strasbourg, M. Rœss, tentait une démarche au camp allemand, où il se rendait en parlementaire. Il demandait qu’on cessât de tirer sur la ville ou tout au moins qu’on laissât sortir les femmes et les enfans. Il ne put rien obtenir. Les femmes, les enfans, c’était justement la faiblesse de la place, et on comptait sur cette faiblesse pour réduire la défense à merci !

Ce qu’il y a de curieux, c’est que ceux-là mêmes qui poursuivaient cette œuvre de dévastation se déchaînaient contre le général Uhrich qui répondait au feu dont il était accablé en brûlant à son tour Kehl, qui tirait sur lui. M. de Werder protestait, accusait le chef français de manquer aux lois de la guerre en tirant sur une ville ouverte, et menaçait des plus terribles représailles. Le fait est que, si Kehl était une ville ouverte, les batteries badoises étaient tout auprès dans le rayon de la ville. Le général Uhrich manquait à toutes les lois en se défendant, en rendant coup pour coup, au risque de faire souffrir Kehl, et ceux qui brûlaient Strasbourg ne manquaient à aucune loi ! Bien mieux, s’ils agissaient avec cette violence sommaire, c’était par « humanité, » comme ils le disaient, — « pour abréger la lutte ! » A quoi cependant arrivait le général de Werder ? Il s’était évidemment trompé dans ses calculs et avait déployé une cruauté inutile. Après quelques jours de bombardement, il était obligé de finir par où il aurait dû commencer, et d’en revenir à un siège régulier. Au lieu de réduire la ville par la terreur, il n’avait fait que surexciter toutes les ardeurs du patriotisme et enflammer la passion de la résistance. Au premier moment, une proclamation du préfet, M. le baron Pron, et du général Uhrich avait dit ce mot assez français : « si Strasbourg est attaqué, Strasbourg se défendra tant qu’il restera un soldat, un biscuit, une cartouche ! » On se promettait de rester fidèle à cette parole. La population, éprouvée, frémissante, bien loin de faiblir et de songer à capituler, se révoltait au contraire à la pensée d’ouvrir ses portes à l’ennemi. Elle demandait comme toujours des armes, qu’on ne lui donnait qu’avec mesure, des sorties, qu’on ne pouvait lui permettre sans la livrer à un massacre inutile. Il y avait certainement les découragés, les désespérés, qui croyaient tout perdu, qui auraient acheté la paix au prix de la reddition ou même à prix d’argent, par une sorte d’armistice avec rançon ; ceux-là étaient en petit nombre et n’auraient pas osé avouer leur pensée secrète. La masse restait ferme et fière, attachée à sa cité en ruine et prête à tenir jusqu’au bout.

Le bombardement n’avait donc pas réussi, M. de Werder en convenait, non sans dépit ; cette première épreuve trouvait une population courageuse et fidèle. Seulement la situation était critique. Il fallait faire face tout à la fois à l’incendie, à la misère. Il y avait près de 10,000 malheureux sans abri et sans ressource. On était réduit à enterrer les morts dans l’intérieur de la ville, au jardin botanique. La situation était d’autant plus grave qu’aux souffrances inévitables, matérielles de la guerre, venaient se joindre les anxiétés de l’isolement, les agitations morales, les impatiences, les irritations, les incertitudes d’une ville bloquée, dont le sort dépend non-seulement de ce qu’elle fera pour elle-même, mais de ce qui se passe au dehors, d’un événement inconnu qui s’accomplit au loin. On vivait à Strasbourg dans la fièvre de l’attente et de l’ignorance, au milieu de toutes les rumeurs confuses et contradictoires, accusant volontiers le préfet de cacher les nouvelles qu’il n’avait pas, accueillant un jour le bruit d’une victoire de Mac-Mahon ou de l’arrivée prochaine d’une division de Belfort, recevant un autre jour le bulletin équivoque et décourageant des défaites de Bazaine.

Au fond, dans la courageuse constance de la population strasbourgeoise il y avait certainement l’espoir d’un secours extérieur qui ne pouvait manquer, sans lequel la résistance la plus valeureuse devait être vaincue. Le général Uhrich ne s’y méprenait pas, il ne déguisait pas les extrémités de sa position. Dans une dépêche qu’il essayait de faire passer au ministre de la guerre le 27 août, il disait : « Dégâts énormes à Strasbourg, citadelle presque rasée, situation des plus critiques : besoin secours prompts, ferons tout le possible. » A Paris, on se faisait de si étranges idées, on oubliait si complètement les ressources laissées à Strasbourg, que le ministre de la guerre, pour tout secours et pour tout encouragement, expédiait à tout hasard au général Uhrich cette étonnante dépêche : « Tenez le plus longtemps possible… Comme dernière ressource, la garnison doit exécuter un coup d’audace ; elle pourrait peut-être pendant la nuit franchir le Rhin et se jeter dans le pays de Bade, où il ne se trouve que fort peu d’ennemis, et repasser le Rhin plus haut. » Le conseil était assurément bien peu sérieux, bien peu en rapport avec la vérité des choses. C’était dire au général Uhrich de se tirer d’affaire comme il pourrait. Au moment où cette dépêche courait encore les chemins, on essayait à Strasbourg, non dépasser le Rhin, mais de troubler les premiers travaux de siège auxquels l’ennemi finissait par se décider. Le 2 septembre, le 87z de ligne, sortant par la porte de Saverne, s’élançait sur les batteries allemandes et soutenait un vif combat ; mais il se voyait bientôt arrêté, et le colonel Blot, un instant enveloppé, menacé d’être pris avec des marins qui l’accompagnaient, était obligé de se replier après avoir perdu 150 hommes. Voilà comment on pouvait passer le Rhin et se jeter dans le pays de Bade !

La vérité, la triste vérité, c’est qu’après avoir été si peu préparée à la guerre l’infortunée capitale de l’Alsace restait plus que jamais livrée à elle-même au milieu d’une effroyable crise qui cessait d’être un accident violent d’un jour ou d’une nuit pour devenir une lutte régularisée et implacable de tous les instans. D’un côté l’ennemi, déçu dans sa tentative d’intimidation sommaire, se mettait décidément au vrai siège. Le point d’attaque s’offrait de lui-même à ses coups, c’était l’ouest de la place, la partie la plus accessible, la moins protégée par les inondations artificielles de l’Ill, par tous les obstacles naturels. C’était par là aussi que l’ennemi arrivait, ayant l’avantage de s’appuyer au chemin de fer qui lui portait jusque dans ses travaux son artillerie, ses munitions, ses vivres. Il s’avançait méthodiquement, rapidement, aux premiers jours de septembre, sans interrompre le bombardement et sans être troublé par la défense, qui s’enfermait dans un rôle passif, probablement dégoûtée de toute entreprise extérieure par l’insuccès de ses premières sorties, se bornant à opposer le feu de ses batteries au feu des batteries allemandes. D’un autre côté, dans cette ville de plus en plus resserrée et accablée, la situation intérieure ne faisait que s’aggraver. Les défiances, les inquiétudes, s’accroissaient naturellement dans la mesure des souffrances de cette population réduite à chercher un refuge dans les caves. Les divisions politiques se réveillaient à leur tour, ajoutant aux misères du siège des récriminations et des plaintes plus légitimes, plus amères qu’opportunes. Une commission municipale, nommée par le préfet dès le 30 août et composée d’hommes de toutes les opinions, même d’adversaires du gouvernement, devenait aussitôt par la force des circonstances un centre d’opposition constituée, comme une autorité nouvelle s’élevant en face de l’empire frappé à mort. Il y avait des réunions publiques, des rassemblemens agités. Moralement et militairement tout empirait, lorsque tout à coup, dans cette obscurité douloureuse où l’on était réduit à vivre, pénétrait un peu d’air extérieur, un rayon de lumière venant révéler aux assiégés de Strasbourg les événemens qui se succédaient depuis quelques jours en France et les sympathies que leur infortune inspirait.

C’était une intervention inattendue et touchante d’humanité au milieu des tragédies de la guerre. Une députation suisse, députation toute privée, accréditée néanmoins par le président de la confédération, se présentait pour prêter à la ville éprouvée « l’aide et le secours que permettaient les circonstances, » pour offrir un asile aux femmes, aux enfans, à tous ceux qui auraient la liberté de se soustraire aux dernières fureurs du siège. Ce que le représentant armé de la Prusse avait refusé au gouverneur et à l’évêque de Strasbourg, il l’accordait à des neutres dont il n’aurait pu décliner la démarche sans offenser le sentiment de l’Europe ; il leur laissait le temps d’entrer à Strasbourg, de négocier la sortie d’un certain nombre d’habitans inoffensifs. Le 11 septembre, au milieu d’une population immense, la municipalité se rendait au-delà de la Porte-Nationale pour recevoir les délégués suisses, le docteur Rœmer, président de la commune de Zurich, le colonel de Büren, président de la commune de Berne, le docteur Bischof, secrétaire d’état à Bâle. Le feu avait été suspendu sur cette partie du rempart, un peu plus loin le canon ne cessait de retentir. « Soyez les bienvenus, disait avec émotion le maire de Strasbourg, M. Humann, aux délégués, soyez les bienvenus dans ces jours si douloureux pour notre cité… Rapportez à l’Europe le spectacle dont vous allez être témoins dans nos murs. Dites ce qu’est la guerre au XIXe siècle ! .. » Ce que virent les délégués sur leur passage et pendant les quelques heures de leur visite à Strasbourg, ils l’ont dit depuis : « une affreuse destruction, » des quartiers en ruines, « des magasins fermés, des fenêtres barricadées, » toute une population livrée aux fatalités d’une lutte implacable. Ces envoyés de la Suisse ne portaient pas seulement des sauf-conduits, la délivrance aux quelque 2,000 personnes qui purent en profiter, ils portaient aussi des nouvelles, les tristes nouvelles de la guerre, des défaites de la France. Ils racontaient Sedan, le mystérieux blocus de Metz, la chute de l’empire, la proclamation de la république à Paris. Ces nouvelles avaient sans doute un peu pénétré depuis quelques jours, d’une manière incertaine et équivoque, par l’ennemi, par une gazette de Carlsruhe introduite à Strasbourg : le témoignage des délégués suisses leur donnait un tel caractère de certitude et de précision qu’il n’y avait plus à douter.

Quelle influence pouvait avoir et avait sur la situation de Strasbourg la révolution qui venait de s’accomplir ? La république était proclamée à Strasbourg comme à Paris, le général Uhrich n’hésitait pas à la reconnaître. La commission municipale devenait le seul pouvoir politique régulier et presque souverain. Le maire, M. Humann, qui depuis un mois prodiguait la plus patriotique activité, se retirait devant le citoyen populaire du moment, M. le docteur Kuss, homme estimé, aimé, qui devait aller mourir à Bordeaux des infortunes de l’Alsace et de Strasbourg. Le préfet lui-même, M. le baron Pron, qui avait tenu ferme jusque-là, quittait un poste devenu impossible pour lui. Tout cela était simple peut-être, et c’était malheureusement encore plus vain que simple. A quoi pouvaient servir tous ces changemens, ces proclamations d’autorités nouvelles, ces agitations de captifs ? Il était trop tard. Lorsque, deux ou trois jours après, un nouveau préfet, délégué par le gouvernement de la défense nationale, M, Edmond Valentin, pénétrait dans Strasbourg à travers tous les périls et les péripéties d’une aventure romanesque, il montrait à coup sûr autant de courage que de dévoûment. Que pouvait-il en réalité ? Il arrivait pour assister à l’inévitable catastrophe. À ce moment en effet, la situation s’assombrissait d’heure en heure. L’ennemi, serrant de plus en plus la place, déjà maître des ouvrages avancés qui protégeaient les bastions, était en mesure d’ouvrir la brèche et préparait l’assaut qui allait achever la ruine de la ville. Des secours extérieurs, il n’y en avait plus à espérer. Paris, prisonnier lui-même, ne pouvait rien pour Strasbourg, — rien, si ce n’est charger de couronnes d’immortelles la statue de la place de la Concorde, et refuser à Ferrières de livrer d’avance la citadelle, de l’Alsace comme la rançon d’un armistice ! La population strasbourgeoise, toujours patriote sans doute, mais à la fois exaspérée de douleur et découragée, commençait à entrevoir le dénoûment avec une morne stupeur.

La république venait à la mauvaise heure pour se charger d’une terrible besogne à Strasbourg comme à Paris. C’est la commission municipale elle-même qui, dominée par les circonstances, était la première à prononcer le mot fatal, et semblait ainsi n’être entrée en possession de son rôle nouveau que pour sonner le glas de la défense. Dès le 18 septembre, par une délibération des plus graves, elle exprimait l’avis « qu’en l’absence de tout espoir de délivrance par une armée française, dans la perspective de nouvelles catastrophes… stériles pour la patrie, » il y avait lieu de prier l’autorité militaire de s’adresser au commandant de l’armée assiégeante pour traiter avec lui d’une « capitulation sauvegardant les personnes et les intérêts des habitans ainsi que ceux des défenseurs de la place. » La commission municipale prenait là une redoutable initiative. Le général Uhrich, et en cela il était l’organe de l’opinion unanime de son conseil de défense, le général Uhrich déclinait d’abord cette invitation, opposant le devoir militaire, les intérêts du patriotisme à une inspiration d’humanité ; mais bientôt, sentant tout lui manquer, voyant ses remparts à demi ouverts, menacés d’un assaut, et ses soldats impuissans à repousser l’attaque, se croyant peut-être aussi à demi couvert par l’acte de la commission municipale, le général Uhrich pliait lui-même devant la fatalité. Le 27 septembre, il envoyait un négociateur au camp prussien, et le lendemain, 28, était signée la capitulation qui livrait à l’ennemi la ville, la garnison, 17,000 prisonniers. Strasbourg succombait après cinquante jours de résistance. La garnison avait eu plus de 600 morts, 2,000 blessés ou malades. La population civile comptait près de 1,500 victimes, sans parler des malades ; plus de 400 maisons avaient été détruites. La ville avait reçu 195,000 projectiles, le poids de près de 100,000 quintaux de fer !

Ce n’est point sans une dernière révolte de douleur, sans une dernière convulsion de patriotisme irrité, que les Strasbourgeois se soumettaient à leur sort et voyaient entrer l’ennemi avouant tout haut désormais ses pensées de conquête irrévocable. Une émotion violente agitait la foule amassée sur les places publiques autour de l’hôtel de ville, de la préfecture et du quartier-général. Des gardes nationaux, des soldats, brisaient leurs armes. Là, comme partout, au moment fatal il semblait que la résistance aurait pu être prolongée encore, qu’on n’avait pas fait tout ce qu’on aurait pu faire, et ce malheureux général Uhrich, trop exalté d’abord, traité trop durement depuis, restait chargé de ce grand deuil comme d’une faute. Est-ce donc que, sous ces dehors d’héroïsme qui de loin frappaient toutes les imaginations françaises, la défense avait manqué de direction, d’activité, de prévoyance ? Est-ce donc que cette capitulation du 28 septembre aurait été un acte de précipitation ou de faiblesse du commandement ébranlé au spectacle des misères du siège, livrant ses armes avant l’heure ? Question douloureuse, délicate, qui a été jugée avec l’inflexibilité du sentiment militaire par le conseil d’enquête appelé à prononcer sur toutes les capitulations. Oui, a-t-on dit, la défense de Strasbourg ne prenait pas toutes les mesures qu’elle aurait pu prendre, même avec une insuffisance de moyens dont elle n’était pas responsable. Au dernier moment, elle n’attendait pas l’ouverture des brèches, l’assaut du rempart, comme elle aurait dû le faire. Elle négligeait de brûler ses drapeaux, d’enclouer ses canons, de noyer ses poudres. D’autres qui étaient présens, des militaires, l’ont dit plus nettement : Strasbourg aurait pu tenir encore ! Assurément cette prolongation de la résistance avait l’importance la plus sérieuse, si elle était possible. Isolée en apparence au milieu de tous les événemens qui s’accomplissaient, qui conduisaient l’invasion au cœur du pays, la défense de Strasbourg se liait en réalité au mouvement général de la guerre : elle retenait devant elle une armée de 50,000 hommes, une artillerie considérable. La capitulation du 28 septembre rendait la liberté à cette armée en laissant l’ennemi désormais seul maître de l’espace. C’est le Moniteur prussien qui le disait, la chute de Strasbourg, de Toul, permettait aux Allemands de conduire leur matériel de siège devant Paris et de porter des forces à travers les Vosges jusque sur la Saône.


II

Pendant ce temps, que se passait-il à Metz ? Ah ! ici la question s’agitait dans de bien autres proportions. A Strasbourg, c’était une ville assiégée, défendue par une garnison d’aventure, fatalement promise à la reddition. A Metz, ce n’était pas seulement la citadelle de la Lorraine investie, c’était toute une armée rejetée dès les premiers combats sous les murs d’une ville, contenue au moment où une autre armée allait expirer à Sedan, définitivement cernée, bloquée elle-même pendant que l’invasion se déchaînait sur la France. Ici les événemens ressemblent à un drame militaire et politique noué par l’imprévoyance impériale, compliqué par les calculs inavoués d’un commandement équivoque, conduit jusqu’au bout, jusqu’au dénoûment sinistre, à travers des péripéties dont le dernier mot a été dit par un conseil de guerre.

L’armée qui venait de tenir tête à l’ennemi dans trois affaires sanglantes, mais surtout dans les deux grandes journées de Rezonville et de Saint-Privat, le 16 et le 18 août, cette armée aurait-elle pu se frayer un chemin, se replier sur l’intérieur de la France ? Elle l’aurait pu sans doute le 16, le jour de Rezonville, à force d’audace, avec plus de décision dans le commandement et plus d’ensemble dans les opérations, en gagnant de vitesse l’ennemi qui arrivait à pas pressés devant elle et en acceptant toujours bien entendu la chance de recommencer la lutte dès le lendemain. Elle ne le pouvait plus le 18 au soir après avoir soutenu pendant cette journée nouvelle le choc de plus de 200,000 Allemands au sud de Metz, sur cette ligne d’Amanvilliers à l’extrémité de laquelle Canrobert s’était battu à Saint-Privat obstinément, héroïquement, sans secours et malheureusement sans succès. Débordée, menacée dans ses lignes, elle n’avait plus qu’à se replier tout à fait en arrière sous la protection des forts de Saint-Quentin et de Plappeville, dans des positions décrivant une sorte de demi-cercle de la Moselle à l’ouest de la place, du village de Longeville au château du Sansonnet et à Woippy. Ainsi Bazaine s’était battu le 14, sur la rive droite de la Moselle, à Borny, pour couvrir le mouvement de retraite qu’il était censé préparer par les plateaux de la rive gauche vers la Meuse. Le 16, sans avoir été vaincu, sans avoir été entamé dans ses positions, il avait perdu la route directe de Verdun par Rezonville et Mars-la-Tour. Le 18, il perdait les routes de Conflans, de Briey, et il voyait le cercle se resserrer autour de lui. C’était pour les Allemands le prix de la manœuvre plus hardie, plus heureuse que prudente par laquelle ils s’efforçaient depuis quelques jours, non de séparer l’armée française de Metz, comme le maréchal Bazaine s’obstinait à le croire par la plus étrange préoccupation, mais de la refouler au contraire dans Metz. Maintenant qu’ils avaient réussi, leur unique pensée était de nous tenir enfermés et impuissans. Ils le pouvaient avec les masses dont ils disposaient, même après la formation de l’armée de la Meuse détachée sous le prince de Saxe pour combiner son action avec celle du prince royal en marche sur Paris ; le prince Frédéric-Charles restait avec la Ire et la IIe armée réunies désormais sous ses ordres, c’est-à-dire avec sept corps pour la garde de Metz. Tandis que le Ier corps de Manteuffel, avec la division de réserve Kummer et une division de cavalerie, était laissé sur la rive droite de la Moselle, en face des forts Saint-Julien et Queuleu, les autres corps prenaient position sur la rive gauche, le VIIe au village d’Ars dans la vallée, le VIIIe sur le plateau à Gravelotte, le IIe à Vernéville, le Xe à l’ouest au-delà de Woippy. Le IIIe et le IXe corps restaient en seconde ligne. Les deux fractions de l’armée d’investissement se rejoignaient au-dessus de Metz, à Ars-sur-Moselle, au-dessous de Metz à Argancy et Hauconcourt. Se couvrir d’abatis, de retranchemens, était le premier mot d’ordre des forces de blocus. Tout cela s’exécutait dès le 19 août ; les communications étaient coupées, la dernière issue, celle des Ardennes par Thionville, se fermait à peu près ce jour-là même, de sorte que Bazaine se trouvait cerné, captif, séparé de la France, qui avait les yeux sur lui, de Mac-Mahon laissé sous ses ordres et déjà destiné à l’aller dégager.

Qu’un chef d’armée surpris par la défaite en rase campagne vînt chercher un refuge sous les murs d’une place forte au risque de se voir aussitôt bloqué dans son camp, ce n’était pas ce qu’il y avait de plus extraordinaire. Ce qu’il y avait de singulier, c’était que ce chef d’armée parût aller de lui-même au-devant du piège où le poussait l’ennemi. Bazaine ne manquait pas sans doute de raisons plus ou moins sérieuses. Il venait de perdre près de 30,000 hommes et il avait besoin de reconstituer son armée ; il n’était point sans inquiétude sur son approvisionnement de munitions, que le commandant de l’artillerie, le général Soleille, lui représentait déjà comme à demi épuisé. La vérité est qu’il avait cédé surtout à cette attraction fatale d’une place de refuge sur un chef irrésolu, et qu’après avoir rétrogradé le 16 sans une nécessité évidente, il semblait attacher assez peu d’importance à cette terrible bataille du 18, qu’il se bornait à regarder de loin. On aurait dit que tout ce qui arrivait répondait à ses idées, et que dans cette glorieuse, mais malheureuse affaire de Saint-Privat, il ne voyait qu’une occasion pour l’armée de prendre dès le soir des positions qu’elle aurait prises dans tous les cas le lendemain. C’est ainsi du moins qu’il consolait le chagrin de ses officiers émus de l’insuccès de Canrobert, qui aurait pu être évité, et de tant de sang inutilement versé. Toujours est-il que définitivement rejeté sous Metz, Bazaine avait désormais à compter avec tous les élémens d’une situation nouvelle si étrangement aggravée et à prendre un parti. Se proposait-il dès lors de rester autour de Metz sous prétexte de « faire face à des nécessités stratégiques et politiques, » comme il le laissait dire dans une note presque officielle ? Ne cherchait-il au contraire qu’une protection momentanée pour refaire son armée, pour lui donner quelques jours de repos et la ramener au combat ? Gardait-il cette pensée qu’avec 120,000 vaillans soldats il pourrait toujours percer ces lignes prussiennes qui venaient de se replier sur lui ? C’était là au fond la question qui s’agitait obscurément dès les premières heures.

Précisons les faits. On est au 20 août. À ce moment encore rien n’est peut-être perdu. Les rencontres qu’on vient d’avoir depuis le 14, sans avoir été victorieuses, n’ont rien de décourageant pour des soldats qui gardent le sentiment de leur valeur, qui n’ont reculé qu’en infligeant à l’ennemi les pertes les plus dures, en lui enlevant même un drapeau, quelques canons, et en lui faisant près d’un millier de prisonniers. L’armée, atteinte dans ses cadres, mais intacte dans son moral et impatiente d’action, n’a besoin que de peu de jours pour se retrouver prête à tout entreprendre. Que se passe-t-il au dehors ? Un voile vient de dérober brusquement aux yeux des investis de Metz le reste de la France, la scène militaire. On sait seulement que Mac-Mahon est à Châlons, rassemblant des forces nouvelles, et qu’il va y avoir deux armées, — deux armées placées l’une et l’autre, par une combinaison bien étrange, sous le commandement supérieur de celui des deux chefs qui est prisonnier dans son camp. Le devoir est donc double pour Bazaine, qui, établi sous Plappeville, à la villa du Ban-Saint-Martin, reste chargé de conduire la campagne, de travailler à sa propre délivrance, en dirigeant de loin ceux qui doivent concourir à le délivrer. Rien n’est perdu peut-être, à la condition qu’on ne laisse pas l’ennemi se fortifier autour de Metz, l’armée s’affaiblir dans l’inaction et l’incertitude, la situation tout entière s’aggraver encore, et en effet Bazaine semble tout d’abord comprendre la nécessité de ne pas perdre de temps, de se dégager au plus tôt. Les premiers jours, à partir du 20, se passent en préliminaires d’un prochain mouvement : reconstitution des cadres, préparatifs de vivres, ordres de réduire tous les bagages. Les munitions, qu’on disait épuisées, ne manquent plus le 22, le général Soleille l’assure. Par un hasard aussi opportun que singulier, on a retrouvé 4 millions de cartouches perdues dans une gare ; l’arsenal de Metz est mis à contribution, et l’armée sait qu’elle est de nouveau approvisionnée comme au début de la guerre, qu’elle peut marcher sans crainte. D’un autre côté, le commandant en chef annonce à Châlons, à Paris, qu’il se dispose à rentrer en campagne, qu’il prendra probablement la ligne des Ardennes et des places du nord. En un mot, tout paraît promettre une action prochaine. Dès ce moment cependant il est impossible de ne pas voir ou une volonté fatalement indécise ou un calcul dans ces dépêches évasives, fuyantes, pleines de réticences, par lesquelles Bazaine, en faisant connaître au maréchal de Mac-Mahon sa situation, ses intentions, semble se réserver lui-même et retenir une partie de sa propre pensée comme il voile une partie de la vérité.

Malgré tout, la nécessité de sortir est si évidente, si impérieuse, elle répond si complètement à l’instinct de l’armée que le maréchal Bazaine ne pourrait s’y soustraire. L’unique question pour lui est de savoir par où il tentera sa sortie : question certes délicate, épineuse, lorsqu’elle se pose en face de 200,000 hommes ! Essayer de reconquérir les routes du plateau de la rive gauche de la Moselle dans la direction de Verdun, ce n’est plus possible. On vient d’échouer sur ces hauteurs maintenant occupées par les masses ennemies, par cinq corps allemands sur sept. Au sud-est, une ligne d’opération naturelle semble s’offrir. On pourrait peut-être se jeter entre la Moselle et la Seille, qui se rejoignent à Metz, se couvrir des deux rivières en s’appuyant à quelques fortes positions, puis s’élancer vers Nomeny, Frouard ou Château-Salins. Ce n’est assurément ni facile ni exempt de dangers. Si l’on réussit, les résultats peuvent être immenses. On peut menacer les communications allemandes, se rouvrir un chemin à travers les Vosges. C’est le plan qui séduit les esprits militaires dans les états-majors. Bazaine y a songé un moment le 14 avant sa tentative de retraite sur Verdun, et après l’investissement Bourbaki dit encore avec sa vivacité pittoresque : « Mon désir eût été de faire un trou par Château-Salins et de nous donner de l’air… » A défaut de cette percée hardie vers le sud-est, il ne reste plus que la ligne du nord au-dessous de Metz, par le cours inférieur de la Moselle, par Thionville, d’où l’on peut regagner Montmédy et la Meuse, au besoin Sedan et Mézières. C’est pour la ligne du nord que Bazaine se décidait. « En agissant ainsi, disait-il, je me rapproche de nos nombreuses places, je retrouve une base d’opérations. Nous forcerons facilement le passage, puis nous serons toujours plus forts que l’ennemi, car, éparpillé autour de Metz, il ne pourra nous présenter que des têtes de colonnes, tandis que nous serons toujours massés, prêts à livrer bataille… » Ces prévisions étaient loin d’être justes ; mais il y avait une raison supérieure à tout, que Bazaine ne disait pas. En réalité, il n’était plus libre, il s’était engagé par ses premières dépêches expédiées dès le 19 à Châlons, et ici éclate ce qu’il y avait de périlleux dans ce commandement livré à toutes les chances de communications incertaines, allant peser sur les résolutions de Mac-Mahon et liant Bazaine lui-même. Les deux chefs étaient dans la dépendance l’un de l’autre, enchaînés à une même direction, également exposés à être suivis du reflux des masses ennemies et à recevoir un effroyable choc à quelques pas d’une frontière.

C’est donc par le nord que le maréchal Bazaine était obligé et se proposait de sortir, non plus en se servant de la rive gauche de la Moselle trop occupée ou trop dominée par l’ennemi, mais en revenant sur la rive droite, en avant des forts Saint-Julien et Queuleu. Ramenée sur ce terrain où elle avait livré bataille le 14, l’armée, inclinant au nord, aurait à s’avancer par des crêtes qui vont en se relevant jusqu’au point culminant de Sainte-Barbe. Ce plateau supérieur enlevé, la ligne prussienne était rompue, et l’on pourrait se rabattre sur la Moselle pour gagner Thionville, qui n’est qu’à 7 lieues de distance. Le maréchal Lebœuf, revenu dès le 22 avec le 3e corps en avant de Borny, aborderait la droite des positions au-delà de la route de Sarrelouis, par Noisseville et Servigny, suivi et appuyé par le 2e corps Frossard. Au centre, le général Ladmirault avec le 4e corps, dépassant le fort Saint-Julien, se porterait de front sur Sainte-Barbe par Poix. Le 6e corps de Canrobert, appuyant la gauche de Ladmirault et serrant la Moselle, marcherait sur Chieulles, Malroy. La garde resterait en réserve autour de Saint-Julien. Le 25 août au soir, le signal du mouvement partait du quartier-général du Ban-Saint-Martin. Le point d’attaque offrait assurément un avantage : c’était le côté le plus faible de l’investissement. Devant nous, devant nos quatre corps, les Allemands n’avaient là que la division Kummer et le Ier corps de Manteuffel. Seulement l’avantage ne pouvait garder toute sa valeur que si on manœuvrait assez rapidement, assez habilement pour déjouer la surveillance ennemie, pour surprendre et culbuter les Prussiens sans leur laisser le temps de se reconnaître et d’appeler des forces nouvelles. On était malheureusement bien loin de compte. Au matin du 26, comme dix jours auparavant au premier passage de la Moselle, l’insuffisance des ponts, les encombremens, les confusions ralentissaient tous les mouvemens. Le maréchal Lebœuf, qui se trouvait sur la rive droite, pouvait être en position dès sept heures du matin ; Frossard suivait de près. Ladmirault ne pouvait atteindre Saint-Julien avant dix heures, Canrobert n’arrivait qu’un peu plus tard. A midi, rien ne se dessinait encore, — et déjà les Prussiens en avaient vu assez pour être avertis !

Tout était contraire, il est vrai. Une effroyable tempête, mêlée de tonnerre et de pluie torrentielle, défonçait les routes, fouettait les soldats au visage ; mais, à part la tempête, qui est toujours l’imprévu et qui est pour tout le monde, Bazaine était-il réellement aussi décidé à l’action qu’il paraissait l’être en déployant l’armée ? Il ne montait lui-même à cheval qu’après onze heures, il quittait le Ban-Saint-Martin sans donner aucun ordre pour ses équipages, laissant la garde ordinaire au quartier-général, si bien qu’autour de lui on disait déjà en partant : « Ce ne sera pas pour aujourd’hui, nous reviendrons ce soir. » Ce qui est certain, c’est qu’arrivé au-delà du fort Saint-Julien il allait s’arrêter sur la route de Sainte-Barbe au château de Grimont, appelant les généraux à une sorte de conférence ou de conseil militaire.

La scène était étrange et triste comme la journée, comme la situation. Partout se laissaient voir les marques de la guerre, aux arbres abattus, aux grilles tordues et brisées, aux murs crénelés. Tout autour du château, des cavaliers silencieux se serraient les uns contre les autres, tournant le dos à la tempête. Dans l’intérieur, des officiers remplissaient cette demeure dévastée ouverte à tous les vents ; le maréchal Bazaine attendait dans une salle où il avait trouvé à peine un mauvais siège. Il était à peu près deux heures. Qu’arrive-t-il alors ? Les troupes sont toujours en position sous l’orage. Les chefs de corps sont déjà réunis, lorsqu’après quelques mots du maréchal le général Soleil le prend la parole, développant des considérations stratégiques, rappelant la campagne de 1814, invoquant la nécessité militaire et politique de rester sous Metz, où l’on retient 200,000 Allemands, — et finissant par déclarer qu’au surplus, « il ne faut pas se le dissimuler, l’armée du Rhin n’a de munitions que pour une seule bataille. » A son tour, le général Coffinières de Nordeck, gouverneur de Metz, invoque la sûreté de la place, dont les forts sont encore inachevés, et déclare que, si l’armée s’éloigne dès ce moment, la grande citadelle lorraine ne pourra se promettre qu’une défense assez limitée. Ainsi le 22 le général Soleille s’est estimé « heureux » d’annoncer que l’armée est complètement approvisionnée « comme au début de la guerre, » — le 26, il n’y a plus de munitions que pour une seule bataille ! Le 16, on a pu tenter la retraite sur Verdun sans craindre de laisser Metz à ses propres forces, — le 26, la place est compromise si l’armée part ! A cela, que peuvent répondre des chefs de corps rassemblés en toute hâte dans un conseil improvisé, surpris par ces révélations ? « Si nous n’avons pas de munitions, dit Bourbaki, il est clair que nous ne pouvons rien faire. » En d’autres termes, il faut rentrer et attendre, d’autant plus que le temps est bien mauvais et que la journée s’avance.

C’était évidemment la pensée de Bazaine, qui semblait chercher dans les raisons exposées par Soleille et Coffinières, comme dans un certain acquiescement des autres généraux, un prétexte pour se décider ; mais, en paraissant vouloir associer ses lieutenans à une résolution si grave, avait-il le soin de leur soumettre tous les élémens de la situation, de leur communiquer ce qu’il savait du dehors ? S’il n’avait pas reçu dès le 23 une dépêche dont un des officiers les plus sérieux de son état-major et de l’armée, le colonel Lewal, a toujours attesté l’existence et l’arrivée, s’il n’avait pas encore cette dépêche annonçant le mouvement de l’armée de Châlons sur la Meuse, il avait d’autres dépêches. Il savait qu’une armée se formait réellement à Châlons, qu’elle se proposait de lui porter secours. Il avait les dépêches qu’il avait lui-même expédiées, par lesquelles il annonçait l’intention de sortir par la ligne du nord, donnant ainsi rendez-vous au maréchal de Mac-Mahon. De tout cela, pas un mot n’était dit, de sorte que voilà des chefs militaires ayant à se prononcer sur des assertions qu’ils ne peuvent contrôler, sans être mis au courant de ce qui les intéresserait le plus. C’est le témoignage de Canrobert. « Si le maréchal Bazaine nous avait dit : Mac-Mahon vient au-devant de nous, nous lui aurions répondu : Allons, coûte que coûte, à sa rencontre. » Bazaine s’était tu, et c’est ainsi que du conseil de Grimont sortait cette résolution de reprendre les positions de la veille, après une démonstration sans but, inutilement pénible, décourageante pour les troupes. Cette résolution a son commentaire dans ce mot de l’état-major prussien : et on laissa passer ainsi le moment favorable pour percer, et on donna à l’armée allemande le temps de se renforcer de plus en plus dans ses positions. »

A la vérité, dans la pensée des chefs de corps qui venaient de se rencontrer au château de Grimont, il ne s’agissait que d’une halte de quelques jours profitable à l’armée, aux défenses de Metz, à la réorganisation des forces militaires de la France, et pendant cette halte on n’entendait pas rester au repos, on se promettait de harceler l’ennemi, de « donner des coups de griffes partout et incessamment. » Le maréchal Bazaine lui-même admettait ou semblait admettre cette idée ; au fond, il interprétait bien dangereusement cette délibération de Grimont et il la traduisait d’une façon aussi grave que singulière dans cette dépêche qu’il adressait aussitôt, le soir du 26, au ministre de la guerre : « Toujours sous Metz, avec munitions d’artillerie pour un combat seulement. Impossible de forcer les lignes ennemies dans ces conditions… Agirai efficacement, si mouvement offensif à l’intérieur force l’ennemi à battre en retraite… » Se déclarer impuissant à forcer les lignes ennemies, réduire du coup la première armée de la France à ce modeste rôle de pousser dans sa retraite un ennemi vaincu par d’autres, rejeté vers la frontière, c’était la marque d’une volonté bien indécise, bien peu préparée aux vigoureuses initiatives. Ce généralissime embarrassé de lui-même ne voyait pas qu’à un pareil moment chaque journée perdue pouvait être une chance de moins, que c’était à lui de donner le signal de l’action, non de l’attendre, qu’à ne rien faire il laissait échapper l’occasion de surprendre l’ennemi, diminué de deux corps d’armée qu’il envoyait précisément entre le 26 et le 29 vers Stenay. Tandis que Bazaine passait ces quelques jours dans une attente inutile, les événemens se pressaient cependant au dehors et venaient le sommer d’agir. Le 29 arrivait de Thionville une dépêche assurant que le général Ducrot, à la tête du 1er corps de l’armée de Mac-Mahon, devait se trouver sur la Meuse le 27, et ajoutant qu’il fallait « se tenir prêt à marcher au premier coup de canon. » Le 30, nouvelle dépêche de Mac-Mahon ou de l’empereur, — c’était celle qui avait été expédiée -le 22 de Reims, — annonçant la marche de l’armée de Châlons sur Montmédy. Que cette dépêche ne fût que la confirmation de l’avis reçu dès le 23 selon le colonel Lewal, qu’elle arrivât pour la première fois le 30 comme l’assure le maréchal Bazaine, il n’y avait plus à hésiter. Alors Bazaine se décidait tout simplement à reprendre pour le 30 d’abord, puis définitivement pour le 31 août son projet de sortie du 26. Les ordres étaient les mêmes ; les divers corps devaient revenir sur les positions qu’ils connaissaient ; il s’agissait toujours d’enlever Sainte-Barbe. Le programme n’avait pas changé, restait l’exécution.

C’était certes le cas ou jamais de tenter un coup décisif, de le préparer et de l’accomplir dans les meilleures conditions possibles. Puisqu’on avait l’idée singulière de reprendre l’attaque sur un point où l’ennemi, prévenu par la démonstration du 26, pouvait et devait avoir pris ses mesures, puisqu’on n’avait pas l’avantage de l’imprévu, il fallait au moins se donner l’avantage de la promptitude et de la sûreté d’action. Chose fatale, on retombait dans les mêmes négligences d’exécution, dans les mêmes encombremens de marches, pour aboutir nécessairement au même résultat, une lenteur désastreuse d’opération. Le 31 comme le 26, tandis que le 3e corps de Lebœuf était dès le matin vers la route de Sarrelouis, ayant toujours derrière lui le 2e corps, les divisions venant de la rive gauche n’arrivaient sur leurs positions, au-delà de Saint-Julien, qu’avec les plus grands retards, — le 4e corps de Ladmirault, à onze heures, le 6e corps de Canrobert à une heure, la garde après deux heures. Une fois sur leurs postes de combat, les troupes attendaient plusieurs heures encore sous les armes. Que résultait-il de ces malheureuses lenteurs ? L’ennemi ne pouvait certes s’y tromper. Pas la moindre démonstration n’attirait ses regards sur d’autres points. Depuis le matin, il assistait de loin au déploiement de nos forces, il voyait défiler nos divisions, il pouvait compter jusqu’à nos canons. Il y avait sur notre front la division Kummer faisant face à Canrobert, le Ier corps de Manteuffel à Poix, à Servigny, à Noisseville, à Retonfay devant le maréchal Lebœuf, — la division de landwehr de Senden à Sainte-Barbe, une nombreuse artillerie toute prête. Dès la matinée, à mesure que nos mouvemens se dessinaient, le prince Frédéric-Charles, qui était au haut du Horimont, sur la rive gauche de la Moselle, avait donné l’ordre de faire passer sur la rive droite, au-dessous de Metz, le Xe corps, la division hessoise du IXe corps. Au-dessus de Metz, le VIIe corps avait mission de se rapprocher du général Manteuffel ; d’autres forces devaient se tenir prêtes à marcher.

Au premier moment, il est bien certain que les Prussiens, qui ne comptaient pas plus de 50,000 hommes, auraient pu être culbutés par un effort vigoureux et bien conduit. On attendait toujours cependant. Le maréchal Bazaine était arrivé vers une heure en avant de Grimont, dans une petite maison où il appelait ses lieutenans pour leur communiquer les dépêches de Mac-Mahon. C’est là que les chefs de corps apprenaient la vraie raison de la bataille qui se préparait et recevaient leurs dernières instructions. Lebœuf devait engager l’action par la droite, pour être bientôt suivi par Ladmirault au centre, par Canrobert sur la gauche. Tout était entendu, pourquoi tardait-on encore ? Bazaine se tenait sur la route de Sainte-Barbe faisant établir des batteries. Par une distraction singulière, il avait oublié que le signal de l’attaque devait être donné par un coup de canon parti sur son ordre du fort Saint-Julien. À quatre heures seulement, ce coup de canon retentissait enfin, répondant à l’impatience de l’armée.

Dès lors s’ouvrait la lutte, d’abord du côté du 3e corps, qui depuis huit heures du matin attendait sur le terrain ce signal si lent à venir. Le maréchal Lebœuf lançait ses soldats, commençant par pousser vivement l’ennemi devant lui, le délogeant de Montoy, de Flanville, de Coincy, et faisant assurer sa droite par des troupes du 2e corps, tandis qu’il portait les divisions Metman et Montaudon sur Nouilly et sur Noisseville. Nouilly cédait au premier effort des bataillons de Metman. Devant Noisseville, où les Prussiens étaient fortement retranchés, le combat s’animait ; la brigade Clinchant ne laissait pas de rencontrer une résistance sérieuse, lorsque le vieux général Changarnier, qui était accouru à Metz au bruit de nos premiers malheurs, et qui suivait en volontaire le 3e corps, faisait battre résolument la charge comme aux grandes journées, et tous ces soldats, vigoureusement enlevés, se précipitaient à l’attaque de Noisseville ; ils emportaient une brasserie d’où partait un feu violent, faisaient des prisonniers, pénétraient impétueusement dans le village, dont ils restaient maîtres à six heures et demie. Bientôt on s’élançait à l’assaut de Servigny. De son côté, le général de Ladmirault, voyant se dessiner la marche de Lebœuf, s’avançait sur la route de Sainte-Barbe. Il engageait les divisions Grenier et de Cissey en partie sur Poix et Failly, en partie dans la direction de Servigny, déjà menacé par nous et bientôt enlevé à l’aide de la division Aymard du 3e corps. On avait Servigny, sauf une maison crénelée où l’ennemi se défendait encore. A son tour enfin, le maréchal Canrobert, suivant le mouvement, portait en avant les divisions Tixier, Lafond de Villiers, prenait les villages de Chieulles, de Vany, et venait appuyer Ladmirault, occupé à vaincre la résistance des Allemands à Failly.

À ce moment, l’armée était pleine d’ardeur, animée du sentiment d’une victoire possible, qu’on avait à demi arrachée à l’ennemi. Elle occupait une ligne semi-circulaire assez étendue, de la Moselle à Coincy, Canrobert à Vany, Ladmirault devant Failly et Poix, les divisions Aymard et Metman entourant Servigny et tenant en partie le village, la division Montaudon à Noisseville et à Montoy, la division Fauvart-Bastoul, du 2e corps, à Flanville, la brigade Lapasset à Coincy. Il y avait dans tous les cœurs une impatience fiévreuse et une confiance virile. Le commandant en chef lui-même, en s’avançant sur la route de Sainte-Barbe, avait pu être témoin de la résolution de son armée. Malheureusement, et là éclatait l’inconvénient d’une attaque tardive, la nuit était déjà tombée ; depuis longtemps le soleil avait disparu derrière le mont Saint-Quentin. Les vallées s’emplissaient d’ombres, la canonnade avait cessé. Il était dix heures du soir, et Bazaine n’avait pas tant tardé à regagner Saint-Julien, sans songer à profiter de l’élan universel, laissant à ses lieutenans le soin de maintenir les troupes sur leurs positions.

Ce fut une nuit funeste, doublement funeste. D’abord elle commençait par un contre-temps désastreux. Les Allemands, furieux de s’être laissé enlever Servigny et sentant l’importance de ce village, n’attendaient pas même que la nuit fût écoulée pour revenir à la charge, et devant une attaque violente, à laquelle on ne s’attendait peut-être pas assez, les soldats de la division Aymard, parmi lesquels régnait une certaine confusion, se voyaient contraints à se retirer après une résistance inutile. De plus, pendant que le maréchal Bazaine laissait passer ces heures précieuses de la nuit sans prendre aucune disposition, l’ennemi ne perdait pas de temps pour appeler des forces nouvelles et se tenir prêt à revenir au combat. Le 1er septembre, au point du jour, par une brume épaisse, nous étions attaqués un peu partout, sur la route de Sainte -Barbe, à Noisseville, à Montoy, à Flanville. Le maréchal Lebœuf se battait tant qu’il pouvait, avec vigueur, sans beaucoup de succès néanmoins, et au moment où le brouillard commençait à se dissiper, il se voyait menacé d’être enveloppé par les feux prussiens, d’autant plus que la division Fauvart-Bastoul, du 2e corps, qui couvrait sa droite, qui était elle-même fort en péril, avait déjà perdu un peu de terrain. Après l’offensive un instant brillante, presque heureuse de la veille, nous étions réduits à nous défendre, et du reste, dès le matin, le commandant en chef avait « confidentiellement » informé ses lieutenans, le maréchal Lebœuf comme le maréchal Canrobert, comme le général de Ladmirault, que, si l’on rencontrait trop de résistance, il fallait se retirer sous les forts. A dix heures et même peut-être avant, on ne soutenait plus la lutte que pour couvrir la retraite : dernier mot de cette bataille de Noisseville, de Servigny ou de Sainte-Barbe, comme on voudra l’appeler, qui coûtait 3,000 hommes pour rien !

Était-ce là tout ce qu’on pouvait ? Si le maréchal Bazaine avait voulu engager une partie sérieuse, il se désistait bien promptement, sans avoir déployé toutes ses ressources de combat, en homme pressé d’en finir avec une action importune. Le 3e corps avait seul donné en entier ; encore avait-il laissé devant Queuleu une division qui ne faisait rien. Une division du 4e corps était restée en réserve. Le 2e corps avait à peine paru au combat. Le 6e corps n’avait été que partiellement mêlé à l’action. La garde n’avait pas tiré un coup de fusil, et après tout on ne s’était pas battu plus de quatre heures le soir du 31 août, plus de trois heures le matin du 1er septembre. C’était là tout ce que Bazaine croyait pouvoir faire pour répondre à l’appel du maréchal de Mac-Mahon, dont l’armée expirait à Sedan à l’heure même où l’armée du Rhin rentrait sous Metz découragée, inquiète, toujours disciplinée, mais défiante, et commençant à se demander ce qu’on pouvait imposer à sa résignation, puisqu’on ne voulait pas ou l’on ne savait pas se servir de son courage dans les combats.

Cette affaire de Sainte-Barbe ressemblait à un grand mécompte que le général en chef était peut-être le seul à ne point ressentir. Elle avait pour effet de ramener l’armée là où elle était l’avant-veille, là où elle allait rester durant bien des semaines, s’usant et s’épuisant dans l’inaction : le 2e et le 3e corps sur la rive droite de la Moselle, le 4e le 6e corps et la garde sur la rive gauche. Jusque-là du moins c’était la guerre à peine interrompue depuis quinze jours, la guerre avec ses émotions, ses ardeurs, ses espérances, ses batailles sanglantes, mais glorieuses ; maintenant on passait brusquement à la vie de blocus. Que Bazaine eût agi avec préméditation ou par imprévoyance, il s’était créé plus que jamais la nécessité ou le prétexte d’attendre sous Metz des événemens inconnus, et ce qui, dans la pensée même du commandant en chef, n’était peut-être encore que temporaire, allait devenir tristement définitif par la toute-puissance de ces événemens extérieurs dont il faisait dépendre le salut de son armée. Dès le 3 septembre, le commandant d’état-major Samuel apprenait aux avant-postes l’affaire de Beaumont. Les jours suivans, mille bruits commençaient à se répandre ; des prisonniers de Beaumont et de Sedan échangés avec des prisonniers prussiens portaient dans Metz les terribles nouvelles. Le 9 septembre, un officier d’infanterie blessé à Spickeren pénétrait à travers les lignes ennemies, annonçant la capitulation de l’armée de Châlons, la captivité de l’empereur, la révolution de Paris, la république, la formation d’un nouveau gouvernement. Les catastrophes se pressaient, et le 12, dans une réunion, Bazaine disait à ses lieutenans muets et atterrés : « Vous comprenez bien que je ne veux pas m’exposer à subir le sort de Mac-Mahon… Nous n’entreprendrons plus désormais de grandes sorties… Chacun de vous se chargera de petites opérations afin de tenir la troupe en éveil ;… nous attendrons ainsi les ordres du gouvernement. » Le général Coffinières, qui ne parlait pas assurément sans autorisation, disait à son tour dans une proclamation aux habitans de Metz : « L’armée qui est sous nos murs ne nous quittera pas ! »

Ainsi, qu’on suive cette progression fatale. Le 20 août, le maréchal Bazaine laisse dire par une note à demi officielle qu’on pourrait rester sous Metz pour faire face à des nécessités militaires et politiques. Ce n’est pourtant encore qu’un mot, une insinuation servant peut-être à déguiser la gravité de la bataille de l’avant-veille. Le 26, au conseil de Grimont, la pensée se dégage et se précise dans les théories de haute stratégie développées par le général Soleille, visiblement approuvées, sinon inspirées par le commandant en chef, appuyées sur des faits mal contrôlés ou sur des réticences. Le 31, Bazaine n’est que trop fidèle à son programme ; il laisse échapper la dernière occasion d’une sortie victorieuse, il combat pour combattre plus que pour vaincre, et il se retranche aussitôt dans une expectative où il peut se maintenir, au moins jusqu’à nouvel ordre. Le 9, le 10, le 12 septembre, les événemens ont éclaté, ils sont connus au quartier-général comme dans la ville assiégée, et la résolution de ne plus renouveler de vaines tentatives de sortie est irrévocablement fixée. On ne quittera plus Metz, on attendra, on prolongera la résistance pour donner « au gouvernement le temps de créer les moyens de sauver la France, de sauver notre patrie ! »

Soit ; mais aussitôt s’élevait une question redoutable, imprévue. Par le fait, en liant désormais les destinées, l’action, les intérêts de l’armée et de la place, Bazaine compliquait la situation de l’une et de l’autre. La ville de Metz avait été si brusquement investie qu’aucune mesure régulière n’avait été sérieusement prise pour un approvisionnement de siège. Elle avait cependant du grain ou de la farine pour deux mois et demi, — en comptant une population ordinaire de 45,000 âmes. Les habitans des campagnes, réfugiés au nombre de 20,000, avaient été avertis qu’ils devaient se munir de quarante jours de vivres. L’armée, de son côté, pouvait avoir de la farine ou du blé pour cinq ou six semaines, — et elle ajoutait un contingent de plus de 150,000 hommes à la population ordinaire. Il s’agissait maintenant de faire vivre cette agglomération de plus de 200,000 créatures humaines, habitans civils ou soldats, avec les ressources d’une ville qui, tout compté et tout mis en commun, n’aurait pas du blé pour deux mois, qui n’avait plus déjà ni viande ni sel, et qui, dès le premier jour, allait être réduite à manger ses chevaux. On aurait pu depuis quinze jours augmenter ces ressources, on ne l’avait pas fait, de sorte que Bazaine se trouvait enfermé avec des moyens d’existence bornés, avec une population inquiète de son avenir, une armée attristée de son sort et les irrésolutions de son âme qui ne le préparaient guère à triompher des difficultés dont il était entouré. Voilà la situation !


III

Ici commence la période obscure et poignante.

Assurément, si depuis le premier jour il y avait eu à Metz un autre homme chargé des affaires de la France, tout aurait pu changer de face. Un autre chef d’armée aurait tout fait plutôt que de se résigner à une captivité passive et impuissante dans un camp retranché. Il ne se serait pas arrêté au moment de vaincre et d’échapper à l’étreinte qui le menaçait. Serré par l’investissement, il eût demandé à l’énergie et au dévoûment de 150,000 soldats éprouvés les moyens de rompre un cercle de 50 kilomètres qui devait bien avoir quelque point faible : il eût essayé dans tous les cas. Avant comme après les événemens de septembre et la révolution de Paris, il serait resté vigilant, actif, résolu, inaccessible aux défaillances ou aux influences extérieures, tout entier au devoir militaire, et, s’il n’avait pas réussi, il serait tombé sans peur et sans remords, pouvant regarder son armée en face, partageant virilement avec elle les suprêmes douleurs après avoir partagé avec elle les périls de la lutte. Je ne puis m’empêcher ici de songer à ce qui s’est passé dans d’autres temps. Au moment où le premier empire disparaissait en 1814, un grand soldat, plus que jamais fait pour être rappelé à l’armée française, Davout, se trouvait dans Hambourg avec 40,000 hommes. Cerné depuis le mois de septembre 1813, ne recevant ni ordres ni nouvelles de France, mais décidé à se défendre jusqu’à la dernière extrémité, l’héroïque maréchal tenait tête aux forces russes et allemandes envoyées contre lui. Vainement on lui annonçait les événemens de Paris, la restauration de la royauté, il répondait en invoquant l’article des règlemens militaires qui défend de croire aux bruits répandus par l’ennemi. On allait jusqu’à l’attaquer au nom des Bourbons déjà rétablis, avec le drapeau blanc ; il tirait sur le drapeau blanc et culbutait les assaillans. Il se refusait à toute négociation de même qu’il repoussait toutes les attaques. A la fin cependant, ne pouvant plus douter après l’arrivée d’un envoyé du gouvernement de Paris, il consentait à rendre la place, mais seulement sur un ordre du roi Louis XVIII lui-même, et il gardait ainsi ce qui lui restait de son armée, 30,000 soldats, un matériel considérable et l’honneur du drapeau. Bazaine n’était pas un Davout !

Perdu en quelque sorte dans une situation extraordinaire, qu’il n’avait pas créée sans doute, dont il n’avait pas la responsabilité première, mais qu’il pouvait relever ou sauvegarder, Bazaine avait le malheur de n’être à la hauteur des événemens ni par l’habileté du capitaine, ni par le caractère, ni par le sentiment militaire ou moral. Évidemment, s’il avait l’intrépidité du soldat au feu, ce n’était qu’un chef insuffisant, insouciant, sachant aussi peu commander qu’obéir, jaloux d’une indépendance dont il était embarrassé, sans audace et sans ressources, ni lion, ni renard. Bazaine, c’est un des témoins de la guerre de Metz qui le dit, « a été incapable de commander une si grande armée. Le nombre l’a complètement ébahi. Il ne savait point mettre en mouvement ses hommes, il ne savait point opérer avec ses forces. » Là est peut-être le secret de ces batailles du 16 août, du 18, du 31, où il manquait de décision, de coup d’œil autant que de vigueur de main, où il laissait les choses aller toutes seules sans direction, et c’est ainsi que par une certaine médiocrité militaire il se trouvait conduit à cette extrémité où il s’exposait à des méprises bien plus terribles encore par une certaine médiocrité de caractère, faute d’un sentiment moral supérieur.

Que voulait Bazaine ? Que se proposait-il, une fois rejeté sous Metz et fixé dans son camp par la nouvelle de Sedan et du 4 septembre ? Au premier instant, il semblait accepter les faits accomplis. « Nos obligations envers la patrie en danger restent les mêmes, » disait-il à son armée en lui annonçant la révolution de Paris. « Nous attendrons les ordres du gouvernement, » disait-il d’un autre côté. On commençait même à supprimer les sceaux de l’empire sur les pièces officielles. Le lendemain tout avait changé. Un travail mystérieux semblait s’opérer dans l’esprit de Bazaine. Des journaux allemands pénétrant dans Metz et laissant entendre que l’ennemi pourrait traiter avec le maréchal, le nom de Trochu apparaissant comme le nom d’un rival, l’idée que Paris ne pouvait tenir au-delà de quelques jours, que la France était déjà en combustion, tout cela faisait évidemment son effet. Bazaine se disait qu’il n’avait qu’à patienter un peu, à garder son armée intacte pour arriver à une négociation inévitable, et pour rester maître de la situation. Il ne voyait pas qu’il aurait bien plus d’autorité encore, soit vis-à-vis de l’ennemi, soit vis-à-vis du pays, s’il frappait de grands coups, si avec l’héroïsme du désespoir il s’ouvrait un passage. Il ne voyait pas surtout une chose bien plus grave, c’est qu’il subordonnait son action de soldat à tous les calculs politiques, et glissait insensiblement hors du devoir militaire. Le premier pas sur ce chemin, c’était de s’adresser à l’ennemi lui-même, au prince Frédéric-Charles, pour avoir des nouvelles précises de ce qui se passait en France.

La situation était unique et cruelle, j’en conviens. Etre enfermé dans une place forte et ne connaître que par des bruits, par des journaux, par des échos incertains et équivoques, les malheurs du pays, les désastres d’une armée française, une révolution accomplie devant l’invasion, c’était dur ; mais c’est précisément pour ces heures troubles, pour ces crises de confusion universelle, qu’est fait le devoir simple, rigoureux, et selon le mot de l’imperturbable Davout, ni révolutions, ni revers, ne délient le soldat du devoir. Où donc était pour Bazaine la nécessité, l’opportunité d’une démarche si singulière, si complètement en dehors de ces règles militaires dont le défenseur de Hambourg se faisait un bouclier ? Vainement le maréchal du second empire s’efforçait de pallier à ses propres yeux la gravité de l’acte qu’il commettait par une distinction subtile entre les obligations strictes d’un gouverneur de place et ce qui peut être permis à un chef d’armée. Ce n’était qu’un subterfuge déguisant mal une faiblesse et peu fait pour tromper l’ennemi, qui pouvait même voir dans cette tentative inusitée un premier signe d’intelligence, une sorte d’appel indirect et voilé à une négociation. Il est bien clair dans tous les cas que l’ennemi devait donner les renseignemens qu’on lui demandait à sa manière, dans la mesure de ses intérêts, en y mêlant tout ce qui pouvait augmenter le découragement et le trouble qu’il n’avait pas de peine à distinguer. La lettre par laquelle le prince Frédéric-Charles répondait à une note écrite par le maréchal Bazaine, portée par son premier aide-de-camp, le colonel, depuis général Boyer, cette lettre était tout ce qu’elle pouvait être, courtoise, véridique au point de vue allemand et hautaine. Le prince-généralissime, en confirmant la catastrophe de Sedan, ajoutait que, deux jours après la capitulation, était arrivé, « hélas ! à Paris un bouleversement qui avait établi, sans répandre de sang, la république à la place de la régence, » que cette république n’était pas « reconnue partout en France, » qu’elle n’était pas reconnue non plus par « les puissances monarchiques, » que le roi marchait sur Paris « sans rencontrer de forces militaires françaises. » La lettre était adressée au « maréchal de l’empire » Bazaine, et elle finissait par ces mots énigmatiques, assez étranges s’ils n’avaient pas été provoqués : « du reste votre excellence me trouvera prêt et autorisé à lui faire toutes les communications qu’elle désirera. » De ces communications, a dit Bazaine, « on en prend et on en laisse. » Il en prenait par malheur plus qu’il n’en laissait. La lettre du prince Frédéric-Charles l’impressionnait plus vivement qu’il ne l’avouait ; elle le confirmait dans l’idée que Paris n’avait plus d’armée pour se couvrir, que le gouvernement de la défense nationale n’était pas reconnu et qu’on ne refuserait pas de traiter avec lui.

Chose plus grave et qui prouvait déjà une étrange tactique de la part du chef de l’armée française ! Bazaine ne disait rien à ses lieutenans de ces premiers rapports ouverts avec le prince Frédéric-Charles, et en même temps il leur transmettait sans aucune précaution, sans tenir compte de la liberté d’un rapport tout confidentiel, les renseignemens les plus décourageans recueillis aux avant-postes prussiens par un attaché d’ambassade, M. Debains, qui avait essayé vainement de passer à travers les lignes ennemies. Il laissait se répandre jusque dans les camps tous les mauvais bruits, les nouvelles alarmantes, tout ce qui semblait justifier son inaction, et pouvait faire désespérer de la France. Les premières communications avec le prince Frédéric-Charles sont du 16 septembre. On a maintenant le secret de ce mot que M. de Bismarck disait trois jours après, dans l’entrevue de Ferrières, à M. Jules Favre : « Je dois vous prévenir que Bazaine ne vous appartient pas. » M. de Bismarck parlait ainsi de Bazaine à M. Jules Favre, de même qu’il faisait savoir à Bazaine que la république n’était pas reconnue. Il jouait son jeu ; il énervait la défense en se servant de tout, même d’un mot ou d’une lettre, dans l’intérêt allemand. Premier et fatal résultat d’une démarche irréfléchie et irrégulière.

Une fois dans cette voie, hors de la règle et du devoir, le maréchal Bazaine est sur la pente des dissimulations, des intrigues obscures et des périlleuses condescendances. Ces dispositions d’esprit le livrent désarmé à toutes les tentations, au premier aventurier, inconnu qui s’offre à lui sous le nom de Régnier. Jamais certes le dieu hasard n’introduisit un plus singulier comparse de l’histoire, un plus bizarre épisode dans une plus douloureuse tragédie ! Le 23 septembre au soir, sept jours après la lettre du prince Frédéric-Charles, un parlementaire mystérieux se présente aux avant-postes de la division de Cissey, au village de Moulins, sous le prétexte d’un rapatriement de quelques médecins luxembourgeois retenus à Metz. Il est conduit aussitôt au Ban-Saint-Martin ; il est reçu par le maréchal Bazaine, il s’entretient longuement avec lui. Le lendemain, nouvelle visite. D’où vient ce mystérieux émissaire ? Il arrive d’Angleterre, de Hastings, résidence de l’impératrice, en passant par Ferrières, — quartier-général momentané du roi de Prusse, — et par le château de Corny, quartier-général du prince Frédéric-Charles. Quels sont ses titres ? Il a pour toutes lettres de crédit une petite photographie de Hastings, où le prince impérial a écrit quelques mots, et un laissez-passer de M. de Bismarck lui-même. Que veut-il ? que demande-t-il ? Il vient parler de paix, de négociations, de restauration impériale, du rôle de l’armée de Metz. Il demande qu’un des principaux officiers de l’armée, le maréchal Canrobert ou le général Bourbaki, sorte de Metz sous son habit, sous son nom, pour aller se mettre aux ordres de l’impératrice, dans une situation où il ne reste plus qu’à en finir au plus vite pour sauver la France. Cet homme, cet inconnu sorti on ne sait d’où, a tout arrangé dans sa tête, il a remué ciel et terre, promenant partout son intempérance brouillonne, et, chose curieuse, il n’est mis à la porte ni fusillé nulle part ; il réussit même d’abord jusqu’à un certain point. Sur le refus du maréchal Canrobert, Bourbaki, un peu étonné, ignorant tout, croyant encore être utile, garanti en tout cas par un ordre écrit de Bazaine, Bourbaki cède et quitte Metz, — pour rencontrer bientôt au dehors la déception la plus cruelle !

Cet équivoque personnage, qui passe à travers ces sombres événemens, est-ce un aventurier, un espion prussien, un de ces maniaques d’importance qu’enfantent les temps de crises ? Je ne veux fixer que deux points. Évidemment, sans prendre trop au sérieux ce coureur d’aventures qui l’abordait avec un étonnant aplomb à Ferrières, M. de Bismarck avait été intrigué de voir entre ses mains la marque de quelques rapports récens avec les exilés d’Hastings : il flairait le traître volontaire ou inconscient. Il s’était dit qu’il ne risquait rien à laisser Régnier entrer dans Metz, que c’était peut-être un moyen de sonder, de tenter Bazaine, de savoir quelque chose de sa situation, de ses intentions. Le chancelier allemand avait l’esprit fort dégagé ; il ne cachait pas à M. Jules Favre qu’il était prêt, selon ses intérêts, à traiter avec l’empire ou avec la défense nationale, et puisque la défense nationale lui fermait les portes de Paris, il cherchait à savoir s’il ne pourrait pas s’ouvrir les portes de Metz par l’intrigue. Il réussirait ou il ne réussirait pas, il se servirait de Régnier ou il le désavouerait ; c’était tout. L’ennemi jouait son jeu mais s’il y a un fait étrange, c’est que, de son côté, un maréchal de France tombe dans ce piège. Le parlementaire du 23 septembre a, il est vrai, la photographie d’Hastings et son laissez-passer de M. de Bismarck ; il n’en faut pas plus pour que Bazaine reçoive un homme qu’il ne connaît pas, que Canrobert, Bourbaki déclarent n’avoir jamais vu aux Tuileries, pas même parmi les serviteurs de la maison impériale. Il montre à cet inconnu ses correspondances avec le prince Frédéric-Charles. Il s’entretient avec lui de la situation de la France, de la nécessité de la paix, des conditions auxquelles l’armée de Metz peut traiter. Le maréchal vient de recevoir un rapport d’un intendant qui lui annonce qu’il n’a de vivres que jusqu’au 18 octobre ; c’est précisément le chiffre que l’aventurier va répéter dans ses conversations avec l’ennemi. Régnier demande à Bazaine de mettre sa signature à côté de celle du prince impérial, Bazaine n’hésite pas, sans réfléchir au parti qu’on peut tirer de ce dangereux blanc-seing, sans songer que par sa signature il donne une sorte d’autorité aux paroles de Régnier. « L’idée, dit-il, ne m’en est pas venue le moins du monde. »

Il n’attache d’importance à rien, ni à des entretiens qui peuvent être répétés, ni à l’envoi d’un général sur la provocation du premier venu, ni à une signature dont on peut abuser. S’il ne voyait pas où il se laissait entraîner, il pouvait cependant commencer à s’en douter en recevant peu de jours après, le 29 septembre, par l’entremise du chef d’état-major du prince Frédéric-Charles, cette dépêche datée de Ferrières : « le maréchal Bazaine acceptera-t-il pour la reddition de l’armée qui se trouve devant Metz les conditions que stipulera M. Régnier, restant dans les instructions qu’il tiendra de M. le maréchal ? » C’était clair. Le maréchal se révolte-t-il du moins à cette proposition ? Il écrit qu’il ne saurait « répondre d’une manière absolument affirmative, » qu’il ne connaît pas M. Régnier, que « la seule chose qu’il pût faire serait d’accepter une capitulation avec les honneurs de la guerre, sans comprendre la place de Metz dans la convention à intervenir. » Pour le reste, il est prêt à envoyer son premier aide-de-camp, M. le général Boyer, auprès du prince Frédéric-Charles. Qu’entendait-il donc par ce triste mot de « capitulation avec les honneurs de la guerre ? » Au fond, il se laissait aller à cette chimère étrange que l’armée de Metz pourrait être sauvée par une convention militaire, neutralisée en quelque sorte et appelée à faire respecter le traité de paix qui serait signé, en même temps qu’à rétablir l’ordre en France. — Il y avait un gouvernement qui continuait la lutte, qui pouvait ne point accepter ces conventions et ces traités ? — c’était le gouvernement de l’insurrection, assure le maréchal Bazaine. — « Il y avait toujours la France ! » a dit M. le duc d’Aumale avec le juste sentiment du devoir militaire ; il y avait des armées françaises qui se battaient déjà devant Paris ou qui se formaient sur la Loire et qui pouvaient résister. Les soldats de Metz auraient donc pu avoir la mission de « réduire à l’obéissance une armée française ? » — « Jamais de la vie nous n’aurions fait une chose pareille, » répond le maréchal Bazaine. La convention qu’il méditait, qu’il espérait, pouvait cependant le conduire à cette extrémité, ou sûrement elle n’eût point été acceptée par l’ennemi. Ce malheureux homme en était là, se débattant dans ces trames tendues autour de lui par un aventurier que M. de Bismarck rejetait après s’en être servi, après avoir appris par lui les deux seules choses qui pussent lui être utiles, la limite des ressources de Metz et les dispositions réelles du maréchal.

Lorsque Bazaine se perdait dans de si dangereuses combinaisons, il est clair qu’il ne pouvait poursuivre bien vivement la guerre pas plus qu’il ne devait être fort pressé de se mettre en communication avec le gouvernement de la défense nationale. Il laissait passer des jours précieux, bornant l’action de son armée à de petites opérations autour de Metz sur Lauvallier, Vany, Colombey, Peltre, Mercy, et, pendant que ces jours s’écoulaient, les ressources diminuaient naturellement. Depuis le commencement de septembre, on mangeait les chevaux, et ceux qui restaient périssaient d’inanition ; ils n’auraient pu faire une étape, selon le mot du général Bourbaki. Les hommes campés dans la boue, sous des pluies presque continues, mal abrités par leurs petites tentes, se ressentaient de ces intempéries aussi bien que de la réduction graduelle des rations. A mesure que le temps passait, la vigueur physique s’altérait ; on ne manquait pas de cœur, on perdait des forces, de telle façon que ce qui était certainement possible encore aux premières semaines de septembre devait nécessairement devenir d’heure en heure plus difficile. Un jour vint cependant où, pressé par les circonstances, ne voulant pas sans doute laisser cette armée s’épuiser jusqu’au bout sans combat, peut-être aussi impatienté de ne plus entendre parler de rien après ce qui venait de se passer, Bazaine semblait se réveiller et vouloir sortir de son immobilité. Le 2 octobre, on enlevait avec entrain le château de Ladonchamps dans la vallée de la Moselle au-dessous de Metz. Ce coup de main vivement accompli paraissait n’être que le prélude d’une opération plus générale et plus sérieuse. Le maréchal avait l’air de revenir à ses projets de sortie et démarche sur Thionville en suivant cette fois la vallée. On parlait de nouveau dans les états-majors d’un départ prochain, l’ardeur se ranimait dans les camps. Il s’agissait d’abord d’une entreprise décisive, puis ce n’était plus qu’un grand fourrage, et en définitive tout se réduisait à une affaire brillante, meurtrière, mais sans résultat. Canrobert, chargé de l’opération avec le 6e corps et la division de voltigeurs de la garde que Bazaine lui donnait pour la journée, Canrobert devait s’avancer au-delà de Ladonchamps, à travers la plaine, pour emporter un certain nombre de positions qui se trouvaient sur son front. Sainte-Agathe, Saint-Remy, Bellevue, les Grandes et les Petites-Tapes. Ce n’était pas une entreprise sans péril, car il fallait se développer dans la vallée entre les hauteurs des deux rives de la Moselle, — Fèves, Sémécourt du côté gauche, Malroy, Olgy du côté droit, — également couronnées de batteries allemandes qui pouvaient foudroyer nos bataillons en marche. Pour atténuer le péril, Bazaine avait étendu l’opération. Le maréchal Lebœuf devait s’avancer par la rive droite pour menacer Malroy, tandis qu’une division de Ladmirault s’avancerait par les collines de la rive gauche vers le bois de Woippy, de façon à soulager Canrobert en tenant l’ennemi en respect. On avait devant soi la division Kuramer, des forces du IIIe et du Xe corps. A une heure de l’après-midi, le 7 octobre, le maréchal Canrobert engageait l’action, partant de Ladonchamps et prenant la tête de ses troupes qui s’élançaient avec la plus bouillante ardeur. Les voltigeurs et les chasseurs de la garde, sous l’énergique impulsion du général Deligny, culbutaient tout devant eux, gagnant du terrain par le village des Maxes, par Saint-Remy, puis enlevant par un effort concentrique les Grandes-Tapes, les Petites-Tapes, sans se laisser arrêter par une effroyable canonnade qui les couvrait d’obus. Cette belle troupe semblait se venger du rôle peu actif qui lui avait été infligé depuis Rezonville par l’élan de son intrépidité, par l’invincible fermeté de son attitude devant l’ennemi. Sur la gauche, le général Gibon, du 6e corps, qui recevait une blessure mortelle dans cette affaire, se battait courageusement au village de Sainte-Anne, qu’il avait de la peine à enlever, et où il avait encore plus de peine à se maintenir.

A trois heures, tout le terrain dont on pouvait s’emparer était conquis, on avait même fait 700 prisonniers et pris deux batteries prussiennes qu’on ne pouvait emmener faute de chevaux ; on se trouvait maintenant en face d’un déploiement croissant des forces allemandes et d’une immense artillerie qui redoublait ses feux convergens sur nous. Que faire ? Le maréchal Bazaine, qui s’était d’ailleurs comporté en vaillant soldat sur le terrain, n’avait pas évidemment l’intention d’aller plus loin. Il se contentait « d’affirmer son succès » en forçant l’ennemi à respecter les positions qu’il avait emportées, et à cinq heures l’ordre de la retraite était donné. On n’avait pas eu même besoin de faire arriver des voitures pour enlever les approvisionnemens qu’on avait espéré trouver dans ces villages et qui se réduisaient presqu’à rien. En réalité, l’armée avait montré une fois de plus sa valeur, elle avait perdu à cette affaire 1,200 hommes, trois généraux, en infligeant à l’ennemi une perte de plus de 1,600 hommes. C’était tout, c’était « le dernier éclair de courage » de ces troupes qui rentraient dans leurs camps pour n’en plus sortir en armes. « Elles sont maintenant ensevelies vivantes et bien vivantes, a dit le général Deligny ; leur agonie date de cette époque ! »


IV

C’est l’agonie en effet, c’est le moment critique ou « psychologique » dans ce funeste drame de Metz. On est au soir du 7 octobre. Le maréchal Bazaine vient de livrer sa dernière bataille pour l’honneur ou pour sauver sa responsabilité, plus encore que dans l’espoir du succès. Il ne sait rien de Bourbaki et de sa mission, ou plutôt il apprend que Bourbaki, après s’être présenté inutilement pour rentrer à Metz, ne reviendra pas. De Régnier et de sa diplomatie, il n’a plus entendu parler ; il n’a plus eu de nouvelles de cet aventurier, qu’il appelle « l’international, » et qui devait lui répondre avant le 30 septembre. D’un autre côté, il est informé que les vivres s’épuisent rapidement, qu’avec toute l’industrie possible, avec des réductions nouvelles de rations et en prenant sur les ressources de la ville pour nourrir l’armée, on ne peut guère dépasser le 20, le 22 octobre. Il n’y a plus à hésiter. Alors, dès le 7 au soir, le maréchal Bazaine se décide à consulter ses généraux ; il leur demande leur opinion « par écrit » sur l’état des troupes, sur « ce qu’on peut encore attendre d’elles. » C’est lui-même qui le dit : « le moment approche où l’armée du Rhin se trouvera dans la situation la plus difficile peut-être qu’ait jamais dû subir une armée française,… les vivres commencent à manquer,… nos ressources sont épuisées… » Il faut prendre un « parti décisif. » Deux jours après, le 10, la question terrible, inexorable, est posée dans un conseil de guerre, dans une conférence où sont appelés à délibérer les chefs de corps, le commandant de l’artillerie, le gouverneur de Metz, l’intendant-général de l’armée. C’est de ce conseil que sort la résolution de négocier dans les quarante-huit heures, de demander une « convention militaire honorable et acceptable pour tous, » avec cette restriction que, si l’ennemi veut imposer des conditions « incompatibles avec l’honneur de l’armée, » on se réserve de tenter à tout prix de s’ouvrir un chemin par la force.

Qu’on le remarque bien, le 10 octobre comme le 26 août, le maréchal Bazaine disait la vérité et il ne disait pas la vérité tout entière. En appelant ses lieutenans à décider ce qu’il y avait à faire, il leur dérobait une partie de ce qu’il avait essayé lui-même. Il ne leur avouait pas ses pourparlers secrets, ses insinuations, ses tentatives pour obtenir précisément ce qu’il appelait « une capitulation avec les honneurs de la guerre. » S’il leur avait dit ce qu’il savait, ce qu’il pouvait bien aisément présumer des intentions de l’ennemi, il ne leur eût pas laissé des illusions, il eût peut-être provoqué dès ce moment de leur part quelque résolution d’héroïque désespoir, ce que le maréchal Lebœuf appelait une « folie glorieuse. » Que ces vaillans hommes, qui venaient de combattre la veille et qui étaient certainement prêts à combattre encore, s’il le fallait, n’eussent d’autre pensée que celle d’une « convention militaire honorable et acceptable, » ce n’est point douteux ; mais comment l’entendait le maréchal Bazaine ? La « convention militaire » n’était pour lui que l’apparence ou le prétexte. En réalité, les instructions qu’il remettait au négociateur envoyé à Versailles, au général Boyer, ces instructions étaient toutes politiques. Elles partaient de ce point, que « la question militaire était jugée » par la victoire des armées allemandes ; elles invoquaient l’intérêt qu’avait l’Allemagne elle-même à ne point dissoudre « la seule force qui puisse aujourd’hui maîtriser l’anarchie dans notre malheureux pays… » L’armée de Metz, c’était « le palladium de la société. » Si on la laissait toute constituée, « elle rétablirait l’ordre et protégerait la société, dont les intérêts sont communs avec ceux de l’Europe. Elle donnerait à la Prusse, par cette même action, une garantie des gages qu’elle pourrait avoir à réclamer dans le présent… » En d’autres termes, à cette extrémité comme au premier moment, c’était toujours la même question : les préoccupations politiques, selon le mot de M. le duc d’Aumale, dominaient chez Bazaine les devoirs du soldat.

C’est le 12 octobre que le général Boyer partait pour le quartier-général du roi de Prusse entre deux officiers du prince Frédéric-Charles, soigneusement séquestré pendant la route, comme à son arrivée à Versailles, et dès son premier entretien avec M. de Bismarck il savait à quoi s’en tenir. La seule « convention militaire » que l’armée de Metz pût espérer était la capitulation infligée à l’armée de Sedan. L’état-major allemand connaissait trop bien la situation de notre malheureuse « armée du Rhin » pour s’inquiéter des quelques jours d’existence qui lui restaient ou pour redouter son désespoir. S’il ne s’agissait que d’une simple « convention militaire, » cela regardait M. de Moltke, l’inflexible de Moltke ; mais M. de Bismarck pouvait faire valoir des considérations politiques, l’intérêt de la paix, d’une paix désirable après tout pour l’Allemagne comme pour la France. Que l’impératrice consentît à signer cette paix aux conditions qu’on lui ferait, que l’armée de Metz s’engageât à soutenir l’impératrice régente, qu’elle se déclarât dès ce moment, la question militaire et la question politique seraient tranchées du même coup. En un mot, ce que demandait le chancelier allemand pour nous épargner une capitulation nouvelle, c’était tout simplement un blanc-seing de la régente pour la paix qu’on lui dicterait, et une sorte de pronuciamiento de l’armée de Metz pour la souveraine exilée et pour cette paix inconnue. « À ces conditions-là, disait-il, vous partirez avec les honneurs de la guerre, emmenant votre matériel, vos canons, vos drapeaux, la place de Metz restant libre et maîtresse de se défendre avec ses propres moyens. » M. de Bismarck parlait-il sérieusement ? voulait-il tenter de se servir d’une malheureuse armée qui allait être vaincue par la famine ? Le général Boyer n’avait évidemment rien à conclure dans ces conditions qui impliquaient l’intervention de l’impératrice et des chefs de l’armée. Il ne pouvait que repartir pour Metz, toujours escorté et séquestré, emportant les propositions de M. de Bismarck, avec quelques journaux et ce qu’il avait pu recueillir dans ses conversations avec le chancelier. Le général Boyer, gardé à vue, prisonnier à Versailles, n’avait pu communiquer avec personne ; en réalité, il ne l’essayait même pas, et tout ce qu’il savait de la France se réduisait à ce que M. de Bismarck avait voulu lui en laisser voir en lui représentant un pays livré à un gouvernement d’énergumènes, la révolution déchaînée partout sous le drapeau rouge, les forces de la Loire vaincues et dispersées avant d’être formées, les plus grandes villes réduites à demander des garnisons prussiennes !

Voilà le triste bulletin que le général Boyer portait avec lui en rentrant à Metz le 17, et c’est ainsi que le 18 octobre, dans un nouveau conseil de guerre, on se retrouvait en face de la redoutable question agitée à la première conférence du 10, mais singulièrement aggravée, ou pour mieux dire complètement transformée. Fallait-il continuer à négocier dans ces conditions ? Les esprits, douloureusement émus des nouvelles que le général Boyer donnait de la France, restaient visiblement anxieux, consternés et partagés. Les uns, le plus petit nombre, n’admettaient pas qu’on dût aller plus loin, ils étaient d’avis que, puisqu’on n’avait pas pu obtenir la « convention militaire » qu’on demandait, il n’y avait plus qu’à en appeler aux armes et à tenter de se frayer un chemin à travers les lignes ennemies ; ils ne croyaient pas au succès, ils subissaient ce qu’ils considéraient comme une nécessité suprême de l’honneur militaire. Les autres, sans prétendre rien décider, sans vouloir sortir de leur rôle militaire, semblaient se rattacher à ce dernier espoir d’une paix possible, d’une intervention utile de l’impératrice-régente. C’était, il est vrai, une résolution des plus graves, des plus délicates dans les circonstances où se trouvait le pays : on ne connaissait ces circonstances. On n’avait plus le choix, disait-on, c’était une suprême chance, et on s’arrêtait à ce parti dangereux, probablement inutile, d’envoyer le général Boyer à Londres, auprès de l’impératrice, pour savoir ce qu’elle pouvait faire, ou en fin de compte pour lui demander de « délier l’armée de son serment et de lui rendre sa liberté d’action. » Quant à cette démonstration immédiate, éclatante, en faveur de l’empire et de la régence que réclamait M. de Bismarck, on s’y refusait absolument. C’était une dernière réserve d’esprits profondément agités, cherchant une issue sans vouloir dépasser la limite du devoir militaire. On ne savait comment sortir de là. On n’eût pas été sans doute réduit à ces luttes intimes et à ces expédiens, si Bazaine eût été moins mystérieux avec ses lieutenans ou s’il eût fait plus d’efforts depuis un mois pour se mettre en communication avec la France.

La résolution du 18 était comme toute la situation, obscure, confuse, douloureuse ; elle était cruelle pour ceux qui l’adoptaient sans trop savoir où elle conduisait, ce qu’elle pouvait produire, quel sens et quelle portée elle pouvait avoir au milieu des événemens qui se précipitaient. Elle était pénible pour l’impératrice elle-même à qui elle allait infliger une singulière épreuve. Cette malheureuse femme, par la mission du général Boyer, se trouvait placée entre des chefs militaires qui semblaient lui demander de sauver leur armée, de leur épargner l’humiliante capitulation, et les préliminaires d’un traité de paix que M. de Bismarck prétendait lui imposer sans lui en dire même les conditions. L’impératrice, il faut le dire, évitait tout ce qui aurait pu ajouter aux difficultés dans lesquelles se débattait la France. Elle faisait ce qu’elle pouvait ; elle s’adressait à M. de Bismarck, au roi Guillaume lui-même. Elle s’efforçait d’obtenir pour l’armée de Metz tout au moins un armistice de quelques jours avec le droit de ravitaillement ; mais en même temps elle hésitait à paralyser, par une intervention périlleuse, les efforts tentés par la défense nationale. Elle refusait de souscrire à des conditions mystérieuses qui impliquaient une mutilation territoriale de la France. Peut-être aussi entrevoyait-elle une effroyable guerre civile où elle se perdrait sans gloire et sans profit. Le général Boyer avait quitté Metz le 19, il n’avait pu arriver à Londres que le 22 ; les négociations fiévreuses qu’on paraissait engager nécessitaient au moins plusieurs jours ; mais pendant ce temps tout s’aggravait à Metz ; on en était réduit à savoir si on pourrait vivre le lendemain, à compter les heures. Si on avait pu mettre une dernière et équivoque espérance dans la mission du général Boyer, cette espérance s’évanouissait le 24 à la réception d’une dépêche de M. de Bismarck, disant au maréchal Bazaine qu’aucune des conditions indiquées au général Boyer comme indispensables n’ayant été réalisée, « il était impossible au roi de se prêter à des négociations dont sa majesté seule aurait à faire accepter les résultats à la nation française. » Le chancelier ajoutait qu’il n’entrevoyait plus « aucune chance d’arriver à un résultat par des négociations politiques. »

Tout s’évanouissait. Il n’y avait plus désormais qu’à se rendre à merci ou à combattre une dernière fois. Combattre, c’était sans doute le rêve de quelques esprits généreux dans la population de Metz comme dans l’armée. Il y eut même une sorte de conspiration à laquelle s’associaient un certain nombre d’officiers, un comité de la défense à outrance. On voulait déposer quelques-uns des généraux, enlever le commandement en chef au maréchal Bazaine, et on fit des tentatives auprès de quelques chefs militaires. Parmi les généraux, il y en avait certainement qui brûlaient de se jeter sur l’ennemi, quoi qu’il dût arriver ; mais cette révolte de l’instinct militaire et patriotique venait se briser contre l’implacable réalité. On n’avait plus ni chevaux ni moyens de se servir de l’artillerie. Les hommes, — ils étaient plus de 100,000 combattans encore ! — n’avaient plus la force nécessaire pour une telle entreprise. Le moment était passé, on ne pouvait que courir à un affreux désastre. Alors on se décidait à une démarche directe auprès du prince Frédéric-Charles, et c’est le vieux général Changarnier qui allait d’abord en plénipotentiaire de l’armée. Son âge, son vieux renom militaire, son dévoûment, devaient inspirer du respect au vainqueur. Le général Changarnier devait demander ou la neutralisation de l’armée, ou son internement sur un point désigné du territoire français, ou en fin de compte l’envoi des troupes de Metz en Afrique. Tout fut inutile. Courtois, respectueux pour le vieux soldat, mais inflexible, le prince Frédéric-Charles écartait toutes ces conditions, et il évitait même de préciser les termes de la capitulation qui serait infligée. Vainement le général Changarnier laissait entrevoir la possibilité d’une tentative désespérée, le prince s’arrêtait peu à cette menace. Il laissait entendre qu’il n’ignorait rien de la situation extrême de l’armée de Metz, qu’il avait fait préparer des vivres, et qu’il venait de donner l’ordre à son chef d’état-major, le général de Stiehle, de se tenir aux avant-postes, au château de Frescaty, pour recevoir nos communications.

Dès lors, si l’on ne voulait pas s’ensevelir sous les ruines d’une ville assiégée ou jouer le sort de l’armée dans un combat sans espoir, il ne restait plus qu’à prendre le chemin de Frescaty pour connaître les conditions du vainqueur. Ce fut le général de Cissey qui eut cette seconde et triste mission. Ces conditions étaient trop faciles à prévoir. M. de Bismarck ne les avait pas laissé ignorer au général Boyer en rappelant la capitulation de Sedan ; le 25 octobre au soir, dans une entrevue avec le général de Cissey, le général de Stiehle les résumait en termes sommaires et implacables : reddition complète et absolue de l’armée et de la place de Metz avec armes, bagages, drapeaux et matériel de toute nature. Puisqu’on s’était laissé conduire là, comment échapper au suprême destin ? On avait beau se débattre encore le 26 au matin dans un conseil où le maréchal Bazaine semblait vouloir s’effacer devant ses lieutenans et confondre sa responsabilité personnelle dans la responsabilité collective de tous les généraux : la nécessité inexorable pesait sur tout le monde et d’abord sur le commandant supérieur. C’était maintenant au chef d’état-major de l’armée, au général Jarras, de se rendre à Frescaty pour régler officiellement des conditions définitives qu’on pouvait à peine songer à discuter.

Des concessions de fond, il n’y en avait plus à espérer, dès qu’on n’était plus en mesure de les arracher. Le général Jarras portait tous ses efforts sur deux points : les honneurs de la guerre pour l’armée et le droit pour les officiers de garder leur épée. La question restait indécise à la première conférence. Que se passait-il alors dans l’intervalle de quelques heures entre les deux entrevues où se rencontraient le général Jarras et le général de Stiehle ? Le quartier-général prussien, après avoir pris les ordres du roi à Versailles, ne refusait plus aux officiers français le droit de garder leur épée. De son côté le maréchal Bazaine, après avoir paru attacher un grand prix aux « honneurs de la guerre, » semblait les refuser. Il avait réfléchi. C’était peut-être en effet assez délicat, assez périlleux, de faire défiler en armes sous les yeux de l’ennemi des troupes irritées, aigries par le malheur, convaincues qu’on n’avait pas fait tout ce qu’on avait pu pour leur épargner cette poignante épreuve ; mais on aurait dû y songer plus tôt. En s’abstenant d’invoquer le prétexte puéril du mauvais temps, on ne se serait pas exposé à ce que le général de Stiehle répondît que les questions de température n’entraient pour rien dans les résolutions de l’état-major prussien ; en ayant l’air de vouloir maintenir ostensiblement, pour le public, une clause d’honneur, qu’on demandait à ne point exécuter par prudence, on risquait de s’entendre dire que les Allemands ne mettaient dans une convention que ce qu’ils étaient résolus à exécuter. Enfin, avec plus de soins, avec une sollicitude plus attentive, avec une préoccupation plus jalouse des intérêts du pays et des susceptibilités de l’armée, on aurait profité du temps qu’on avait pendant les négociations pour détruire le matériel, pour brûler les drapeaux. On ne se serait pas perdu dans des ordres contradictoires, évasifs, où le malheureux général Soleille jouait un singulier rôle et où le maréchal Bazaine semblait subordonner le sentiment de la dignité de son armée à la crainte de mécontenter l’ennemi.

La capitulation était signée le 27 octobre, et cette douloureuse résolution allait retentir dans Metz comme dans l’armée, provoquant une explosion d’amertume et d’irritation. La fatalité l’emportait. Une armée de plus de 120,000 hommes allait être traînée captive en Allemagne. La citadelle de la Lorraine tombait. La faute n’était pas de se rendre quand on ne pouvait plus résister, quand on n’avait plus de pain ; mais à ce moment ce passé de soixante-dix jours se redressait contre le maréchal Bazaine. Évidemment, s’il ne s’était pas laissé aller à une de ces longues et coupables préméditations de trahison qui heureusement sont toujours rares, il n’avait pas fait tout ce qu’il aurait pu faire. Il avait eu un commandement insouciant, équivoque, incertain. Il avait perdu les plus favorables occasions, et il avait laissé dépérir cette vaillante armée qui ne demandait qu’à combattre. Il avait manqué de prévoyance dans l’administration des ressources de l’armée de la ville. Dans ses relations avec les généraux, il avait eu des réticences dangereuses ; il avait associé ses lieutenans, à leur insu, à des responsabilités dont ils ne pouvaient se rendre compte, il les avait entraînés dans une voie où leur instinct se serait révolté dès les premiers pas, s’ils avaient été prévenus. Il avait sacrifié à des calculs politiques les plus simples devoirs militaires, et c’est ainsi qu’il se trouvait conduit à cette extrémité, où la capitulation du 27 octobre, si cruelle, si désastreuse qu’elle fût, était peut-être encore préférable à ce qui serait arrivé si les négociations qu’on avait engagées avaient réussi, puisque la guerre civile pouvait être au bout de ces négociations. Telle qu’elle était, cette catastrophe, elle enlevait à la France sa plus belle armée, et de même qu’un mois auparavant la chute de Strasbourg permettait aux 50,000 Allemands de Werder de se porter à travers les Vosges sur la Saône, la chute de Metz permettait maintenant aux 200,000 hommes du prince Frédéric-Charles de se porter sur la Loire ou vers le nord. L’empire se survivait par les désastres qu’il allait étendre et précipiter indirectement, après les avoir provoqués et aggravés directement par sa légèreté et par son imprévoyance.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier, du 1er février, du 15 mars et du 1er mai.