La Guerre de France en 1870-71
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 721-745).
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L’ÉPILOGUE DE LA GUERRE[1]


I. Discours et circulaires de M. de Bismarck. — II. Histoire de la diplomatie du gouvernement de la défense nationale, par M. J. Valfrey. — III. Histoire du Traité de Francfort, par le même. — IV. L’Armistice et la Commune, par le général Vinoy. — V. La Guerre des communeux de Paris, par un officier supérieur de l’armée de Versailles. — VI. Enquêtes parlementaires. — VII. Rapports officiels, documens inédits, etc.

I.

L’ASSEMBLÉE DE BORDEAUX ET LA PAIX.

Le jour où Paris, pressé par la faim, rendait les armes, tandis que les forces de la province reculaient vaincues de toutes parts, à Saint-Quentin comme au Mans, aux frontières de la Suisse comme dans la presqu’île du Havre, ce jour-là s’ouvrait pour la France une situation aussi nouvelle que redoutable. C’était le lendemain de la défaite, lendemain troublé, tout chargé d’inconnu ; c’était le commencement de la grande et douloureuse liquidation.

Depuis six mois déjà, depuis cinq mois surtout, on soutenait cette lutte inégale où au torrent d’une invasion victorieuse on n’avait à opposer que des efforts décousus, l’inexpérience d’un gouvernement improvisé par une révolution, les murs d’une capitale assiégée, la bonne volonté des armées novices de province, les tronçons d’une nation essayant de se rejoindre. On disputait comme on pouvait, dans l’obscurité, dans la confusion, et non certes sans honneur, ce sol de la France que l’empire en tombant avait livré sans défense à l’ennemi. Tant que Paris restait debout, tant que des armées pouvaient tenir la campagne, l’espoir de lasser la mauvaise fortune, de faire reculer l’invasion, ne laissait pas même le temps de réfléchir. Les fiévreuses surexcitations du combat faisaient tout oublier ou tout subir, l’aggravation des malheurs de la guerre, l’épuisement des ressources, le progrès de la désorganisation publique par les déchaînemens révolutionnaires, l’incohérence d’une dictature agitatrice mêlant les entraînemens de parti aux entraînemens de patriotisme. On vivait d’illusions entretenues, encouragées par le mystère qui semblait envelopper encore le dénoûment du tragique conflit. Maintenant, par l’armistice du 28 janvier 1871, le voile se déchirait brusquement et laissait entrevoir l’inexorable vérité de la situation militaire et politique, telle que l’avaient faite la force des événemens et la faiblesse ou la présomption des hommes. La réalité militaire, c’était Paris rendu et désarmé, l’invasion déchaînée jusqu’aux limites de l’Auvergne et de la Bretagne, maîtresse d’une partie de la France et menaçant le reste, la défense démantelée et frappée au cœur. La réalité politique, c’était une anarchie à peine contenue par un pouvoir dénué de sanction, divisé et dépopularisé par l’insuccès ; c’était le pays placé entre la guerre avec l’ennemi et la guerre avec lui-même, la passion révolutionnaire prête à se faire une arme de nos revers et à les aggraver, l’exaspération chez les uns, la tristesse découragée chez les autres, l’anxiété partout. La réalité politique enfin, c’était cette fatalité d’une séparation prolongée se terminant tout à coup par une catastrophe, laissant entre la ville et la province des suspicions, des défiances, de redoutables malentendus.

Voilà l’inexorable vérité qui éclatait à la lumière de l’armistice du 28 janvier, dans cette trêve de quelques jours laissée à des vaincus pour se reconnaître, pour se demander ce qu’ils pouvaient encore, de sorte que ces cinq mois de combats, d’épreuves et de déceptions conduisaient la France à cette extrémité où elle se trouvait en face d’une double question : — question de paix ou de guerre avec l’Allemagne, question de paix intérieure ou de révolution. Le dernier mot, l’épilogue de la tragédie sanglante était là, et c’est pour dénouer ce drame, c’est pour régler ces terribles comptes, que se réunissait une assemblée qui avait du moins l’avantage de mettre le nom et l’autorité de la France à la place de toutes les dictatures, d’être pour tous, pour le pays comme devant l’ennemi, l’expression légale et vivante de la souveraineté nationale.


I

Élue le 8 février et réunie dès le 12, née d’un des plus libres et des plus énergiques mouvemens d’opinion, l’assemblée nouvelle arrivait à Bordeaux pour être avant tout la mandataire du patriotisme et du péril. C’était son rôle et sa mission. Sans doute elle reproduisait en elle-même toutes les émotions, toutes les contradictions, et, si l’on veut, toutes les confusions du pays ; dans son ensemble, elle procédait d’une réaction presque impétueuse de prévoyance nationale et conservatrice ; elle ressemblait à une protestation spontanée contre la politique de guerre à outrance et d’agitation révolutionnaire, et si l’esprit de ces élections de 1871, dans ce qu’il avait de plus juste, de plus modéré, pouvait se caractériser par un nom, il se résumait dans le nom de celui que vingt-six départemens choisissaient pour sa clairvoyance comme pour son dévoûment, — M. Thiers. Cette fatale guerre en effet, M. Thiers avait essayé de la détourner avant qu’elle n’eût éclaté au 15 juillet 1870, et il avait fait ce qu’il avait pu dans le conseil de défense pour en atténuer les désastres après les premières hostilités. Au lendemain du 4 septembre, il avait parcouru l’Europe en plénipotentiaire de la France envahie, gagnant des sympathies à défaut de secours. Il était allé à Versailles négocier pour Paris assiégé un armistice que la sédition du 31 octobre avait seule fait échouer. Retiré à Tours et à Bordeaux, il avait essayé vainement de retenir une dictature emportée qui finissait par le traiter en suspect. Cette sûreté de raison, la supériorité de l’expérience parlementaire et diplomatique, l’éclat d’une illustration européenne, une sorte d’acclamation publique, tout se réunissait pour faire de M. Thiers le chef d’un gouvernement nouveau dans la situation qui s’ouvrait, un négociateur autorisé, s’il le fallait, et dans tous les cas le guide naturel d’une assemblée dont la première mission était fixée par l’armistice du 28 janvier : « se prononcer sur la question de savoir si la guerre doit être continuée ou à quelles conditions la paix doit être faite. »

Évidemment, si une assemblée avait pu être réunie deux ou trois mois plus tôt, même après la chute de Metz, lorsque Paris promettait encore une longue résistance, lorsque les armées de province commençaient à se former et attestaient leur existence à Coulmiers, si un plénipotentiaire de la France avait pu se présenter devant l’ennemi, devant l’Europe, appuyé sur cette assemblée, sur un pays gonflé d’énergie et de ressources, la question eût été tout autre soit pour la paix, soit pour la guerre. On n’aurait point été absolument désarmé dans une négociation ; pour reprendre les hostilités, si l’orgueil du vainqueur n’eût point laissé d’autre alternative, on aurait eu, au lieu d’un pouvoir de révolution, un gouvernement légal, national, conduisant au combat toutes les forces disponibles de la France, des forces qui n’avaient encore souffert ni du feu, ni d’un hiver terrible, ni des fausses directions : c’est le rêve de ce qui aurait pu être à une heure plus propice. Au moment où l’assemblée se réunissait et donnait une sorte de blanc-seing à M. Thiers, tout avait singulièrement changé. Paris était rendu et ne comptait plus que comme un grand otage de l’ennemi ou comme un mystérieux foyer d’agitation. La province avait inutilement prodigué ses armées, dont l’une venait d’être rejetée à travers les neiges du Jura jusqu’en Suisse. Les ressources s’épuisaient au point que M. Gambetta, en vrai dictateur, pour avoir les 10 millions par jour qui lui étaient nécessaires, menaçait de violenter la banque de France, d’exhumer la planche aux assignats. L’armistice avait produit une détente profonde dans un pays surmené, ruiné, fatigué de déroutes, de déceptions, de fanfaronnades révolutionnaires, d’excitations impuissantes et de confusion. On avait beau s’agiter à Bordeaux, parler encore de « guerre à outrance, » la réalité douloureuse éclatait à travers tout, l’impression générale était au doute, au découragement, et c’est dans ces conditions de force majeure, de trouble universel, qu’il y avait à se décider sans perdre un instant, car les heures étaient comptées. L’armistice expirait le 19 février à midi, au moment même où l’assemblée à peine constituée en était encore à former un gouvernement : on avait dû négocier une prolongation de cinq jours, qui semblait bien insuffisante. Entre le 19 et le 24 février, il s’agissait de tout peser, de mettre en balance les inévitables rançons de la paix et les chances ou les impossibilités d’une lutte nouvelle, d’évaluer toute une situation diplomatique, militaire, et de prendre un parti. C’était le rôle dévolu à celui de tous les Français qui pouvait se dire le plus innocent de la guerre, et personne alors, que je sache, n’avait l’idée de disputer à M. Thiers le fardeau, le cruel honneur des suprêmes responsabilités qu’il allait affronter pour tous.

Ce n’était plus le moment des illusions. Sur quoi pouvait compter la France dans les résolutions qu’elle avait à prendre ? Est-ce dans une action de la diplomatie qu’elle pouvait trouver une force ou une dernière garantie ? C’était clair comme le jour, il n’y avait plus rien à espérer désormais, ni une alliance, ni un appui, ni même une médiation. Depuis six mois, l’Europe n’avait d’autre souci que de s’effacer et de s’abstenir. Au début, les emportemens belliqueux de l’empire, les premiers coups de foudre de la guerre, avaient été un trop facile prétexte de froideur et d’inaction ; plus tard, le prétexte avait été l’explosion du 4 septembre et l’irrégularité d’un gouvernement dénué de toute sanction nationale. La violence des événemens avait fait le reste en glaçant toutes les résolutions, en rejetant toutes les politiques dans une sorte d’expectative poussée jusqu’à l’abdication. Assurément, dans ses longues courses à travers le continent, dans ses voyages à Londres et à Saint-Pétersbourg, à Vienne et à Florence, M. Thiers avait fait tout ce qu’il avait pu pour relever le crédit moral de la France, pour réveiller un sentiment de solidarité qui n’eût été en définitive qu’un sentiment de prévoyance ; il avait recueilli partout des sympathies et pas une promesse d’action sérieuse. Le délégué des affaires étrangères, de son côté, M. de Chaudordy, à Tours, puis à Bordeaux, n’avait cessé de déployer le zèle le plus actif dans un rôle que tout lui rendait ingrat et presque impossible ; il n’avait rien négligé pour provoquer l’intérêt des puissances, pour amener les gouvernemens à exprimer une opinion, à interroger la Prusse, à proposer une combinaison, une trêve ou une médiation. Peine perdue ! Le dernier mot de l’initiative européenne pendant ces six mois avait été de faciliter à M. Jules Favre l’entrevue de Ferrières au 18 septembre 1870, d’ouvrir à la fin d’octobre les portes de Paris et de Versailles à M. Thiers pour aller négocier un armistice, qu’on n’avait du reste appuyé d’aucune démarche directe et efficace. La vérité de cette situation, M. de Beust la résumait d’un trait aussi vif que juste : « il n’y a plus d’Europe ! » Diplomatiquement isolée, respectée dans son malheur, mais abandonnée de tout le monde, la France restait seule, comme un combattant dans le cirque, ayant pour témoins les représentans étrangers, réunis sur la Loire ou à Bordeaux autour d’un gouvernement que pour la plupart ils n’avaient même pas reconnu.

Ceux qui se sentaient intéressés à notre cause, qui, selon leur propre parole, lisaient « dans le sort de la France leur sort futur, » et qui auraient voulu agir, — l’Autriche et l’Italie étaient du nombre, — ceux-là ne pouvaient rien, ils l’avouaient avec une tristesse mêlée d’un peu de remords. Ceux qui auraient pu décider l’action européenne ne voulaient rien faire. Ce n’est point une vaine récrimination de vaincus, c’est une situation à préciser.

Une des méprises les plus singulières est ce qu’on a souvent pensé de la politique de la Russie, et cette méprise, propagée avec calcul par les défenseurs de l’empire, a son origine dans un télégramme mystérieux de l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, M. le général Fleury, à la veille de Sedan. Que disait-il donc ce télégramme du 30 août 1870, où l’on a voulu voir une garantie de l’intégrité française promise à l’empire, fatalement détruite par le 4 septembre ? Il disait simplement que l’empereur Alexandre II sentait le danger d’une « paix basée sur une humiliation » de notre pays, si la France devait être « finalement vaincue, » qu’il signalait ce danger à son oncle le roi Guillaume, qu’il se promettait, « le moment venu, de parler hautement, » mais qu’on ne pouvait se dissimuler « combien l’empereur était dominé par les influences prussiennes. » Ce n’était point à coup sûr un engagement, et la Russie ne s’engageait pas avec la France parce qu’elle était déjà engagée avec la Prusse. Qu’il y eût un traité récent ou plus ancien, répondant aux arrangemens secrets qu’on supposait exister entre la France, l’Autriche et l’Italie, on n’avait pas même à le chercher, puisqu’il n’y avait qu’à regarder pour prendre en quelque sorte l’alliance sur le fait, puisqu’on savait que dès le mois d’août une déclaration du tsar était arrivée à Vienne pour immobiliser l’Autriche, pour la menacer, si elle faisait un mouvement dans notre intérêt. Ceci suffisait pour fixer d’avance la limite des sympathies que la France rencontrait en Russie après comme avant le 4 septembre ; ces sympathies allaient jusqu’à des lettres de souverain à souverain, jusqu’à des recommandations confidentielles et vagues de modération, elles ne seraient allées en aucun cas jusqu’à une démonstration de gouvernement, jusqu’à une manifestation inquiétante pour la Prusse. L’empereur écrivait au roi Guillaume pour lui conseiller de ne pas aller trop loin, le roi ne répondait pas ou il répondait qu’il avait à consulter l’Allemagne, et c’était tout.

En réalité, les premiers momens passés, la Russie avait ses vues particulières, qui ne tardaient pas à se dévoiler. Elle voulait profiter des circonstances, du désarroi de l’Europe, pour effacer la dernière trace de la guerre de Crimée, pour reconquérir sa liberté dans la Mer-Noire par l’abrogation au moins partielle du traité de 1856. La Prusse aidait la Russie dans l’accomplissement de son dessein, la Russie à son tour aidait la Prusse, non-seulement en s’abstenant elle-même de toute pression importune dans les affaires de France, mais encore en décourageant, en empêchant les tentatives des autres, en faisant pour ainsi dire la police autour du champ-clos où se débattaient nos destinées. L’entente au fond était complète, et ce qu’on n’apercevait pas distinctement alors, ce qu’on pouvait tout au plus soupçonner allait bientôt éclater dans les dépêches de félicitations mutuelles échangées entre les souverains devant la France définitivement vaincue. « La Prusse, disait Guillaume à son impérial neveu de Pétersbourg, la Prusse n’oubliera jamais qu’elle vous est redevable de ce que la guerre n’ait pas pris des dimensions extrêmes, soyez-en béni de Dieu ! » Alexandre II, de son côté, répondait au roi Guillaume, couronné à Versailles empereur d’Allemagne : « Je partage votre joie… Je suis heureux d’avoir été en situation de vous prouver mes sympathies comme un ami dévoué. » Après cela n’est-il pas clair qu’à aucun moment, ni avant le 4 septembre, ni après la chute de l’empire, ni aux premiers jours, ni à la dernière heure, ni pour la guerre, ni pour la paix, la France ne pouvait attendre un secours efficace de Saint-Pétersbourg ?

Ce que la Russie ne faisait pas, parce que ce n’était point dans les données de sa situation et de sa politique, l’Angleterre aurait pu le faire sans doute. Elle n’avait pas les mêmes intérêts que la Russie ; elle ne pouvait avoir les mêmes vues, elle, l’alliée de la France en Crimée. Le déchaînement de l’esprit de conquête en Europe devait l’émouvoir et lui rappeler un temps où elle n’aurait pas laissé s’accomplir de telles révolutions d’équilibre sans y jouer son rôle. Malheureusement dès l’origine l’Angleterre, surprise, mécontente, mais résignée, avait pris l’attitude d’une puissance qui craint avant tout de se compromettre, et qui, pour éviter de se compromettre, recule devant la moindre démarche, de peur de se trouver placée, selon le mot de M. Thiers, « entre un affront et le recours aux armes. » C’est sous les auspices de l’Angleterre, par le concours de l’Autriche, de l’Italie, qu’avait été organisée cette ligue des neutres qui aurait pu être un moyen sérieux d’influence ou de négociation, et qui, par le fait, n’était bientôt plus qu’une sorte d’assurance mutuelle contre toute velléité d’action, surtout contre les sollicitations venant de la France.

Chose singulière, cette ligue des neutres, qui d’abord n’avait été nullement dirigée contre la France, finissait par nous rendre tout impossible. Lorsqu’on s’adressait à Vienne et à Florence, l’Autriche et l’Italie invoquaient leurs engagemens avec l’Angleterre. L’Angleterre, de son côté, se tournait vers Saint-Pétersbourg, où l’on déclarait que rien n’était possible, que l’empereur Alexandre avait d’ailleurs fait plus que tout le monde en écrivant au roi Guillaume. C’était un enchevêtrement bizarre aboutissant à une impuissance véritable, assurément fatale pour la France, peu glorieuse aussi pour l’Angleterre elle-même, qui n’y gagnait rien, qui se voyait conduite à cette humiliation d’avoir à réunir à Londres, sur la proposition de la Prusse et dans l’intérêt de la Russie, une conférence pour biffer d’un trait de plume l’œuvre de Crimée ! Aux derniers momens, il est vrai, à mesure qu’on approchait du dénoûment, l’opinion se réveillait, et dans une séance du parlement qui coïncidait avec la réunion de l’assemblée française à Bordeaux, le 17 février 1871, on prenait vivement à partie cette politique d’effacement que M. Gladstone, lord Granville, infligeaient depuis six mois à l’orgueil britannique. On trouvait que c’était assez d’abstentions et d’abandons, que l’Angleterre devait enfin intervenir avec les autres états neutres pour obtenir « une paix modérée, » une paix qui n’aurait point pour effet « de porter atteinte à l’indépendance de la France et de menacer le repos futur de l’Europe. » M. Gladstone se sauvait par des subterfuges, il attendait d’être sollicité, et peu de jours après, dans une dépêche du 25 février, lord Granville faisait cet aveu assez peu digne d’une grande puissance : « je me demandais si un avis amical, que les Allemands ne seraient pas disposés à recevoir, n’affaiblirait pas tel parti qui pourrait se trouver à Versailles en faveur de la modération… »

Oui, au mois de février 1871, l’Angleterre en était à ce degré de crédit et d’influence de ne plus oser exprimer son opinion, « un avis amical, » de peur de froisser l’omnipotence prussienne et d’inquiéter la modération généreuse des Allemands ! Je ne parle pas des autres puissances ni des États-Unis. Les États-Unis n’avaient marqué dans cette guerre que par le rôle assez peu clair de M. Washburne à Paris, par la mission énigmatique du général Burnside, et par des manifestations d’indifférence ou d’hostilité à l’égard de la France. Les diplomates américains ne déguisaient pas leurs sentimens. M. Bancroft, à Berlin, triomphait presque autant que les Allemands, et d’avance battait des mains à la paix qui mutilerait nos frontières. Le vieux M. Bancroft complimentait le roi Guillaume et M. de Bismarck de « rajeunir l’Europe, » et il entrevoyait « l’établissement, pour l’Allemagne unie, du gouvernement le plus libéral du continent. » Au lendemain de l’armistice, le 16 février 1871, le général Grant adressait au congrès de Washington un message qui semblait destiné à célébrer les victoires allemandes sans s’occuper même des vaincus. Leçon cruelle pour les républicains français, toujours pleins d’illusions ! Aux yeux des États-Unis, l’alliée, ce n’était point la république française, c’était l’Allemagne impériale, « nation libre et habituée à se conduire elle-même, » dont les succès devaient avoir « pour résultat de propager les institutions démocratiques et d’augmenter l’influence pacifique des idées américaines ! » Voilà la vérité, de sorte que dans cette crise où la France se débattait, à cette extrémité où elle arrivait, où elle avait à choisir entre la paix et la guerre, l’appoint diplomatique était nul pour elle. La France se retrouvait en face d’elle-même et de l’ennemi, avec ce qui lui restait de forces, avec les dernières ressources de la situation militaire où la surprenait l’armistice.


II

Cette situation était terrible par ce que la guerre avait déjà coûté, par la disproportion croissante des forces, par toutes les conséquences d’affaiblissement, de désorganisation et de ruine qu’entraînait le progrès d’une invasion arrivant au cœur de la France. Il n’y avait point à se payer de mots, de déclamations violentes ou même de désespoirs généreux ; la vérité des conditions respectives éclatait en traits saisissans, en chiffres inexorables. Comptons un peu comme on devait compter à Bordeaux avant de se décider. L’invasion d’abord s’était tracé à elle-même ses limites par l’armistice ; elle avait pris ce qu’elle avait voulu, même des régions qu’elle n’avait pas conquises et qu’on ne pouvait pas lui disputer, d’autant mieux que seule elle avait su ce qu’elle faisait et que le négociateur français, M. Jules Favre, ne le savait pas. Elle s’étendait autour des départemens du Pas-de-Calais et du Nord, qu’elle laissait intacts en les cernant par l’Aisne et par la Somme ; elle allait à la pointe du Havre sur la Basse-Seine, à la Mayenne vers l’ouest, à la ligne du Cher et de la Nièvre au centre, à l’extrémité de la Côte-d’Or, enfin jusqu’à l’Ain et à la frontière de la Suisse dans l’est. Dans cette immense zone retranchée de la France soumise à toutes les rigueurs de l’occupation étrangère, il ne restait plus debout que quelques places isolées, Besançon, Auxonne, Langres ou Givet. Les grands boulevards de la défense étaient tombés. Paris avait cessé de compter dans les combinaisons de guerre ; si les hostilités devaient reprendre, Paris se trouvait dans l’alternative d’accepter son sort de capitale inutile ou de subir les brutalités d’une exécution militaire. Belfort venait de se rendre le 15 février. Il avait capitulé sur l’ordre du gouvernement, avec les honneurs de la guerre ; mais enfin Belfort était perdu comme le reste. Maîtresse du terrain jusqu’au-delà de la Loire, l’invasion pouvait à son gré menacer Nantes, Bordeaux, Bourges, Lyon, et, pour exécuter ses menaces, elle avait des forces que la guerre avait éprouvées sans doute, mais que l’armistice avait déjà permis de renouveler et qui se retrouvaient malheureusement plus que suffisantes pour rentrer en campagne. L’état-major allemand avait à sa disposition l’armée de siège de Paris, l’armée du prince Frédéric-Charles, qui avait rejeté Chanzy sur la Mayenne, les corps de Manteuffel et de Werder, qui venaient de précipiter notre armée de l’est en Suisse, les forces qui à Saint-Quentin avaient repoussé Faidherbe sous les places du nord, les troupes affectées à la garde des lignes de communication ou dispersées en Alsace, en Lorraine. Bref, à ce moment, aux derniers jours de février, l’armée allemande comptait 570,000 fantassins, 63,000 cavaliers, 35,000 artilleurs avec 1,700 bouches à feu. Joignez à cela les troupes du génie, le train, les services administratifs. C’était une masse de près de 1 million d’hommes vivant sur nos provinces pressurées, ruinées, sans parler de 250,000 hommes restant en Allemagne. En tenant compte de ce qu’il fallait pour contenir Paris, pour en finir avec quelques places, pour aller forcer Faidherbe dans ses lignes du nord, les chefs prussiens avaient encore de quoi former plusieurs armées de 100,000 hommes pour marcher sur le midi de la France. Quelles que fussent les pertes dont les Allemands avaient jusque-là payé leurs succès, — et ces pertes ne laissaient pas d’être considérables, elles atteignaient un chiffre de 127,000 morts ou blessés, — quelle que fût la fatigue de la guerre au-delà du Rhin, — et cette fatigue ne laissait pas d’être vivement ressentie dans toutes les classes, — nos ennemis restaient en mesure de poursuivre jusqu’au bout leur victoire, et ils se tenaient prêts.

Certes la partie, qui n’avait été jamais égale entre l’Allemagne et la France, l’était bien moins encore après six mois. Rien de plus tragiquement simple que notre bilan militaire à ce moment. D’un côté nos pertes de toute sorte, par le feu, par les capitulations : tout compte fait de ce qui avait disparu dans les premiers combats, dans les gouffres de Sedan et de Metz, à Strasbourg, dans les places des Vosges, sur la Loire ou ailleurs, la France avait en Allemagne 385,000 prisonniers, dont plus de 11,000 officiers. Il y en avait partout de Mayence à Kœnigsberg. Nos malheureux soldats encombraient les forteresses et les villes allemandes au point d’embarrasser l’ennemi. Comme si cela ne suffisait pas, Paris gardait une formidable réserve de la captivité, 250,000 soldats ou mobiles, qui devaient prendre le chemin de l’Allemagne au cas où les hostilités se rouvriraient. Ce n’est pas tout enfin : 80,000 hommes venaient de passer d’un seul coup en Suisse. Chose inouïe, accablante pour l’orgueil d’une nation militaire, la France comptait 700,000 prisonniers ou internés à l’étranger, sans parler des morts ou des blessés, et en perdant les hommes elle avait perdu de plus 22 places fortes, le matériel de trois grandes armées, 1,800 pièces de campagne, 5,000 pièces de place, plus de 600,000 fusils. C’était un total effrayant. La France avait entre les mains de l’Allemagne de quoi conquérir l’Allemagne : preuve évidente qu’on n’avait su se servir de rien, que tout avait tenu au vice de la direction et des dispositions.

Que restait-il donc pour faire face aux nécessités nouvelles de la guerre, si on se décidait à un effort désespéré ? Des forces, du nombre, il y en avait sans doute jusqu’à un certain point. Il y avait ce qu’avait créé ou amassé en province une activité réelle, bien qu’étrangement confuse. À part 354,000 hommes dispersés en Afrique, dans les dépôts ou dans les camps et difficiles à utiliser ou à détourner de leur destination, il restait 534,000 hommes répartis en huit corps et quelques divisions indépendantes. Des douze corps qu’on avait organisés depuis le jour de la clôture de Paris, quatre, — le 15e le 18e le 20e le 24e — n’existaient plus pour la défense, c’étaient ceux de l’armée de l’est. Deux, le 22e et le 23e formaient l’armée du nord sous Faidherbe : ils avaient un rôle distinct et limité. Le reste s’échelonnait sur l’Orne et la Mayenne ou au-delà de la Loire : le 16e le 17e le 19e le 21e couvrant une partie de la Normandie et la Bretagne entre Caen et Laval, le 25e en avant de Bourges, le 26e à peine ébauché, à Guéret. Vers Lyon ou la Saône, il y avait encore quelques forces et ce qu’on appelait l’armée des Vosges sous Garibaldi, que M. de Bismarck, au grand scandale de M. Jules Favre, menaçait de faire fusiller s’il le prenait. Malheureusement ce chiffre de 534,000 hommes, qui représentait les forces disponibles de la France pour le moment, n’avait rien de réel, et tous ces hommes n’étaient pas des soldats. Le 25e corps était censé compter 41,000 hommes, il en comptait 29,000 aux premiers jours de février, et avant la fin du mois il n’atteignait plus peut-être 25,000. Les mobilisés, appelés à servir à côté de l’infanterie de marche déjà bien novice, les mobilisés, dénués d’instruction, mal conduits, indisciplinés, se débandaient par centaines sans avoir vu un uhlan. Ils n’avaient plus qu’un désir depuis l’armistice, le désir violent et désordonné de rentrer chez eux. C’était un contingent d’apparence, plus bruyant que sérieux et démoralisé avant le combat. Le noyau le plus solide dans ces masses militaires plus ou moins organisées était l’armée que le général Chanzy avait ramenée du Mans sur la Mayenne, et qu’il mettait le zèle le plus énergique à reconstituer, aidé de ses vigoureux lieutenans, les Jauréguiberry, les Jaurès. Avec les 140,000 hommes de Chanzy et ce qui aurait pu être tiré des autres corps, on aurait eu peut-être réellement de 250,000 à 300,000 hommes.

C’était le dernier mot, et pour atteindre ce suprême résultat, pour avoir 250,000, peut-être 300,000 hommes, à opposer aux forces que les Allemands pouvaient désormais jeter sur nous avec leurs 500,000 hommes disponibles, on avait tout épuisé, cadres et personnel. Il avait fallu faire des capitaines avec des sous-officiers, appeler tous les anciens soldats, toutes les classes libérées, les mobiles, de sorte que ces mobilisés, auxquels on arrivait, finissaient par n’être plus qu’un résidu de la masse virile de la nation. Remarquez bien ceci : avec ce que la guerre lui avait déjà coûté en morts, blessés, prisonniers ou internés et ce qu’elle avait ou ce qu’elle était censée avoir sous les armes, la France avait fourni depuis six mois quelque chose comme 1,600,000 ou 1,700,000 hommes. Pour aller plus loin, elle avait nécessairement de moins tout ce qu’elle avait perdu, dépôts, arsenaux, places de premier ordre, plus de trente départemens séquestrés par l’ennemi, et parmi ces départemens les plus riches, les plus militaires, la Lorraine, l’Alsace, les Vosges, la Champagne, la Bourgogne, Paris.

Devait-on, pouvait-on dans ces conditions reprendre et poursuivre la lutte jusqu’au bout ? Terrible question ardemment, patriotiquement controversée ! Je ne parle pas des énergumènes pour qui la « guerre à outrance » n’était qu’un mot d’ordre de révolution ou un moyen de domination, qui prétendaient pousser de braves gens au combat sans y aller eux-mêmes, en se réservant pour d’autres exploits. La question s’agitait plus sérieusement dans les conseils, dans les réunions plus ou moins secrètes de l’assemblée qui venait de se constituer, dans une commission de la guerre chargée d’inventorier en toute hâte les ressources de notre situation. Elle partageait les chefs militaires eux-mêmes. Au mois de janvier, le général Faidherbe avait dit à M. Gambetta à Lille : « Une fois Paris tombé, il n’y a pas de résistance possible. Dans le nord, nous serions écrasés en un mois ; dans le midi, quelle résistance espérer ? Les populations n’y sont pas portées à la défense, et le pays ne s’y prête pas… » Un mois après, interrogé par le ministre de la guerre, qui n’était plus M. Gambetta, il répondait de même, avec une sévère franchise. Sa lettre avait la rigueur simple et nue d’une démonstration. Chanzy, lui, persistait à croire non-seulement à la possibilité, mais à l’efficacité de la lutte, et cette conviction, il la portait à l’assemblée, où il venait d’être envoyé par son pays natal des Ardennes ; il la témoignait avec netteté, avec vivacité, dans ses communications avec le gouvernement, dans les discussions intimes des bureaux de l’assemblée. Il se montrait là ce qu’il n’avait cessé de se montrer, ferme, confiant, soutenu par un certain optimisme de soldat inaccessible au découragement. C’était digne du chef de la « deuxième armée, » de celui qui depuis trois mois ne cédait le terrain que pas à pas, de ne point désespérer de la fortune de la France, de garder jusqu’au bout cette attitude du combattant prêt à se rejeter sur ses armes s’il le fallait, si le vainqueur voulait imposer une loi trop dure. Le général Chanzy ne se faisait-il pas illusion cependant lorsqu’il croyait qu’on pouvait contraindre l’ennemi à s’épuiser par la dispersion, lorsqu’il supposait qu’il faudrait aux Allemands 100,000 hommes pour faire face à M. de Charette, à M. Cathelineau et à quelques divisions de mobilisés, en Bretagne, 100,000 hommes pour contenir l’insurrection des départemens envahis, 100,000 hommes au nord, 100,000 hommes sur Lyon ? En fin de compte, à quelle condition Chanzy lui-même croyait-il la lutte possible ? Il fallait « organiser la guerre de détail, la défense du sol pied à pied, la résistance derrière tous les obstacles, » à l’abri de chaque buisson. « Les armées ne devaient être que des points d’appui, des moyens ménagés pour profiter habilement des fautes de l’ennemi, » pour le lasser et se préparer par un suprême effort à le rejeter épuisé hors du territoire. S’il fallait tout cela, ce n’était qu’une autre manière de dire qu’il n’y avait plus rien à faire, puisqu’on ne pouvait demander sérieusement cette insurrection universelle, cette défense pied à pied « avec toutes ses obligations et ses conséquences, » à un pays atteint jusqu’au cœur, « atterré de ses défaites. » Le moyen était plus héroïquement désespéré que pratique.

Assurément, quelque décision qu’on dût prendre, il fallait faire bonne contenance. Il y avait de la dignité, même quelque avantage à laisser comprendre à l’Allemagne qu’elle ne disposait pas de la France, « que la revanche était possible, si dans son orgueil elle nous forçait à la vouloir. » Il fallait surtout se préparer à tout événement pour l’expiration de l’armistice, se mettre en garde contre une soudaine reprise d’hostilités, et c’est ce que le général Chanzy faisait avec une ardente prévoyance, comme si la guerre avait dû continuer. C’était d’autant plus nécessaire que par les positions qu’il avait eu l’habileté de s’assurer dans l’Yonne, dans le Loir-et-Cher, dans l’Indre-et-Loire, l’ennemi pouvait du premier coup tourner Bourges, ou, en se jetant sur la Basse-Loire, essayer de séparer du sud de la France notre armée qui se trouvait sur la Mayenne. Dès les premiers jours de l’armistice, Chanzy ne s’y était pas mépris ; il avait proposé tout un plan nouveau qu’il faisait accepter à Bordeaux et qu’il se hâtait d’exécuter. Laissant la défense de la Bretagne au général de Colomb, avec le 17e corps, la division Goujard, la division Saussier, les forces de Charette et de Cathelineau, il transportait le reste de son armée sur la rive gauche de la Loire : le 16e corps en avant de Châtellerault, le 21e à Loudun, le 19e de Loudun à Saumur. La « deuxième armée, » — elle gardait encore son nom, quoiqu’il n’y eût plus de première armée, — allait se relier au 26e corps appelé à Argenton, et par là au 25e corps du général Pourcet, qui se trouvait à Bourges. Tous ces mouvemens devaient s’exécuter et s’exécutaient en effet de façon que l’ennemi, massé sur la Loire, rencontrât devant lui, à l’expiration de la trêve, une nouvelle ligne de défense assez forte au centre, au confluent de la Creuse et de la Vienne, couvrant par la gauche le sud-ouest, par la droite le Limousin et l’Auvergne. Chanzy quittait lui-même Bordeaux et se rendait à son quartier-général de Poitiers pour être sur le terrain à l’heure voulue et se tenir prêt à supporter le premier choc.

Rien de mieux. On avait fait ce qu’on avait pu pour montrer à l’invasion que sur un point au moins on ne désarmait pas devant elle ; mais ce n’était qu’un vain palliatif qui ne pouvait déguiser ni la menaçante supériorité de l’ennemi, ni notre insuffisance, aggravée par la désorganisation et le découragement du pays. Ainsi de toute façon, à cette heure cruelle, il restait avéré que la France demeurait seule au monde, sans espoir de secours, et que, demeurée seule avec des forces si douloureusement inégales, elle allait du premier coup être obligée de recommencer la lutte au-delà de la Loire, sur le Cher, la Vienne et la Creuse. Encore un instant, on ne pouvait plus tenir à Bourges, c’était déjà prévu : on se disposait à se retirer sur l’Allier en détruisant le matériel qu’on ne pourrait emporter. D’un mouvement énergique, l’ennemi pouvait s’ouvrir un chemin vers le Rhône, le centre ou le sud-ouest. Chanzy lui-même, quelle que fût son intrépidité, allait avoir sûrement fort à faire, surtout s’il avait à supporter une bataille perdue avec une armée impressionnable, au milieu d’un pays menacé de nouveaux désastres. On en était là, et c’est sous le poids de toutes ces complications ou de ces impossibilités que M. Thiers, définitivement chargé du pouvoir le 19 février, devait quitter Bordeaux dans la nuit, accompagné du ministre des affaires étrangères, M. Jules Favre, et d’une commission parlementaire dite des quinze, nommée pour lui prêter tout au moins l’appui moral de sa présence à Paris dans la négociation qu’il allait ouvrir à Versailles.

Que la question fût déjà presque tranchée, que le désir de la paix, même au prix des plus pénibles sacrifices, l’emportât dans l’assemblée, rien ne le prouvait mieux qu’une scène émouvante qui avait eu lieu, qui avait été pour la chambre une occasion malheureuse de laisser voir la mesure de sa résignation. Le 17 février, un député alsacien, M. Keller, avait déposé une motion revendiquant pour l’Alsace et la Lorraine le droit inviolable de rester françaises, et proposant de déclarer dès ce moment « nuls et non avenus tous actes qui consentiraient l’abandon de leur territoire. » Évidemment une ardente, une poignante sympathie luttait dans les cœurs avec le sentiment accablant de la réalité. C’était peut-être tout engager à l’improviste. Avertie par M. Thiers, qui, sans être encore chef du pouvoir, allait le devenir, l’assemblée s’était bornée à déclarer qu’elle « s’en remettait à la sagesse et au patriotisme des négociateurs français. »

M. Thiers, quant à lui, n’hésitait pas ; il voulait la paix, bien entendu une paix aussi honorable que possible, quoique nécessairement cruelle. Depuis trois mois, il la voulait de toute la force de sa prévoyance et de sa raison, parce qu’il croyait la résistance désastreuse et impuissante. Il n’accusait pas le gouvernement de Paris, qui à ses yeux faisait son devoir en tenant le plus qu’il pouvait, en défendant jusqu’au bout la première citadelle de l’indépendance française. Il accusait le gouvernement de province de n’avoir pas su se servir de cette résistance de Paris pour négocier à temps, d’avoir poussé la guerre au-delà de toutes les limites, lorsqu’elle n’était plus possible, d’engager le pays sans le consulter, et, comme il l’a dit depuis, « de vouloir, à quelques-uns qu’on était, se substituer à tous contre la France elle-même, quand il s’agissait de son salut. » M. Thiers n’avait ni l’illusion des levées en masse, qu’il savait impossibles ou ridicules, ni cette suprême et généreuse confiance du général Chanzy dans l’efficacité des dernières forces organisées dont on disposait, dont il connaissait l’insuffisance. Il restait convaincu qu’il n’y avait qu’une paix « courageusement débattue » qui pût détourner pour le pays une ruine chaque jour plus profonde et plus irrémédiable. Cette opinion, qu’il avait exprimée dès le mois de novembre dans son entrevue avec M. Jules Favre au pont de Sèvres, qu’il n’avait cessé de manifester depuis, qui avait été un de ses titres dans les élections, il la portait nécessairement au pouvoir, et cette fois ce n’était plus en plénipotentiaire d’un gouvernement assiégé, contesté ou non reconnu qu’il allait aborder M. de Bismarck à Versailles. Il était lui-même le chef du gouvernement, il avait les pleins pouvoirs d’une assemblée souveraine, avec l’ascendant moral de sa position, de son patriotisme et de son expérience. Avant son départ, il avait le soin d’obtenir de l’assemblée la suspension de tout débat public pendant son absence, prévoyant bien que dans l’état des esprits une excitation de parlement pouvait à chaque instant compromettre une négociation déjà si épineuse. Il emportait enfin, sinon comme un grand secours, du moins comme la sanction diplomatique du caractère régulier de son autorité, la reconnaissance de l’Europe ; à peine élu par l’assemblée, il avait reçu la visite des représentans de l’Angleterre, de l’Italie, de l’Autriche, de la Russie, empressés à saluer en lui le chef légal du gouvernement de la France. S’il n’avait fallu que cela, M. Thiers, en quittant Bordeaux, aurait pu se promettre de ne pas faire un voyage inutile.


III

Quelle allait être cependant cette paix, qu’on avait tant de raisons de désirer et de redouter à la fois, dont on sentait la nécessité et dont on ne pouvait entrevoir les conditions sans un serrement patriotique ? Elle dépendait de celui qui en avait seul le secret, puisque seul il connaissait la mesure des prétentions allemandes. Jusque-là, M. de Bismarck avait évité de dire le dernier mot de sa politique ; il avait laissé tout craindre sans rien préciser, et les négociateurs français ne savaient pas au juste ce qu’il voulait, ou du moins tout ce qu’il voulait. Peut-être gardaient-ils la suprême et vague illusion de trouver à Versailles une certaine modération relative, une certaine disposition à ne pas trop abuser de la victoire, et c’est apparemment ce que M. Jules Favre voulait dire lorsque dans l’intimité d’un bureau de l’assemblée, à propos de la motion de M. Keller, il laissait échapper ces paroles étranges ; « À l’heure présente, la Prusse n’a pas encore demandé la cession de l’Alsace et de la Lorraine ; il est possible qu’elle ne demande pas cette cession, qu’elle se contente d’une simple neutralisation. » Officiellement, diplomatiquement, c’est possible, rien n’avait été formulé dans un irrévocable ultimatum ; moralement, depuis cinq mois la paix, avec tout ce qu’il y avait à redouter, était écrite dans l’aveu retentissant des ambitions prussiennes, dans une série de manifestations significatives, jusque dans la différence des systèmes d’occupation appliqués aux départemens qui devaient rester français et aux provinces que l’Allemagne s’adjugeait dès lors du droit de la conquête. M. de Bismarck, dit-on, n’aurait pas été éloigné de montrer quelque mesure dans sa victoire. Il faut s’entendre. Oui, sans doute, M. de Bismarck, au milieu de ses débordemens de prépotence, pouvait avoir ses heures où il voulait être modéré à sa façon, avec de familières et courtoises brutalités. Cet homme étrange, qui depuis six ans poursuivait ses desseins à travers les ruines du Danemark, de l’Autriche et de la France, ne laissait pas de sentir par instans le danger de renouveler à Versailles, dans un sens opposé et contre notre pays, les excès de conquête de Napoléon à Tilsitt. La raison politique pouvait lui montrer ce danger ; mais le chancelier prussien était le serviteur triomphant des passions nationales qu’il avait déchaînées en Allemagne, des passions militaires dont il ne faisait qu’enregistrer les œuvres, selon son expression, et ce n’était peut-être encore qu’une de ses habiletés de se donner parfois des airs de modération en rejetant tout sur les exigences militaires, en faisant apparaître M. de Moltke.

Le fait est que, si on gardait une illusion, c’est qu’on le voulait bien, et que M. de Bismarck lui-même avait depuis longtemps fixé, au moins d’une manière générale, les conditions qu’on devait rencontrer invariablement à Versailles ; il les avait fixées dans le premier enivrement du succès en traçant la limite que les armes allemandes devaient atteindre. Dès le lendemain de Sedan, le 2 septembre 1870, il avait dit avec une irritation altière à nos généraux : « C’en est assez, il faut que la France soit châtiée de son caractère agressif et ambitieux. Nous voulons pouvoir enfin assurer la sécurité de nos enfans, et pour cela il faut que nous ayons entre la France et nous un glacis ; il faut un territoire, des forteresses, des frontières, qui nous mettent pour toujours à l’abri de toute attaque de sa part… » Ceux qui parlent sans cesse de ce que l’empire aurait pu obtenir oublient que c’est à l’empire encore debout qu’on adressait ce hautain langage. Quelques jours plus tard, le 16 septembre, par une circulaire datée de Reims, le chancelier prussien avait signifié ouvertement aux puissances de l’Europe ses desseins de conquête sur la Lorraine comme sur l’Alsace, et voici une particularité étrange. L’Angleterre, en recevant cette notification, avait demandé si par la circulaire on avait voulu l’inviter à donner son avis, si elle devait répondre. On lui avait dit que ce n’était pas nécessaire, et elle avait gardé le silence. Puisque M. de Bismarck n’avait pas besoin de l’avis de l’Angleterre, l’Angleterre n’avait point manifestement à exprimer une opinion, pas plus sur la circulaire du 10 septembre que sur tout le reste ! Depuis lors les intentions de la politique allemande n’avaient fait nécessairement que s’affermir par la continuité des succès et s’affirmer sous toutes les formes jusqu’au commencement de 1871.

Y avait-il eu un moment, deux ou trois mois plus tôt, où la paix aurait pu être moins dure dans ses conditions essentielles, où, comme on l’a dit, elle n’aurait coûté que l’Alsace et 2 milliards ? Je ne sais ; ce qu’on a donné quelquefois comme une certitude était une impression de M. Thiers, qui désirait avant tout arracher la France à cette effroyable crise où il la voyait se débattre sans espérer pour elle de meilleures chances. « Convaincu par ce que j’avais vu, a-t-il dit, qu’on ne parviendrait qu’à prolonger les ravages de la guerre et à empirer les conditions de la paix, j’avais l’âme brisée, et j’entrevoyais des malheurs encore plus grands que ceux qui nous accablaient. » Dans tous les cas, le moment était passé, les malheurs étaient arrivés, et ce n’est pas après quatre mois d’occupation de Metz, après la chute de Paris, la reddition de Belfort et la défaite de toutes nos armées, que M. de Bismarck devait être disposé à diminuer des prétentions si hautement affichées dès le début. Ces prétentions, on ne pouvait que les retrouver entières, aggravées sans doute par quatre mois de guerre, proportionnées à nos désastres, et cette fois précisées avec l’inflexibilité froide de la victoire.

Le jour de son arrivée à Versailles le 21 février, M. Thiers était impatient d’aborder toutes ces difficultés qui l’attendaient, qu’il ne démêlait encore qu’à moitié peut-être, auxquelles il n’avait à opposer que la diplomatie du courage, de la sincérité et du dévoûment. Reçu comme le plus digne des négociateurs, pénétré des malheurs du pays, résolu à bien des sacrifices, pourvu qu’on ne lui fît pas un paix impossible, il avait hâte de savoir à quoi s’en tenir ; mais avant tout il fallait au moins s’assurer un peu de temps, ne fût-ce que quelques journées. Ce n’était pas trop quand il s’agissait de l’intégrité, de l’honneur et de la fortune de la France. L’armistice n’avait été prolongé d’abord que jusqu’au 24, on touchait presque à cette date. Un nouveau délai devenait évidemment nécessaire, et ici du premier coup se trahissait la pensée de ne pas laisser la négociation s’égarer ou se compliquer, de nous tenir sous la menace incessante d’une reprise d’hostilités. On n’ajoutait que deux jours à la trêve, ce n’est que le 26, lorsque déjà tout était entendu pour des préliminaires de paix, qu’on accordait jusqu’au 12 mars. Encore chacun des belligérans gardait-il le droit de dénoncer la trêve à partir du 3 mars, selon les circonstances, et de plus ces prolongations successives, il avait fallu les payer. L’armistice du 28 janvier avait laissé en suspens la question de l’entrée des Allemands dans Paris. Que M. de Bismarck se fît l’exécuteur d’une intention préconçue de l’état-major prussien, qu’il eût la faiblesse de vouloir relever le défi de certains journaux qui prétendaient que « les barbares s’arrêtaient aux portes de la ville sainte, » toujours est-il que le chancelier du roi Guillaume exigeait désormais l’entrée des troupes allemandes comme prix de la continuation de la trêve. « Quand je demandai la prolongation de l’armistice, dit M. Jules Favre, M. de Bismarck répondit : Oui, mais nous allons occuper Paris… » Cette entrée des soldats allemands restait, il est vrai, soumise à des conditions qui en diminuaient singulièrement l’éclat ; elle devait cesser par la ratification de la paix, et, pour tout dire enfin, elle se mêlait à des questions plus graves, plus essentielles, agitées dans une négociation où la paix avait à triompher de bien autres difficultés.

Dès lors en effet, du 21 au 26 février, dans une maison de la rue de Provence à Versailles, se déroulait une lutte intime, poignante, où un homme seul, désarmé, représentant d’une nation vaincue, n’ayant d’autre force que la raison, son éloquence, son patriotisme désespéré, avait à se débattre sous l’étreinte du vainqueur. Triste drame où il fallait compter, non plus avec des illusions, mais avec une réalité faite pour dominer les cœurs les plus fermes en les révoltant ! Chaque matin, M. Thiers prenait le chemin de Versailles pour se rencontrer avec M. de Bismarck dans un redoutable tête-à-tête qui se prolongeait souvent toute la journée. Le soir, il revenait à Paris, au ministère des affaires étrangères, où il se retrouvait avec les membres de la commission des quinze qui l’attendaient pleins d’anxiété, empressés à recueillir ses impressions, ses chagrins ou ses espérances, qui n’avaient jamais été bien vives, qui allaient en diminuant, sans que son courage fléchît dans l’épreuve. Il racontait aux quinze les efforts qu’il avait faits, les difficultés contre lesquelles il avait à lutter, les résultats « obtenus ou subis. » On s’accoutumait en commun aux amertumes que M. Thiers était le premier à dévorer, qu’il s’efforçait peut-être quelquefois d’adoucir, ne fût-ce que pour préparer ses collègues à les accepter avec lui.

Au commencement, tout avait paru s’engager assez bien. M. Thiers et M. de Bismarck se connaissaient depuis longtemps ; ils s’étaient vus à Versailles au mois de novembre, à ce moment où, s’ils eussent été seuls, ils auraient essayé sans doute de signer la paix. Maintenant ils se retrouvaient aux prises, discutant tout, les grandes et les petites choses d’une telle négociation. Bientôt la discussion devint violente. Si cruellement inégale que fût la situation, M. Thiers soutenait le choc. Il restait comme « le roseau pensant » de Pascal, obligé de plier, mais sachant qu’il plie, et encore de force à inquiéter son interlocuteur par la clarté impérieuse de la raison et du droit, à lui faire sentir l’excès de ses arrogances et de ses prétentions. M. de Bismarck, de son côté, se laissait aller à de véritables emportemens, s’agitant comme s’il n’avait pas eu la puissance, ayant recours au roi ou à M. de Moltke quand il se sentait à bout et qu’il voulait en finir. Tout cela se passait dans un cabinet de travail où il y avait une pendule avec un bronze représentant Satan enveloppé de ses ailes et méditant. « Ah ! disait peu après M. de Bismarck avec une familiarité de vainqueur en montrant cette pendule, — Thiers la détestait bien, nous avons longtemps discuté devant elle… Il ne pouvait la voir et répétait toujours : — Le diable, le maudit diable ! — La paix a été signée devant elle, Thiers ne l’aime pas[2] ! .. »

Je le crois bien, que M. Thiers n’aimait pas le « maudit diable » qui n’était peut-être point sur la pendule. Si préparé qu’il fût à d’inévitables sacrifices, il ne pouvait s’attendre aux conditions qu’il avait à débattre pendant ces heures de délibération qu’on avait commencé par lui mesurer. Qui ne se souvient de la carte que les alliés avaient tracée en 1814, qui indiquait tout ce qu’on voulait dès ce moment enlever à la France, et qui ne devint inutile que parce que l’empereur Alexandre Ier de Russie promettait au duc de Richelieu de refuser sa sanction à ces convoitises de la conquête ? On peut dire que cette fatale négociation de 1871 a eu, elle aussi, sa carte désormais historique, tracée par l’implacable orgueil de la puissance et demeurée comme l’expression saisissante des prétentions premières du vainqueur. Cette carte n’étendait pas seulement la domination allemande à l’Alsace, ce qui était facile à prévoir, elle nous enlevait la plus grande partie de la Lorraine, et Belfort à la frontière de l’est comme Metz à la frontière du Luxembourg. Elle reportait la défense possible de la France dans l’Argonne, en Champagne, au plateau de Langres et à Besançon. Ce n’est pas tout : sans parler des contributions de guerre dont l’invasion avait chargé le pays et qu’on ne voulait pas compter, pas plus qu’on ne voulait tenir compte de la part des régions conquises dans la masse de la dette française, on demandait une indemnité de six milliards. Toutes ces exigences, déjà si démesurées, étaient enfin complétées et aggravées par des garanties d’occupation temporaire, par des précautions jalouses, minutieuses, au sujet des forces militaires que la France allait retrouver. En un mot, l’Allemagne, en étendant ses conquêtes sans mesure, en accablant le pays d’exactions, semblait se proposer de laisser la France démembrée, ruinée, exaspérée et impuissante à se relever de longtemps.

C’est là ce que M. Thiers avait à discuter comme des propositions de paix pendant ces heures dont M. de Bismarck parlait si lestement, qu’il pouvait compter comme des heures de triomphe pour lui, et qui étaient sûrement des heures d’angoisse pour le négociateur français. Des conditions d’argent, il y avait encore moyen de les accepter ou de les subir, pourvu qu’on les adoucît un peu et qu’on se prêtât à des combinaisons praticables de paiement gradué, pourvu surtout qu’on laissât à la France la possibilité de se relever et de faire face aux engagemens qu’elle prendrait. Ce que la France paierait pour la guerre, elle le réparerait par le travail de la paix, on pouvait s’y résigner. La question la plus grave, celle qui dominait et résumait toutes les autres, c’était évidemment la question de territoire, et, sans rendre les armes sur le reste, M. Thiers concentrait naturellement son énergie dans la défense de l’intégrité nationale ou du moins de ce qui pouvait encore être sauvé de cette intégrité. Là était le point vif, le grand objet de lutte entre M. Thiers et M. de Bismarck. Tantôt le roi voulait absolument étendre la zone de conquête au sud de Metz parce que son armée, au 16 et au 18 août 1870, avait couvert de ses morts ces terrains de Saint-Privat, qu’il appelait « le champ funèbre de la garde prussienne. »

Tantôt les militaires voulaient garder Belfort comme complément de l’Alsace. Ils voulaient, c’est le mot, puisqu’ils ne pouvaient invoquer que leur volonté, la volonté de la force, pour garder des pas essentiellement français, ce qu’ils appelaient par un euphémisme inutile la « Lorraine allemande, » et surtout Metz. M. Thiers résistait ; il s’efforçait, ne pouvant mieux faire, de disputer le terrain, de repousser le plus loin possible cette frontière ennemie tracée par l’épée en pleine France, et il finissait par livrer sa dernière, sa plus décisive bataille au sujet de Belfort, que les Allemands n’avaient certainement pas tenu à occuper avant l’expiration de l’armistice pour s’en dessaisir aussitôt.

L’intérêt national, militaire, politique, était évident. Si la France perdait Belfort, en perdant déjà Strasbourg, Metz, Thionville, elle restait cernée de toutes parts, elle n’avait plus d’issue. C’était une porte fermée pour elle, ouverte pour l’ennemi, qui pouvait se précipiter par là vers le midi de la France, en tournant toutes nos défenses. Ce n’est pas pour rien, M. Thiers l’a remarqué depuis avec une vivacité frappante, ce n’est pas pour rien que la langue populaire a désigné ce passage sous le nom de « trouée de Belfort. »

C’est en effet la grande trouée ouverte par la nature entre les Vosges et le Jura, une des grandes routes traditionnelles de toutes les invasions. Comme défense de cette région ouverte, comme complément de notre frontière entre le ballon d’Alsace et le Jura, Belfort, avec une zone suffisante, avait plus que jamais une importance de premier ordre, et si on le voulait, si on avait pu songer à des moyens d’offensive en un pareil moment, on gardait du moins par là une dernière issue pour aborder le territoire ennemi, pour pénétrer encore dans la vallée du Rhin.

M. Thiers tenait donc à Belfort comme à la dernière image visible de notre intégrité, comme à une dernière garantie d’indépendance. À la ténacité de M. de Bismarck, il opposait la ténacité du malheur. « J’ai lutté, a-t-il dit lui-même, avec un désespoir si énergique et si sincère que j’ai persuadé un négociateur très opiniâtre et malheureusement trop autorisé par la victoire. Je lui ai fait sentir la nécessité de ne pas nous imposer le dernier sacrifice. À toutes mes instances, il répondait : Je ne puis pas ! Et il m’a fallu, après des efforts pendant une journée entière, conquérir les deux plus grandes autorités de la Prusse, l’autorité royale et l’autorité militaire, pour arracher cette concession pénible. » Jusqu’au bout, on disputait encore, et c’est ici qu’à cette question de Belfort se lie la question de l’entrée de l’armée prussienne dans Paris. M. Thiers n’avait rien négligé pour dissuader le roi et M. de Bismarck d’entrer dans Paris. Il avait montré de la manière la plus saisissante le danger qu’on courait, la résistance probable d’une population exaspérée et prête à se jeter sur ses armes. M. de Bismarck répondait d’un ton dégagé qu’on en viendrait à bout. — On en viendrait à bout, soit ; mais il y aurait combat, Paris serait dévasté, et « pour nous, ajoutait M. Thiers, ce serait un malheur, pour vous une honte éternelle. » Au dernier moment, le roi mettait le négociateur français à une nouvelle et suprême épreuve ; il lui faisait dire : « Si vous voulez abandonner Belfort, nous n’entrerons pas dans Paris. » M. Thiers répondait aussitôt : « Non, non, plutôt que de perdre notre frontière, j’aime mieux toutes les humiliations qu’il vous plaira de nous infliger. Entrez dans Paris si vous voulez, mais je garde Belfort. » C’était le 26 février. Cette lutte pour un fragment de territoire patriotiquement gardé au prix d’une dangereuse épreuve qu’on ne pouvait pas épargner à Paris, cette lutte avait duré plus de douze heures passées en consultations entre le roi, M. de Bismarck et M. de Moltke. M. Thiers ne pouvait revenir de Versailles qu’assez avant dans la soirée, rapportant enfin le dernier mot de ses efforts à la commission des quinze, qui l’attendait depuis longtemps, inquiète de la signification de ce retard, ne sachant plus ce qu’elle devait désirer, un dénoûment pacifique ou une rupture.

Plus d’une fois en effet, pendant cette mortelle négociation, lorsqu’après s’être résigné à tout, à la cession de Strasbourg et de Metz comme à l’indemnité légèrement diminuée, il se voyait menacé de ne pouvoir même réussir à garder Belfort, M. Thiers s’était demandé s’il n’avait pas épuisé les sacrifices, s’il ne valait pas mieux continuer la guerre que de céder, et il ne l’avait pas caché à son tout-puissant adversaire. La commission des quinze avait eu, selon son propre aveu, ses découragemens et ses tentations ; elle avait examiné cette possibilité extrême de « laisser à l’ennemi le fardeau des ruines de la France, assez lourd peut-être pour l’écraser lui-même. » Le sentiment de la nécessité supérieure de la paix l’avait emporté sur tout, et on avait eu la courageuse sincérité de s’avouer que les embarras de l’ennemi ne seraient qu’une médiocre compensation des nouveaux malheurs auxquels le pays serait exposé. — Puisqu’il en était ainsi, a-t-on dit, puisqu’on allait se trouver aux prises avec de si criantes exigences dans des conditions si dangereusement inégales, pourquoi ne pas prendre le temps de consulter les puissances, de les appeler au redoutable tête-à-tête, de provoquer de leur part une action amicale et modératrice ? Pourquoi ne point mettre à profit cette reconnaissance que les cabinets se hâtaient d’envoyer au nouveau gouvernement né de l’assemblée de Bordeaux ? C’est en parler un peu à l’aise. M. Thiers, qui avait parcouru l’Europe quatre mois auparavant pour chercher des appuis, M. Thiers, je suppose, n’aurait pas demandé mieux que de trouver ces appuis, ne fût-ce que des témoins bienveillans, au moment décisif ; mais on oublie que les heures lui étaient rigoureusement comptées, que l’ennemi lui mesurait l’armistice jour par jour, — d’abord du 19 au 24, puis du 24 au 26, — pour nous tenir sous une sorte de contrainte et aussi précisément pour empêcher toute intervention européenne. M. Gladstone, je le sais bien, parlait de sa vigilance ; il ajoutait en même temps qu’il fallait consulter toute sorte de choses, « les dispositions des neutres,… l’attitude des belligérans… » Il se retranchait derrière cette raison que les belligérans n’avaient pas « exprimé le désir de voir surgir une intervention, » qu’ils ne souhaitaient pas qu’on fît « une démarche prématurée pour connaître leur pensée… »

Et tandis qu’on en était à cette diplomatie de l’expectative, le temps passait sans que M. Thiers y pût rien. Lorsque le duc de Broglie arrivait à Londres, le 24 février, comme ambassadeur de France en Angleterre, il demandait aussitôt qu’on obtînt de l’Allemagne une prolongation d’armistice, justement « afin que les négociations ne fussent pas écartées de la connaissance de l’Europe, » et que répondait lord Granville au nom du ministère ? Il disait : « J’ai informé le duc de Broglie qu’en ce qui regarde la proposition que le gouvernement de la reine pressât l’Allemagne de prolonger l’armistice, le cabinet était d’avis qu’une pareille démarche n’atteindrait pas le but qu’on avait en vue… » Veut-on savoir jusqu’où pouvait aller cette intervention de l’Europe dans nos tristes affaires et ce qu’elle avait d’efficacité ? Lord Granville avait adressé à lord Loftus, ambassadeur de la reine à Berlin, et à M. Odo Russell, agent anglais à Versailles, une dépêche au sujet de l’indemnité de 6 milliards, qu’il trouvait, non sans raison, démesurée. La dépêche était du 24 au soir ; elle ne fut remise à M. Odo Russell que dans la nuit du 26, lorsque la question de l’indemnité était déjà réglée ; elle avait été évidemment arrêtée en route. M. de Bismarck, en diminuant d’un milliard l’écrasant fardeau qu’il nous imposait, n’avait pas même voulu que l’Angleterre pût s’attribuer le mérite de cette légère concession. L’appui de l’Europe avait tout juste ce degré d’efficacité, et c’est ainsi que M. Thiers se trouvait seul, sans secours possible, réduit à signer ces préliminaires de paix qui, même avec quelques adoucissemens dus à une négociation laborieuse, restaient assurément l’expression la plus implacable de la force victorieuse la moins déguisée.

Il est vrai, on avait réussi à sauver Belfort, et c’était quelque chose dans notre triste fortune ; mais en même temps la frontière française remaniée, refoulée par la conquête, cette frontière, partant du Luxembourg au-delà de Thionville, allait maintenant couper la Moselle au-dessus de Metz ; elle dépassait les arrondissemens de Château-Salins, de Sarrebourg, qu’elle laissait à l’Allemagne, puis elle courait à travers la Meurthe et les Vosges pour aller tomber vers Belfort, dont le rayon restait à fixer. D’un seul coup la France perdait Thionville, Metz, Forbach, Strasbourg, Mulhouse, Colmar, les trois quarts du département de la Moselle, un tiers de la Meurthe, une parcelle du département des Vosges, le Haut-Rhin moins un canton, le Bas-Rhin tout entier, 1 million 1/2 d’hectares de territoire, 1,600,000 habitans ! Je ne parle plus de l’indemnité réduite à 5 milliards et garantie par une occupation qui devait diminuer dans la proportion des paiemens, qui dans tous les cas se restreindrait à la rive droite de la Seine à partir de l’acceptation des préliminaires par l’assemblée. Indépendamment de cela, jusqu’à la paix définitive, les troupes françaises devaient se retirer derrière la Loire, sauf la garnison de Paris, que l’armistice avait fixée à 12,000 hommes, qui pourrait maintenant atteindre 40,000 hommes. Enfin, immédiatement après la ratification des préliminaires, des négociations devaient s’ouvrir à Bruxelles pour la conclusion du traité de paix définitif.

Ce qui avait pu être sauvé l’avait été dans la mesure des circonstances. On avait songé aux intérêts des provinces détachées. Nos prisonniers allaient pouvoir rentrer. Les réquisitions en argent, en nature, devaient cesser : c’était bien assez que la France restât chargée du paiement régulier d’une occupation étrangère. Là où les Allemands demeuraient encore, la perception des impôts devait se faire désormais pour le compte du gouvernement français et par ses employés. Bref, on avait fait ce qu’on avait pu pour limiter le mal qu’on ne pouvait empêcher, et du moins dans toutes ces conditions cruelles, inexorables, l’indépendance politique de la France restait intacte. En traitant avec la souveraineté nationale de notre pays, personne n’avait songé à lui demander des gages qui n’auraient été qu’une humiliation nouvelle. Le soir du 26 février, lorsque tout venait d’être accompli à Versailles, lorsque nos négociateurs rentraient dévorés de chagrin, ni M. Thiers, ni la commission des quinze ne se méprenaient sur l’immensité des sacrifices résumés dans ces préliminaires. Ils ne se sentaient soutenus, fortifiés, que parce qu’ils cédaient manifestement à une irrésistible nécessité, parce qu’ils suspendaient les ravages de la guerre, parce qu’enfin dans toutes ces rigueurs, dans toutes ces extorsions, dans toutes ces précautions jalouses, il y avait encore la marque d’un certain respect et des craintes que la France inspirait jusque dans son malheur.

Et maintenant, ce que M. Thiers avait fait, ce que la commission des quinze sanctionnait de son approbation résignée, l’assemblée nationale elle-même devait-elle ou pouvait-elle le désavouer ? De toute façon, il n’y avait pas de temps à perdre ; la solution était à Bordeaux, où les négociateurs français se hâtaient d’aller la chercher. Là commençait la tâche de l’assemblée, saisie tout à coup, dès le 28 février, de cette paix qu’elle désirait, qu’elle croyait nécessaire et devant laquelle elle restait consternée lorsqu’elle en connaissait les conditions. Cette malheureuse assemblée de Bordeaux existait depuis quinze jours à peine, elle n’avait pas encore siégé sérieusement, et pour son début elle avait à payer la rançon des fautes ou des folies des autres, à se prononcer sur un acte de diplomatie qui laissait la France démembrée, dont elle n’avait pas sûrement la responsabilité. Elle se devait du moins à elle-même de décliner cette responsabilité, de la rejeter sur le premier et vrai coupable, et, par une coïncidence singulière, c’est un défenseur de l’empire qui, en voulant élever une protestation offensante en un pareil moment, forçait l’assemblée à faire justice par un vote spontané confirmant la déchéance du régime napoléonien. L’empire était jugé sur ses œuvres et sur les conséquences de ses œuvres.

Cela fait, la situation restait douloureusement simple dans cette émouvante séance du 1er mars où s’agitait la grande question. Rien n’était à coup sûr plus facile que de s’élever contre ces préliminaires du 26 février, comme aussi rien ne pouvait être plus oiseux et même plus périlleux que de jeter dans une telle discussion, où tout devait rester digne et viril, des déclamations inutiles. Que l’assemblée « subît, comme on le disait, les conséquences de faits dont elle n’était pas l’auteur, » c’était évident. Au-delà de cette justice, que l’assemblée avait raison de se rendre, on ne pouvait plus rien. Lorsqu’on parlait de refuser toute cession territoriale, de reprendre la guerre, M. Thiers s’écriait avec l’impétuosité du désespoir : « Les moyens ! les moyens ! donnez-moi des moyens, non des paroles ! » et il n’y avait rien à répondre. Il n’y avait qu’à voter et à se hâter pour deux raisons. D’abord, si on hésitait, si on prolongeait ces débats, les hostilités pouvaient se rouvrir par la dénonciation de l’armistice à partir du 3 mars. En outre, les Allemands n’avaient pas eu jusque-là le temps d’entrer dans Paris ; mais au moment même où l’on discutait à Bordeaux, ils y étaient déjà. Chaque heure qu’on laissait passer prolongeait pour Paris cette épreuve que la ratification des préliminaires pouvait seule abréger. L’assemblée, au milieu de toutes ses émotions, le sentait violemment, et c’est sous le poids de cette situation qu’elle se hâtait de sanctionner la paix, sans se dissimuler les périls du lendemain et les effroyables difficultés de la liquidation qui commençait.


Ch. de Mazade.

  1. Voyez la Revue du 1er  janvier, du 1er  février, du 15 mars, du 1er  mai et du 15 juillet. — Voyez aussi la Revue du 15 septembre, du 15 octobre, du 15 décembre 1872, du 1er  mars, du 15 mai, du 15 juin, du 15 juillet, du 1er  septembre et du 1er  octobre 1873.
  2. M. de Bismarck, à ce qu’il paraît, tenait à emporter cette pendule historique ; la propriétaire de la maison n’était nullement disposée à la céder. On a fini par emporter à Berlin le balancier, de sorte que la pendule est restée marquant l’heure où quelques jours plus tard M, de Bismarck quittait définitivement Versailles et la France. — Versailles pendant l’occupation, par M. E. Delerot.