La Guerre de France en 1870-71
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 1 (p. 623-655).
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LA


GUERRE DE FRANCE


— 1870 – 1871 —



I.

L’empire et l’invasion[1].


I. La Guerre franco-allemande de 1870-1871, rapport de l’état-major prussien. — II. Enquêtes parlementaires : — III. Opérations des armées allemandes, par le colonel Borbstædt, 1 vol. — IV. Opérations du Ve corps prussien, par le capitaine Stieler von Heydekampf, 1 vol. — V. Opérations de la Ire armée allemande, par le major de Schell, 1 vol. — VI. Journal d’un officier de l’armée du Rhin, par le lieutenant-colonel Ch. Fay, 1 vol. — Documens inédits, etc.




II.
Les batailles de Frœschviller et de Spicheren.


Non certes, on n’a pas besoin de nous le rappeler, la France n’a point été plus que d’autres nations à l’abri de la défaite, et ce serait de sa part un inutile orgueil de se révolter contre son malheur, comme si elle avait pu prétendre au privilége de n’être jamais vaincue. Si les désastres qu’elle a essuyés lui ont paru plus poignans et ont ressemblé pour elle à une surprise, c’est parce qu’elle a été conduite dans l’arène sanglante les yeux fermés, abusée jusqu’à la dernière heure. Au moment où tout se précipitait, où le maréchal Lebœuf, interrogé à son tour, assurait sans la moindre hésitation qu’on était absolument prêt, cette confiance du chef de l’armée venant après les impatiences de la diplomatie cachait une illusion plus grande encore et plus dangereuse qu’on ne l’aurait cru. Elle supposait non-seulement qu’on était en mesure d’entrer en campagne, mais qu’on pouvait devancer la Prusse, la gagner de vitesse sur le champ de bataille. C’était commencer par la plus étrange et la plus grave méprise sur ses propres forces aussi bien que sur les forces de l’ennemi qu’on se disposait à combattre. Ce n’est point que le maréchal Lebœuf voulût déguiser la vérité par calcul. Il croyait ce qu’il disait ; il s’abusait lui-même en abusant tout le monde. Brillant officier d’artillerie, vaillant au feu, mais administrateur inexpérimenté et léger, un peu étourdi de quelques-uns de ces succès de parole que les assemblées font aisément à un soldat, le maréchal Lebœuf était l’homme le moins fait pour être l’organisateur prévoyant et sûr d’une guerre si sérieuse auprès d’un souverain à la santé déclinante, à la volonté émoussée, à l’esprit plus nuageux que pratique. Il semblait bien plutôt dès le premier jour résumer tous ces caractères qui allaient se reproduire à tous les degrés et sous toutes les formes dans cette lutte, la confusion, la légèreté, l’incohérence, l’à-peu-près en toute chose, dans les préparatifs comme dans l’action, dans le commandement comme dans l’exécution[2].

Tel était encore cependant le prestige de l’armée française qu’on ne doutait pas de ses prochains succès. On croyait à quelque marche soudaine et irrésistible sur le Rhin. L’Europe s’y attendait. Les Prussiens eux-mêmes, quoique bien mieux informés de nos faiblesses que nous ne l’étions de leurs forces, se demandaient si cette impétuosité avec laquelle on se précipitait ne cachait pas des ressources, des combinaisons habilement dissimulées. Ni étrangers, ni Français, dans cet instant rapide comme l’éclair, ne soupçonnaient la vérité qui allait, coup sur coup, dès les premiers pas, éclater en traits foudroyans.

I.

Que voulait-on dire lorsqu’on assurait qu’on était prêt militairement pour cette guerre que la diplomatie venait de brusquer en quelques heures ? Quel était le rapport réel des forces qui allaient se mesurer ? Le maréchal Lebœuf, il faut l’avouer, n’avait nullement laissé ignorer au conseil ce qu’il entendait par ce mot prononcé avec une désastreuse légèreté : « nous sommes prêts ! » Il n’avait promis que ce qu’il pouvait à peu près tenir, — 250 000 hommes en quinze jours, 300 000 hommes en trois semaines. Sans doute ce n’était pas là toute l’armée française, qui comptait numériquement sous les drapeaux, en réserve ou en congé, 567 000 hommes, qui pouvait s’élever à plus de 700 000 hommes avec les contingens de 1869 et de 1870, à plus de 1 million d’hommes avec la garde mobile créée par la loi du 1er février 1868. Seulement ces chiffres étaient un mirage bien plus qu’une réalité ! La garde mobile n’existait pas, ou du moins elle n’était qu’ébauchée dans le nord et le nord-est ou à Paris. Le contingent de 1869 n’était pas même encore appelé au 15 juillet. Le contingent de 1870, récemment voté, ne pouvait devenir disponible par un devancement d’appel qu’au 1er janvier 1871. Du vrai et sérieux noyau de l’armée permanente, il y avait de plus à retrancher tout ce qui avait une destination en Afrique, au corps d’occupation de Civita-Vecchia, dans la gendarmerie, dans les dépôts, dans le service intérieur, dans les places fortes, etc., plus de 230 000 hommes. Tout compte fait, de déduction en déduction, on tombait aux 300 000 hommes de campagne du maréchal Lebœuf, et, pour arriver à ce chiffre, on était réduit à déployer toutes les ressources dont on disposait, à jeter en toute hâte dans nos régimens appauvris d’effectifs des masses de réservistes, la plupart dénués d’instruction, ne sachant pas même se servir d’un chassepot. 250 000 hommes dans quinze jours, 300 000 hommes dans trois semaines, voilà le dernier mot de l’effort possible pour le moment. Au-delà, c’était l’inconnu et l’incertain. On avait une première ligne de bataille, on n’avait pas de quoi la renouveler ou la soutenir, car ce n’était pas sûrement avant quelques mois qu’on pouvait compter avoir refait des armées nouvelles avec des conscrits et des gardes mobiles. On recommençait cette campagne italienne de 1859 où, avec toutes les forces militaires de la France, après avoir conduit 250 000 hommes au-delà des Alpes, on n’avait pu amener qu’un peu plus de 100 000 soldats à Solferino, sans être même en mesure d’opposer une autre armée sur le Rhin, si c’eût été nécessaire.

N’importe, encore une fois on défiait la fortune, on ne désespérait pas de suppléer au nombre par l’impétuosité confiante, par la rapidité des coups. Quoi qu’en aient dit les Allemands, aucun préparatif n’avait été fait d’avance, si ce n’est peut-être pour l’embarquement éventuel de quelques régimens d’Afrique. Ce n’est que dans la nuit du 14 au 15 juillet que les ordres de mobilisation, d’appel des réserves, étaient partis. Dès le 16, le mouvement des troupes avait commencé, et à partir de ce moment, d’heure en heure, jusqu’aux derniers jours de juillet, jusqu’aux premiers jours d’août, c’était comme un torrent de soldats se précipitant de toutes parts vers la frontière pour former cette armée qu’on allait décorer du nom d’armée du Rhin. Le plan de campagne, que l’empereur a révélé depuis dans une brochure écrite sous son inspiration ou dictée par lui, qu’il ne communiquait d’abord qu’au maréchal Lebœuf, devenu major-général à dater du 20 juillet, et au maréchal de Mac-Mahon, appelé à un des principaux commandemens, ce plan était uniquement fondé sur la possibilité d’une action rapide. Avec les 300 000 hommes qu’on se flattait d’avoir en quelques jours sous la main, on croyait pouvoir se porter brusquement sur le Rhin par Maxau, entre Rastadt et Germersheim, contraindre l’Allemagne du sud à la neutralité, puis, en s’appuyant sur l’Autriche et l’Italie, qui se déclareraient alors, marcher à la rencontre des Prussiens, tandis qu’un corps de débarquement envoyé dans la Baltique, trouvant le Danemark pour allié, menacerait l’Allemagne par le nord. C’était la combinaison merveilleuse sur laquelle on comptait pour compenser l’inégalité numérique des armées ; mais pour tout risquer sur un tel plan, qui ne prévoyait pas même qu’on pouvait avoir à se défendre au lieu d’attaquer, il fallait d’abord partir ; il fallait autant de précision et de sûreté que de promptitude dans les mouvemens de concentration, dans les préparations d’effectif militaire et de matériel, dans les calculs de temps, de forces ou de ressources, et c’est ici malheureusement qu’éclatent le désordre, la confusion, le décousu, préludes des plus cruels mécomptes.

Le souci le plus obstiné du maréchal Niel pendant son ministère avait été justement la pensée de cette guerre qu’il n’appelait pas, qu’il prévoyait, et pour laquelle il sentait qu’il y aurait à faire un immense effort. Aussi, tant qu’il avait vécu, s’était-il appliqué avec une sollicitude ardente à préserver la France des surprises, s’occupant à la fois des armemens, des approvisionnemens et surtout des moyens de mobilisation. Dès 1868, une commission de quelques généraux et de quelques intendans avait été chargée, sous le sceau du secret, d’étudier tout ce qui était nécessaire pour mettre rapidement l’armée française sur le pied de guerre. Un travail d’ensemble avait été fait ; tout avait été prévu et réglé, la formation des armées, l’affectation des services administratifs aux combinaisons militaires qu’on arrêtait dès ce moment, les mesures de mobilisation. Une autre commission, composée de généraux et de délégués des compagnies des chemins de fer, avait été chargée de préparer l’organisation des transports. C’est à tout cela que le maréchal Niel faisait sans doute allusion lorsqu’il disait en 1868 devant le corps législatif : « Une puissance comme la France doit pouvoir, quinze jours après avoir déclaré la guerre, avoir 500 000 hommes sous les armes… Je vous déclare que dans ce moment, si le besoin s’en faisait sentir, il n’y a pas un homme devant paraître dans notre armée qui n’eût rejoint en douze jours… » On était bien loin de compte en 1870, et la mobilisation devenait l’opération la plus confuse.

On commençait par commettre la faute de prétendre s’organiser en courant, de confondre la formation de l’armée et la concentration sur la frontière. C’était l’erreur la plus dangereuse, qui avait pour conséquence de lancer tout d’abord en avant des régimens incomplets, de compliquer l’arrivée des réserves et de jeter le trouble dans tous les transports. Voici ce qui arrivait. De la commission des chemins de fer réunie par le maréchal Niel et dissoute après sa mort, la compagnie de l’Est avait heureusement retenu les règlemens qu’on avait étudiés, de sorte que le 16 juillet, à la première réquisition, elle était prête. Elle était prête dans les conditions des règlemens de la commission Niel que le ministère avait oubliés sans doute ; ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est que, lorsqu’elle avait des trains réglés d’avance pour un bataillon de 950 hommes, pour une batterie d’artillerie, on lui conduirait des batteries incomplètes, des bataillons de 500, de 400, de 350 hommes, car on en était là, on avait des régimens de 1 200 et 1 300 hommes, même dans la garde. C’était une première cause de trouble dans les transports. En dix jours néanmoins, au 26 juillet, — et c’était assurément une marque d’énergique activité, — on avait transporté à la frontière 186 000 hommes, sans parler des chevaux et de l’artillerie. Seulement pour atteindre ce chiffre, pour faire nombre avec de si pauvres effectifs de régiment, il avait fallu expédier à la frontière la plus grande partie des cadres de l’armée française. Les réserves appelées dès le 15 juillet ne faisaient qu’ajouter à la confusion. Les réservistes, avant de rejoindre leurs corps sur le Rhin ou sur la Moselle, étaient obligés de commencer par se rendre dans leurs dépôts, quelquefois à une autre extrémité de la France ou même en Afrique. De tous ces hommes réunis avec peu d’ordre, dirigés au hasard sous la conduite de simples sous-officiers, les uns n’arrivèrent jamais ; ils formaient des masses d’isolés appartenant à tous les régimens de l’armée, tourbillonnant sur les routes et dans les gares de chemins de fer, sans savoir où ils allaient, vivant de secours, s’accoutumant au maraudage et à l’indiscipline. D’autres finissaient par arriver, ils arrivaient partiellement, tardivement, fort peu préparés de toute façon à entrer en campagne ; ils débarquaient quelquefois en plein combat, réduits à chercher leurs régimens au feu[3].

Ce n’était là encore qu’un côté de cette mobilisation désordonnée. Faute d’une organisation permanente de l’armée, tout était à faire au moment de la guerre. On avait, il est vrai, quelques divisions constituées au camp de Châlons, à Paris et à Lyon. C’était un premier noyau précieux sans doute. Pour le reste, il fallait rassembler en toute hâte des régimens qui ne se connaissaient pas, qui n’avaient aucune habitude d’action commune, former avec ces régimens des brigades, des divisions actives, organiser des états-majors, les services de l’artillerie, du génie, de l’administration, et tout cela, il fallait le faire précipitamment, non pas sur place, — sur les chemins, en courant et à tâtons. De là un désordre complet et à peu près inévitable dans de telles conditions. Des généraux cherchaient leur brigade ou leur division, des régimens ne savaient pas où étaient leurs généraux. Un chef supérieur s’étonnait de n’avoir aucune nouvelle de l’état-major de son artillerie, qui était à quelques lieues de là. Les intendans étaient à la poursuite de leurs corps d’armée ; l’un d’eux fut même désigné pour être attaché à un corps de cavalerie qu’il « n’a jamais pu trouver, selon le directeur de l’administration de la guerre, attendu qu’il n’a jamais existé. » Au 27 juillet, le major-général, par une dépêche adressée à Belfort, demandait à un général qui se trouvait encore à Paris « où il en était de sa formation, » et c’est ainsi que, faute d’ordre et de méthode, cette opération si compliquée, si délicate, d’une grande mobilisation devenait une agitation incohérente où ne se reconnaissaient même plus ceux qui étaient chargés de la diriger. On avait cru aller plus vite en brusquant le départ, on tombait dans les lenteurs et les misères d’une confusion immense.

La mobilisation eût-elle été d’ailleurs mieux réglée et plus complète par ce côté tout militaire, les préparations matérielles manquaient. Ces divisions qu’on poussait fiévreusement en avant étaient dépourvues des choses les plus essentielles. Elles n’avaient ni services administratifs, ni ambulances, ni transports, ni équipages. De tous les côtés, de tous ces corps qu’on croyait organisés parce qu’on leur avait donné un ordre de mouvement, parvenaient à Paris les mêmes lamentations dans des dépêches invariables. « Le 1er corps doit se porter en avant, je n’ai encore reçu ni un soldat du train ni un ouvrier d’administration. — Le 3e corps quitte Metz demain ; je n’ai ni infirmiers, ni ouvriers d’administration, ni caissons d’ambulance, ni fours de campagne, ni train… — Le 4e corps (Thionville) n’a encore ni cantines, ni ambulances, ni voitures d’équipage… » Il n’y avait pas d’infirmiers parce que ceux qu’on pensait prendre dans la réserve avaient été dirigés sur leur dépôt en Afrique, et, quand ils revinrent, l’armée était déjà en déroute[4]. Le même décousu éclatait dans toutes les parties du service. Des troupes expédiées de Lyon ou de Marseille pour l’Alsace devaient arriver complétement munies ; pour gagner un jour, on anticipait leur départ, on les mettait en route sans leurs bagages, et à leur arrivée elles étaient dénuées de tout, on n’avait pas à Strasbourg de quoi remplacer ce qu’elles avaient abandonné. De toutes parts, on réclamait à grands cris les objets de campement les plus nécessaires aux soldats aussi bien que les approvisionnemens les plus indispensables. Sur certains points, faute de boulangers, on mangeait le biscuit, qui commençait à manquer dès les premiers jours, de telle façon que le major-général lui-même, couronnant cette série de plaintes dont il aurait pu prendre sa part, écrivait : « Je manque de biscuit pour marcher en avant ! » Et on n’était qu’au 29 juillet.

Ce sont les acteurs mêmes de la guerre qui ont peint de la façon la plus saisissante le désordre de cette malheureuse entrée en campagne, l’insuffisance de toutes les préparations matérielles. Un des hommes les plus éminens de l’administration militaire, M. Friant, raconte qu’étant en inspection à Marseille il recevait tout à coup, le 17 juillet, l’ordre de rejoindre comme intendant le 3e corps à Metz. Habitué à la guerre et à la manière dont on la faisait, il se méfiait ; il demandait aussitôt par le télégraphe à son collègue de Metz ce qu’il y avait dans les magasins ; il apprenait qu’on n’avait que bien juste pour les besoins de la place, et sur-le-champ, sans ordre, sans autorisation, M. Friant prenait sous sa responsabilité de s’adresser au commerce de Marseille, d’acheter des quantités considérables de riz, de café, de sucre, qu’il emmenait bravement avec lui, qui furent depuis bien précieuses pendant le siége. Ainsi marchaient les choses, l’expérience individuelle des hommes suppléant quelquefois spontanément à l’imprévoyance générale des organisateurs de la guerre ! Sur la fin de juillet, le major-général, se rendant à Strasbourg, convoquait tous les chefs de service, et, arrivant à l’intendant, il lui demandait où il en était. L’intendant, M. de Lavalette, répondait en exposant sa pénurie. À cette révélation, le maréchal Lebœuf entrait dans une violente colère et s’écriait : « Comment ! c’est à présent que vous venez me dire que vous n’avez pas ce qu’il vous faut ! » Or depuis deux ans le général Ducrot, qui commandait la division, et M. l’intendant de Lavalette ne cessaient de harceler le ministère, de lui signaler la nécessité d’approvisionner largement Strasbourg. Le général Ducrot, qui était une sentinelle des plus vigilantes aux bords du Rhin, importunait presque le gouvernement de ses préoccupations, de cette idée qu’il fallait se tenir prêt, organiser la défense de l’Alsace, et dans une lettre pleine de sagacité militaire, qui a été retrouvée récemment parmi les papiers du maréchal Bazaine, qui, je crois, n’a point vu le jour, il allait jusqu’à écrire : « J’ai une peur affreuse qu’une fois encore nous soyons surpris par les événemens, et Dieu sait ce qu’il en adviendrait. Cela pourrait être plus grave encore qu’en 1866 et 1867. » Ceci est du 6 mai 1868. Peu avant la guerre, au mois de mai 1870, l’intendant de Lavalette était venu à Paris pour renouveler ses instances au ministère ; on ne l’avait pas écouté, et il était parti peu satisfait, répétant : « Il est possible que nous nous exagérions la situation, le général Ducrot et moi ; mais il m’est pénible d’avoir à répondre aux personnes qui me questionneront à mon retour à Strasbourg que nous en sommes toujours au même point. » Et on se plaignait de n’avoir point été averti !

Des approvisionnemens généraux d’une certaine nature, il y en avait sans doute, il y avait de quoi équiper et habiller des hommes, et même le maréchal Lebœuf avait été émerveillé lorsque le jour de la déclaration de guerre on lui avait montré les états de tout ce qu’on avait ; il s’était plu à exprimer tout haut des sentimens d’admiration et de reconnaissance pour le maréchal Niel, qui avait préparé tout cela. Ces approvisionnemens qui avaient une importance relative assurément, qui faisaient, si l’on veut, que nous étions un peu plus prêts que nous n’avions été à d’autres époques où nous ne l’étions pas du tout, ces approvisionnemens restaient néanmoins encore bien au-dessous des nécessités d’une guerre comme celle qu’on entreprenait ; ils n’étaient pas seulement insuffisans, ils se trouvaient disséminés ou enfouis dans certains dépôts, et la difficulté était de les distribuer, de les faire arriver si vite au point voulu, de proportionner d’immenses mouvemens de matériel à des mobilités d’organisation et de direction qui commençaient dès la première heure. « Les changemens d’organisation étaient permanens, dit le directeur de l’administration de la guerre, M. l’intendant-général Blondeau. La grosse affaire en 1870, c’est que les projets ont varié tous les jours… Je vous dirai même qu’il est arriver que les projets ont changé plusieurs fois dans une journée… »

C’était là en effet la cause supérieure et générale de désordre qui réagissait sur tout, sur la régularité des services d’approvisionnement aussi bien que sur la marche des choses militaires. Le maréchal Niel, lui, avait adopté une organisation assez complète, qui ne pouvait toutefois devenir entièrement efficace que si on en avait poursuivi sans interruption et jusqu’au bout la réalisation avec un soin méthodique et persévérant. Il avait d’avance réparti les forces militaires françaises en trois armées et deux corps, l’une de ces armées destinée à l’Alsace, l’autre à la Lorraine, la troisième placée en réserve au camp de Châlons, les deux corps restant d’abord à Paris et à Lyon. Les chefs de ces armées avaient même été désignés secrètement. L’armée d’Alsace devait être sous le maréchal de Mac-Mahon, celle de Lorraine sous le maréchal Bazaine, celle de Châlons sous le maréchal Canrobert. La France engageant ainsi l’action par deux grandes masses militaires de 150 000 hommes, et s’appuyant sur une première réserve de 100 000 hommes, on pouvait regarder les événemens en face, soutenir un choc au besoin et se donner le temps d’étendre, de compléter les armemens du pays. De plus, cette organisation étant donnée et maintenue, un certain ordre s’ensuivait par cela même que la préparation avait été ébauchée ou étudiée dans ce sens. Par une étrange légèreté cependant, au moment de la guerre l’organisation du maréchal Niel était abandonnée, et tout se trouvait nécessairement bouleversé. Il ne s’agissait plus de trois armées, il n’y avait qu’une armée unique répartie en sept corps, sans compter la garde, et placée sous le commandement de l’empereur ayant le maréchal Lebœuf pour major-général.

Ce qu’il y a de singulier, de caractéristique, c’est que pour improviser une organisation nouvelle, on n’avait sans doute d’autre raison que de multiplier les grands commandemens, de façon à pouvoir satisfaire plus d’ambitions, et qu’au fond, en abandonnant le système du maréchal Niel, on avait l’air d’en retenir quelque chose ou de poursuivre vaguement la même idée dans des conditions plus incohérentes. Ainsi tous ces corps poussés dès le premier jour vers la frontière, le 2e composé des troupes du camp de Châlons sous le général Frossard et arrivé avant tous les autres, dès le 19 juillet, à Saint-Avold, en arrière de la Sarre, le 3e formé avec des troupes de Paris ou de Nancy sous Bazaine et arrivé peu après à Metz, le 4e venant du nord à Thionville sous le général Ladmirault, ces trois corps formaient d’abord un rassemblement décousu sous le commandement mal défini et provisoire du maréchal Bazaine. Le 5e corps, composé de régimens de Lyon sous le général de Failly, était envoyé à Bitche pour relier la Lorraine à l’autre groupe militaire d’Alsace, — 1er corps formé avec des troupes d’Afrique, de Franche-Comté ou de Strasbourg sous le maréchal de Mac-Mahon, 7e corps constitué à Belfort sous le général Félix Douay. La garde impériale, confiée au général Bourbaki, ne dépassait pas encore Nancy. Le 6e corps, que devait commander le maréchal Canrobert, commençait à peine à s’organiser au camp de Châlons. À part les forces de cavalerie attachées aux divers corps d’armée, il y avait comme réserve générale en formation une division de cuirassiers sous le général Bonnemains à Lunéville, une division de cuirassiers et de dragons sous le général marquis de Forton à Pont-à-Mousson, une division de chasseurs d’Afrique sous le général Du Barail. Outre l’artillerie divisionnaire, le parc général commençait sa concentration à Toul. Je ne parle pas du corps de débarquement de la Baltique dont on avait l’air de s’occuper à Paris, qui n’existait pas, que cherchait vainement à débrouiller le général Trochu, rappelé de Toulouse, où il avait été d’abord relégué.

L’indécision du commandement apparaissait dans toutes ces combinaisons ; elle éclatait d’une manière bien plus saisissante encore dans la disposition de ces troupes, échelonnées sur une frontière de quatre-vingts lieues, sur une ligne flottante de Thionville à Bâle en passant par Forbach, Sarreguemines, Bitche, Haguenau, Strasbourg, et Colmar ou Belfort. Les soldats prétendaient eux-mêmes gaîment, — ils avaient encore de la gaîté ! — qu’ils formaient une ligne de douaniers. Si par cette dissémination, qui n’avait rien de militaire, qui pouvait devenir un péril, on avait cru faciliter la mobilisation et les approvisionnemens, on était arrivé tout juste au résultat opposé : on avait une armée prématurément jetée en avant, mal liée, mal approvisionnée, difficile à compléter et réduite à se débattre sur place. Le désordre d’en haut se communiquait partout, compliquait et ralentissait tout. Les choses en étaient encore là aux derniers jours de juillet et aux premiers jours d’août.


II.

Pendant ce temps, les Prussiens procédaient d’une tout autre façon. Tout s’accomplissait chez eux avec ordre et méthode. Décidés à ne point se compromettre dans des échauffourées inutiles, à éviter les actions prématurées, ils avaient tout au plus quelques forces de peu d’importance pour surveiller nos agitations sur la frontière ; ils avaient eu aussi le soin de mettre leurs places les plus exposées à l’abri d’un coup de main : puis c’est en arrière qu’ils agissaient sérieusement. Pour eux, une mobilisation régulière, complète sur place, était le prélude nécessaire et prévu de tout mouvement de concentration, de toute marche en avant. Si l’état-major français avait son plan, qu’il ne se mettait guère en mesure d’exécuter, l’état-major allemand avait, lui aussi, son plan arrêté dès 1868 par le comte de Moltke. « Notre mobilisation, disait-il, est préparée jusque dans ses derniers détails : nous disposons de six lignes ferrées pour nous transporter dans la région comprise entre Rhin et Moselle. Les tableaux de transports sont prêts et permettent à chaque corps de troupe de connaître le jour et l’heure de son embarquement et de son arrivée. Dès le dixième jour, les premiers détachemens peuvent débarquer non loin de la frontière française ; le treizième jour, l’effectif combattant de deux corps d’armée s’y trouvera réuni. Au dix-huitième jour, le chiffre de nos forces s’élèvera à 300 000 hommes… » Tout se réalisait en effet avec cette redoutable ponctualité, et même les résultats dépassaient peut-être les prévisions, tant cette puissante machine prussienne était supérieurement montée pour tout ce qu’on attendait d’elle. Le 15 juillet au soir, les premiers ordres étaient partis de Berlin, quelques heures après que le roi Guillaume, revenant d’Ems, avait été accueilli par les acclamations ardentes d’une population tout aussi surexcitée que pouvait l’être celle de Paris. Dès le 24, dans certains corps la mobilisation se trouvait accomplie, et la concentration réelle, sérieuse, efficace, pouvait commencer du côté des Allemands.

Quelles étaient les forces que la Prusse se disposait à porter à la rencontre des forces françaises ou sur lesquelles du moins elle pouvait compter ? Le chiffre de 950 000 hommes, dont on avait souvent parlé, que le gouvernement français connaissait, mais où il ne voyait peut-être qu’une fiction, ce chiffre n’était malheureusement pas aussi chimérique qu’on le croyait à Paris. L’Allemagne du nord seule, avec ses douze corps d’armée, plus la garde prussienne, pouvait et devait avoir en quelques jours sur pied, entièrement formés, tout prêts à marcher en première ligne, 385 000 fantassins, 48 000 cavaliers et 1 284 canons. À ce premier contingent de combat venaient s’ajouter d’abord les troupes dites de garnison ou de remplacement susceptibles d’être appelées au service de guerre, 115 000 fantassins, 7 000 cavaliers, 34 000 canonniers, — puis les troupes de dépôt, 122 000 hommes d’infanterie, 15 000 cavaliers, 246 pièces attelées. En comprenant tout, même les Hessois, qui, bien qu’appartenant au sud, étaient incorporés dans l’armée du nord, on arrivait au chiffre formidable de 982 000 hommes et 209 000 chevaux, dont plus de moitié, aussitôt après la mobilisation, pouvait aller à la frontière. C’était déjà beaucoup, et ce n’était pas tout. Si on avait pu garder quelque illusion sur l’attitude de l’Allemagne du sud, la manière emportée dont la diplomatie française avait déplacé et engagé le conflit ne laissait plus même de place à la neutralité armée dans laquelle on aurait pu se retrancher ; elle avait poussé d’un seul coup les états du sud dans les bras de la Prusse. Malgré une certaine velléité de résistance des chambres de Munich, le roi Louis de Bavière, invoquant le traité qui le liait à la Prusse, donnait l’ordre de mobilisation dès le 16 juillet. Le roi de Wurtemberg, absent de Stuttgart, revenait au plus vite et se prononçait le 19 en déclarant « l’intégrité de l’Allemagne menacée. » Le grand-duché de Bade n’avait pas tant attendu, il avait décidé la mobilisation dans la nuit du 15 au 16. Or les états du sud portaient à l’Allemagne désormais militairement unie 200 000 hommes de plus. Déduction faite des troupes de garnison ou de dépôt organisées comme en Prusse et ayant le même rôle que dans le nord, la Bavière pouvait fournir immédiatement 50 000 fantassins, 5 000 cavaliers et 192 bouches à feu en deux corps d’armée ; la division active wurtembergeoise était de 15 000 hommes d’infanterie, 1 500 hommes de cavalerie et 54 canons ; le contingent actif de Bade était de 11 000 fantassins, 1 800 cavaliers et 54 pièces d’artillerie. Allemagne du nord et Allemagne du sud réunies pouvaient marcher au combat avec une armée immédiatement disponible de 462 000 hommes d’infanterie, 56 000 hommes de cavalerie et 1 584 bouches à feu. C’était assurément beaucoup contre nos modestes 250 000 hommes errant sur la frontière à la recherche d’un ennemi qu’ils ne pouvaient trouver, puisqu’il n’y était pas encore, et dont on allait si peu distinguer l’approche le jour où l’on était exposé à l’avoir sur les bras.

Ces forces allemandes, si disproportionnées avec les forces françaises, devaient être et étaient en effet immédiatement réparties en trois armées, obéissant à une même pensée, convergeant vers un même but. La Ire armée, aux ordres du vieux général Steinmetz, comptait le VIIe, le VIIIe corps, la 3e division de cavalerie, près de 60 000 hommes, et avait mission de marcher sur la Sarre par Trèves, Sarrelouis, ayant pour abri sur sa droite la neutralité du Luxembourg. La IIe armée, aux ordres du prince Frédéric-Charles, comprenait la garde prussienne, les IIIe, IVe et Xe corps, les 5e et 6e divisions de cavalerie, à peu près 140 000 hommes pour le moment ; mais la réserve qui la suivait, qui se composait du IXe et du XIIe corps saxon, pouvait l’élever aussitôt au chiffre de 194 000 hommes. Débouchant par Mayence, Manheim, elle devait s’avancer au centre de la ligne de marche, se dirigeant également sur la Sarre, à cheval sur la province rhénane et sur le Palatinat bavarois. La IIIe armée, placée sous le commandement du prince royal de Prusse, était comme la personnification vivante de l’union de l’Allemagne du nord et de l’Allemagne du sud. Elle comprenait les Ve et XIe corps prussiens, les deux corps bavarois du général von der Tann et du général Hartmann, la division wurtembergeoise du général d’Obernitz, la division badoise du général de Beyer et la 4e division de cavalerie du prince Albert de Prusse. Forte de 130 000 hommes, de plus de 160 000 soldats avec le VIe corps, destiné à la rejoindre aux premières hostilités, elle avait son point de concentration à Landau, en plein Palatinat, menaçant l’Alsace, contenant tout mouvement qui aurait pu être tenté par la rive droite du Rhin.

C’était presque en tout point l’exécution du plan tracé dès 1868 par M. de Moltke, qui avait tout préparé, l’organisation des armées, la distribution des forces, qui était allé même étudier le terrain sur place. On ne l’ignorait pas, puisque par l’ordre du maréchal Niel un officier d’état-major français avait secrètement suivi pas à pas M. de Moltke dans toute son excursion jusqu’à Mayence. Avec ces trois armées concentrées de ce côté du Rhin, sur la Moselle et dans le Palatinat, l’état-major allemand se flattait d’être en mesure de tout entreprendre, de forcer notre frontière et d’opérer quelque grande jonction comme on l’avait fait à Sadowa, dans cette guerre de Bohême dont on reproduisait les combinaisons.

Qu’on remarque bien d’ailleurs qu’en préparant sa marche sur le Rhin, la Prusse ne restait pas désarmée contre l’imprévu qui pouvait l’assaillir d’un autre côté. Elle avait à se tenir en garde contre ce débarquement dans la Baltique dont on parlait ; sans être longtemps inquiète sur l’attitude de l’Autriche, elle ne négligeait pas de prendre, au moins les premiers jours, quelques précautions en Silésie. Bref, elle laissait en Allemagne le Ier, le IIe, le VIe corps, la 17e division d’infanterie détachée du IXe corps où elle était remplacée par la 25e division hessoise, la division de landwehr de la garde, trois autres divisions de landwehr, plusieurs corps de cavalerie. Ces divisions et ces corps, il est vrai, ne devaient pas tarder à être successivement appelés eux-mêmes dans l’ouest. Le VIe corps notamment ralliait presque aussitôt le prince royal dans le Palatinat. Pour le moment, ces troupes n’appartenaient pas encore aux trois armées qui restaient le puissant et redoutable instrument des desseins stratégiques de l’état-major prussien, qu’il s’agissait d’abord de porter sur le terrain du combat.

La question était de savoir si ces vastes combinaisons pourraient s’accomplir sans être troublées, si tous ces profonds calculs ne seraient pas déconcertés par quelque coup d’audace à la française avant l’arrivée des armées allemandes. Un moment à Berlin on avait eu quelque préoccupation. On se disait que la France ne pouvait avoir « ainsi renoncé aux avantages d’une mobilisation régulière » sans se proposer quelque grand résultat, sans vouloir profiter d’une supériorité numérique du premier instant pour se jeter dans « la province rhénane et dans le Palatinat, pour s’opposer à la concentration des armées allemandes sur la rive gauche du Rhin. » C’est sous l’impression de cette crainte qu’on avait pris ses mesures pour ramener en arrière les services de mobilisation de la division rhénane en ne laissant sur la frontière qu’un rideau de cavaliers qui étaient là moins pour combattre que pour servir d’éclaireurs. On allait même jusqu’à prévoir le cas où l’on devrait arrêter sur le Rhin la marche des trois armées pour engager la campagne dans les conditions nouvelles que créerait l’irruption française ; mais l’état-major allemand ne tardait pas à démêler la vérité et à se rassurer. Il comprenait qu’il regagnerait bien vite le temps qu’il semblait nous laisser, et dont les chefs de l’armée française perdaient de jour en jour la chance de profiter. Dès que la mobilisation était achevée, et elle l’était dans certains corps le 24 juillet, les grands transports pouvaient commencer par toutes les voies ferrées, dont quelques-unes franchissaient le Rhin pour aboutir à Neunkirchen, à Hombourg, à Landau, continuant de là vers la France. Par la combinaison d’une mobilisation savamment préparée et d’une appropriation méthodique des chemins de fer aux nécessités militaires, on échappait aux plus dangereux mécomptes. Un corps organisé dans sa région, avec ses réserves et son matériel, pouvait s’embarquer au complet, les trains se succédant d’heure en heure, les combattans partant les premiers, puis les voitures, les équipages. Tout était réglé de façon à éviter les confusions et à maintenir l’intégrité des troupes en marche. Le 25 juillet, cet immense mouvement avait commencé pour ne plus s’interrompre.

À dater du 28, les masses allemandes dépassaient déjà le Rhin, au moins par leurs têtes de colonnes, incessamment suivies du gros des forces combattantes. La Ire armée se montrait déjà en partie à Trèves. La IIe armée, débouchant par Mayence et Manheim, s’avançait sur Kaiserslautern. Le Ve, le XIe corps de la IIIe armée, et les Bavarois, les Wurtembergeois, commençaient à se réunir autour de Landau. Le 30 juillet, le prince royal, après avoir visité Munich, Stuttgart, Carlsruhe, était à Spire. Le même jour, le prince Frédéric-Charles était au centre des mouvemens de la IIe armée. Le vieux Steinmetz avait pris, lui aussi, le commandement de ses troupes dont la marche sur la Sarre devait nécessairement se mesurer aux progrès des colonnes du prince Frédéric-Charles. À une question de l’état-major supérieur demandant le 31 juillet aux commandans en chef à quelle date ils pourraient entrer en opérations, on avait répondu unanimement que le 3 août on serait prêt a à chercher l’ennemi et à l’attaquer, » et c’est alors que le roi Guillaume, quittant à son tour Berlin, se transportait à Mayence avec M. de Moltke et M. de Bismarck, avec le grand quartier-général, pour prendre le commandement suprême des forces de l’Allemagne. On courait ainsi de part et d’autre, mais dans des conditions bien inégales, au terrible rendez-vous de bataille sur cette frontière si souvent foulée par la guerre, si souvent disputée, déplacée ou rectifiée, et réduite à être une fois encore le théâtre désolé d’un gigantesque choc militaire.

Que serait-il arrivé si, devançant ces formidables concentrations ennemies, l’armée française avait pu de son côté envahir le territoire allemand par cette marche sur Maxau que l’empereur Napoléon III méditait, qui avait inspiré quelque préoccupation ou quelque soupçon aux Prussiens ? À vrai dire, ce plan n’avait peut-être jamais été réalisable. Dans tous les cas, on n’aurait pu en tenter l’exécution qu’aux derniers jours de juillet ou aux premiers jours d’août, et à ce moment déjà tout était fini quant au but qu’on se proposait. On ne pouvait songer à séparer l’Allemagne du sud de l’Allemagne du nord, puisque l’alliance était faite, puisqu’on avait appelé au camp du prince royal les forces de la Bavière, du Wurtemberg, de Bade, au risque de paraître livrer les passages du Haut-Rhin et d’avoir peu de monde vers la Forêt-Noire. L’état-major allemand n’avait pas craint de s’arrêter à ces combinaisons, sans doute parce qu’il voulait tout d’abord avoir sous la main les forces du sud, probablement aussi parce qu’il sentait qu’en présence de ses puissans moyens d’action concentrés sur la rive gauche du Rhin, on ne pouvait rien faire de sérieux par la rive droite au-dessus de Strasbourg : il serait toujours en mesure d’arrêter nos démonstrations ou de répondre à nos tentatives par une foudroyante invasion de l’Alsace. En supposant, même la marche sur Maxau accomplie avec un premier succès, on n’avait fait que déplacer et peut-être compliquer la difficulté. Il fallait prendre ses sûretés, tenir les places en respect, commencer par s’affaiblir. Avec quelles forces aurait-on pu s’élever en pleine Allemagne à la rencontre des masses prussiennes ? On pouvait courir à un effroyable désastre. C’était résoudre la question par la question. Si on avait de quoi passer le Rhin à Maxau sans découvrir la Moselle, qui pouvait être toujours menacée, rien de mieux ; si on n’avait pas de quoi faire face à toutes les nécessités de la situation si complexe et si périlleuse où l’on s’était jeté, le plan de Maxau n’avait plus que la valeur d’une conception chimérique et solitaire ne répondant à aucune réalité, déconcertée par les événemens avant même de toucher à l’exécution.

Peut-être, à défaut de cette stratégie théorique, avec les divisions dont on commençait à disposer vers le 25 juillet, aurait-on pu se jeter dans la Prusse rhénane et dans le Palatinat. On ne serait pas encore arrivé sans doute à des résultats bien décisifs. On n’aurait sûrement pas empêché les grandes formations allemandes qui s’accomplissaient beaucoup plus loin, qui restaient hors de nos atteintes. Du moins on aurait déjoué à quelque degré la première partie du plan de l’état-major de Berlin, on aurait contraint les armées allemandes à s’arrêter d’abord sur le Rhin, et on aurait éloigné pour le moment la guerre de notre frontière ; on aurait fait en un mot une diversion qui, sans décider assurément de l’issue de la campagne, aurait pu donner du temps, changer les impressions, ouvrir par un hasard heureux des perspectives imprévues et moins défavorables. Ce qui est certain, c’est que, de toute façon, les tentatives qui auraient pu avoir quelques chances les premiers jours, étaient devenues difficiles à la fin de juillet, à peu près impossibles au commencement d’août, et maintenant plus on allait, plus les rôles se trouvaient renversés. De jour en jour, les Allemands grossissaient, se fortifiaient et se concentraient sur la rive gauche du Rhin, prêts à engager la lutte, tandis que l’armée française ne pouvait plus s’augmenter sensiblement, et par le fait n’était préparée ni à l’offensive qu’on avait rêvée pour elle, ni même à une défensive nécessaire qui n’était entrée dans aucun des calculs de nos états-majors. Chose étrange en effet, on semblait s’être préoccupé uniquement, exclusivement de la marche en avant, de l’invasion du territoire ennemi, sans songer qu’on pouvait avoir à sauvegarder le territoire français, de sorte que le jour où l’initiative hardie qu’on avait rêvée contre l’Allemagne n’était plus possible, on se trouvait réduit à une immobilité inquiète sur une frontière dont on n’avait ni prévu ni sérieusement organisé la défense, dont la configuration n’était peut-être pas même très familière à plus d’un chef militaire. On y avait assez peu songé, à ce qu’il paraît, puisqu’un de nos généraux, envoyé, selon le mot du maréchal Lebœuf, pour être « l’œil de l’armée, » était obligé d’écrire au ministère : « le dépôt envoie d’énormes paquets de cartes inutiles pour le moment. Nous n’avons pas une carte de la frontière de France. Il serait préférable d’envoyer en plus grand nombre ce qui serait utile et dont nous manquons complétement. » Ce n’eût point été en effet une précaution inutile d’avoir la carte d’une région appelée à être avant quelques jours le théâtre même de la guerre.


III.

Cette région, c’était encore à ce moment la France de la Moselle, des Vosges, de l’Alsace. Sur un front irrégulier de 300 kilomètres allant du nord à l’est, de Sierck à Huningue, du Luxembourg neutre à la Suisse neutre, la frontière française telle qu’elle existait depuis 1815 représentait un grand angle ayant son sommet à Lauterbourg. Un des côtés de l’angle, celui de l’est, était formé par le Rhin lui-même, ligne de partage entre l’Alsace et le grand-duché de Bade de Huningue à Lauterbourg. De ce point, la frontière, se déroulant par le nord, se confondait d’abord avec la Lauter, qui séparait la France du Palatinat, allait passer au-delà de Bitche, se repliait sur Sarreguemines, puis courait en arrière de la Sarre, séparant cette autre partie de la France de la Prusse rhénane.

À l’abri de cette frontière, c’est tout le pays français compris entre Rhin et Moselle. Dans l’intervalle se développent parallèlement au Rhin les Vosges venant de Belfort, se déroulant en massif puissant et accidenté, s’abaissant par degrés dans la direction du nord vers le Palatinat, où elles se divisent en plusieurs rameaux, le Hardt, le Hundsruck. Les Vosges s’étendent sur une longueur de plus de 240 kilomètres, avec une épaisseur de 30 à 38 kilomètres entre l’Alsace et la Lorraine. Du côté de l’Alsace, elles tombent assez brusquement par des pentes rapides coupées de gorges étroites et profondément encaissées, formant des défilés boisés, dans les plaines fertiles du Rhin ; à l’ouest, elles s’abaissent par des pentes plus douces et se perdent dans le pays accidenté de la Lorraine, qui s’étend jusqu’à la Meuse. Des deux versans opposés descendent d’assez nombreux cours d’eau, — à l’ouest la Moselle venant du point le plus élevé des Vosges, du ballon d’Alsace, et coulant vers Metz et Thionville pour gagner le Rhin par le territoire allemand, puis la Sarre passant par Sarreguemines, Sarrebruck, et allant grossir la Moselle vers Trèves, — à l’est la Lauter, la Sauer, la Moder, la Zorn, l’Ill. Entre l’Alsace et la Lorraine, il y a des passages qui ont tous nécessairement une importance militaire. Celui qui est le plus en avant au nord est le passage du col de Bitche, placé sous la protection du fort qui ferme l’entrée des Vosges. Un chemin de fer construit à cette extrême frontière met en communication Strasbourg et Metz par Haguenau, Niederbronn, Bitche, Sarreguemines, Forbach. Plus au sud dans l’intérieur des Vosges sont les passages de Lichtenberg entre Haguenau et Sarreguemines, de la Petite-Pierre entre Haguenau et Sarre-Union. Enfin, plus au sud encore, il y a la route de Strasbourg à Fénétrange et à Sarrebourg par Saverne et le col de Phalsbourg. C’est par la coupure de Saverne que le chemin de fer de l’Est et le canal de la Marne au Rhin se fraient un passage à quelque distance de la place même de Phalsbourg. Je ne parle pas d’autres routes qui complètent ces communications, mais qui peuvent être plus difficiles pour des armées.

Assurément la défense de la ligne française, s’appuyant à ses deux extrémités sur de puissans réduits comme Metz, et Strasbourg, ayant pour elle en Lorraine des positions assez fortes, un réseau de rivières jusqu’à la Moselle, en Alsace les derniers défilés des Vosges, les rivières qui vont vers le Rhin, la forêt de Haguenau, — et pouvant, à la dernière extrémité, se retrancher dans les Vosges elles-mêmes, cette défense avait de sérieuses et efficaces ressources ; mais elle avait une faiblesse que les coalisés de 1815 lui avaient faite avec une prévoyance meurtrière pour nous, qui allait éclater dans ces événemens mêmes. Lorsque Louis XIV et Vauban avaient créé le système défensif français, ils avaient tenu à compléter ce système par Sarrelouis et Landau. Ils avaient compris que, même avec Metz, la Lorraine n’était pas suffisamment protégée, si Sarrelouis pouvait devenir le pivot d’un mouvement d’invasion tournant les Vosges. De même sans Landau fortifié le nord de l’Alsace restait à découvert. C’est justement par ces deux parties de la ligne que nous étions maintenant le plus menacés : preuve évidente que la France n’avait pas de si grands excès d’ambition lorsqu’elle paraissait désirer quelquefois une rectification de frontière !

Après cela, j’en conviens, la plus grande faiblesse de la situation pour le moment était encore l’inégalité des deux armées qui allaient se heurter sur cette frontière. Ces armées, elles, n’étaient pas seulement disproportionnées par le nombre, par l’organisation, elles l’étaient encore plus, s’il est possible, par la vigilance, par la manière d’entendre la guerre. Chose curieuse et triste ! tandis que dès le 24 juillet les Prussiens savaient avec une précision singulière la composition de nos corps, la place où ils étaient, le nom des généraux, la force des bataillons, des divisions, nos états-majors ne soupçonnaient pas ce qui se passait devant eux ; ils distinguaient peu la vérité. Le maréchal Bazaine, après son arrivée à Metz, augurait que les Allemands voulaient attendre une grande bataille dans les environs de Mayence, et il en était à écrire : « On pense généralement qu’une guerre qui durerait deux ou trois mois ruinerait et désorganiserait le pays. On n’a laissé que les infirmes dans les administrations, et l’on fait marcher tous les hommes valides de dix-huit à trente-six ans. » Voilà comment on était renseigné !

Les Prussiens ne divulguaient pas comme nous tout ce qu’ils faisaient, ils avaient des espions, c’est certain ; ils savaient, aussi s’éclairer par des pointes hardies. Malheureusement, il faut l’avouer, notre cavalerie si brillante au feu, si impétueuse à la charge, semblait peu faite à ce métier d’éclaireurs, et tel général demandait sérieusement à son commandant en chef de lui donner un bataillon d’infanterie bon marcheur pour aller en reconnaissance avec ses chasseurs ! Dernière circonstance enfin qui était une suprême inégalité, une irrémédiable faiblesse : les Allemands se disposaient à marcher sur nous par grandes masses, ils s’avançaient d’heure en heure, et nos corps restaient indéfiniment fractionnés sur cette longue ligne entre Thionville et Belfort, séparés par les Vosges. La communication la plus directe entre eux était par le chemin de Bitche, qui longeait la frontière et qui pouvait être coupé d’un moment à l’autre. Qu’on se représente cette situation déjà presque irréparable : si les corps de la Moselle essayaient de se rallier à ceux qui étaient en Alsace, le prince Frédéric-Charles arrivant sur la Sarre pouvait se jeter à leur suite ; si les corps de l’Alsace tentaient de se replier à travers les Vosges sur le gros de l’armée de Metz, ils pouvaient être suivis par le prince royal s’élançant sur leurs traces par la Lauter. S’ils restaient tous dans les positions où ils se trouvaient, ils étaient menacés d’être attaqués en détail. Voilà la vérité des choses !

Lorsque l’empereur Napoléon III était arrivé le 28 juillet à Metz, — quatre jours avant que le roi Guillaume arrivât de son côté à Mayence, — il n’avait pas tardé à être saisi par cette confusion qui était autour de lui, et que le maréchal Lebœuf n’avait certes point réussi à éclaircir. N’ayant ni l’habitude de la guerre, ni l’activité d’esprit nécessaire, ni même la force physique, il semblait se perdre au milieu d’un tel chaos et s’affaisser sous le poids de ce commandement auquel eût à peine suffi l’énergie la plus résolue servie par la prévoyance la plus sûre. Il plaçait et déplaçait les corps, qui finissaient par se rapprocher de la frontière, le 2e prenant position en avant à Forbach, le 3e à Saint-Avold, le 4e à Boulay et à Boucheporn, tandis que le 5e, placé d’abord à Bitche, était appelé en partie à Sarreguemines, au risque de laisser le 1er corps presque seul en Alsace. Un jour, la garde recevait à peu d’intervalle l’ordre de quitter Metz, puis de rester dans ses bivouacs, puis de se diriger sur Volmerange, puis enfin de s’arrêter pour se rendre le lendemain à Courcelles. Les contre-ordres suivaient les ordres, se traduisant pour les troupes en marches et en contre-marches aussi fatigantes que ruineuses pour le moral militaire. Poussé par une opinion impatiente d’action, retenu par le sentiment de la réalité qui le pressait, assailli de bruits contraires et vagues sur l’importance, sur les mouvemens des forces ennemies, l’empereur faisait comme tous les hommes irrésolus, il agitait tous les projets pour ne s’arrêter à aucun, pour finir par une pauvre fantaisie, — l’aventure de Sarrebruck ! L’empereur n’avait-il d’autre dessein que d’offrir à un enfant, au prince impérial qu’il avait emmené avec lui, l’occasion d’assister à une représentation militaire dirigée par son gouverneur, le général Frossard ? Je ne veux pas le dire. Depuis plusieurs jours, il tâtonnait, voulant essayer une reconnaissance offensive et ne sachant où la diriger ; il s’était décidé pour Sarrebruck.

Mettre en mouvement un corps d’armée pour occuper les hauteurs de la rive gauche de la Sarre, qui dominent Sarrebruck, où il n’y avait qu’un bataillon prussien et trois escadrons de uhlans, canonner la ville, descendre un instant en territoire ennemi sans y rester, c’était ce que le maréchal Lebœuf appelait une « jolie affaire presque sans pertes, » ce que l’empereur, dans son bulletin de famille, représentait à son tour comme « le baptême du feu » pour le prince impérial, assistant au spectacle sur les hauteurs de la Sarre. À Paris, on avait la légèreté lamentable d’écrire dans le journal officiel : « Notre armée a pris l’offensive, franchi la frontière et envahi le territoire de la Prusse. » On était au 2 août. Malheureusement l’aventure de Sarrebruck avait un lendemain qui n’était pas l’invasion du territoire de la Prusse. Ici en effet les affaires allaient devenir aussi pressantes que sérieuses aux deux principaux points de la ligne, en Alsace comme sur la Sarre.


IV.

Que se passait-il d’abord en Alsace ? Le maréchal de Mac-Mahon, qui, au moment de la déclaration de la guerre, était gouverneur de l’Algérie, n’avait pu arriver à Strasbourg avant le 24 juillet. Il avait trouvé en pleine formation, assez peu débrouillé encore, le corps dont il venait prendre le commandement, qui se composait de quatre divisions d’infanterie sous les généraux Ducrot, Abel Douay, Raoult, de Lartigue, et de la division de cavalerie du général Duhesme. Les réserves rejoignaient lentement et en désordre. Six régimens d’Afrique, zouaves et tirailleurs algériens ou turcos, qui devaient être distribués entre les quatre divisions, arrivaient un peu moins incomplets que les autres, mais assez dénués eux-mêmes et de plus, fort éprouvés par les fièvres qu’ils portaient de l’Algérie avec eux. Les services administratifs manquaient là comme partout, de sorte que, lorsque la division Ducrot recevait le 26 juillet l’ordre de quitter Strasbourg et de se porter à Reichshofen pour pousser les avant-postes jusqu’à la frontière, l’organisation était loin d’être complète ou même suffisante. On se tirait d’affaire comme on pouvait avec l’aide du maire de Reichshofen, député au corps législatif, M. le comte de Leusse, qui ne laissait pas de témoigner sa surprise inquiète au général Ducrot en comparant la réalité qu’il avait sous les yeux aux déclarations qu’il venait d’entendre à Paris. Quel rôle devait remplir le 1er corps dans la guerre qui commençait ? D’une manière générale sans doute, il avait à couvrir l’Alsace. Après cela le maréchal de Mac-Mahon n’avait en réalité aucune initiative dans l’ensemble des opérations. Par lui-même, il ne savait rien de l’ennemi, et il n’était nullement renseigné par le quartier-général de Metz, qui n’en savait pas plus que lui. On lui disait seulement, le 29 juillet, que « l’empereur n’avait pas l’intention de lui faire exécuter de mouvement avant huit jours. »

Y eut-il contre-ordre ? Le maréchal de Mac-Mahon, comme on l’a dit, se rencontrait-il dans l’intervalle avec le maréchal Lebœuf pour concerter une marche plus prompte ? Toujours est-il que le 3 août la division Abel Douay, qui était à Haguenau, avait l’ordre de s’avancer jusqu’à Wissembourg, tandis que la division Ducrot devait se porter sur la gauche, un peu en arrière, à Lembach, dans les Vosges. La division Raoult allait à son tour remplacer Ducrot à Reichshofen ; la division de Lartigue devait de son côté se rendre à Haguenau, prenant la place des troupes de Douay. On se rapprochait de la frontière. Le point grave et délicat de ce mouvement était l’occupation de Wissembourg, ville de guerre déclassée, mal défendue par les anciennes lignes de Villars, qui n’existent guère plus, située au fond de la vallée de la Lauter, au pied des derniers contre-forts des Vosges et de la grande côte du Pigeonnier, du haut duquel le regard découvre la forêt de Haguenau, la Forêt-Noire, le pays de Bade, même au loin les clochers de Spire et de Strasbourg.

Wissembourg était-il un poste à occuper ? C’était une question, d’autant plus qu’on se trouvait en face des coteaux du Palatinat et de la forêt de Bienwald, à travers laquelle des masses ennemies pouvaient s’avancer sans être vues. Au premier moment, le général Ducrot, chargé du commandement supérieur en attendant l’arrivée du maréchal de Mac-Mahon, avait fait évacuer Wissembourg et Lauterbourg, où il ne voulait pas laisser des détachemens isolés qui pouvaient être compromis. Le maréchal Lebœuf avait paru trouver qu’on dégarnissait trop la frontière ; le préfet du Bas-Rhin avait réclamé contre cet abandon. L’intendance, toujours probablement dans l’idée qu’on allait envahir l’Allemagne, avait une manutention, de vastes magasins à cette extrême frontière, et elle ne cessait de se plaindre qu’on laissât ses services sans protection. De là cette réoccupation de Wissembourg par la division Douay, qui arrivait le 3 au soir, assez tard, fort peu complète, n’ayant pas eu le temps de rallier tous ses bataillons, manquant d’ambulances et même de cartes pour se guider. Un chef d’avant-garde était réduit à écrire, et ce fut son dernier télégramme : « Je suis absolument dépourvu de cartes. » Sans prévoir une attaque immédiate, le maréchal avait prévenu le général Douay d’avoir à se replier, s’il se voyait assailli « par des forces très supérieures, » et, pour le surplus de son rôle, il le plaçait momentanément sous les ordres du général Ducrot, qui devait lui-même atteindre Lembach le lendemain. À son arrivée, Douay, suivant les instructions du général Ducrot, laissait un seul bataillon du 74e de ligne dans Wissembourg, et il se plaçait avec le reste de ses forces en arrière de la ville, sur les hauteurs du Geisberg, en ayant soin de maintenir ses communications par le Pigeonnier, qui était aussi occupé. À vrai dire, malgré toutes les précautions possibles, c’était une position des plus risquées, d’autant plus qu’après avoir laissé à Seltz le 16e bataillon de chasseurs et un bataillon du 50e de ligne, après avoir envoyé trois bataillons du 78e vers le Pigeonnier, le général Douay restait avec 4 900 hommes, trois batteries d’artillerie et la brigade de cavalerie du général de Septeuil, qui ne pouvait lui être guère utile dans un pays aussi accidenté. C’est dans ces conditions que quelques heures après son arrivée il allait être brusquement assailli dans son camp.

Premier et terrible choc de la guerre, qui n’était que la conséquence inévitable et la révélation émouvante d’une situation ! Au moment même où le général Douay était envoyé à Wissembourg, le prince royal de son côté, ayant ses forces prêtes au jour fixé sous Landau, recevait l’ordre définitif d’attaquer, et il attaquait. Dès l’après-midi du 3 août, il avait pris ses dispositions. La division de Bothmer du IIe corps bavarois devait prendre la tête de la marche directe sur Wissembourg. Le Ve et le XIe corps prussiens étaient chargés de passer la Lauter au-dessous de Wissembourg, l’un à Altenstatt, l’autre au moulin de Bienwald. Les Wurtembergeois et les Badois, réunis sous le général de Werder, devaient s’avancer par la gauche sur Lauterbourg. Le résultat de ce mouvement était la bataille du 4. Avant huit heures du matin, les Bavarois, arrivant les premiers par les hauteurs de Schweigen, engageaient l’action par l’attaque de Wissembourg.

C’était, si l’on veut, une surprise au camp français, où l’on ne savait rien de l’ennemi. Le général Douay pouvait d’autant moins s’attendre à une si prompte irruption que dès les premières heures du jour il s’était fait éclairer jusqu’au-delà de la Lauter par deux escadrons de chasseurs qui n’avaient rien découvert. Si peu préparé qu’on fût, cependant la petite division française n’était pas tellement en défaut qu’elle ne reçût chaudement l’ennemi sans se laisser ébranler. Les Bavarois, repoussés à leur premier assaut, étaient obligés de se borner à canonner la ville en attendant l’arrivée du Ve et du XIe corps prussiens, qui bientôt entraient successivement en ligne par la Lauter, faisant face au Geisberg et menaçant de tourner la position. C’est dans cette première période de l’action, vers neuf heures et demie, que le général Douay, faisant simplement et bravement son devoir, était tué auprès d’une batterie de mitrailleuses sur le Geisberg, sur un mamelon couronné de trois peupliers qui se dessinent à l’horizon. Le commandement de l’action restait alors au général Pellé. Pendant cinq heures, cette division isolée, livrée à elle-même, bientôt assaillie de toutes parts, disputait vaillamment le terrain. Le bataillon du 74e de ligne enfermé dans Wissembourg repoussait longtemps toutes les attaques. Sur un autre point, aux abords de la ville, à la gare du chemin de fer, les turcos soutenaient avec une énergie désespérée le choc des Bavarois et des Prussiens réunis. Au Geisberg surtout, la lutte prenait le caractère le plus violent. Nos soldats, retranchés dans le massif château qui s’élève sur ces hauteurs, défiaient les forces démesurées qu’on lançait contre eux. Vainement les Prussiens se multipliaient et renouvelaient leurs tentatives ; ils échouaient toujours, contenus par la mousqueterie, par les charges à la baïonnette. En un instant, un bataillon des grenadiers du roi avait perdu presque tous ses officiers. Le commandant, le drapeau à la main, se jetait en avant, et tombait mortellement frappé sans avoir réussi à rétablir le combat.

L’assaut de front dirigé par le commandant du Ve corps lui-même, le général de Kirchbach, légèrement blessé à ce moment, eût été peut-être encore contenu, si une brigade du XIe corps, accourant de son côté, n’eût menacé de tourner nos positions. Ce n’est qu’à force d’hommes et de moyens d’artillerie, par un déploiement de plus de 25 000 soldats, que les Allemands finissaient par avoir raison de cette malheureuse division de moins de 5 000 combattans, qui depuis le matin tenait tête si énergiquement à Wissembourg comme au Geisberg, et qui ne cédait le terrain qu’après avoir infligé à l’ennemi une perte de près de 100 officiers, de 1 500 à 2 000 hommes. Elle avait perdu elle-même 1 200 hommes, elle laissait entre les mains des Prussiens le bataillon enfermé à Wissembourg, un certain nombre d’autres prisonniers, un seul canon démonté qu’on n’avait pu sauver. Tout cela se passait si vite que le maréchal de Mac-Mahon pouvait à peine être informé, que le général Ducrot, averti vers midi, au moment où il touchait Lembach, n’arrivait en courant sur les hauteurs du Pigeonnier que pour voir nos troupes déjà débordées, commençant à se replier dans la direction qui leur avait été indiquée par la route de Climbach.

Ce premier désastre aurait pu être évité, dit-on, si l’on eût refusé le combat, si on avait compris plus tôt qu’on devait se dérober devant un tel déploiement de forces. C’est facile à dire. Le général Douay ne pouvait sans doute supposer qu’on l’envoyait sur la Lauter pour assister l’arme au bras à l’entrée de l’ennemi en France ; il ne pouvait dans tous les cas se retirer ainsi qu’en soumettant ses soldats à cette dangereuse épreuve d’une guerre commencée par une retraite sans combat, par une contre-marche suivant à quelques heures d’intervalle une marche en avant. Wissembourg était non la faute de ce vaillant homme, mort à son poste, mais la première expiation du fractionnement de nos forces, de la combinaison qui avait placé là cette malheureuse division. Toujours est-il que l’invasion avait commencé, que la frontière française était forcée, que l’ennemi s’avançait désormais sur notre sol, et que cette nouvelle, allant retentir tout à coup à Metz, ne pouvait qu’ajouter au trouble de l’état-major impérial. Le maréchal de Mac-Mahon lui-même n’était point sûrement sans se préoccuper de la situation que la journée du 4 lui faisait. En quelques heures, tout s’était singulièrement aggravé devant lui… La ligne de la Lauter était perdue. La retraite de la division Douay entraînait un mouvement rétrograde de la division Ducrot, qui ne pouvait plus rester en l’air à Lembach. Maintenant de deux choses l’une : ou bien il fallait se résigner courageusement à se replier après un combat d’avant-garde dans les Vosges, ou bien il fallait choisir une ligne nouvelle, sur laquelle on tenterait d’arrêter l’ennemi, de le rejeter sur la frontière. C’est ce dernier parti que prenait le maréchal de Mac-Mahon, surtout probablement après avoir été informé le 5 par le maréchal Lebœuf que l’empereur, par une prudence tardive, mettait sous ses ordres les 5e et 7e corps avec le 1er, de même qu’en Lorraine on mettait les 2e, 3e et 4e corps sous les ordres du maréchal Bazaine. C’était, à vrai dire, une question de position, de forces et de temps.

La position, elle était toute désignée par les traditions de la guerre. Après la Lauter, il y avait la Sauer, au-dessus de la Sauer il y a Frœschviller, décrit par Gouvion Saint-Cyr, illustré par Hoche. Là on pouvait avoir quelque chance de disputer le passage, même selon l’état-major allemand, à un ennemi supérieur. Ces positions sont formées par une série d’accidens de terrain se détachant des Vosges, s’étendant entre la Sauer et l’Éberbach sur une longueur de 6 kilomètres de Nehviller à Morsbronn par Frœschviller, Elsashausen, le Niederwald. En avant de ces hauteurs coule la Sauer, qui descend des Vosges, se déroule dans une vallée profonde couverte de prairies et s’en va par la forêt de Haguenau vers le Rhin. La clé des positions est à Frœschviller même, où se croisent plusieurs routes dont l’une peut servir de ligne de retraite par Reichshofen tandis qu’une autre descend vers la Sauer et le gros village de Wœrth, première défense dans la vallée. Ces positions, étudiées, parcourues le 5 et définitivement choisies par le maréchal de Mac-Mahon, sont assurément des plus puissantes ; elles n’ont cependant toute leur efficacité défensive qu’à deux conditions : la première est qu’on puisse occuper sur la rive gauche de la Sauer quelques points avancés, Langensultzbach, qui garde un des débouchés de la vallée, Goersdorf, Gunstett ; la seconde condition, qui se confond avec la première, c’est qu’on dispose de forces suffisantes pour tenir ces points essentiels, pour n’être pas débordé même dans les positions de la rive droite de la Sauer. C’était là précisément la question ; le maréchal avait-il des forces suffisantes ? Les états officiels, toujours complaisans, évaluaient le 1er corps au chiffre de 41 000 hommes. En réalité, la division Douay avant Wissembourg comptait à peine 8 000 hommes ; la 4e division de Lartigue avait 7 700 hommes, elle avait laissé un régiment à Strasbourg ; les divisions Ducrot et Raoult n’étaient pas plus fortes. Même avec la cavalerie du général Duhesme et la division de réserve Bonnemains donnée au 1er corps, on était loin d’atteindre le chiffre officiel.

Le maréchal de Mac-Mahon, il est vrai, allait avoir désormais à sa disposition les 5e et 7e corps. Qu’en était-il réellement ? Du 7e corps, qui n’était pas encore complétement organisé à Belfort sous le général Félix Douay, on ne tirait qu’une division, celle du général Conseil-Dumesnil, qui arrivait effectivement par chemin de fer à Haguenau le 5 août : c’était tout juste de quoi remplacer la division Abel Douay, presque hors de combat depuis la veille. Quant au 5e corps, il avait deux divisions à Sarreguemines, où elles avaient été précédemment appelées par l’empereur, une division, celle du général Guyot de Lespart, à Bitche. Les ordres ou les invitations adressées au général de Failly étaient d’abord, il faut l’avouer, peu précis, peu péremptoires. « Faites-moi connaître, disait le maréchal, quel jour et par où vous me rallierez. Il est indispensable que nous réglions nos opérations. » On était déjà au soir du 5. La division Guyot de Lespart ne pouvait, partir que le 6 au matin, et elle avait 34 kilomètres à parcourir par des défilés difficiles. Les deux autres divisions venant de Sarreguemines devaient suivre par Bitche. Avant vingt-quatre heures, on ne pouvait rien attendre de ce côté, et dans vingt-quatre heures on aurait une division au plus. Le maréchal de Mac-Mahon n’avait donc pour le moment que ses modestes divisions, qui atteignaient à peine 35 000 hommes, et avec cela il avait à tenir des positions qui auraient exigé 80 000 hommes. La conséquence était que, non-seulement on ne pouvait songer à occuper les points avancés de la rive gauche de la Sauer, mais qu’on devait même se serrer le plus possible sur la rive droite. On n’occupait ni Wœrth dans la vallée, ni Morsbronn à l’extrémité de la ligne, probablement faute de forces. En réalité, le soir du 5 août les troupes du maréchal de Mac-Mahon se trouvaient ainsi disposées : la division Ducrot sur le plateau de Frœschviller, à gauche, s’appuyant sur la route de Reichshofen, faisant face à Nehviller et au débouché de la Sauer, — la division Raoult au centre, au-dessus de Wœrth, de Frœschviller à Elsashausen, — la division de Lartigue sur la droite, formant une ligne brisée de façon à faire face à Gunstett et à Morsbronn ; à l’extrême droite, en seconde ligne, était placée la division Conseil-Dumesnil. Tout à fait en arrière la division Douay, maintenant commandée par le général Pellé, était laissée en réserve. La brigade de cuirassiers Michel de la division Duhesme se tenait dans un pli de terrain près d’Éberbach, à portée de la division de Lartigue. Enfin la brigade de cavalerie légère du général de Septeuil et la division de cavalerie de réserve Bonnemains restaient sur les derrières de l’armée. C’est ainsi qu’on passait une nuit d’orage et de pluie torrentielle sur ces hauteurs, les soldats confians encore, quoique se ressentant déjà de la désorganisation universelle, les généraux soucieux, le maréchal calme devant le danger, mais préoccupé de savoir quelles forces se dirigeaient sur lui, où était l’ennemi.

L’ennemi n’était pas loin, il arrivait sur les hauteurs du bord opposé de la Sauer. Le prince royal n’avait pas trop perdu de temps en effet. Dès le 5 au matin, après avoir passé la nuit autour de Wissembourg sur le sol français, il avait repris son mouvement, poussant en avant d’abord de fortes reconnaissances sur tous les points, jusque dans la forêt de Haguenau. L’armée allemande s’avançait sur une ligne assez étendue. Le IIe corps bavarois, prenant la route de Lembach et se dirigeant par Langensultzbach vers la haute Sauer, se trouvait porté dans sa marche sur la gauche de nos positions du Nehviller et de Frœschviller. Le Ve corps prussien, suivant la route par Soultz, devait arriver sur notre centre à Goersdorf et Gunstett. Le XIe corps avait son point de direction à Surbourg. Les Wurtembergeois et les Badois de Werder, venant de Lauterbourg, devaient gagner Aschbach pour se rapprocher ensuite de la ligne de marche. Le Ier corps bavarois suivait le mouvement. Le soir, les têtes de colonnes allemandes touchaient à la Sauer, de sorte que dans la nuit du 5 au 6 on était déjà en présence. Par une coïncidence singulière, il semble que ni dans un camp ni dans l’autre on ne prévoyait une bataille pour le 6. Le prince royal comptait sur cette journée pour faire reposer ses troupes et pour relier ses corps de façon à ne s’engager qu’avec toutes ses forces. Le maréchal de Mac-Mahon ne pensait pas avoir à se battre avant le 7, il espérait avoir alors avec lui le 5e corps. On sentait si bien le besoin de ce supplément de forces que le matin du 6 encore, à Frœschviller, où le maréchal avait passé la nuit au milieu de ses troupes, on se demandait s’il ne valait pas mieux se replier aussitôt dans les Vosges. Quelques-uns des lieutenans du maréchal s’efforçaient de démontrer la nécessité de cette retraite. Le maréchal persistait énergiquement d’abord à vouloir attendre l’attaque dans les positions qu’il avait prises ; puis il paraissait se rendre à l’avis de ses lieutenans. Il avait même déjà donné quelques ordres pour éclairer les routes ; mais il était trop tard, au moment où l’on délibérait, de tous côtés s’engageait la lutte où allait se décider la fortune de la France.

Cette bataille du 6 août, elle commençait dès le matin avant huit heures par de simples reconnaissances qui mettaient par degrés les deux armées aux prises, et pendant toute une journée pleine des plus émouvantes, des plus sanglantes péripéties, elle n’était pas toujours défavorable pour nos soldats. Elle avait deux périodes. Jusqu’à midi, c’était à tout prendre, de la part des Allemands, une affaire incohérente, décousue et en définitive fort douteuse. Ainsi les Bavarois avaient commencé l’attaque sur notre gauche par les pentes de Nehviller, s’efforçant de déborder nos positions, et ils avaient été reçus avec une extrême énergie par la division Ducrot, qui les tenait en respect et leur infligeait les pertes les plus sérieuses. Avant onze heures, ils semblaient se retirer du combat, sur un ordre du quartier-général, qui ne les eût pas arrêtés sans doute dans une victoire. Au centre, des détachemens du Ve corps prussien s’étaient portés sur Wœrth, puis ils s’étaient retirés. Bientôt le général de Kirchbach, revenant à la charge, tentait un mouvement offensif non-seulement sur les rampes de Wœrth, mais sur les pentes d’Elsashausen. Ses soldats, après de violens engagemens, se voyaient repoussés et rejetés dans la vallée. Plus loin, entre Gunstett et nos positions de la rive droite, il y avait eu d’abord un formidable duel d’artillerie où quatre-vingts pièces allemandes mises en batterie avaient sans doute montré leur supériorité ; mais lorsque l’infanterie du XIe corps, passant la Sauer, avait voulu aborder la division Lartigue, elle avait vu tous ses efforts se briser contre nos bataillons, et elle avait dû se replier en laissant le terrain arrosé de son sang. L’état-major prussien avoue même qu’à un certain moment « le combat était sans direction, les compagnies ayant presque toutes perdu leur commandant. » Ainsi à midi les attaques allemandes avaient échoué, nos troupes restaient maîtresses de toutes leurs positions malgré la supériorité numérique déjà évidente de l’ennemi. Assurément, si le maréchal de Mac-Mahon avait eu à cet instant des forces suffisantes, il aurait pu tenter de poursuivre ses avantages en se jetant sur les Prussiens, qui étaient eux-mêmes étonnés de ne point être suivis l’épée aux reins. Puisqu’il n’avait pas ces forces, n’aurait-il pas pu du moins profiter de ce demi-succès pour reprendre le projet de retraite du matin ? C’était peut-être le cas, puisqu’à cette heure même il apprenait sur le champ de bataille, d’une manière sûre et pour la première fois, qu’il avait 140 000 hommes devant lui, auxquels il ne pouvait opposer que 35 000 soldats ; mais, s’il n’avait pu arrêter le combat le matin, il le pouvait encore moins à midi, sous l’œil de l’ennemi.

Qu’arrive-t-il alors ? Bientôt tout change de face. À mesure que les heures passent, les bataillons allemands s’épaississent devant nous. Au IIe corps bavarois, aux Ve et XIe corps prussiens engagés jusque-là vont se joindre les Wurtembergeois hâtant leur marche, le Ier corps bavarois entrant à son tour en ligne. Le prince royal, demeuré d’abord, à Soultz, voyant l’action s’aggraver contre son attente et contre ses intentions, accourt sur les hauteurs vis à vis de Wœrth et prend lui-même la direction de l’affaire ; c’est une autre bataille qui recommence dans de plus grandes et de plus terribles proportions avant deux heures de l’après-midi. Du côté de notre aile gauche de Frœschviller, les Bavarois du IIe corps, reprenant l’action, sont longtemps arrêtés par la division Ducrot, et ils ne finiront par réussir que lorsque leur Ier corps arrivera, lorsque la bataille se sera dessinée sur d’autres points. C’est surtout au centre et sur notre droite que la lutte devient grave. Le général de Kirchbach, ramassant les forces du Ve corps, les porte au-delà de la Sauer et aborde encore une fois les rampes de Wœrth, les pentes d’Elsashausen. Partout il rencontre la résistance la plus opiniâtre. Chaque pli de terrain est disputé avec un acharnement extrême ; il y a des mamelons pris et repris quatre et cinq fois. Les soldats de la division Raoult contiennent par leur intrépidité et déciment de leur feu les Prussiens, qui n’avancent que lentement et ne se maintiennent qu’avec difficulté au-dessus de Wœrth, au bord du premier plateau d’Elsashausen. Les soldats de Kirchbach ne laissent pas d’être émus. Tout dépend pour eux, sur cette partie de la ligne, de ce qui se passe sur notre droite, où le XIe corps, les Wurtembergeois, qui arrivent bientôt, portent leurs masses contre nos positions du Niederwald. Là aussi, la division de Lartigue et la division Conseil-Dumesnil soutiennent le choc avec énergie. Le 3e de zouaves du colonel Bocher perd son lieutenant-colonel, trois chefs de bataillon, quinze officiers ; le 56e de ligne perd son colonel, son lieutenant-colonel, deux chefs de bataillon. Le 1er bataillon de chasseurs a son commandant tué. On résiste encore sur le front de bataille, mais bientôt on s’aperçoit que les Allemands nous débordent par l’extrémité de la ligne, par Morsbronn, menaçant de tourner toutes nos positions.

C’est alors que le général de Lartigue, qui a déjà épuisé ses réserves d’infanterie, se sert de sa dernière ressource. Il appelle la brigade de cuirassiers Michel. Le terrain, coupé de haies, de fossés, couvert de houblonnières, est bien peu favorable. Le général Duhesme, malade, ne pouvant plus monter à cheval, mais présent sur le terrain, déclare que c’est une folie, qu’on va faire détruire ses cuirassiers pour rien. On lui répond qu’il n’y a pas d’autre moyen de sauver les débris de la division. « Mes pauvres cuirassiers ! » dit le général Duhesme en essuyant une larme. Au premier commandement, de toutes ces vaillantes poitrines s’échappe un seul cri, celui de vive la France ! et aussitôt cette belle brigade s’avance avec ses cuirasses reluisantes au soleil, va prendre son ordre de bataille sur le plateau. En un clin d’œil, elle se précipite avec la plus impétueuse énergie, balaie les premières pentes, puis, au lieu de se replier vers l’Eberbach, elle descend comme un torrent sur Morsbronn, où elle va se faire hacher. Un instant, cette diversion héroïque et meurtrière semble dégager la division de Lartigue, qui en profite pour reprendre quelques positions ; mais ce n’est qu’un instant. Les masses allemandes, revenant à la charge, commencent à prendre pied sur les plateaux. Le mouvement du XIe corps sur notre droite aide au progrès du Ve corps au centre, des Bavarois sur la gauche. De toutes parts, les Allemands gagnent les hauteurs, au Niederwald, à Elsashausen, autour de Frœschviller, où l’on se défend encore. Ce que les cuirassiers de la brigade Michel ont fait peu auparavant à Morsbronn, les cuirassiers de la division Bonnemains le renouvellent en arrière d’Elsashausen ; ils le font avec le même héroïsme et le même résultat, ils couvrent de leurs morts un terrain entrecoupé et difficile sans pouvoir arrêter l’ennemi.

Il est quatre heures, la sanglante bataille est finie. Le maréchal a perdu son chef d’état-major, le général Colson, tué non loin de lui dans la mêlée. Le général Raoult a reçu une blessure mortelle aux derniers momens de la lutte. Nombre d’officiers supérieurs sont tombés. Les régimens sont plus que décimés et épuisés. Quelques hommes tiennent jusqu’au bout ; les masses confondues du 1er corps se précipitent vers Reichshofen, pour se jeter de là dans les Vosges, laissant plus de 6 000 hommes sur le terrain, et entre les mains de l’ennemi 7 000 ou 8 000 prisonniers, trente canons. Ces malheureux soldats avaient du moins fait payer cher la victoire aux Allemands, qui avaient perdu plus de 10 000 hommes, près de 500 officiers. Plus d’une fois pendant cette cruelle journée on avait soutenu le courage de l’armée française en lui disant : « le 5e corps arrive, il va arriver ! » On l’espérait sans doute. Le 5e corps n’était pas arrivé, et il ne pouvait pas arriver, puisque deux de ses divisions se trouvaient encore sur la route de Sarreguemines à Bitche. Il est bien certain que le général de Failly n’était pas un homme de guerre à se tirer de cette situation où il se débattait entre l’armée de Lorraine, vers laquelle on l’avait attiré d’abord, et le maréchal de Mac-Mahon, vers lequel on le rejetait ensuite. De plus il se croyait menacé par la frontière de Bitche, du côté de Pirmasenz, où paraissaient des troupes du VIe corps prussien, venant de Silésie et destiné à la IIIe armée allemande. Seule, la division Guyot de Lespart, partie le matin de Bitche, arrivait à temps, non pour prendre part à la lutte, mais pour recevoir sur la route de Niederbronn à Reichshofen les fugitifs de cette malheureuse bataille de Frœschviller, qui n’était encore qu’un des épisodes de cette triste et fatale journée du 6 août.

V.

À la même heure en effet, au moment où s’accomplissait sur les versans orientaux des Vosges le grand et funèbre drame de Frœschviller, la guerre éclatait sur la frontière de la Lorraine non plus par une vaine représentation militaire, comme celle de Sarrebruck, mais par un vrai combat, qui ouvrait une autre partie de la France à l’invasion. Tout en paraissant un peu embarrassé du retentissement ridicule que quelques journaux avaient donné à cette médiocre aventure du 2 août, à cette reconnaissance qui n’avait rien reconnu, l’état-major de Metz y attachait peut-être encore trop d’importance. Il se reposait tout un jour sur le puéril succès de cette « jolie affaire, » sans voir plus clair dans la situation. Il avait une idée si peu exacte de la réalité que le 4 août le maréchal Lebœuf pouvait écrire bien naïvement ou bien légèrement au général Frossard : « Il est possible que l’ennemi nous attaque bientôt sur la Sarre. Ce serait une heureuse chose qu’il vînt nous offrir la bataille avec 40 000 hommes sur un point où nous en avons 70 000 sans compter votre corps d’armée. » La nouvelle de Wissembourg, survenant tout à coup, avait troublé ces rêves stratégiques, et devait donner des inquiétudes sur la Sarre, puisqu’on pouvait bien penser que le prince royal ne s’avançait pas seul.

Alors on avait pris des mesures nouvelles, on avait improvisé ce double commandement du maréchal de Mac-Mahon en Alsace, du maréchal Bazaine en Lorraine, qui, créé plus tôt, exercé avec autorité, avec résolution par ceux qui en étaient investis, aurait pu changer la face des choses. Par malheur, c’était surtout en Lorraine un commandement plus apparent que réel sous les yeux de l’empereur, qui ne laissait pas de donner des ordres et de régler la distribution des forces militaires. En définitive, dans cette distribution telle qu’elle existait le 5 au soir, le 4e corps Ladmirault était maintenu à Boulay. Le maréchal Bazaine, qui était censé commander le 2e et le 4e corps avec le 3e avait ses propres divisions un peu partout, la division Montaudon à Sarreguemines, la division Metman à Marienthal, la division Castagny à Puttelange, la seule division Decaen à Saint-Avold, qui restait le quartier-général. Le 2e corps Frossard était en avant, au-delà de Forbach, assez peu lié au reste de l’armée. Quant à la garde, elle était à Courcelles, à 25 kilomètres en arrière de Saint-Avold. On avait cru peut-être faire une concentration en maintenant une dissémination dangereuse, et le maréchal Bazaine, soit indécision, soit mécontentement de la situation fausse qu’on lui faisait, semblait peu préoccupé de suppléer par son initiative à cette incohérence qui pouvait nous livrer à de si cruelles surprises.

Au demeurant, le plus exposé pour le moment était le 2e corps. Depuis le 2 août, le général Frossard était resté en territoire prussien, sur les hauteurs de Sarrebruck, qui dominent le cours de la Sarre. Par prudence, le 5 au soir, il croyait devoir se replier, ramener ses divisions sur une seconde ligne de défense en avant ou autour de Forbach, plaçant la division Laveaucoupet à Spicheren, la division Vergé, partie sur la gauche à Stiring, partie près de Forbach, la division Bataille plus en arrière, à Œttingen. La position principale choisie par le général Frossard, celle de Spicheren, ne manquait point assurément de force. Elle appartient au massif montagneux qui se développe entre Sarreguemines, Sarrebruck et Saint-Avold, dont le point culminant est le mamelon de Caldenbronn, où on avait pensé quelquefois à s’établir. Placés plus en avant, au nord, les coteaux de Spicheren tombent par des versans rapides, boisés, où se dessinent des croupes en forme de bastions, dans une vallée profonde qui les sépare des hauteurs de Sarrebruck. Par l’est, ils s’abaissent vers la Sarre en pentes boisées, et ont pour défense la forêt de Saint-Arnual ; à l’ouest, ils s’inclinent vers la route de Sarrebruck, le chemin de fer et le village industriel de Stiring. On pouvait certes se croire en sûreté sur cette forte position ; mais le général Frossard ne voyait pas qu’en voulant se dérober à un danger il le provoquait peut-être. En restant sur les hauteurs de Sarrebruck, il dominait les passages de la Sarre ; en se repliant, il laissait libres les passages de la rivière et les hauteurs par où il pouvait être attaqué. C’était là précisément ce qui allait devenir l’occasion de cette bataille du 6 sur la Sarre, qui paraissait combinée avec celle que livrait en ce moment le prince royal et qui n’avait été cependant concertée en aucune façon, qui était en réalité l’effet d’un hasard.

Que la Ire armée allemande de Steinmetz avec ses VIIe et VIIIe corps fût assez rapprochée de la Sarre le 5, ce n’était point douteux, quoiqu’on n’eût à Metz que les données les plus vagues sur ce qui se passait au-delà de la frontière ; mais cette armée, formant l’aile droite de l’invasion qu’on méditait, avait à mesurer ses mouvemens à la marche de la IIe armée du prince Frédéric-Charles, qui avait le 5, il est vrai, la tête de colonnes, notamment le VIIe corps, au-delà de Neunkirchen et deux divisions de cavalerie sur la Sarre ; elle devait attendre les progrès du prince royal de l’autre côté des Vosges. Un mouvement sérieux n’était pas prévu avant le 7, et ce n’est que par une sorte de tentation soudaine que la division Kamecke du VIIe corps, se rapprochant le 6 au matin de la Sarre, voyant les hauteurs de Sarrebruck abandonnées, se décidait à se porter en avant. Une fois arrivée sur le plateau, elle n’hésitait pas à ouvrir son feu, après avoir prévenu le commandant du corps d’armée et comptant que tout le monde accourrait au canon. C’était cette bataille du 6 qui, après avoir commencé ainsi, allait se dénouer avant sept heures du soir par une victoire inespérée pour les Allemands, et pour nous par une défaite ouvrant la Lorraine à l’invasion.

Certes durant cette longue et sanglante journée, il y avait de vaillans efforts. Aux attaques multipliées, acharnées, des Allemands sur les pentes de Spicheren, sur Stiring, les soldats de la division Vergé, de la division Laveaucoupet, répondaient avec une ardente vigueur. Un instant, après deux heures, ils purent se croire victorieux, en ce sens qu’ils avaient repoussé tous les assauts, qu’ils restaient maîtres du terrain, occupé par eux, et que le feu de l’ennemi semblait presque s’éteindre ; mais il est bien clair qu’il y avait une méprise désastreuse au camp français. Évidemment le général Frossard, ingénieur militaire de talent, mais n’ayant ni l’habitude de manier des forces devant l’ennemi, ni le coup d’œil du champ de bataille, le général Frossard ne voyait pas la situation. Il semblait n’avoir d’autre idée que de ne pas se laisser entamer, de maintenir ses positions. S’il avait mieux démêlé la vérité, il aurait compris qu’au lieu de se borner à recevoir le choc et de se retrancher indéfiniment dans une défense passive, quoique toujours courageuse, il devait attaquer à son tour, ramasser ses forces, et se précipiter sur cet ennemi qui l’assaillait vainement. Il le pouvait avec des soldats comme ceux qu’il avait ; il y aurait eu bien du malheur s’il n’avait pas réussi, puisque jusqu’à trois heures de l’après-midi les Allemands de la division Kamecke, avec tout ce qui avait pu arriver au premier moment, ne dépassaient pas 15 000 hommes, et le 2e corps comptait 28 000 hommes ! Le général Frossard laissait échapper l’occasion d’enlever la victoire lorsqu’il le pouvait ; plus tard, il n’était plus temps. À partir de trois heures, les Allemands grossissaient de tous côtés successivement. Le VIIIe corps rejoignait d’abord la division Kamecke. Le général Frossard n’avait plus seulement à repousser les attaques de front renouvelées avec des forces toutes fraîches ; une division du IIIe corps de la IIe armée arrivait sur la droite de ses positions de Spicheren par Saint-Arnual ; bientôt une autre division du VIIe corps, la division Glumer, arrivant par la route de Sarrelouis, le menaçait sur la gauche et sur ses derrières jusqu’au-delà de Forbach. À sept heures, après les plus énergiques efforts pour regagner ou défendre le terrain, il était débordé de toutes parts : c’était fini !

Tout réussit aux heureux. Les Prussiens avaient bien des chances d’être battus, et ils le méritaient. Engagée au hasard par une simple division, cette bataille était poursuivie avec une véritable incohérence. Pendant la journée, le commandement de l’action avait passé de mains en mains, à mesure que les chefs arrivaient, — de Kamecke à Stulpnagel, puis au général de Goeben, commandant du VIIe corps, plus ancien que tous les autres. Steinmetz n’arrivait qu’après sept heures sur le champ de bataille ; mais les Allemands, après avoir eu l’audace, avaient été servis par cette émulation de tout le monde accourant avec un certain ordre dans le désordre au bruit du canon. Que se passait-il de notre côté ? Le général Frossard avait prévenu sans doute le maréchal Bazaine à Saint-Avold. Le maréchal, à son tour, croyant sa présence plus nécessaire à Saint-Avold que sur le champ de bataille, s’était borné à prévenir les divisions Montaudon, Metman, de Castagny, d’avoir à se diriger sur le général Frossard ; mais les ordres transmis dans l’après-midi, donnés avec peu de précision, peut-être peu compris, ne recevaient pas une exécution bien décisive. Les divisions ne connaissaient pas toujours leur direction, elles s’agitaient sur place, et lorsqu’elles se rapprochaient, il n’était plus temps ; le général Frossard avait déjà quitté Forbach, suivant une ligne de retraite qu’on ne connaissait pas. Cette bataille, qui aurait pu, qui aurait dû être une victoire pour nos armes, nous avait coûté plus de 4 000 hommes, sans perte d’artillerie, il est vrai ; elle avait coûté 5 000 hommes aux Allemands ; mais les Allemands étaient à Forbach !

Ainsi à la même heure, en Lorraine comme en Alsace, la guerre s’ouvrait pour la France par un double malheur, par une double effraction de nos frontières. La situation tout entière éclatait déjà dans les premiers événemens. Ce n’était pas la victoire des soldats sur les soldats, d’une armée sur une armée. À Spicheren comme à Frœschviller, nos troupes avaient montré dans le feu du combat qu’elles pouvaient faire reculer les Allemands. C’était quelque chose de bien plus grave, — la victoire de l’organisation, de l’ordre, de la netteté des conceptions, de la sûreté d’exécution, sur le désordre, la confusion, l’imprévoyance et l’impéritie. D’un autre côté, on pouvait dire sans doute, si on le voulait, qu’il n’y avait que deux corps d’armée vaincus, qu’on restait avec cinq corps intacts plus la garde ; mais le coup qui semblait n’atteindre que deux corps frappait par le fait l’armée tout entière, séparée par les Vosges et surprise dans cette disposition décourageante. La blessure faite au moral militaire dépassait la perte du champ de bataille. Bien plus, le coup frappait au cœur le commandement lui-même, le gouvernement, qui, après avoir engagé la guerre avec une si navrante légèreté, n’avait su préparer pour la première étape qu’un double désastre.


Charles de Mazade.
  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Rien n’est plus tristement instructif que la manière dont on procédait dans tous ces préliminaires. On passait alternativement de la fièvre à l’irrésolution, ou de l’irrésolution à la fièvre dans l’intérieur du gouvernement ; on avait de la peine à se décider. Le maréchal Lebœuf était évidemment un de ceux qui poussaient à la guerre ; il y poussait avec une impétuosité telle qu’il menaçait ses collègues de se retirer, si on ne lui accordait pas les mesures militaires qu’il réclamait. Il dit, dans sa déposition devant la commission d’enquête parlementaire : « Le 13 juillet, au sortir du conseil des ministres, dans lequel j’avais demandé inutilement l’autorisation d’expédier mes ordres de mobilisation, j’annonçai ma retraite… » La scène avait peut-être même été plus vive que ne se le rappelle le maréchal. Là-dessus, nouveau conseil. Le lendemain 14 juillet, à quatre heures du soir, il est décidé que le maréchal peut expédier les ordres de mobilisation. À six heures du soir, un billet de l’empereur laisse entrevoir une hésitation, un regret de ces ordres. À dix heures, le conseil est réuni encore une fois pour une nouvelle délibération. À onze heures, il est convenu que la mobilisation sera ajournée. On en est là lorsqu’une dépêche est apportée au ministre des affaires étrangères, sans doute celle qui annonce l’interprétation donnée par M. de Bismarck à la scène d’Ems : aussitôt revirement complet et définitif, on revient plus que jamais à la mobilisation. Ordres, contre-ordres, on commençait ainsi, et ainsi on devait finir.
  3. Encore au 29 juillet, le maréchal Lebœuf en était à écrire de Metz au ministre de la guerre à Paris : « Des majors annoncent à leurs corps qu’ils ont des hommes de la réserve prêts, mais qu’ils ne reçoivent pas d’instructions pour les diriger sur les bataillons de guerre ; il est urgent de rappeler les ordres à ce sujet. » C’était la conséquence du système qu’on avait mis en pratique dès le début.
  4. Le fait est curieux et triste comme spécimen de confusion. Pour arriver à compléter le service en infirmiers et en ouvriers d’administration, on avait besoin de prendre 4 900 hommes sur la réserve. On s’était d’abord arrêté à l’idée de diriger ces hommes sur un dépôt spécial créé au camp de Châlons, au lieu de les laisser aller rejoindre leurs dépôts en Algérie. Cette combinaison parut inadmissible au service du recrutement, comme étant de nature à compliquer l’opération déjà si complexe de l’appel des réserves. On eut alors recours à un expédient, on donna au général commandant la 9e division militaire à Marseille l’ordre de retenir au passage tous les fonctionnaires de l’intendance, officiers d’administration ou de santé, ouvriers, infirmiers militaires dirigés sur l’Algérie. Rien ne fut fait, ou du moins l’ordre ne fut exécuté que pour les officiers. Le général, ennuyé de la quantité d’hommes qui affluaient à Marseille, les expédia sans distinction sur Toulon pour être embarqués. À la date du 20 et du 25 juillet, tout cela partait pour l’Afrique pour ne revenir que plus tard, et voilà comment les ouvriers d’administration et infirmiers manquaient à l’armée. C’est M. l’intendant-général Blondeau qui raconte ce singulier épisode de la mobilisation. — Voyez, dans l’enquête parlementaire, les dépositions des intendans, qui sont toutes aussi instructives que saisissantes sur cette partie de l’organisation de la guerre.