La Guerre de France en 1870-71
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 1 (p. 181-206).
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DEUXIÈME PARTIE


I.

L’EMPIRE ET L’INVASION. — LES ORIGINES DE LA GUERRE.


I. La Guerre franco-allemande de 1870-1871, rapport de l’état-major prussien. — II. Enquêtes parlementaires. — III. Un peu de lumière sur les événemens politiques et militaires de 1866, par le général La Marmora. — IV. Ma Mission en Prusse, par M. Benedetti. — V. La France et la Prusse avant la guerre, par M. le duc de Gramont. — Documens inédits, etc.

La guerre de 1870 a été pour la France la guerre aux courtes illusions, aux longs et accablans revers ; elle a été surtout la rançon cruelle, implacable, d’une politique de faux calculs et d’imprévoyance, car, si ce sont les armées qui tiennent l’épée, c’est la politique qui prépare les meurtrières collisions des peuples[1]. Ce n’est point évidemment pour un médiocre et futile incident, pour la candidature d’un Hohenzollern à la couronne d’Espagne, qu’elle s’est déchaînée sur nous, cette guerre chargée de tant de conséquences imprévues et redoutables, cette guerre qui portait à la France un démembrement et une révolution, à l’Allemagne l’unité nationale par la victoire, par la suprématie prussienne, à l’Europe un profond ébranlement d’équilibre. Un jour est venu où le moindre prétexte a suffi pour donner le signal de l’explosion : les élémens de conflagration existaient et s’accumulaient d’heure en heure, tout se disposait dans une sorte de mystère menaçant pour l’effroyable choc. Les illusions pacifiques n’étaient qu’un leurre de plus, et si au moment de la crise décisive l’empire, trahi par la fortune, est resté frappé à mort par les premières défaites, ce n’est point parce qu’il a été malheureux, c’est parce qu’il a mérité son malheur, parce qu’il est apparu subitement à la sinistre lueur de nos désastres comme l’auteur imprévoyant et frivole d’une situation où, après avoir tout fait pour rendre la lutte inévitable, il s’est trouvé n’avoir rien fait pour la soutenir.

On peut tout expliquer, si l’on veut, par la fatalité des antagonismes héréditaires, des hostilités traditionnelles d’ambitions et d’intérêts qui conduisent parfois deux nations rivales sur un champ de bataille. On dira tant qu’on voudra que la Prusse, toujours impatiente de grandir, de fonder sa prépondérance en Allemagne, et la France, toujours portée à tourner un regard d’envie ou de regret vers le Rhin, devaient inévitablement se rencontrer. C’est la philosophie des causes générales. En réalité, ce sont les événemens de 1866 qui ont été politiquement, militairement, l’origine directe et précise des événemens de 1870 : ils en ont été l’ébauche, le prologue, ou, pour mieux dire, ils ont été une des péripéties de ce drame qu’on pourrait appeler le drame des agrandissemens prussiens, le drame aux trois actes sanglans, — la guerre de Danemark, la guerre d’Autriche, la guerre de France, — et, chose étrange, ces événemens dont la France à son tour devait être la victime après l’Autriche, après le Danemark, c’est la France qui les a rendus possibles, c’est par elle qu’ils ont pu s’accomplir pour retomber bientôt de tout leur poids sur elle ! Les événemens de 1866 ont eu en effet cela de particulier, j’oserai même ajouter d’irritant, qu’on pouvait certainement les empêcher ou du moins en profiter, si on ne voulait les empêcher ; au lieu de suivre l’une ou l’autre de ces politiques, on préférait se jeter dans une voie d’équivoques périlleuses ou stériles, laissant tout faire sans compensation, flottant entre les connivences secrètes et les réserves énigmatiques, sacrifiant les garanties les plus anciennes au vain orgueil de voir disparaître des traités dont on aurait été trop heureux de se couvrir le lendemain contre des combinaisons qu’on avait imprudemment favorisées. C’est là l’histoire de la France en 1866. Je ne raconte point tout ce triste passé ; je n’en veux dégager que ce qui montre comment cette crise de 1866, née de la guerre de Danemark, préparait fatalement notre guerre à nous, la guerre française, par les brusques déplacemens de puissance qu’elle déterminait, par les animosités et les méfiances qu’elle ravivait ou qu’elle déchaînait, par les conditions nouvelles d’antagonisme politique et militaire où elle plaçait la France et l’Allemagne. Tout s’enchaîne ici, tout concourt à former le redoutable nœud qui ne sera plus désormais tranché que par l’épée.


I.

Les événemens gardent leur moralité même quand l’audace a réussi. Que la guerre de 1866 ait été l’œuvre calculée et violente d’une volonté unique résolue à ne reculer devant rien, à procéder « par le fer et le feu » dans l’intérêt des ambitions prussiennes, ce n’est même plus une question, tant les aveux de M. de Bismarck, récemment divulgués, sont d’une précision et d’une crudité presque naïves. C’était le rôle de M. de Bismarck de faire la guerre du Slesvig pour engager la terrible partie qu’il méditait, pour se créer une occasion de dispute et de rupture avec l’Autriche. C’était le rôle de l’entreprenant ministre prussien de faire sortir de la guerre de Danemark la guerre avec l’Autriche elle-même à la faveur de ce qu’il appelait un « sens-dessus-dessous » produit par une proposition de « réforme germanique assaisonnée d’un parlement allemand, » et c’était aussi l’affaire de sa diplomatie d’étourdir l’Europe de ses combinaisons, de chercher à se ménager l’alliance de l’Italie, l’appui ou la neutralité de la France[2]. Ce qui est un peu plus étonnant, c’est qu’il se soit trouvé à la même heure en France un gouvernement assez visionnaire ou assez coupable pour se prêter à une politique qui, de toute façon, quelle qu’en fût l’issue, ne pouvait que susciter à notre pays de nouveaux dangers. Un homme qui a eu la singulière fortune de marquer d’un avertissement patriotique, d’un pressentiment passionné chaque étape de cette douloureuse carrière, M. Thiers, devant le corps législatif ému, fasciné par sa parole, mais toujours soumis à l’empire, dévoilait le 3 mai 1866 cette situation unique peut-être dans l’histoire. Il montrait la Prusse impatiente d’ambition et de domination, l’Autriche expiant sa complicité dans la guerre danoise par les périls dont elle se voyait maintenant assaillie, l’équilibre de l’Europe près de disparaître dans une convulsion de la force, et au bout ce phénomène extraordinaire, « un nouvel empire germanique, » un empire de Charles-Quint reconstitué, « qui résiderait désormais à Berlin, qui serait bien près de notre frontière, qui la presserait, la serrerait… » Ne restait-il donc plus rien à faire pour suspendre ces déchaînemens de la guerre et de la conquête ? On n’avait pas même besoin de parler bien haut, on n’avait point certes à menacer de la guerre pour empêcher la guerre, il n’y avait qu’à décourager toutes les tentatives, à ne point laisser à M. de Bismarck la moindre illusion, la moindre espérance d’un appui, d’une connivence quelconque. C’est tout le contraire qu’on faisait.

Rien n’est plus avéré aujourd’hui. Cette révolution de l’Europe, elle ne devenait possible que parce que la France de l’empire s’y prêtait avec une désastreuse complaisance, sans prendre les plus vulgaires sûretés. C’est elle qui mettait en quelque sorte la main de l’Italie dans la main de la Prusse. Cette alliance, dont le prix était pour les Italiens l’acquisition définitive de la Vénétie, on la connaissait aux Tuileries, on l’avait encouragée et approuvée, on l’avait corroborée, dirai-je, car, en ayant l’air de s’effacer dans toutes ces combinaisons, on garantissait l’Italie contre une agression de l’Autriche, contre les conséquences d’une défection de la Prusse, d’une paix séparée de la cour de Berlin avec Vienne. La France était si bien maîtresse des événemens que, même en signant le traité avec l’Italie, M. de Bismarck disait au général Govone : « Tout ceci, bien entendu, si la France le veut, car, si elle montrait la moindre mauvaise volonté, on ne pourrait plus rien. » Puisque la politique impériale n’empêchait rien et laissait tout faire, se ménageait-elle du moins quelque avantage en compensation de tout ce qu’elle permettait ? Évidemment M. de Bismarck n’aurait point hésité, quoi qu’il en ait dit depuis, à désintéresser la France. Il ne faisait de réserve que pour Mayence et les villes du Rhin. Plutôt que de céder sur ce point, il l’avouait, il préférait renoncer à tout, s’entendre encore une fois avec l’Autriche, et, comme on lui demandait si, à défaut de toute la rive du Rhin, il n’y aurait pas un autre moyen de satisfaire la France : « Oui, disait-il, il y aurait la Moselle. Je suis, quant à moi, beaucoup moins Allemand que Prussien, et je n’éprouverais aucune difficulté à souscrire la cession à la France de tout le pays entre Rhin et Moselle : Palatinat, Oldenbourg, une partie du territoire prussien. Le roi, il est vrai, aurait de graves scrupules et on ne l’y déciderait que dans un moment suprême. De toute façon, pour incliner l’esprit du roi à un arrangement avec la France, il faudrait connaître le dernier mot des prétentions de celle-ci[3]… » M. de Bismarck n’attendait qu’une ouverture, il se proposait même un instant de venir à Paris pour avoir une entrevue avec l’empereur, pour savoir, disait-il, « ce qu’il désire de nous. »

La France ne s’expliquait pas cependant ; elle jouait son rôle de sphinx, assistant avec une apparence d’impassibilité à toutes ces complications croissantes, aux préparatifs de la lutte qui se dessinait et se resserrait d’heure en heure entre la Prusse ayant l’Italie pour alliée et l’Autriche ayant à faire face de deux côtés à la fois, sur l’Adige et sur l’Elbe, mais appuyée sur tous les états secondaires de l’Allemagne encore liés à sa cause. Au lieu de suivre la haute et prévoyante politique conseillée par M. Thiers, ce qui était le mieux, — ou tout au moins d’imposer à M. de Bismarck des conditions précises, ce qui était possible jusqu’à la dernière heure, — la France officielle faisait deux choses : elle faisait le discours impérial d’Auxerre, qui était une réponse acerbe à M. Thiers, qui semblait destiné à aiguillonner, à rassurer la Prusse, en lui livrant l’ordre européen de 1815 ; quelques jours plus tard, après un vain essai de congrès, elle résumait sa pensée dans une lettre de Napoléon III à M. Drouyn de Lhuys, qui était une déclaration de neutralité, — « neutralité attentive ! » — accompagnée d’un programme de reconstruction européenne réservant tout au plus un droit vague pour le cas où l’équilibre public viendrait à être rompu. La politique impériale faisait une troisième chose qui était la digne suite et le couronnement de toutes les autres. Au moment où tous les combattans se jetaient déjà sur leurs armes, elle n’envoyait pas même une division aux frontières, et en cela, qu’elle agît par impuissance ou par une imprévoyance de plus, elle favorisait visiblement la Prusse, qui, tranquille de ce côté, restait libre de jeter deux de ses corps d’armée du Rhin sur l’Elbe, où elle sentait qu’elle avait à frapper le grand coup. Pour la première fois une guerre allait s’ouvrir au centre de l’Europe sans qu’un simple corps d’observation placé vers le Rhin pût répondre de nos intérêts, c’est-à-dire qu’après avoir ouvert ou laissé ouvrir l’outre aux tempêtes, on se désarmait volontairement devant l’imprévu, on se mettait hors d’état de surveiller les événemens, de les contenir ou d’en profiter.

Qu’arrivait-il en effet ? Ce qu’on avait le moins prévu était justement ce qui se réalisait. En quelques jours, la guerre était finie presque aussitôt que commencée. Sadowa avait tranché le terrible nœud, et lorsque la France, réveillée en sursaut, flattée un instant encore d’un rôle d’ostentation qu’on lui laissait en acceptant sa médiation, lorsque la France, déçue, inquiète, se souvenant enfin qu’il y avait des intérêts pour elle, se décidait à parler de compensations, à demander Mayence et le Rhin à la Prusse gonflée de victoires, il n’était plus temps[4].

Aller demander après la guerre ce qui n’eût jamais été accordé diplomatiquement avant la guerre, aller le demander, sans avoir une division sous les armes, au quartier-général prussien campé à Nikolsbourg, c’était, à vrai dire, choisir étrangement son heure et s’exposer gratuitement à l’humiliation d’un refus, dont M. de Bismarck ne prenait même pas le soin d’adoucir la dureté, qu’on était réduit à dévorer assez piteusement. C’était trop montrer surtout qu’après une question qui venait de s’agiter entre l’Autriche et la Prusse une autre question venait de naître entre la Prusse victorieuse et la France. On ne réussissait qu’à compléter en quelque sorte les succès prussiens. M. de Bismarck, sans perdre un instant, se servait précisément de ces demandes de compensations de la France comme d’une menace pour achever la défaite des alliés de l’Autriche, des états allemands du sud, en leur imposant des traités secrets qui les liaient militairement à la Prusse, qui étaient comme l’ébauche de l’unité allemande. Les réclamations françaises sont du 6 août 1866, les traités militaires sont du 17 août pour Bade, du 22 pour la Bavière et le Wurtemberg[5]. La politique impériale triomphait par ses revendications de la dernière heure comme elle avait réussi par ses connivences dans la préparation de la guerre.

Laisser tout faire quand on pouvait tout arrêter d’un mot, puis prétendre réparer l’irréparable quand il n’est plus temps, livrer la paix de l’Europe, le droit public, les intérêts les plus évidens de la France aux jeux de l’ambition et de la force sans s’assurer les plus simples garanties, être tout à la fois complice et dupe de combinaisons qu’on a favorisées la veille et contre lesquelles on se trouve désarmé le lendemain, ne rien prévoir et se réveiller brusquement devant une puissance ennemie, tout au moins redoutable, qu’on a presque créée de ses propres mains en lui donnant des alliances et la liberté de tout oser : il faut bien préciser ces faits pour montrer ce qu’ils préparent.

Lorsque M. de Bismarck, au courant de la dernière guerre, parlait avec une hauteur sardonique des inexplicables ressentimens de la France contre Sadowa, qui n’était pas son affaire, qui ne la regardait pas, il disait ce qu’il voulait ; il feignait d’oublier que, si l’opinion française avait été si violemment émue de la grande bataille de Bohême, ce n’était point par une jalousie vulgaire des succès de la Prusse, c’était parce que Sadowa avait été la révélation foudroyante d’une situation où tous les rapports de puissance se trouvaient subitement et absolument transformés, où la France avait l’instinct qu’elle venait d’essuyer un désastre sans avoir été au combat, par une défaillance de politique. Ce sentiment, il se produisait sous toutes les formes, partout, au dehors aussi bien qu’en France. Une personne royale qui s’intéressait à la fortune napoléonienne, la reine de Hollande, écrivait dès le 18 juillet : « Vous vous faites d’étranges illusions ! Votre prestige a plus diminué dans la dernière quinzaine qu’il n’a diminué pendant toute la durée du règne. Vous permettez de détruire les faibles, vous laissez grandir outre mesure l’insolence et la brutalité de votre plus proche voisin… C’est plus qu’un crime, c’est une faute[6]… » Un des conseillers les plus éclairés de l’empire, qui est, encore aujourd’hui ministre des finances, M. Magne, précisait le sens vrai de ces événemens tout chauds encore dans une lettre confidentielle à l’empereur, le 20 juillet : « Tout le monde se dit que la grandeur est une chose relative, et qu’un pays peut être diminué tout en restant le même, lorsque de nouvelles forces s’accumulent autour de lui[7]… » Quelle était en effet cette situation qui se dessinait dès lors, qui allait s’aggraver d’heure en heure pendant quatre ans, pour finir par se résoudre dans un nouveau et sanglant duel entre la Prusse et la France ?

Cette situation, elle était écrite en traits palpables, précis comme des chiffres, dans les résultats les plus immédiats de la guerre. La veille encore, la Prusse était une puissance assurément sérieuse, vivace de sève et d’ambition, mais ne comptant pas plus de 18 millions d’âmes, embarrassée de difformités territoriales, contenue par la prépondérance traditionnelle de l’Autriche en Allemagne, limitée et liée dans son action par le système de fédération germanique. Le lendemain, tout avait changé. L’Autriche était exclue de l’Allemagne, l’ancienne constitution germanique avait disparu. Seule la Prusse restait debout, agrandie tout à coup, — directement par l’annexion du Hanovre, de la Hesse électorale, de Nassau, de Francfort, — indirectement par la création de cette nouvelle confédération du nord dont elle devenait la tête et le bras. Ce n’est pas tout, l’Allemagne du sud elle-même, malgré cette frontière du Mein dont la paix de Prague semblait la couvrir encore, l’Allemagne du sud n’avait plus évidemment qu’une indépendance fictive et provisoire déjà plus qu’à demi livrée à la suprématie de Berlin par les alliances secrètes imposées à la Bavière, à Bade, au Wurtemberg. C’était la pierre d’attente de l’unité définitive au profit de la Prusse, qui, passant d’une population de 18 millions d’âmes à 25 millions, — à 29 millions avec la confédération du nord, — n’avait plus qu’un pas à faire pour étendre son hégémonie sur 40 millions d’Allemands. La puissance militaire prussienne grandissait naturellement dans les mêmes proportions. La Prusse, telle qu’elle était avant 1866, avec une organisation patiemment, énergiquement réformée depuis 1860, combinée de façon à fortifier l’armée par l’accroissement des contingens, par l’augmentation d’une année dans le service permanent, par le perfectionnement de l’éducation militaire et de tous les moyens de guerre, la Prusse disposait de 370 000 combattans d’armée active, de 600 000 hommes avec la landwehr. Par les annexions et par l’assimilation de la confédération du nord, elle avait maintenant 950 000 hommes, dont 550 000 au moins pouvaient être mobilisés en quelques jours. Les traités militaires avec l’Allemagne du sud lui assuraient 130 000 hommes de plus, de telle sorte que la Prusse victorieuse, politiquement maîtresse de l’Allemagne, s’appuyait désormais sur une force militaire de plus d’un million d’hommes. Voilà le résultat, voilà l’œuvre que la politique impériale avait laissée s’accomplir à notre frontière !

En face de cette Prusse nouvelle, dans quelles conditions, dans quelles dispositions restait la France ? À Paris, on voyait trop tard ce qu’on avait fait. On avait beau garder l’apparence d’un rôle imposant par une médiation qui n’était qu’une sanction des victoires prussiennes, — par cette cession de la Vénétie que l’Autriche vaincue consentait en faveur de Napoléon III dans l’espoir de le lier à sa cause ; on se sentait sous le poids d’événemens dont on n’avait prévu ni la rapidité ni la puissance, et au premier moment on ne pouvait se défendre de cette « angoisse patriotique » dont le ministre d’état, M. Rouher, allait bientôt faire l’aveu. Deux politiques étaient possibles, bien qu’étrangement difficiles, pour la France : ou bien se résignant après coup à ce qu’on avait eu l’imprévoyance de favoriser, on devait accepter sans mauvaise humeur la révolution qui venait de s’accomplir par les armes, prendre son parti de cette unité déjà plus qu’à moitié réalisée, et nouer avec l’Allemagne nouvelle des relations de sympathie et de paix ; ou bien, si l’on jugeait de si graves transformations incompatibles avec les intérêts les plus essentiels de la France, si l’on était décidé tout au moins à maintenir l’intégrité de la ligne du Mein entre les deux Allemagnes, il fallait s’avouer qu’on entrait dans une ère d’inévitables antagonismes, et on devait « se préparer à la guerre sans relâche, » comme le disait bientôt notre ambassadeur à Berlin, M. Benedetti. Aussi incohérente après l’événement qu’elle avait été aveugle avant Sadowa, la France impériale allait perdre quatre ans à confondre ou à brouiller ces deux politiques, passant du trouble à des affectations de sérénité et de confiance, d’un côté laissant entrevoir des désirs de compensations, négociant secrètement l’affaire du Luxembourg, d’un autre côté déclarant, par une des plus étonnantes manifestations de notre diplomatie, par la circulaire du 16 septembre 1866, que tout était bien, que les grandes agglomérations étaient le résultat d’une loi providentielle, que l’ordre nouveau était la plus sûre garantie de la paix. La politique française était l’image de l’esprit qui l’inspirait, du souverain à qui, selon le mot curieux de M. de Morny, il était « le plus difficile d’ôter une idée fixe et de donner une volonté ferme. »

La vérité perçait dans un fait bien autrement significatif. La première conséquence de Sadowa était l’obligation pour la France de sonder ses forces, d’élever son état militaire à la hauteur de la situation nouvelle. Le dithyrambe diplomatique de 16 septembre 1866 avait pour corollaire inattendu la nécessité avouée, pressante, d’une réorganisation de l’armée. Certes l’armée française restait toujours un des plus merveilleux instrumens de combat. Elle gardait devant le monde le lustre des campagnes de Crimée, d’Italie, et dans ses rangs ne cessaient de se presser les soldats intrépides, les officiers intelligens, brillans et dévoués. La révélation soudaine d’une force de guerre comme celle qui venait de se déployer en Bohême, le sentiment d’un danger réel, conduisaient néanmoins à une sorte d’examen de conscience plein d’anxiété, à des doutes qui de proche en proche s’étendaient non-seulement à des questions d’effectif et d’armement, mais aux institutions, au moral militaire lui-même. C’était la vive et patriotique préoccupation de bien des esprits réfléchis, préoccupation à laquelle le général Trochu donnait une forme précise et autorisée dans un livre aussi courageux que sincère, l’Armée française en 1867.

Au fond, on en venait à se demander si cette armée, sans avoir rien perdu de sa vaillance et de son élan, n’avait pas subi par degrés des influences de nature à l’altérer dans sa constitution, dans sa forte cohésion. Le système de l’exonération (loi de 1855), avec ses primes et ses pécules attachés au remplacement administratif, au réengagement, ce système n’avait-il point eu pour effet de tarir jusqu’à un certain point la sève, l’émulation, la puissance de rajeunissement, en encombrant les cadres d’élémens vieillis, en obstruant les premières avenues de la carrière devant les générations nouvelles de soldats ? L’action dissolvante des révolutions, les contagions du bien-être et du luxe passant de la société civile dans l’armée, les illusions nées de l’habitude du succès, le favoritisme impérial, toutes ces causes réunies n’avaient-elles pas contribué à développer des mœurs où le goût d’une instruction sérieuse, la discipline, l’esprit militaire, avaient reçu plus d’une atteinte ? Quant à la question de l’effectif, elle prenait certainement aussi une importance singulière. Numériquement, l’armée française comptait à peu près 600 000 hommes, dont 200 000 de réserve à peine instruits. Sur ces chiffres, il fallait déduire 60 000 hommes pour l’Algérie, 24 000 hommes de gendarmerie, les garnisons des places fortes, les troupes de dépôt ou de service intérieur, les non-valeurs organiques, — tout ce qui avait une destination, ou ce qui ne pouvait compter pour la guerre. Que restait-il donc pour ouvrir une campagne ? Peut-être 250 000 hommes, tout au plus 300 000 hommes, avec de médiocres ressources pour former une armée nouvelle, — et on avait désormais devant soi une force active, disponible, de 550 000 hommes pouvant arriver sur nos frontières en plusieurs armées de plus de 100 000 soldats, appuyées elles-mêmes sur des réserves sérieuses de plus de 400 000 hommes ! Le problème de la réorganisation militaire se présentait ainsi à la fois sous toutes les formes. De là des projets successivement soumis à des commissions de maréchaux et de généraux, au conseil d’état, et qui allaient se résumer définitivement dans cette loi du 1er février 1868 combinée de façon à faire face à un danger qu’on ne pouvait se dissimuler, sans trop violenter un pays à qui on ne cessait de répéter par des circulaires diplomatiques et par des discours que tout était bien.

La puissance militaire de la France se trouvait-elle réellement accrue ? Sans nul doute cette loi du 1er février 1868 qui supprimait l’exonération, qui portait le service militaire à neuf années, et qui coupait cette durée du service en deux périodes, — cinq ans dans l’armée permanente, quatre ans dans la réserve, — cette loi ne manquait pas d’une certaine valeur. Elle était surtout sérieuse en ce sens qu’elle donnait deux contingens annuels de plus, et que les hommes, ne passant désormais dans la réserve qu’après cinq ans de service effectif sous le drapeau, étaient des soldats instruits, façonnés au métier des armes. De cette manière, on avait une armée active de plus de 700 000 hommes qui, toute défalcation faite de ce qui n’était pas disponible, pouvait offrir encore plus de 500 000 vrais soldats de campagne. Enfin une création nouvelle qui n’était qu’une application indirecte et très mitigée du service obligatoire, une garde nationale mobile composée de toute la jeunesse française qui échappait au recrutement, évaluée à plus de 400 000 hommes, constituait une force supplémentaire destinée à remplacer l’armée active à l’intérieur ou dans les places fortes au début d’une guerre. On avait dès lors, on le croyait et on le disait du moins, une masse de 1 200 000 hommes suffisant aux éventualités les plus extrêmes, couvrant de ses baïonnettes comme d’un inexpugnable rempart l’indépendance et l’honneur du pays !

Oui, c’était là l’apparence ; mais, pour que la réforme du 1er février 1868 devînt une réalité, il fallait du temps. Ce n’était pas avant cinq ou six ans et même plus que la réserve commencerait à prendre le caractère sérieux qu’on lui attribuait, en devenant par degrés un second ban de l’armée active composé des hommes ayant fait leur service régulier. Cette garde mobile qu’on créait, il fallait l’organiser, l’armer, l’équiper, l’instruire tout entière à commencer par les officiers, — et par une inconséquence étrange, en créant cette garde mobile, on lui refusait les plus simples moyens d’instruction. On limitait à une journée la durée des réunions et des exercices périodiques auxquels elle serait soumise. C’était une journée perdue d’avance à se rassembler, à se reconnaître, pour se séparer sans avoir rien fait. De plus cette réorganisation militaire qu’on inaugurait, il fallait la vivifier par une impulsion d’ensemble, la compléter de toute façon. Il fallait donner à notre infanterie une arme au tir rapide égale au fusil à aiguille prussien, refaire notre matériel appauvri ou arriéré, reconstituer nos approvisionnemens, épuisés par la guerre du Mexique, proportionner les moyens de défense de nos places aux transformations de l’artillerie. Tout cela supposait du temps, des efforts énergiques et beaucoup de suite.

Un homme qui, après avoir été un habile officier du génie, s’était montré un vigoureux chef de corps d’armée à Solferino et qui avait été appelé au ministère de la guerre peu après les événemens de 1866, le maréchal Niel, déployait dans cette œuvre autant de sagacité que d’ardeur. Éclairé par la guerre de Bohême, il se préoccupait de tout, de la garde mobile aussi bien que de l’armement de l’infanterie française par le fusil Chassepot, du rôle des chemins de fer dans les concentrations militaires, des moyens de prompte mobilisation de l’armée active, de la nécessité d’adapter l’instruction des officiers et des soldats aux tactiques nouvelles, et même de la disposition des armées, de l’organisation des commandemens devant l’ennemi au cas d’une campagne prochaine. Le maréchal Niel, homme d’esprit, de savoir et d’éloquence toute militaire, ne se faisait-il pas quelquefois illusion à lui-même ? ne s’abusait-il pas lorsque dès le mois de juillet 1868 il assurait devant le corps législatif qu’il ne lui faudrait que quinze jours pour avoir 500 000 hommes, qu’en douze jours tout ce qui appartenait à l’armée pouvait avoir rejoint ? Ce qu’on peut dire de mieux de ce vaillant homme, c’est qu’il a laissé l’impression que bien des malheurs eussent été évités, s’il n’eût point été enlevé subitement en 1869, presqu’à la veille des grandes conflagrations.

L’œuvre du maréchal Niel, sans être absolument interrompue sous son successeur le général, depuis maréchal Lebœuf, semblait presque aussitôt dévier ou s’embarrasser au milieu de toutes les complications d’un régime qui pliait sous le poids des déceptions extérieures ou intérieures, qui, après avoir vécu jusque-là par l’omnipotence la plus autocratique, cherchait maintenant sa sûreté dans des essais de libéralisme, dans le ministère parlementaire du 2 janvier 1870. Pour avoir moins d’argent à demander, peut-être aussi parce qu’on aimait peu l’institution, on abandonnait la garde mobile en pleine organisation. Pour flatter le corps législatif dans ses goûts d’économie, on se résignait à une diminution du contingent, on multipliait les congés au risque d’un appauvrissement dangereux de l’effectif permanent. Les études, les projets dont le maréchal Niel avait pris l’initiative, se trouvaient pour le moment fort délaissés ; mais sous le maréchal Lebœuf comme sous le maréchal Niel, sous le ministère du 2 janvier 1870 comme sous les ministères précédens, la question était la même. Poursuivie avec incohérence ou avec fermeté, cette réorganisation militaire qu’on avait inaugurée restait l’expression d’une politique d’inquiétude, d’observation et d’attente, toujours réduite à se demander ce qui pouvait sortir de ces événemens de 1866 qu’elle n’avait pas su empêcher.

Ainsi, par la logique ou par la fatalité d’une première crise, la France et la Prusse demeuraient en présence. La guerre n’était point sans doute dans la volonté délibérée des hommes, des gouvernemens ; elle était dans la force des choses, dans l’opinion lasse d’incertitudes, dans l’ambiguïté irritante d’une situation où le moindre prétexte ravivait les antagonismes péniblement contenus par la diplomatie, où les années, les mois, se marquaient en quelque sorte par une traînée d’incidens qui pouvaient à tout moment allumer un conflit. Tantôt c’était l’affaire du Luxembourg, tantôt c’était la question des chemins de fer belges, où se rencontraient l’influence française et l’influence prussienne. Un jour c’était l’occupation de Mayence par les troupes de l’Allemagne du nord, un autre jour c’était le percement du Saint-Gothard par l’intervention de la Prusse. En d’autres termes, la guerre restait à la merci de l’imprévu, d’un accident. Il y avait seulement une différence des plus graves entre ces deux nations ainsi placées face à face.

La Prusse, sans désirer précisément la guerre, la croyait et la savait inévitable. Elle sentait ce qu’il y avait d’incertain et d’inachevé dans la situation nouvelle créée par ses conquêtes. Résolue non-seulement à défendre ces conquêtes, mais à les étendre, à ne pas laisser subsister cette barrière du Mein qu’on lui opposait, à pousser en un mot jusqu’au bout l’unification allemande, elle était persuadée que la France, qui avait déjà tant de peine à s’accommoder des transformations de 1866, saisirait cette occasion de trancher la question par les armes ; elle ne doutait pas de la guerre pour ce jour-là, et elle s’y préparait avec une vigilante et méthodique activité. Elle travaillait sans relâche à encadrer dans son organisation militaire les provinces annexées d’abord, puis la confédération du nord tout entière, créant trois nouveaux corps dans son armée, un corps saxon spécial, une division hessoise, qui, tout en gardant une apparence d’autonomie, ne restait pas moins soumise au régime prussien. Au lieu de s’endormir sur leurs succès, les généraux allemands, les chefs de l’état-major de Berlin, s’appliquaient à corriger ce que la campagne de Bohême avait révélé de défectueux dans le mécanisme déjà si puissant qu’ils avaient entre les mains. De toute façon, la Prusse touchait au moment où les effets des réformes accomplies depuis 1860 et même depuis 1866 allaient se déployer dans leur énergique efficacité. L’armée prussienne apparaissait de plus en plus comme un corps vigoureux composé d’hommes qui étaient dans la force de l’âge, entre vingt et trente-deux ans, qui n’arrivaient dans la landwehr qu’avec une éducation toute faite. Cette landwehr, sur laquelle on se méprenait si étrangement à Paris, dans laquelle on voyait une sorte de garde nationale, elle allait compter dès 1870 des classes ayant fait les guerres de 1864, de 1866. La Prusse était désormais en mesure de suffire à tout.

La France, de son côté, flottant toujours entre les rancunes de Sadowa et des préoccupations d’un ordre tout intérieur, la France, elle aussi, croyait au fond la guerre inévitable, et elle ne s’y préparait pas ou elle s’y préparait mal, avec le décousu d’une politique livrée à toutes les contradictions. Elle vivait de la superstition de son vieux prestige, d’illusions sur ses propres forces aussi bien que sur les forces des adversaires qu’elle pouvait avoir à combattre, et tandis que, justement en 1870, la Prusse touchait au plus haut degré de puissance militaire, la France en était pour plusieurs années encore à se débattre dans cette transition dont le maréchal Niel avait signalé les difficultés. Si on l’oubliait à Paris, on le savait à Berlin, et ceci était pour sûr un élément d’une redoutable gravité dans la question des rapports entre la France et l’Allemagne. Le gouvernement avait certes la première et la plus grande part dans cette situation, qui était son œuvre, et, il faut bien le dire, l’opposition elle-même, le corps législatif presque tout entier, n’avaient pas un sentiment plus exact, plus élevé de la crise où la France se trouvait engagée. C’était l’opposition qui choisissait ce moment pour demander l’abolition des armées permanentes, l’armement de la nation pour toute défense. C’était M. Jules Simon qui entreprenait de démontrer qu’il fallait détruire l’esprit militaire pour avoir de meilleures armées. C’était un homme, orateur de l’opposition en 1868, garde des sceaux en 1870, M. Émile Ollivier, qui avait montré la sûreté de son jugement et de ses connaissances en combattant la réorganisation militaire, en s’efforçant de prouver qu’il n’y avait rien à craindre, que l’armée prussienne était « une armée essentiellement défensive, » qu’elle ne supporterait pas une longue campagne.

Seul M. Thiers ne se méprenait pas au milieu de ces confusions où la clairvoyance patriotique semblait s’obscurcir. Le 3 mai 1866, il avait d’avance dévoilé les conséquences de la guerre qui se préparait. Après l’événement, il avait prononcé ce mot profond, qu’il n’y avait plus « une seule faute à commettre, » ce qui ne voulait point dire assurément qu’on ne pouvait pas commettre cette faute, mais que, si on la commettait, elle pouvait être cette fois irréparable. Le 30 juin 1870, à cette extrémité, M. Thiers se levait encore pour défendre l’intégrité de l’armée contre l’opposition, presque contre le gouvernement lui-même qui, pour se donner un petit relief pacifique, consentait à une réduction de contingent. M. Thiers montrait d’une façon saisissante la nécessité de fortes conditions militaires pour la France dans l’état de l’Europe, le danger de ne rien prévoir d’avance, de se laisser surprendre avec des effectifs de moins de 1 500 hommes par régiment, comme ceux qu’on avait en ce moment même, et il laissait échapper ces prophétiques paroles, dont on ne croyait point certes alors voir une application si prochaine et si douloureuse : « Savez-vous pourquoi, à Sadowa, on a assisté à un spectacle aussi imprévu ?.. C’est parce que, par des raisons trop longues à développer ici, on n’était pas préparé à Vienne et qu’on l’était à Berlin depuis plusieurs années ; c’est parce qu’il y avait un homme profondément prévoyant qui avait préparé ses forces, et c’est par des raisons de ce genre que les empires grandissent ou périssent ! » Voilà une première moralité originelle de la guerre.


II.

C’était le 30 juin 1870 que M. Thiers parlait ainsi. C’était le même jour que le chef du ministère libéral et pacifique du 2 janvier, M. Émile Ollivier, disait avec une imperturbable suffisance : « Le gouvernement n’a aucune inquiétude ; à aucune époque, le maintien de la paix en Europe ne lui a paru plus assuré. De quelque côté qu’il porte ses regards, il ne voit aucune question irritante engagée… » Avant que deux semaines fussent écoulées, la guerre était partout, deux nations étaient sous les armes prêtes à s’entre-détruire. Que s’était-il donc passé ? L’incident inattendu et toujours attendu était né ; la candidature du prince de Hohenzollern à la couronne d’Espagne venait d’éclater tout à coup, et le cabinet qui se montrait si pacifique, surtout si clairvoyant dans ses discours, qui laissait diminuer le contingent de 10 000 hommes, ce cabinet se jetait avec une frivole impétuosité sur une querelle qui n’était peut-être qu’un piége. On oubliait qu’autant la Prusse avait d’intérêt à provoquer un de ces « sens-dessus-dessous » dont parlait M. de Bismarck à la veille de son duel avec l’Autriche, à soulever des incidens, des diversions au profit de sa politique, autant la France était intéressée à mesurer sa conduite, à résister aux excitations, à réserver sa prévoyance, ses résolutions et ses forces pour les seules questions où elle pouvait, où elle devait avoir la raison de l’Europe pour elle. Je ne dis pas qu’un prince prussien allant régner au-delà des Pyrénées, ce fût là un événement insignifiant et inoffensif qu’on pût laisser passer tranquillement. C’était, sinon dans la pensée des politiques de Madrid, du moins dans la pensée des politiques de Berlin, une manœuvre évidente pour placer la France entre la Prusse et l’Espagne, comme on avait placé quatre années auparavant l’Autriche entre l’Italie et la Prusse ; mais certainement aussi de toutes les manières de conduire une affaire qui commençait, la plus dangereuse était une agitation effarée de nature à tout compliquer et à tout perdre dès la première heure.

Histoire étrange en effet que celle de ces quelques jours de 1870, — huit jours tout au plus, — où tout semblait marqué d’une sorte d’emportement fiévreux, où se précipitaient, comme s’ils eussent été pris de vertige, le gouvernement, le corps législatif, l’opinion, s’excitant mutuellement, aggravant les fautes par les fautes, les légèretés de la veille par les incohérences du lendemain. La première de toutes les fautes, c’était cette déclaration qu’on portait en toute hâte le 6 juillet au corps législatif. Tout était extraordinaire dans cette déclaration. Elle avait été à peu près improvisée le matin à Saint-Cloud, dans un conseil où une note préparée au ministère des affaires étrangères avait été transformée au feu de la discussion entre des ministres s’échauffant à l’envi. Ce n’était plus vraiment un exposé diplomatique, c’était un défi de guerre précédant toute explication, conçu de manière à désintéresser l’Espagne pour aller droit à la Prusse. Devant le pays, devant l’Europe, on déclarait qu’on ne souffrirait pas « qu’une puissance étrangère, en plaçant un de ses princes sur le trône de Charles-Quint, pût déranger à notre détriment l’équilibre actuel,… mettre en péril les intérêts et l’honneur de la France… » En exprimant l’espoir que cette éventualité serait détournée par la « sagesse du peuple allemand, » par « l’amitié du peuple espagnol, » on ajoutait aussitôt : « S’il en était autrement, forts de votre appui et de celui de la nation, nous saurions remplir notre devoir sans hésitation et sans faiblesse… » Cette déclaration, portée avec une certaine solennité au corps législatif par le ministre des affaires étrangères, par M. le duc de Gramont, avait et devait avoir immédiatement une double conséquence. D’un côté, on mettait le feu à l’esprit public ; on ravivait des passions, des ressentimens toujours mal apaisés contre la Prusse, au risque de dénaturer, de compliquer de la façon la plus grave cette question nouvelle qui venait de s’élever à l’improviste. On montait l’opinion à un point où de simples et raisonnables satisfactions lui sembleraient pâles. D’un autre côté, parler ainsi du haut d’une tribune, devant l’Europe, à un gouvernement fier, gonflé de récens succès, c’était commencer par le piquer dans son orgueil et lui rendre peut-être les concessions plus difficiles. De toute manière, on créait une situation inextricable.

Une seconde faute, après la déclaration du 6 juillet, c’était d’avoir l’air de s’engager dans une telle affaire un peu au hasard, sans préciser dès le premier moment ce qu’on voulait, au risque de se donner l’apparence d’un gouvernement indécis et emporté qui demandait à la fin ce qu’il n’avait pas demandé au commencement. Là était le danger de cette négociation que l’ambassadeur de France à Berlin, M. Benedetti, allait poursuivre dans des conditions déjà bien délicates auprès du roi de Prusse, à Ems. Qu’avait-on voulu tout d’abord ? L’abandon de la candidature Hohenzollern semblait rester évidemment l’objectif unique, essentiel de la négociation. Tout pouvait donc paraître fini le jour où cette candidature disparaissait par la retraite du candidat, bien mieux encore, lorsque le roi de Prusse autorisait M. Benedetti à faire savoir au gouvernement français « qu’il approuvait la renonciation » du prince son parent. Durant quelques heures, on le croyait ainsi, l’Europe n’en doutait pas et se sentait soulagée. Qu’arrivait-il cependant ? Au même instant partait de Paris l’ordre de réclamer du roi Guillaume un engagement pour l’avenir contre toute résurrection possible de la candidature Hohenzollern, c’est-à-dire qu’on avait l’air de vouloir faire revivre la question au moment où elle semblait s’éteindre. On allait assez étourdiment au-devant de la réponse que le roi Guillaume adressait à M. Benedetti : « Vous me demandez un engagement sans terme et pour tous les cas, je ne puis le prendre. » Vainement l’ambassadeur de France insistait-il, le roi s’abstenait dès lors de le recevoir en le faisant informer qu’il n’avait plus rien à lui communiquer à ce sujet. Ce complément inattendu de la dernière heure ne pouvait s’expliquer que par la nécessité de satisfaire l’opinion, livrée depuis quelques jours aux plus violentes surexcitations, et, s’il en était ainsi, on payait tout simplement la rançon de la faute qu’on avait commise par la déclaration du 6 juillet ; on subissait les entraînemens d’une opinion qu’on avait déchaînée et contre laquelle on n’osait plus réagir. Que la renonciation du prince de Hohenzollern fût spontanée, conseillée ou ordonnée, qu’elle fût du prince Léopold ou du prince Antoine son père[8], elle n’existait pas moins : « le fond était obtenu, » selon le mot de M. Thiers aussi bien que de toute la diplomatie étrangère ; le reste était pour l’orgueil, pour les susceptibilités engagées.

Voilà justement le point précis, grave et délicat. L’objet direct et légitime des réclamations françaises avait disparu, une question nouvelle venait de naître. Ce n’était plus la Prusse, cherchant à placer un de ses princes sur le trône de Charles-Quint, et la France, cherchant à l’empêcher, qui se trouvaient en présence ; c’était la France et la Prusse armées de bien autres griefs, de bien autres ressentimens qui entraient en conflit, et, par une conséquence qui allait se dévoiler presque instantanément, l’Europe qui avait jusque-là donné raison à la France, qui avait pressé vivement la Prusse de retirer la candidature Hohenzollern, cette Europe, déconcertée tout à coup, changeait d’attitude, elle passait à une réserve inquiète et soupçonneuse.

Une dernière faute qui se mêlait à toutes les autres pour les compliquer et les aggraver, c’était l’impatience presque puérile avec laquelle on se précipitait vers un dénoûment. La négociation est à peine ouverte que déjà on ne se contient plus. On traite les questions les plus redoutables, on fonde les résolutions les plus graves sur des télégrammes nécessairement incomplets, souvent altérés dans la transmission[9]. « Je vous préviens, dit M. de Gramont lui-même à M. Benedetti, que votre dernier télégramme chiffré d’hier soir a été tronqué et dénaturé. » M. Benedetti à son tour ne déchiffre qu’imparfaitement les dépêches qu’il reçoit. N’importe, il faut se hâter sans attendre même des informations plus étendues et plus sûres, tout au moins authentiques, sans prendre un répit pour réfléchir, sans laisser aux cabinets le temps d’exercer des interventions utiles. « Il nous faut une réponse pour demain, dit M. le duc de Gramont, après-demain il serait trop tard… Écrivez-nous, télégraphiez-nous ; si le roi ne veut pas conseiller au prince de Hohenzollern de renoncer, eh bien ! c’est la guerre tout de suite, et dans quelques jours nous sommes au Rhin ! » Voilà comment marchent les choses ! Le 6 juillet, on commence par une déclaration qui compromet tout. Le 8 au soir seulement, M. Benedetti est à Ems ; le 10, le 11, on se plaint déjà des lenteurs. Le 12, dans la journée, arrive par une agence publique la nouvelle du désistement du prince de Hohenzollern. C’est peut-être une solution, c’est tout au moins le cas de s’arrêter, d’attendre d’Ems une communication officielle qui arrivera le lendemain, qui peut éclaircir la situation. Point du tout, le soir même on expédie l’ordre d’exiger un engagement pour l’avenir. Ici tout se complique plus rapidement encore par la brusque intervention de M. de Bismarck, qui a semblé jusque-là se tenir effacé. Toute l’habileté de M. de Bismarck est de savoir abandonner à propos cette candidature Hohenzollern, de profiter des fautes de ses adversaires, de leur laisser toutes les apparences de la provocation, en se réservant de leur fermer la retraite par un acte qui, sans être une insulte, est un coup d’aiguillon de plus, un moyen de plus d’intéresser l’orgueil allemand à sa cause. Le 13 juillet, il fait publier partout que le roi a décliné l’engagement qu’on lui demande et a refusé de recevoir M. Benedetti. À ce moment du reste, M. de Bismarck ne cache plus à l’ambassadeur d’Angleterre à Berlin, à lord Loftus, qu’il serait impossible à la Prusse « de rester tranquille et pacifique après l’affront fait au roi et à la nation par le langage du gouvernement français. » M. de Bismarck parle de l’affront fait au roi et à la Prusse, nos ministres parlent de l’outrage fait à la France par la divulgation affectée du refus d’audience. Dans la nuit du 14, le dernier mot est dit, c’est la guerre définitivement résolue à Paris.

Ainsi en moins de huit jours les destinées du pays sont engagées au milieu de la confusion de télégrammes fiévreux et entrecoupés, et ce que le gouvernement a décidé en quelques jours, le corps législatif va le sanctionner en quelques heures du 15 juillet, sans prendre même connaissance de quelques dépêches dont on lui parle, tenant pour avérée une offense que personne ne peut définir. Vainement M. Thiers se lève alors, opposant au torrent la prévoyance d’un patriotisme désespéré, répondant à ceux qui l’outragent par ces prophétiques paroles : « Je suis tranquille pour ma mémoire, je suis sûr de ce qui lui est réservé pour l’acte auquel je me livre en ce moment ; mais pour vous je suis certain qu’il y aura des jours où vous regretterez votre précipitation… » Vainement M. Thiers parle ainsi, on ne veut pas l’écouter, on lui crie fièrement : « Gardez vos leçons !.. Allez à Coblentz !.. » et on ne laisse pas même à l’Europe le temps de faire une dernière tentative pour prévenir la grande conflagration.

Quel était donc le secret de cette impatience avec laquelle on semblait courir tête baissée au champ-clos où l’on devait pourtant bien savoir qu’on ne trouverait pas un ennemi au dépourvu ? Elle ne pouvait s’expliquer que si on avait eu le soin de s’assurer des conditions favorables par une longue et active prévoyance, que si, en un mot, on était prêt diplomatiquement et militairement. C’était la question qui s’élevait aussitôt. Diplomatiquement, cette question restait, à vrai dire, des plus obscures. Après ce qui venait de se passer, l’opinion de l’Europe faisait une volte-face qui ne promettait pas même un appui moral. L’Angleterre était d’avance en dehors de toute lutte continentale. La Russie avait à Berlin ses habitudes d’intimité, ses liens de toute sorte habilement entretenus depuis plusieurs années par M. de Bismarck, et on allait bien voir que, tout en témoignant de l’intérêt, de la sympathie pour la France, la Russie était plutôt disposée à faire de sa neutralité une garantie pour la Prusse. Lorsque la commission nommée par le corps législatif pour décider de la paix ou de la guerre se réunissait le 15 juillet au soir, on interrogeait M. le duc de Gramont, qui s’était fait attendre ; on lui adressait justement cette question : « Avez-vous des alliances ? » Et M. de Gramont faisait cette réponse d’une diplomatie transparente : « Si j’ai fait attendre la commission, c’est que j’avais chez moi, au ministère des affaires étrangères, l’ambassadeur d’Autriche et le ministre d’Italie. J’espère que la commission ne m’en demandera pas davantage. » Là était en effet le nœud de la situation. On se flattait d’avoir l’alliance du Danemark, qu’on ne nommait pas, de l’Italie et de l’Autriche, qu’on nommait, et peut-être aussi de réussir, avec quelque habileté ou par un premier succès, à retenir, à enlever une partie de l’Allemagne du sud, méfiante ou secrètement hostile à l’égard de la Prusse. On se flattait, c’est le mot ; — où en était-on réellement ? La vérité est qu’on n’avait rien fait jusque-là, qu’on avait engagé, précipité cette crise sans prévenir même les cabinets les mieux disposés pour la France, qu’on se trouvait enfin sans avoir rien préparé avant la guerre et avec des alliés possibles du lendemain, dont le concours restait subordonné à toute sorte de considérations, à des éventualités qui échappaient à tout calcul. Des sympathies, des vraisemblances de coopération fondées sur des solidarités de situations et d’intérêts, il y en avait assurément ; au-delà, rien de précis, rien de décisif, rien qui ressemblât à une communauté d’action délibérée, concertée et assurée.

C’était vrai pour l’Italie comme pour l’Autriche. Sans doute, depuis plusieurs années, depuis Sadowa, il y avait eu entre la France et l’Autriche un rapprochement qui s’était manifesté dès 1867 par une entrevue de l’empereur Napoléon III et de l’empereur François-Joseph à Salzbourg, qui s’était prolongé en conversations, en pourparlers plusieurs fois renoués pour arriver à une entente. On cherchait une combinaison destinée à établir des rapports d’intimité, des habitudes d’intelligence diplomatique dans les questions générales, et par une singularité où se révèle la politique impériale du temps, ces négociations, sur la demande de Napoléon III, s’étaient poursuivies en dehors et à l’insu de l’ambassadeur de France à Vienne, M. le duc de Gramont lui-même, qui ne les connaissait qu’à son entrée au ministère des affaires étrangères, au mois de juin 1870. De ces pourparlers interrompus depuis la fin de 1869, il ne restait qu’un engagement : les deux cabinets ne devaient songer à entrer en arrangement avec une troisième puissance qu’après s’être entendus l’un avec l’autre. L’Autriche était liée dans cette mesure, elle n’était point évidemment engagée à suivre la politique française dans toutes ses entreprises, surtout lorsque la politique française ne prenait conseil que d’elle-même. Aussi l’Autriche, surprise comme le reste de l’Europe par l’éclat de la candidature Hohenzollern et par la déclaration du 6 juillet, se tenait-elle dans une certaine réserve. Bien loin de pousser à la guerre, elle en était troublée ; elle écrivait à Paris qu’on était « en train de s’engager dans une bien grosse affaire. » Au moment de la renonciation du prince de Hohenzollern, elle se désolait de voir qu’on ne s’en tenait pas à ce qu’elle considérait comme un succès pour la France, comme un échec pour M. de Bismarck. « Ce sont des enfans ! » s’écriait dans sa familiarité M. de Beust. Sans désavouer ses liens intimes avec la France, l’Autriche s’efforçait d’en préciser le caractère et la portée. Jusque-là il n’y a point trace d’une alliance plus active, ou du moins, si vers le 11 juillet on en disait un mot, c’était « académiquement, » selon l’expression du chargé d’affaires de France, et sans insister pour le moment.

Ce qu’on n’avait pas fait jusqu’au 15 juillet, le faisait-on après la déclaration de guerre ? En d’autres termes, dans les dernières semaines de juillet et les premiers jours d’août, y avait-il un vrai traité d’alliance offensive et défensive réglant l’intervention armée de l’Autriche et de l’Italie ? Les défenseurs de l’empire le disent. M. le duc de Gramont laisse croire qu’un traité a existé en effet, que ce traité a disparu dans nos premiers revers et dans la catastrophe du 4 septembre[10] ; il a même cité comme un indice suffisamment révélateur quelques mots d’une dépêche secrète que M. de Beust aurait adressée le 20 juillet au prince de Metternich, et qui aurait dit : « Veuillez donc répéter à sa majesté et à ses ministres que nous considérons la cause de la France comme la nôtre, et que nous contribuerons au succès de ses armes dans la limite du possible. » Que l’Autriche, dans cette dépêche destinée à être le commentaire bienveillant et secret d’une déclaration de neutralité qu’elle venait de faire, tînt à rester en intimité avec la France, qu’elle ne considérât pas la neutralité comme sa politique définitive, qu’elle gardât le désir et l’intention de prêter un concours plus actif à la cause française, c’est vraisemblable, c’est même certain. C’était une sympathie acquise, une disposition toute favorable. Jusqu’où est allée cette disposition ? A-t-elle pris jamais la forme d’un engagement diplomatique d’un effet immédiat ? L’Autriche, accoutumée à plus de mesure, pressée de prendre un parti, se trouvait, à vrai dire, dans la situation la plus compliquée, la plus difficile. D’un côté, la Russie la surveillait de près et ne tardait pas à peser de tout son poids sur elle, de façon à la retenir par ses conseils ou par ses menaces ; la Russie ne lui laissait pas ignorer qu’à chaque mouvement autrichien répondrait un mouvement russe. D’un autre côté, le cabinet de Vienne, M. de Beust, avait à compter avec l’opinion, qui s’agitait autour de lui. La France avait certes à la cour et dans l’armée des partisans nombreux, l’empereur lui-même, l’archiduc Albert, qui peu auparavant était venu à Paris ; mais les Allemands de l’Autriche se déchaînaient à la seule idée d’une participation à la guerre, d’une alliance française, et ils étaient soutenus par certains

hommes d’état hongrois. On ne pouvait brusquer des sentimens qui se manifestaient avec une vivacité bruyante. Enfin l’Autriche, surprise par les événemens, mal remise de ses épreuves, n’était nullement préparée à la guerre ; elle avait, dans tous les cas, besoin de temps et de prudence pour ses armemens. L’Italie elle-même, qui était sans doute disposée à partager la fortune de la France, et avec laquelle il fallait d’ailleurs s’entendre au sujet de Rome, d’où l’on devait retirer ce qu’il y avait encore de forces françaises, l’Italie n’était pas plus prête que l’Autriche pour une action immédiate.

Qu’on mette les choses au mieux : malgré tout, il y aurait eu, dit-on, entre le 20 juillet et le 4 août, un traité ou un projet de traité, non plus entre la France, l’Autriche et l’Italie, mais entre ces deux dernières puissances. Et qu’aurait-il dit, ce traité ? Il aurait prévu, réglé l’action combinée de l’Autriche et de l’Italie, — lorsque la France serait sur le Rhin, lorsqu’elle aurait pénétré dans l’Allemagne du sud, de façon à pouvoir donner la main à l’armée autrichienne et à l’armée italienne s’avançant sur la Bavière ! Ce traité, dans tous les cas, n’aurait eu d’effet que vers le 15 septembre, bien entendu si rien jusque-là n’avait compromis la situation militaire de la France. Cela signifiait en définitive que tout dépendait de ce qui arriverait jusqu’au 15 septembre, de ce que la France aurait pu faire par elle-même, par ses propres forces, et c’était la preuve la plus évidente de l’imprudence qu’on avait commise en précipitant les choses, lorsqu’avec un peu d’habileté, avec des négociations, on pouvait gagner au moins quelques semaines peu utiles pour la Prusse, singulièrement profitables pour nous. — J’ai parlé du Danemark, était-on plus avancé de ce côté ? Le général Trochu, destiné à un commandement dans le nord, écrivait le 23 juillet que ce jour-là même il venait de rencontrer aux Tuileries le duc de Cadore, qui lui avait annoncé « son prochain départ pour Copenhague, où il allait tâcher de réaliser l’entente avec le Danemark. » La question la plus essentielle, dont la solution devait fixer le gouvernement sur la possibilité ou l’impossibilité d’une opération dans la Baltique, cette question, dit le général Trochu, « n’avait pas été traitée, encore moins résolue. Neuf jours après la déclaration de guerre, le diplomate qui devait être chargé de cette négociation était encore à Paris ! » Est-ce là ce qu’on appelait avoir des alliances ?

La question est bien plus tristement claire pour l’Allemagne du sud. Ici, j’en conviens, le terrain était devenu étrangement difficile depuis 1866. Toujours partagés entre la fascination de l’idée allemande et le sentiment inquiet de leur indépendance, les états du sud avaient à supporter tout l’effort de la Prusse, qui les serrait, qui les enlaçait de ses influences, qui les tenait déjà par les traités militaires du lendemain de Sadowa. Au fond, la pensée incessante du cabinet de Berlin était d’arriver à provoquer une démonstration collective qui, en constatant l’union officielle du midi avec le nord, aurait irrévocablement engagé l’Allemagne du sud. Bade, sinon par ses populations, du moins par son gouvernement, était entièrement acquis à la Prusse, et allait au-devant d’une annexion immédiate. La résistance était plus vive à Darmstadt ; elle ne laissait pas aussi de se manifester à Munich et à Stuttgart dans une certaine mesure et sur certains points. Il y avait en 1868 à Munich une réunion de délégués du nord et du sud pour examiner les moyens de fortifier la partie la plus faible de l’Allemagne, la trouée entre Rastadt et la Suisse. Bade, inspiré par la Prusse, proposait de faire en commun, c’est-à-dire sous la direction de Berlin, ces travaux de fortification qui devaient embrasser Rastadt, Ulm, la Forêt-Noire. La Bavière et le Wurtemberg refusaient absolument de se livrer ainsi et maintenaient leur droit exclusif de décider ce qu’il y aurait à faire. C’était l’indice d’un esprit persistant de méfiance et d’hostilité dont la Prusse comptait bien avoir raison. Les états du sud, en se défendant comme ils pouvaient, sentaient bien eux-mêmes qu’ils ne pourraient pas résister longtemps, peut-être pas au-delà de deux ou trois ans, surtout s’ils n’étaient pas soutenus. D’où pouvait leur venir un secours ? La France les avait abandonnés en 1866, et elle avait l’air de se désintéresser de leurs affaires.

La diplomatie française, entre 1866 et 1870, semblait avoir pour mot d’ordre de s’abstenir à l’égard de l’Allemagne du sud. Pour éviter le danger d’une apparence d’intervention qui aurait pu blesser ou exciter le sentiment allemand, on tombait dans l’excès contraire. On poussait la réserve jusqu’à l’affectation ; on avait toujours l’air de décourager les états du sud, de ne pas vouloir se mêler de leurs affaires. Un diplomate français, que M. le duc de Gramont connaît peut-être, disait à un des principaux hommes politiques du sud qui s’étonnait de cette attitude : « Une grande nation comme la France ne peut parler sans être prête à l’action, et elle ne doit pas agir sans être certaine de dicter la paix aux portes de Berlin. » À quoi l’homme politique du sud répondait : « Comme on ne sait jamais le résultat de la guerre, cela veut dire que vous ne voulez ni parler ni agir, et qu’au lieu de préparer les événemens vous préférez les subir. » Avec un peu d’habileté et de prévoyance, on aurait pu fortifier ces états contre la prépotence prussienne, profiter de ces sentimens sympathiques, de ces besoins d’appui qui se manifestaient discrètement, et se ménager des intelligences, des facilités précieuses dans une circonstance décisive. Il aurait fallu du temps, une politique attentive et suivie. Pour le moment, au point extrême où l’on arrivait sans transition, brusquement, en 1870, on ne pouvait compter sur rien, pas même sur une neutralité impossible entre la Prusse, armée de ses traités, et la France, qui engageait malheureusement la lutte sur le terrain le plus dangereux.

Les dispositions les plus favorables, si elles existaient, ne pouvaient se produire que dans des conditions nouvelles, déterminées par la marche des hostilités. Une année auparavant, en 1869, un des souverains du sud les mieux portés pour nous, confiant à un personnage français ses griefs, ses espérances, ses craintes, avait dit le mot de toute la situation dans le présent et dans l’avenir : « Pourquoi donc l’empereur nous a-t-il abandonnés aux Prussiens ? Comment a-t-il toléré la formation de cette confédération du nord, qui est une menace perpétuelle contre la France et contre l’Europe ? Il y a longtemps que la Prusse rêvait tout cela, et elle ne s’arrêtera pas en si bon chemin : ses vues ambitieuses vont plus loin. J’espère bien qu’elle n’est pas près de les réaliser, nous tâcherons de les faire échouer ; mais il faut que vous nous souteniez… Rappelez-vous bien ce que je vais vous dire, et répétez-le à votre empereur. Qu’il fasse en sorte, le jour où il voudra commencer la guerre, de pouvoir passer immédiatement sur la rive droite du Rhin. Le plus léger succès déterminera tous les états du sud à marcher avec vous. Si au contraire vous hésitez, si vous laissez à la Prusse l’avantage de l’offensive, comme c’est arrivé en 1866, soyez-en sûr, vous êtes perdus, car nous serons tous obligés de marcher avec la Prusse, et une fois engagés, nous ne pourrons plus nous arrêter. Alors vous succomberez fatalement sous le nombre. »

C’était le mot trop cruellement vrai de la situation au mois de juillet 1870, de telle sorte qu’ici encore, et pour l’Allemagne du sud bien plus que pour l’Autriche, tout revenait à une question unique, souveraine, la question des forces militaires sur lesquelles on pouvait s’appuyer pour ouvrir victorieusement la campagne. Déclarer la guerre sans avoir un concours assuré, avec l’Angleterre froide et sévère, la Russie engagée avec Berlin, le Danemark attendant un négociateur français, l’Autriche et l’Italie commençant par la neutralité, l’Allemagne du sud livrée pour le moment à la prépondérance prussienne, si ce n’est pas là ce qu’on peut appeler l’isolement de la France, qu’est-ce donc ? On n’eût point été isolé, dit-on naïvement, si on avait été heureux. Oh ! sûrement, si on eût débuté par d’éclatans succès, si on avait franchi le Rhin, si on eût été en pleine marche sur Munich, on n’aurait point été seul, on aurait trouvé bien des concours et pu signer bien des traités de la pointe de l’épée victorieuse. Cela veut dire tout simplement que les alliances dont on avait besoin, qu’on promettait trop, on était réduit à les conquérir, avec la chance de les avoir lorsqu’elles ne seraient peut-être qu’un luxe, et de ne point les rencontrer le jour où elles seraient le plus nécessaires. Ce que la diplomatie n’avait pas fait, il fallait que l’armée française fût en mesure de le faire par elle-même. « C’était une question militaire, » a dit M. le duc de Gramont, qui ne s’est jamais moins trompé.

Être prêts ou n’être pas prêts, c’était là en effet tout le problème, et ici M. le duc de Gramont s’effaçait devant M. le maréchal Lebœuf, qui déclarait à son tour que rien ne manquait, qu’on était « absolument prêt. » Seulement il est clair qu’on allait à une étrange et redoutable crise, si M. le maréchal Lebœuf était aussi bien préparé que le ministre des affaires étrangères. Au moment d’aborder cette guerre moralement déclarée à Paris le 15 juillet, officiellement signifiée à Berlin le 19, on semblait oublier cette scène du corps législatif où, quinze jours auparavant, M. Thiers avait dit devant le gouvernement, qui confirmait aussitôt cette parole : « Vous êtes sur le plus modeste pied de paix, vos régimens n’ont pas 1 500 hommes. » Pour transformer cette armée de paix en armée de combat contre une puissance dont on ne pouvait ignorer les ressources, était-ce assez de quelques jours désormais comptés ? Suffisait-il de précipiter des régimens vers la frontière, d’appeler en toute hâte des réserves sans instruction, d’improviser des états-majors ? C’était là le premier acte réellement militaire d’une lutte qui commençait au milieu d’une fiévreuse agitation. Paris alors offrait le spectacle d’une ville livrée aux émotions les plus violentes, aux illusions les plus frivoles, d’une ville où l’on semblait préluder aux grandes hécatombes par les chants, par les manifestations d’une ardeur souvent factice, par la jactance, par les cris : à Berlin ! par les cortèges de soldats quelquefois désordonnés s’écoulant comme un torrent vers les chemins de fer. On allait peu sérieusement à la plus sérieuse, à la plus dangereuse épreuve.

Au fond cependant, ceux qui avaient engagé légèrement, imprudemment, cette terrible partie commençaient à subir l’anxiété de cette situation qu’ils avaient créée. L’empereur lui-même, affaissé d’esprit et de volonté, semblait être entraîné au combat par une fatalité à laquelle il s’abandonnait en lui livrant la fortune de la France. Son langage ne laissait pas d’avoir une gravité triste. « La guerre qui commence, disait-il, sera longue et pénible. » C’est que déjà, à travers les fumées de la fièvre belliqueuse, on entrevoyait la réalité inexorable, l’inégalité des forces, l’insuffisance des moyens militaires, se traduisant en faits précis, palpables, dans l’organisation d’une guerre qu’on avait précipitée sans se demander si on était mieux en mesure de la soutenir par les armes que par la diplomatie.


Ch. de Mazade.
  1. L’étude de cette première partie de la guerre avait dû être réservée dans un sentiment facile à comprendre, par suite du procès qui était en suspens et qui embrassait toutes les affaires de Metz. Voyez, pour l’autre partie de la guerre, la Revue du 15 septembre, du 15 octobre, du 15 décembre 1872, du 1er mars, du 15 mai, du 15 juin, du 15 juillet, du 1er septembre et du 1er octobre 1873.
  2. . M. de Bismarck expliquait au général Govone comment la guerre de Danemark avait été une suprême expérience tentée pour voir si on ne pourrait pas nouer une véritable alliance austro-prussienne, comment cette expérience « avait complétement manqué ou plutôt avait réussi, » selon les prévisions du ministre prussien, puisqu’elle avait guéri le roi Guillaume de son goût pour l’alliance autrichienne. — « Le comte de Bismarck, ajoutait le diplomate italien en racontant ces confidences, le comte de Bismarck a formulé alors ses vues de la manière suivante : dans peu de temps, trois ou quatre mois, remettre sur le tapis la question de la réforme germanique assaisonnée d’un parlement allemand. Avec cette proposition et avec le parlement, produire un sens-dessus-dessous qui ne tardera pas à mettre la Prusse face à face avec l’Autriche. La Prusse était décidée à faire alors la guerre, guerre à laquelle l’Europe ne pouvait s’opposer, puisqu’il s’agissait d’une question grande et nationale… » Dans l’exécution de ce plan, M. de Bismarck prétendait avoir besoin du traité avec l’Italie pour maintenir le roi. « Telle fut substantiellement, ajoute l’envoyé italien, la signification dans sa crudité du discours du comte de Bismarck. » Dépêche du général Govone, 14 mars 1866. — Voyez le livre du général La Marmora, Un peu plus de lumière sur les événemens politiques et militaires de l’année 1866.
  3. Voyez le livre du général La Marmora, dépêche du général Govone.
  4. Voir le livre de M. Benedetti : Ma mission en Prusse.
  5. À ce moment critique, — selon une relation manuscrite que j’ai sous les yeux, — M. de Beust, alors ministre du roi de Saxe, était venu à Vichy, où se trouvait l’empereur. Il passa quatre jours attendant une audience ; il ne put rien obtenir des ministres qu’il eut occasion de voir, et il repartit sans avoir été reçu par le souverain. À son passage dans une des capitales de l’Allemagne du sud, M. de Beust disait au principal ministre de l’état où il se trouvait : « Nous ne devons plus compter sur la France. L’empereur est malade, tellement malade que je ne sais pas s’il se remettra ; ses ministres ne s’entendent pas ; à vrai dire, il n’y a plus de gouvernement. Il faut nous tirer d’affaire comme nous le pourrons, chacun pour notre compte. » Et c’est alors, ajoute la relation, que les états de l’Allemagne du sud ont tous successivement subi les volontés de la Prusse.
  6. Papiers et Correspondances de la famille impériale.
  7. Idem.
  8. La renonciation était du prince Antoine, comme l’acceptation était du prince Antoine. Cette distinction entre le père et le fils, que M. le duc de Gramont jugeait assez importante pour la mentionner à titre de grief, dans une dépêche à M. Benedetti, n’avait dès lors aucune portée.
  9. Il n’y aurait qu’à prendre la plupart des pièces et des incidens de cette négociation pour montrer par un exemple terrible le danger qu’il y a pour tout le monde à laisser s’établir ce système de diplomatie télégraphique. Ceci est un intérêt supérieur pour les nations et pour les gouvernemens. Le roi de Prusse, je dois le dire, commençait par prévenir M. Benedetti qu’il ne pouvait « traiter des questions si délicates par le télégraphe, » et il avait raison ; on aurait dû suivre cette règle. Que le télégraphe soit un moyen d’information rapide et sommaire dont on ne peut désormais se passer pas plus dans la diplomatie que dans tout le reste, ce n’est point la question ; mais aucune résolution sérieuse, surtout une résolution pouvant décider de la paix ou de la guerre, ne devrait être prise sur des communications télégraphiques, d’abord parce que ces communications sont nécessairement incomplètes, ensuite parce qu’elles suppriment un élément essentiel, le temps, c’est-à-dire la réflexion dans la délibération des affaires humaines. Nul doute qu’on n’eût évité bien des malheurs en 1870, si on eût pris le temps de suivre une négociation régulière par des moyens réguliers, si on n’eût été incessamment à la merci d’un coup de télégraphe.

    En veut-on la preuve saisissable ? C’est le 12 juillet, à deux heures et demie, qu’arrivait à Paris la dépêche Havas annonçant la renonciation du prince Antoine de Hohenzollern au nom de son fils le prince Léopold. Quelle valeur avait cette nouvelle ? Aucune ; c’était un coup de théâtre, et on ne devait pas même en tenir compte, si ce n’est à titre d’information dénuée d’authenticité. C’est cependant sous l’impression de cette dépêche, qui n’avait rien d’officiel, dont on n’avait pas communication directe, que M. le duc de Gramont formulait sa demande de garantie pour l’avenir. Si M. de Gramont avait pris la peine d’attendre, il aurait eu, dès le lendemain 13, un élément de décision authentique dans la véritable communication officielle que M. Benedetti lui transmettait d’Ems, et qui disait : « Le roi a reçu la réponse du prince de Hohenzollern ; elle est du prince Antoine et elle annonce que le prince Léopold, son fils, se désiste de sa candidature à la couronne d’Espagne. Le roi m’autorise à faire savoir au gouvernement de l’empereur qu’il approuve cette résolution… » C’est le télégraphe qui décidait la guerre au commencement, c’est le télégraphe qui devait décider la perte de l’armée de l’est à la fin ! Voilà ce qui devrait rester toujours sous les yeux de ceux qui ont à conduire des affaires sérieuses.

  10. M. le duc de Gramont, dans l’enquête parlementaire, a paru d’abord ne point vouloir se départir d’une réserve et d’une discrétion complètes, ajoutant qu’il y avait un « avantage national, patriotique, » à prouver au monde qu’on savait encore garder un secret en France, que les cabinets pouvaient traiter en toute sureté avec notre pays. Rien de mieux ; bientôt cependant M. de Gramont en est venu à des demi-divulgations qui ont provoqué des réponses de M. de Beust, sans éclaircir les faits. De deux choses l’une : ou M. le duc de Gramont devait persister dans l’attitude de réserve qu’il avait prise, et c’eût été un exemple aussi utile qu’honorable ; ou bien, s’il entrait dans la voie des explications, il devait parler plus clairement. De plus, il y a deux circonstances au moins singulières. On peut se demander comment M. de Gramont peut se croire autorise à se servir de pièces qu’il dit ne point garder « à son domicile, » et dont le domicile réel devrait être le ministère des affaires étrangères. D’un autre côté, s’ils avaient entre les mains des traités comme ceux dont on parle, on admet difficilement que des ministres d’un gouvernement tombé, voyant la défense nationale se poursuivre, non plus, il est vrai, au nom de l’empire, mais toujours au nom de la France, n’aient pas cru devoir communiquer ces documens soit à la délégation des affaires étrangères, qui était à Tours, soit à M. Thiers, qui parcourait l’Europe. Il est à craindre qu’il n’en soit de ces traités comme de cette dépêche venue, dit-on, vers le 4 septembre de Saint-Pétersbourg pour garantir l’intégrité de la France, au moment où la Russie assurait la liberté de la Prusse en faisant de sa neutralité une gêne et une menace pour l’Autriche.