La Guerre américaine, son origine et ses vraies causes/Quatrième Lecture

LA GUERRE
AMÉRICAINE
Séparateur


QUATRIÈME LECTURE

DE L’ESCLAVAGE.
3ème Partie


Messieurs,


Comme je le prévoyais un peu, j’ai provoqué par mes deux dernières lectures, quelques expressions d’incrédulité chez plusieurs personnes.

« Ces horreurs et ces cruautés ne sont pas croyables, » dit-on. « Laissant de côté les seules notions d’humanité qui semblent les rendre impossibles, vous devez admettre qu’au moins le sentiment de l’intérêt, la seule compréhension des conséquences nécessaires de ces cruautés, devaient suffire pour les empêcher de se produire.

« L’homme qui vit du travail de son cheval ou de son bœuf ne le mutile pas, parce qu’il n’en pourrait plus retirer de service sinon parce que l’acte lui répugne, pourquoi le propriétaire de l’esclave le mutilerait-il davantage ? Le sentiment de l’humanité, de la compassion, serait-il éteint chez lui, il reste toujours celui de l’intérêt qui lui conseille le contraire. Si vous n’admettez pas l’humanité chez les planteurs, admettez au moins le bon sens ! »

J’écoute toujours avec intérêt, Messieurs, les raisonnements de ceux qui ont le courage de défendre l’esclavage parce que leurs observations me fournissent toujours une nouvelle preuve de l’effet déplorable que produit un principe faux, ou toute institution qui est l’application pratique d’un principe faux, sur les meilleurs intelligences. Quelle que soit la ligne d’argumentation qu’ils suivent, les défenseurs de l’esclavage arrivent invariablement à des conséquences illogiques, pratiquement fausses : pourquoi cela ? Parce que leur esprit est faussé par le système.

Et comment en serait-il autrement ? Pour défendre l’esclavage, qui est la plus emphatique négation de tout ce qui est juste et de tout ce qui est vrai philosophiquement ; pour défendre un système qui, à part les atrocités qu’il produit nécessairement et qui en sont un effet certain et infaillible, est en principe et en fait la négation de toutes les lois divines comme de tous les droits humains, il est impossible de partir d’un principe juste comme base d’argumentation, il faut de toute nécessité partir d’un principe faux. Voilà ce que font les esprits apparemment logiques qui défendent l’esclavage. Ils tirent une suite de déductions qui semblent très justes de la fausse base dont ils sont partis et dont ils n’aperçoivent pas la fausseté, et l’on éprouve presque du plaisir à voir avec quelle naïveté ils vous défilent leurs irrésistibles arguments.

J’ai lu des pages magnifiquement écrites au simple point de vue du style, contre la notion même de l’existence de Dieu ; mais le point de départ étant essentiellement faux toutes les conséquences que l’on en déduisait l’étaient forcément aussi. Il n’est pas possible, quelqu’habile écrivain que l’on soit, de nier Dieu et de se tenir dans le vrai, car le vrai n’est qu’une qualification nécessaire, une extension de la notion de Dieu ; car au fond le vrai absolu c’est Dieu, et chez les écrivains qui nient Dieu, le talent, la magie du style ne servent qu’à voiler la fausseté des principes adoptés comme base d’argumentation, ne servent conséquemment qu’à éblouir les ignorants ou les gens bornés qui se laissent prendre à cet artifice.

Il en est ainsi de la défense de l’esclavage. En droit naturel, le principe de l’esclavage est essentiellement faux ; ou plutôt ce n’est pas un principe, c’est au contraire la négation pratique de tous les principes du droit naturel. C’est le faux absolu en droit commun exactement comme la négation de Dieu est le faux absolu en philosophie.

L’esclavage est un crime contre les hommes parce que ceux-ci ont été créés égaux devant Dieu, et c’est un crime contre Dieu parce que Dieu ayant donné à l’homme l’intelligence et le libre arbitre n’a pu vouloir que l’homme, créature raisonnable, fut ravalé au niveau de l’animal qui n’a reçu que l’instinct en partage.

Mais pour revenir à mon argument, à part les gens qui tirent des conséquences apparemment logiques d’une base fausse, il y a aussi les bienheureux esprits qui, partant d’une base juste, en tirent des conséquences risiblement fausses !

Voilà les partisans de l’esclavage parmi nous. Demandez leur si l’esclavage est juste en principe. Non ! disent-ils, sans hésiter. Mais vous blâmez les planteurs qui voulaient maintenir et perpétuer ce système fondamentalement injuste… alors ces logiciens se mettent hardiment à expliquer comment un système infâme devait être toléré et comment les planteurs sont complètement justifiables de l’avoir maintenu avec tant d’entêtement et défendu avec tant de fureur. Ce sont ces penseurs là qui, de ce qu’ils ont été chez un maître humain, chez dix maîtres humains, en tirent la conclusion qu’il ne peut y en avoir d’autres dans un pays de plusieurs millions d’habitants ! Ce sont ces penseurs là qui, de ce qu’ils ont visité quelques planteurs aux instincts généreux, aux grandes manières, en tirent la conclusion que toute la population du Sud leur ressemblait nécessairement ; que tous les propriétaires d’esclaves n’avaient pratiquement en vue que le côté philanthropique de l’institution et jamais son côté purement mercantile ; que personne au Sud pouvait spéculer sur le travail et même la vie de l’esclave et qu’en général on ne songeait qu’à lui procurer la plus grande somme de bien-être possible.

Eh bien, ici, ces intelligents défenseurs d’une indéfendable institution oublient qu’ils concluent du particulier au général et que c’est là un mode fort peu intelligent de discuter. Mais, dans les objections que je vous ai citées en commençant, fidèles à leur habitude de tomber toujours à côté du vrai, au lieu de conclure du particulier au général, ils concluent habilement du général au particulier, et voici le merveilleux syllogisme qu’ils jettent à la figure de leur adversaire.

« Il est contre l’intérêt des maîtres d’esclaves de les maltraiter ou de les mutiler : donc les maîtres d’esclaves, dans le Sud, ne devaient ni maltraiter ni mutiler leurs esclaves. »

Une fois ce brillant effort de logique lancé sur le monde, ils n’en sortent plus. Vous aurez beau leur rappeler ces mille considérations tirées des différences de caractère, des mauvaises passions dominantes chez nombre d’individus, de la pratique à peu près universelle, au Sud, de l’ivrognerie ; des habitudes sociales perverties par l’effet même de lois brutales et barbares ; des mœurs grossières nécessairement créées par l’universalité du despotisme absolu d’une classe sur une autre, despotisme que la loi sanctionne et ne réprime jamais, tout est inutile et leur brillant raisonnement répond à tout. Au lieu d’accommoder leur logique aux faits constatés, ils veulent au contraire accommoder les faits à leur logique, quitte à leur donner souvent la signification la plus bizarre.

Enfin, citez leur des faits authentiques, des preuves évidentes, ils savent vous trouver mille explications saugrenues qui n’expliquent réellement que leur profonde ignorance de ce dont ils parlent.

Et pourtant, aux yeux du plus simple sens commun, ce raisonnement n’a pas plus de portée, que n’en aurait le suivant parmi nous. « Il n’est ni de devoir, ni de l’intérêt d’un père de battre ses enfants, donc aucun père en Canada ne bat ses enfants »

Eh bien, ce beau syllogisme ne refait pas les mauvais pères, ici ou ailleurs, et n’empêche pas qu’ils ne battent leurs enfants. Il ne démontre, de fait, que l’impuissance de l’esprit qu’un aussi grossier raisonnement peut influencer. Ce sont pourtant ceux-là mêmes qui traiteraient d’absurde la prétention qu’aucun père ne bat ses enfants, parce que c’est chose contre nature, qui viennent naïvement affirmer que les maîtres sont humains et ne maltraitent pas leurs esclaves parce qu’il est contre leur intérêt de les maltraiter. En se moquant de mon raisonnement, ils se moquent nécessairement du leur qui est précisément du même calibre ; et bien, ils ne s’en doutent même pas ! !

D’ailleurs, l’erreur capitale dans laquelle nombre de personnes tombent ici, consiste à juger de la société en général, dans les états du Sud, par ce qu’elles observent ici même. Ces personnes n’ont aucune idée des mœurs du Sud, des habitudes de la basse classe, de celles de la classe moyenne qui ne valent pas du tout mieux, et enfin de celles de la grande moitié au moins de la haute classe qui compte sans doute beaucoup d’individus de la plus haute distinction, mais qui en compte beaucoup plus qu’on ne le pense qui ne sont rien autre chose que des suppôts de cabarets, de maisons de jeu et de mauvais lieux.

Rien de ce qui se passe ici ne saurait nous donner une idée des habitudes d’ivrognerie et de dissipations de la population des États du Sud.

Les statistiques constatent que le delirium tremens fait encore beaucoup plus de victimes au Sud que la consomption n’en fait au Nord, c’est-à dire que le delirium tremens à lui seul emporte près du sixième des individus que la mort moissonne au Sud. Voilà la proportion réellement effroyable des victimes de l’intempérance dans cette prétendue terre de la chevalerie. Cela ne prouve-t-il pas incontestablement que les habitudes d’ivrognerie et de dissipation étaient universelles dans le Sud ? Le sixième de ceux qui meurent ! Retranchez de ce nombre les femmes et les enfants des deux sexes, et voyez ensuite combien il vous restera d’hommes qui n’abusent pas des liqueurs fortes.

N’y a-t-il pas ici, Messieurs, une explication parfaitement satisfaisante des horribles faits de cruauté que je vous ai décrits ? La majorité des hommes faits, dans les États à esclaves, dans un climat chaud, était constamment plus ou moins sous l’influence des boissons alcoholiques ! Cela seul ne doit-il pas faire présumer une grande brutalité de mœurs ! Eh bien les faits confirment la présomption. Dans les seuls États du golfe et les deux Carolines, en 1858 il y a eu 364 meurtres !  ! Un meurtre par jour, moins le jour de l’an, je suppose, où l’on ne se sera contenté de boire sans se tuer !  !

Sur ce chiffre de crimes constatés, il y a eu quatorze convictions !  ! Tous les autres sont restés impunis !  !

Permettez-moi de vous citer une autre preuve. Je la trouve dans le Suppressed book about Slavery où l’on cite la chronique criminelle de la Nouvelle Orléans pour un seul mois en 1858. Elle est tirée du True Delta, et l’auteur du livre ajoute que toute affreuse qu’elle soit, une lettre particulière affirme qu’elle ne soutient pas plus de la moitié du chiffre réel des crimes contre la personne.

1er Nov. — Enquête sur le corps de Joseph Steiner, assassiné : Joseph Dunn décharge un pistolet sur un esclave.

2 — Un nommé Cullen tue Daniel Hallam, et Thomas Armstrong blesse sa sœur avec un crochet.

3 — Henri Kelter fait feu sur Harmann Baurichter et les deux Fitzgerald sont examinés pour avoir tué leur sœur.

Le Docteur Meighan est poignardé, sur sa porte !

Le 4 — Un inconnu est trouvé noyé dans un étang ; on constate le meurtre de Mike Anderson par George Thomas dans un café, et on remet l’examen de James Coyle pour avoir poignardé John Reilly !

Le 5 — Un Allemand est dangereusement blessé : Antoine Freiler est assassiné : le Major Blaize reçoit un coup de pistolet qui le blesse : C. S. White est assommé : un tailleur est poignardé : un nommé Patterson est dangereusement battu : Joseph Nutter reçoit une balle dans la jambe : James Boyle et Edward Jones reçoivent des coups de feu : un homme est tué raide : James Patterson est poignardé : Edward Evans est si terriblement battu qu’on désespère de le sauver ! 12 assassinats en un seul jour dont 3 suivis de mort.

Le 6. Le Dr. Sherener reçoit une balle sur sa porte et en meurt : Nicolas Gavin est poignardé.

Le 7. L’homme de police Tate est brutalement battu dans l’exécution de son devoir !

Le 8. A. B. Bacon, avocat, est assommé avec une corde plombée :

Le 9 : le nommé McCogga terrasse Joseph Goddard et lui coupe avec ses dents un morceau du nez et deux doigts :

Le 10. Un Allemand perd aussi plusieurs doigts par le fait de morsures d’homme ; un ingénieur est poignardé sur un chemin de fer ; l’Alderman Duval est terrassé avec un assommoir : un esclave tente d’assassiner son maître : une bande de polissons bat à mort Félix Bosquillon qui leur refuse des liqueurs fortes !

Le 11, un meurtre et cinq vols sont commis !

Le 12 : Daniel Sullivan bat affreusement et essaie de tuer son beau-frère !

Le 13 : A. H. Dobbins blesse Christian Shaffer avec un verre à boire et Charles Smelsey frappe Jean Loze avec une corde plombée !

Le 15 : Jack Allen est arrêté pour meurtre et un nègre libre en poignarde un autre.

Le 16 : Charles Bell fait feu sur son beau-frère : Owen Marth poignarde Madame Burns, ainsi que son fils qui veut la défendre : Pierre Trousky commet un assaut sur John, esclave, et veut tuer Clarisse, esclave aussi : Thomas Farris poignarde Michael Henly et le capitaine Snow est arrêté pour blessure infligée à C. A. Clark !

Le 21 : J. G. Calore reçoit un coup de feu !

Le 23 John Feenan est sérieusement blessé par un officier de police et Samuel Smith blesse dangereusement Andres Quitana.

Le 25 : Martin Gray coupe un doigt à Patrick Nolan !

Le 26 : F. Barcicola est assassiné !

Le 27 : C. de la Torra meurt d’excès d’ivrognerie : un cas d’infanticide est constaté : une femme et un enfant sont blessés dans la rue par des gens qui se battent avec des fusils à deux coups dans une épicerie ! Un matelot anglais est précipité au bas d’un escalier et se défonce le crâne : James McGregor est précipité d’une fenêtre et en meurt : J. Dabill est poignardé par des voleurs.

Le 28 : Barletta Walker est assassinée par son mari quoiqu’enceinte : le Major Blaize est assailli avec intention de meurtre. John Graham meurt de blessures qu’il a reçues : Mme Howard est poignardée par Thomas Foley : un homme et une femme sont aussi poignardés.

Le 29 : un Allemand reçoit trois blessures d’arme à feu : John Shaeffer et Moran Meinnich sont poignardés : un esclave poignarde un nègre libre : Patrick Brown est poignardé : un Allemand nommé Drayfuss est poignardé : Hayes, irlandais, est poignardé : Charles Gavin reçoit un coup de feu et est frappé avec une corde plombée !

Voici donc quatre-vingt crimes sur la Personne en 23 jours ! Plus de trois par jour, constatés, et autant, dit un correspondant qui ne l’ont pas été !

Le True Dalta du 4 Nov : 1856 dit : « L’assassinat des citoyens est devenu si fréquent que les rapporteurs de journaux quotidiens n’y font plus d’attention. Il est littéralement vrai de dire que nous n’avons pas davantage d’opinion publique. »

Le révérend John A. Lyon, pasteur de l’église presbytérienne, à Columbia, Miss : dans une lecture qu’il faisait dans cette ville en 1855 citait le fait que sur 682 meurtres commis en 1854 dans les États-Unis, 36 avaient eu lieu dans la Nouvelle-Angleterre, 106 dans les états du centre, 198 dans ceux de l’Ouest, et 346 dans les seuls états à esclaves non compris le Missouri ! Ainsi, les états à esclaves qui, en excluant le Missouri, ne contenaient qu’une population blanche de 5,728,000 âmes avaient à leur charge plus de meurtres qu’il ne s’en était commis dans tout le reste de l’Union, c’est-à-dire dans une population de 14,260,000 âmes. Dans les états à esclaves la proportion des meurtres était de 1 sur 17000 habitants, et dans le reste de l’union de 1 sur 42000 habitants.

Dans le seul état du Mississippi, avec une population de 296,000 habitants blancs, 34 meurtres avaient été commis, ou 1 meurtre sur 8700 habitants ; pendant que dans les six états de la Nouvelle Angleterre, contenant une population totale de 2,800,000, il n’avait été commis que 36 meurtres ou 1 sur 78,000 habitants.

Eh bien, est-il si étonnant que des gens qui assassinaient si volontiers les blancs ne fissent aucun cas des tortures des noirs ?

Au reste cette effrayante proportion de meurtres à la charge de la chevalerie du Sud s’explique d’une manière parfaitement satisfaisante quand on songe que tout le monde sort armé soit de poignards soit de pistolets ; que tout le monde boit outre mesure ; que cette déplorable habitude rend tous les hommes extraordinairement irritables et par suite insolemment provocateurs, et il est parfaitement naturel que de pareilles mœurs se résument dans une proportion de meurtres ou de violences sur la personne beaucoup plus considérable qu’en aucun autre pays. Et ce n’est pas seulement dans la basse classe que ces mœurs brutales dominent ; au contraire les gens les mieux placés sont souvent tout aussi grossiers, querelleurs et brutaux que le reste.

Le meurtre était si commun que personne n’en était jamais surpris ni même ému.

Ainsi, deux jeunes gentlemen arrivant de la chasse, se mettent à table pour diner dans un hôtel de village au Texas. Il y avait environ 60 personnes à cette table. Avant d’y prendre place, tous deux vont au comptoir prendre leur verre de whiskey.

Ils n’avaient pas été à table deux minutes que l’un d’eux demande à l’autre une réparation d’honneur. Celui-ci répond par une brutale insulte. Le premier tire alors deux pistolets et dit à l’autre : « Choisissez Monsieur. » Alors le provocateur se lève, tire son mouchoir, l’enroule autour de son doigt et l’autre prend l’autre coin du mouchoir et en fait autant. Tous deux roulent le mouchoir de manière à approcher leurs mains gauches à la distance de six pouces. Alors chacun prend un pistolet, le pointe au cœur de l’autre, et au mot ready ils commencent tous deux à compter lentement jusqu’à dix. Au mot dix les deux armes partent en même temps et tous les deux tombent blessés à mort.

Eh bien, sur les 60 personnes assisses à cette table deux individus seulement se lèvent pour aller relever ces deux fous furieux ; le propriétaire de l’hôtel, et le beau-père de l’un des deux blessés. Pas un autre ne bouge et personne ne perd une bouchée ni un coup de dent ! Les domestiques emportent les deux chasseurs hors de la salle et en moins d’un quart d’heure ils étaient morts !  ![1] Dans combien de pays verrait-on 58 personnes assises à la même table, être témoins de meurtres aussi atroces sans bouger, sans même essayer d’arrêter, ou d’appaiser, deux enragés qui s’assassinent froidement en y mettant un temps considérable ?

Pour les moindres choses, pour les plus légères altercations les gens se battaient à la carabine à quinze pas ! Il était excessivement rare, à cette distance que l’un des deux furieux survit !

Il est sans doute probable que ces choses ne se faisaient pas toujours de sang froid, car tous ces gens buvant outre mesure, ils étaient constamment hors de leur assiette morale ; mais quand il y avait quelque bonne boucherie la justice dormait, ou les tribunaux fermaient les yeux !

Après tout, si la chevalerie aime les assassinats pourquoi interviendrait-on ?

Je lisais dernièrement dans un vieux journal du Sud, de 1858, la relation de l’assassinat d’un planteur par son beau-frère. Celui-ci, qui venait de vider plusieurs verres, le voit entrer dans le cabaret où il perdait tout à la fois sa raison et son argent, et le prend pour un autre homme qu’il avait juré de punir de quelques paroles insultantes. Sans dire un seul mot, il se précipite avec un poignard sur son beau-frère, et lui fait quatre ou cinq blessures mortelles avant de s’apercevoir qu’il a pris un homme pour un autre. Le beau-frère, homme honnête et paisible, en mourut.

Eh bien, personne ne songea à inquiéter le meurtrier !  ! Le pauvre malheureux s’était un peu trop fâché !  ! Quel si grand mal après tout !

Il faut excuser bien des choses avec des gens ivres et colères !  !

Et le rédacteur du journal ajoutait avec la plus charmante bonhomie : « Il faut avouer que nos mœurs deviennent un peu brutales, car cet homme méritait punition après tout. »

Voila toute l’indignation que l’excellent homme éprouve !  !

Eh bien, voyons, mettant de côté tout préjugé, croyez-vous que la notion de l’intérêt qui, disent les défenseurs de l’esclavage, devait suffire à empêcher les maîtres d’esclaves de les maltraiter, croyez-vous que cette considération dût avoir bien du poids sur des gens habituellement sous l’influence des liqueurs fortes, et qui, dès leur enfance s’habituaient aux tortures du nègre ? Croyez vous que ces deux meurtriers qui s’assassinent froidement devant soixante personnes en comptant lentement jusqu’à dix ; que ce maniaque qui tue son propre beau-frère, avec lequel il est en bonne intelligence, dans un moment de colère aveugle, devaient être bien fortement dominés par la notion de leur intérêt dans le traitement de leurs esclaves s’ils étaient tant soit peu paresseux ou récalcitrants ? Croyez-vous que ces soixante hommes qui sont témoins d’un double assassinat dont ils voient les longs préparatifs, et qui non-seulement n’interviennent pas, mais n’interrompent pas même leur diner quand les deux furieux tombent pour ne plus se relever, croyez-vous que ces soixante hommes dussent avoir beaucoup plus de commisération pour le noir que pour le blanc ?

« Les esclaves, dit le synode presbytérien du Kentucky, souffrent tout ce que peut leur infliger la colère folle. »

Si l’on songe à l’effet invariable de l’esclavage dans tous les pays où il a existé ; aux habitudes de despotisme individuel qu’il produit chez les maîtres et chez leurs enfants ; au manque absolue de contrôle, de la part de la loi, sur les passions ou les écarts des maîtres ; aux mœurs d’un pays où la force brutale est tout et le respect de la loi moins que rien ; à l’universalité de l’abus des liqueurs fortes même chez les très jeunes gens, il me semble que l’on devra admettre que la considération de l’intérêt, surtout chez des gens généralement riches et qui tenaient très peu à l’argent parce qu’ils l’obtenaient des sueurs du nègre, devait être singulièrement inefficace à protéger celui-ci !

Le mot colère folle dont se sert le synode s’applique probablement à la colère aveugle des gens ivres qui ne voient et n’entendent rien tant qu’elle n’est pas satisfaite. Eh bien, cette colère folle, dans un pays où l’on était si universellement adonné à l’usage immodéré des liqueurs fortes qu’un sixième des morts lui était du, cette colère folle devait se produire en proportion directe des actes de brutale intempérance qui en étaient la cause. Dans la colère folle on assassinait un blanc et on était rarement puni, à plus forte raison devait-on, dans cet état, battre furieusement et même tuer un noir vu que le risque de la punition était encore beaucoup moindre

Permettez-moi maintenant de vous citer deux exemples de colère folle. Le premier est tiré du rapport préliminaire de la commission d’enquête sur l’état des nègres libérés. Cette commission fut nommée en 1863 par M. Stanton, Secrétaire de la guerre. Vous allez juger à quels excès le pouvoir arbitraire et irresponsable d’un homme sur un autre peut se porter.

Solomon Bradley, témoin devant la commission, dépose qu’un matin, allant demander un verre d’eau à une maison près de l’endroit où il travaillait, et occupée par un M. Farrarby, il entendit des cris affreux dans la cour. Regardant à travers une fente entre les planches de la cloture, il vit une femme étendue la face contre terre et ayant les pieds et les mains liés à des pieux fichés dans le sol. Cette femme était enceinte. Son maître la frappait avec un trait de cuir. À chaque coup la chair de ses reins ou de ses jambes se soulevait en cannelures. Quand la femme criait trop fort, Farrarby lui frappait la figure du bout de ses bottes pour la faire taire, Quand il fut fatigué de fouetter il se fit apporter de la cire à cacheter et une chandelle et mettant le feu à la cire il la fit tomber en gouttes brûlantes sur les chairs lacérées de la pauvre femme. Puis, prenant un fouet de selle, il se mit froidement à enlever les gouttes de cire durcie en faisant claquer dessus la pointe du fouet. Pendant que cette effroyable scène de torture se prolongeait ainsi, les jeunes filles de Farrarby regardaient tranquillement ce qui se passait par une des fenêtres de la maison

Bradley prit ensuite des informations pour savoir quelle faute cette négresse avait commise. Les autres domestiques lui dirent qu’elle avait fait brûler un peu l’extrême bord des crêpes du déjeuner. Admettons même qu’elle les ait fait brûler beaucoup, que tout le plat de crêpes ait été perdu, que pensez-vous du système sous lequel Farrarby demeurait parfaitement irresponsable ?

Eh bien, voyez un peu les diverses conséquences d’une pareille scène. Douleurs horribles infligées à une pauvre femme, et comportant des conséquences graves, vu son état ; rage incontrôlable du père qui, en présence de ses enfants, se met au niveau de la bête brute ; indifférence des jeunes filles devant cette atroce scène, et si elles n’étaient pas indifférentes, si l’esclavage n’avait pas émoussé toutes les fibres de leur cœur, comment pouvaient-elles conserver du respect pour un père capable de pareilles cruautés ? Si elles ressentaient de la sympathie pour cette pauvre femme elles devaient en quelque sorte avoir leur père en horreur ; et si elles étaient indifférentes méritaient-elles réellement le nom de femme ?

L’autre exemple est tiré du Savannah Morning News du 26 janvier 1863, cité par le Dr. Parsons dans son livre sur l’esclavage. C’est le journal qui raconte le fait.

« Jeudi dernier, James Clark, citoyen bien connu du comté de Clark, commit un assaut sur une négresse pour une cause que l’on ne mentionne pas. Il lui ordonna de se placer dans un coin et commença à lui lancer son couteau la pointe en avant. Le couteau se logeant dans les chairs il l’obligeait de le retirer et de le lui remettre. Ce diabolique amusement se continua jusqu’à ce qu’il lui eût fait cinquante blessures béantes. »

Voilà quelque chose d’horrible ; en bien, le journal appelle cela tout uniment un assaut. Point de qualification appropriée à l’atrocité de l’acte. On en parle comme nous ferions ici d’un soufflet donné dans un moment d’impatience. Cinquante blessures faites à une femme avec un couteau lancé de loin… ou ne voit là qu’un assaut ordinaire ! Mais ce n’est pas tout. Voilà la colère folle s’acharnant sur la négresse, voyez maintenant la suite.

« Le même jour Clark fouetta sa femme et lui laboura la tête avec son couteau, non pas d’une manière dangereuse, mais en lui faisant un nombre considérable de piqûres profondes. Il lui coupa aussi les paupières.

Le drame se termina vendredi dernier, par un meurtre. Le jeudi, Clark avait ordonné à sa femme d’appeler Lewis, un des nègres de la maison. Elle obéit, mais le nègre, sans doute par crainte de la fureur de son maître, refusa de venir. Quand Madame Clark revint, son mari la fouetta parce qu’elle n’avait pas ramené le nègre. Cinq fois elle fut renvoyée pour le même objet, cinq fois elle revint sans le nègre et fut fouettée chaque fois pour ne pas l’avoir ramené. Clark, alors alla trouver le nègre et lui dit qu’il le tuerait le lendemain matin. En effet le lendemain, pendant qu’il était occupé à fendre du bois, son maître fit feu sur lui. La blessure fut fatale car le nègre fit à peu près 300 verges en courant et tomba mort.

« Ainsi se termina une des affaires les plus barbares qu’il ait été de notre pénible devoir de publier. »

Une des affaires… donc on en avait publié beaucoup d’autres.

J’ai lu un très grand nombre d’exemples de colère folle et furieuse, mais voici les deux plus atroces. Une femme martyrisée par le fouet et le feu, une négresse hachée à coups de couteau, une épouse idem et un nègre assassiné ! Et un journal du Sud nous raconte tout cela froidement, tranquillement, avec le seul regret d’être obligé de le dire !

Maintenant, vous imagineriez vous, par hazard, que cet affreux maniaque, Clark, a été puni ? Détrompez-vous, messieurs ! Sous les lois faites et appliquées par la Chevalerie du Sud, on ne punissait ni le meurtre ni l’assassinat, en règle générale. Quelquefois, de loin en loin, on faisait un exemple, et on sévissait dans un cas sur soixante ou quatre-vingt. Ainsi, un meurtrier avait toujours au moins 59 chances sur soixante d’échapper à la loi.

Clark ne fut donc pas puni :

1o Parce qu’il n’avait fait qu’assassiner un esclave :

2o Parce qu’il n’avait fait qu’en déchiqueter une autre avec 50 coups de couteau :

3o Parce qu’il n’avait fait que fouetter sa femme et la déchiqueter aussi avec un couteau mais sans la tuer. Et ce misérable est resté libre, preuve vivante de la manière dont la chevalerie du Sud entendait l’honneur, l’humanité et le bon sens !  !

Voici donc un grand criminel qui échappe à toute punition ; mais aussi, il n’avait tué qu’un esclave et déchiqueté deux femmes, l’une noire l’autre blanche.

Veuillez remarquer que ma prétention n’est pas qu’un pareil maniaque ne pouvait se trouver qu’au Sud, il y a partout des gens féroces et des caractères infâmes, mais dans quel autre pays la loi et les tribunaux eussent-ils fermé les yeux sur d’aussi effroyables crimes ? Voilà le côté particulier de l’institution que je veux élucider : l’encouragement donné au despotisme individuel et par la loi et par l’inactivité, et conséquemment la complicité tacite, des tribunaux.

Passons à un autre fait d’un blanc qui en assassine froidement un autre, et qui plus est, cet homme est son père !  !… ce qui n’empêche pas la loi de dormir toujours !  !

Le Dr. Parsons voyageait en diligence. Un des voyageurs descend à Starkville. — C’est là John Ross, dit l’un des passagers.

— Ah oui, dit un autre, celui qui a tué son père.

Naturellement on demande l’histoire, et je vous la transcris ici.

John Ross était fils unique et fils d’un riche planteur. Il lui prit un jour fantaisie de prendre femme parmi les négresses de son père. Quoique la chose ne fût pas très rare dans le Sud, le père s’y opposa. Le fils insiste, le père refuse, menace et finit par le prévenir que s’il prend cette négresse pour femme, il le déshéritera. Rien n’y faisant, le père chasse le fils de la maison. Peu de jours après le père, isolé, veuf, et n’ayant d’autre affection au monde que son fils, lui écrit un billet pour lui dire qu’il désirait le revoir et essayer une dernière fois de le dissuader, mais que dans tous les cas il voulait opérer une réconciliation.

Après cette avance du père, John Ross part de sa pension, son fusil chargé et bourré avec la lettre de son père, et se dirige vers sa maison. Il aperçoit son père sur le seuil, fait feu et le vieillard tombe mort !

Voilà certes, bien pis que tuer un esclave ! Eh bien pas une plainte ne fut faite ! Pas une information ne fut logée dans les mains de l’autorité !  ! Aucuns procédés préliminaires ou judiciaires n’eurent lieu. John Ross était devenu très riche, il sema des présents à droite et à gauche et il resta l’hôte de la meilleure société de l’endroit !

Est-il bien étonnant après cela que le meurtre des nègres demeurât habituellement impuni ? Et puis, croyez-vous qu’après avoir froidement logé une balle au cœur de son père, il dut en coûter beaucoup à John Ross de torturer un esclave jusqu’à ce qu’il en mourût ?

Les planteurs avaient l’habitude de dire aux voyageurs qui allaient au Sud : « Quand quelqu’un maltraite ses esclaves, nous cessons de faire société avec lui. »

Cela avait toujours un bon effet sur ceux qui, ne se doutant pas du systême universel de déception qui était suivi vis-à-vis des étrangers, avaient la foi la plus implicite dans la parole de l’hôte aux grandes manières qui les recevait et qui, lui, comprenait la nécessité de donner le change aux étrangers sur une institution infâme. Ces étrangers, concluant toujours du particulier au général, se disaient naturellement : « Bon, il en doit être ainsi partout. Puisque mon hôte me l’assure, il est clair que l’on séquestre de la bonne société ceux qui maltraitent leurs esclaves. » Cela eût-il été vrai, on aurait dû faire attention que les mots bonne société ne s’appliquaient de fait qu’à une infime minorité de grandes familles, et que dans tout le reste, les habitudes d’ivrognerie, d’oisiveté, de jeu, de fréquentation constante des cabarets rendaient la bonne société chose excessivement difficile à trouver dans l’ensemble de la population.

L’hon. John Randolph, propriétaire d’esclaves, mais qui, comme tous les grands hommes du beau temps de l’indépendance, abhorrait l’esclavage, était loin de parler comme ses défenseurs de notre époque. Écoutez le dire en Congrès :

« Que l’on me montre donc un homme qui soit plus mal reçu dans notre société parce qu’il est un maître cruel !  ! Qui donc refuse à un pareil monstre la main d’une sœur ou d’une fille ? »

C’est ici, Messieurs, qu’est la vérité. La cruauté chez les maîtres pouvait révolter sans doute quelques planteurs, humains et généreux, mais elle ne révoltait nullement le grand nombre. Et remarquez que ceux dont l’hon. John Randolph parle, ce n’est pas même le grand nombre, mais ceux qui formaient partie de la haute société du Sud. C’était dans la haute société du Sud que le parricide John Ross continuait d’être admis après son crime. C’était la haute société de sa localité qu’il avait pacifiée avec des présents !

Mais les planteurs étaient presque tous dans les mêmes dispositions que celui dont je vous parlais il y a quelques jours, et qui répondait à la question du Dr Parsons, qu’il avait essayé de tromper ; « Ah, je ne savais pas alors que vous vous proposiez de visiter nos campagnes en détail. »

On me dira peut-être : « Mais pourquoi douter des assurances que donnaient des hommes honorables ? »

À cela je réponds : « Parce que ces hommes, tout honorables qu’ils vous paraissaient, et qu’ils l’étaient sans doute dans leurs relations strictement privées, devenaient les plus intolérants, les plus arrogants, les plus intraitables des privilégiés quand il s’agissait, non pas seulement d’abolir ; mais même d’adoucir le moins du monde le système ! Parce qu’aucun de ces hommes honorables n’ignorait les horreurs de l’institution, ce qui ne les empêchait pas de défendre aveuglément tous ses abus ! Parce que ces hommes, philanthropes en paroles mais tyrans dans le cœur, rendaient de jour en jour plus cruelle et plus atroce l’abominable législation qui abrutissait leur esprit et dénaturait leur cœur ! Parce que tous savaient ce qui se passait aux ventes d’esclaves, les obscénités infâmes, les filles livrées par leurs propres pères à la prostitution, et qu’ils n’en défendaient pas moins, bien plus, n’en voulaient pas moins perpétuer, étendre dans tous les territoires des États-Unis l’institution que John Wesley qualifiait si exactement par le mot : cette somme de toutes les abominations. »

Au temps de Washington et de Franklin toutes les sommités sociales abhorraient l’esclavage et le disaient bien haut. De notre temps toutes les sommités sociales du Sud le défendaient !  ! Cela me fait me défier beaucoup même de l’honneur personnel des sommités du jour, ou au moins de leur véracité sur le chapitre de l’institution.

Mais parlons un peu de quelques faits qui vous feront voir que s’il est vrai de dire dans certains cas que l’intérêt des maîtres était de ménager leurs esclaves, il est encore plus vrai de dire que dans d’autres cas, très nombreux, surtout à certaines saisons, il était de l’intérêt du maître d’obtenir de l’esclave la plus grande somme de travail possible dans le plus court espace de temps possible !  !

Voici d’ailleurs la distinction qu’il faut faire à propos de cette question de l’intérêt des maîtres.

Dans les familles où l’on n’employait les esclaves que comme domestiques, où par conséquent l’on ne faisait pas de leur travail une source de revenus, on avait sans doute intérêt à les ménager ; et là, la majorité des esclaves étaient bien traités, à part pourtant les faits horribles de promiscuité et de séparation des familles qu’il ne faut jamais perdre de vue. Mais sur les plantations, où du travail de l’esclave dépendait le revenu du maître, il était nécessaire à certaines saisons, surtout celle de la culture du riz ou de la récolte de la canne à sucre ou du coton, il était nécessaire l’obtenir de l’esclave le plus de travail possible dans un temps donné. Alors, les esclaves, enfants et femmes comme les hommes, étaient menés au bout du fouet du surveillant. Voyez plutôt.

« Le claquement du fouet, » dir le Dr James Edwards « résonne constamment aux oreilles de ceux qui sont sur, ou dans le voisinage d’une plantation, et l’on s’en sert avec tant de dextérité et de cruauté en même temps qu’il ne déchire seulement pas la peau mais qu’il enlève ordinairement un petit morceau de chair à chaque coup. »

D’où vient ce cruel usage ? Afin d’exercer plus facilement la surveillance on faisait toujours travailler les nègres en bande. Ainsi, pour la culture du coton on les mettait en rang dans les rangées de plants de coton et ils devaient s’avancer sur une ligne parallèle en le sarclant ou quand ils le recueillaient lors de la moisson. Or c’était la règle que la ligne formée par les esclaves restât droite et du moment qu’un esclave se laissait devancer, le fouet l’avertissait que le parallélisme de la ligne était brisé. De là le claquement constant du fouet.

Vous voyez qu’ici c’était l’intérêt du maître qui pouvait souvent porter les surveillants à faire travailler les esclaves outre mesure. Il fallait que le plus faible allât aussi vite que le plus fort.

Et puis, chaque plantation avait son surveillant. Ceux-ci rivalisaient de zèle à augmenter le revenu du maître, surtout quand ils avaient un pourcentage sur ce revenu. Plus ils augmentaient le produit de la plantation mieux ils se faisaient apprécier ; de tout cela, redoublement de rigueur.

D’ailleurs on leur donnait souvent des primes quand le revenu d’une plantation dépassait celui des autres. Sans doute tout cela pouvait se faire sans cruauté, mais voici un avertissement publié dans un journal du Sud qui vous fera voir comment en tout et toujours le sentiment de la cruauté stupide et brutale se mêlait aux meilleures choses.

Le Southern Cultivator de mai 1862 copie l’avertissement suivant de l’Edgefield Advertiser C. S. et le recommande fortement « aux maîtres et aux surveillants. »

« Surveillants, lisez ceci ! Les surveillants d’Edgefield se rappelleront que le colonel Frazier a offert une belle montre comme prime à tout surveillant (ne conduisant pas moins de dix esclaves) qui montrera la plantation la mieux dirigée et le plus fort produit par tête en coton, maïs, blé et lard pour l’année courante. Le colonel Frazier vient d’arriver du Nord et nous a fait voir cette magnifique prime. C’est une belle montre anglaise… sur laquelle on a gravé ces mots : Présentée par le colonel Frazier comme récompense au mérite. Nous pouvons assurer les concurrents que cette prime est vraiment digne de celui qui l’offre et doit surexciter leur énergie et leur talent.

Tout ceci est irréprochable, mais voyez la dernière phrase et les horreurs qu’elle indique clairement, qu’elle inspire nécessairement, et dont elle est en même temps une preuve péremptoire.

« Souvenez-vous donc que la prime est maintenant en jeu et que c’est le plus long bâton qui abat le plus de fruits, Fouettez ! Fouettez !  ! Hourra !  ! »[2].

Ceci prouve-t-il, oui ou non, que le moyen ordinaire, universellement admis, pour faire travailler les esclaves était le fouet ? peut-on voir autre chose, dans cet infâme avertissement, que le sentiment de l’inhumanité la plus révoltante ? Fouettez ! Fouettez ! et pourquoi ? Pour gagner une montre !  !

Mais il y avait nombre de cas où l’intérêt même de l’occupant d’une plantation devait le porter à faire travailler les esclaves outre mesure ; comme par exemple quand la plantation était louée pour une ou plusieurs années. Alors l’occupant n’avait plus d’autre intérêt que celui d’obtenir de la plantation absolument tout ce qu’elle était susceptible de produire.

Le Dr. Parsons cite à ce propos le fait suivant.[3]

Rencontrant un planteur, le col. H. la conversation s’engage sur le traitement des esclaves. Le colonel assure qu’on les nourrit beaucoup mieux qu’auparavant, qu’on leur donne de la viande et tout ce qui constitue une nourriture vraiment substantielle ; et qu’au fond cela est plus profitable.[4] Voilà un côté de la question, celui présenté par le planteur. Mais toute question a deux côtés. Quel était l’autre ? Après avoir pris ses renseignements, voici ce que le Dr. Parsons apprit.

Le colonel H louait une plantation voisine de la sienne propre. Il avait fait une gageure de $5000 qu’il récolterait plus de coton qu’un de ses voisins ne pourrait le faire avec le même nombre d’esclaves. Il était réellement vrai qu’il nourrissait mieux ses nègres que par le passé, mais aussi il les faisait fouetter beaucoup plus pour obtenir l’équivalent du surcroît de nourriture substantielle qu’il leur donnait. Le surveillant suivait comme d’habitude l’escouade d’esclaves qui travaillaient sur la plantation et les voisins entendaient le claquement du fouet tout le long du jour. Dix huit de ces esclaves périrent de l’excès de travail qui leur était imposé, mais le colonel avait eu une récolte de coton valant près de $50,000 pendant qu’avant l’application de son système la plantation n’en produisait que $30,000. Y compris la gageure, le colonel faisait un gain de $25,000, et ses dix-huit esclaves morts ne représentaient qu’une perte de $13,000 ; profit net $12,000.

Voilà un cas où l’intérêt du maître ne pouvait l’engager à traiter humainement ses esclaves ! Et il est clair que chaque fois qu’une plantation était louée, le locataire, au lieu d’avoir intérêt à ménager les esclaves, avait au contraire un intérêt tout opposé.

Quand on récoltait la canne à sucre, le traitement des matières récoltées et la fabrication du sucre exigeaient un travail incessant. Ici encore l’intérêt et l’humanité étaient aux antipodes de l’un de l’autre.

M. Samuel Blackwell, de Jersey City, qui avait visité nombre de plantations à la Louisiane disait :[5]

« Les planteurs m’ont généralement avoué qu’ils se trouvaient obligés de faire travailler si fort leurs esclaves pendant les dix semaines de la saison des sucres qu’ils les ruinaient physiquement en cinq ou six ans. Car, disaient-ils, une fois les procédés commencés il faut les pousser sans cesse, jour et nuit, et comme il ne nous serait pas possible de donner de l’emploi toute l’année aux esclaves que nous pourrions employer au travail extra de la saison des sucres, il nous faut bien obtenir ce supplément de travail de notre nombre ordinaire. »

Voila cette question de l’intérêt des maîtres pratiquement résolue. Dans certains cas, comme la location d’une plantation ; ou pour certains objets, comme par exemple la récolte des sucres, ou encore la culture du riz où les esclaves travaillaient des semaines entières dans l’eau jusqu’à la ceinture, on tirait d’eux la plus grande somme de travail possible. D’ailleurs nombre de gens au Sud prétendaient qu’il était plus profitable, pour certains objets spéciaux surtout, d’épuiser en cinq ou six ans une escouade d’esclaves que d’en obtenir moins de travail et par là de leur donner une prolongation de vie.

« Dernièrement, » dit l’auteur du Suppressed book about slavery, « dans une assemblée de planteurs de la Caroline du Sud, on discuta sérieusement la question suivante. « Est-il plus profitable aux maîtres de bien nourrir, bien vêtir et ne faire travailler que modérément leurs esclaves ; ou vaut-il mieux en tirer la plus grande somme d’ouvrage possible en peu de temps quitte à les épuiser en 5 ou 6 ans. » On se décida en faveur de la dernière alternative.

Eh bien, on se refuse au premier moment, à croire à la systématisation d’une pareille barbarie ; et néanmoins le fait général, basé sur la statistique, était là, clair et irrésistible. Voyez plutôt !  !

« Dans les états où l’en cultivait le coton, » dit l’hon. M. Giddings, page 403 de son histoire des causes de la rébellion, « on exigeait des esclaves un travail tellement rude que la moyenne de la vie des adultes ne dépassait pas sept ans, et que sur les plantations à sucre, elle n’en dépassait pas cinq !  ! »

Voilà, Messieurs, le résultat général du systême. Or, un résultat général prouve nécessairement une habitude générale dans une population. Des faits isolés ne peuvent clairement produire un résultat généralisé.

Le fait que sur les plantations à sucre la moyenne de la vie des esclaves adultes ne dépassait pas cinq ans est donc une preuve péremptoire que cette opinion des planteurs de la Caroline du Sud : « qu’il était plus profitable d’épuiser les esclaves en cinq ou six ans que de les ménager » était aussi l’opinion commune dans le Sud ; opinion réalisée dans la pratique. Les partisans de l’esclavage ne peuvent sortir de là. Ou cette moyenne de vie de 5 ou 6 ans est un conte, et j’aimerais les voir entreprendre de démontrer cela ; ou le calcul barbare des planteurs était de pratique universelle ; il n’y a pas de milieu !  !

Vous voyez donc, Messieurs, que l’opinion que l’on exprime ici, « que les esclaves devaient être ménagés parce que c’était l’intérêt des maîtres de le faire, » était basée sur une inférence purement arbitraire, une supposition entièrement gratuite et futile et dont les faits authentiques démontrent la complète fausseté.

J’ai lu d’ailleurs nombre de preuves au soutien du fait que dans les plantations à sucre surtout, la moyenne de la vie des esclaves adultes ne dépassait pas cinq ans.

Le Révérend John Choules, étant à Richmond, Virginie, demandait à l’un de ses confrères si l’on ne craignait pas quelquefois, au Sud, de voir les esclaves se soulever et massacrer leurs maîtres.

« Eh bien, répondit l’interlocuteur, j’ai déjà eu cette crainte, mais Dieu nous a donné un préservatif providentiel, une espèce de valve de sûreté qui m’a tranquillisé sur l’avenir, »

— Qu’appelez-vous une valve de sûreté, demanda M. Choules :

— Le voici. Les marchands d’esclaves viennent des plantations à coton et à sucre et ont toujours besoin de plus d’esclaves que nous n’en pouvons vendre, car il nous faut garder un certain fonds pour l’élève ; mais nous nous défaisons des esclaves les plus dangereux. La demande est constante et augmente sans cesse car quand les esclaves que nous vendons sont rendus dans le Sud, leur vie moyenne ne dépasse pas 5 ans. Voilà ce que j’appelle une valve de sûreté parce que notre surplus d’esclaves trouve un débouché assuré.

Au reste les défenseurs de l’esclavage parmi nous oublient trop que défendre la plus inhumaine et la plus cruelle de toutes les institutions par de pures considérations théoriques tirées de l’humanité supposée de ceux là mêmes qui la maintiennent avec entêtement, ou encore tirées des saines notions d’intérêt privé qu’on leur suppose, ne peut conduire qu’aux plus graves mécomptes.

Le fait seul de maintenir l’esclavage prouve que l’on est devenu sourd à toute notion de philanthropie et de morale publique ou privée ; ce n’est par conséquent pas là que l’on peut s’attendre à trouver la moindre notion de devoir de justice ou d’humanité. S’il est quelque chose de clairement prouvé aujourd’hui, c’est que le travail esclave était la moins économique des mains d’œuvres ; ce n’est donc pas non plus chez ceux qui persistaient à la maintenir que l’on peut s’attendre à trouver les plus saines notions d’intérêt public ou privé.

Je sais parfaitement que les planteurs avaient constamment sur les lèvres les mots de devoir, de justice, d’humanité, mais ce qui prouve qu’ils ne les avaient pas dans le cœur c’est que toute la pratique du système en était la contradiction la plus formelle, la violation la plus préméditée. Et je ne puis assez le répéter ; toutes leurs assurances de sympathie, toutes leurs professions d’humanité en faveur de leurs esclaves étaient presque toujours hypocrisie ; car les meilleurs d’entre eux étaient tout aussi intraitables que les plus inhumains sur la question de l’amélioration du systême ; car les meilleurs d’entre eux, exactement comme les pires, passaient d’année en année des lois de plus en plus cruelles et révoltantes. Tout ce que ces professions d’humanité prouvent, c’est que les bons ne pouvaient s’empêcher d’avoir honte du système vis-à-vis d’un étranger et essayaient de lui donner le change plutôt que d’avouer ses horreurs.

Une autre cause, et peut-être la plus féconde, de la misère des noirs était la pauvreté d’un grand nombre de maîtres. Dans les états du Sud comme dans toutes les oligarchies, on trouvait un petit nombre d’hommes très riches, mais l’état misérable de la culture faisait que la masse des blancs était pauvre, et dans cette masse il faut ranger les petits propriétaires qui cultivaient une petite plantation avec moins de cinq esclaves. Beaucoup de personnes croient que le travail des noirs était rémunératif ; mais il est prouvé, tant par les statistiques que par tous les témoignages des planteurs eux-mêmes, qu’en règle générale le travail noir était plus coûteux qu’aucun autre.

L’hon. M. Reverdy Johnson, né au Sud et propriétaire d’esclaves, disait au Congrès : « Dans quelques états, et particulièrement dans le Maryland, je suis convaincu que c’est le genre de main d’œuvre le moins économique, et sur le tout, en autant que la prospérité, la puissance et le bonheur de ce peuple en peuvent-être affectées, je suis convaincu que le travail esclave ne peut, sous aucun rapport, supporter la comparaison avec le travail libre. »

Eh bien, il est de fait que la grande majorité des petits propriétaires d’esclaves était à peine au-dessus du besoin. Presque tous s’endettaient pour vivre. La plus stricte économie pouvait seule les tenir à flot. Or, où devait-on nécessairement rendre l’économie plus rigoureuse ? Sur la table de la famille ou sur celle de l’esclave ? D’un côté, sans doute, on était intéressé à nourrir l’esclave de manière à lui faire supporter le travail, mais de l’autre, pour peu que le maître fût serré ou mesquin dans ses habitudes, l’esclave s’arrangeait comme il pouvait. Là où le travail est libre, si le salarié n’est pas assez substantiellement nourri, il peut laisser son maître, se protéger lui même, et être sûr de la protection de la loi. Là où le travail est esclave, le maître ne craint pas de perdre son employé, qui est sa chose, dont il peut faire ce qu’il veut, S’il le nourrit mal, il ne peut aller s’offrir chez un maître voisin ; il ne peut pas même sortir de la plantation sans un permis. S’il veut se sauver, on met une vingtaine de chiens sur ses traces et il a contre lui neuf chances sur dix d’être déchiré d’abord, puis ramené enchaîné, puis fouetté.

Avec de pareilles garanties en faveur du maître, avec de pareilles difficultés à surmonter pour l’esclave, nombre de ceux-ci étaient forcés d’endurer la faim tout en travaillant outre mesure. Comme je vous l’ai déjà dit, beaucoup de maîtres calculaient que le système le plus profitable pour eux, (dans la culture, je ne parle pas de la domesticité dans les familles) était d’obtenir de l’esclave la plus grande somme de travail possible dans un temps donné, quitte à épuiser l’esclave en six ou sept ans. Eh bien, en admettant même que tous les maîtres d’esclaves n’agissent pas rigoureusement d’après cette cruelle base de calcul, on ne me contestera pas non plus que ceux qui étaient naturellement durs, égoïstes, calculateurs ou avares ne dussent l’adopter comme règle générale d’administration sur leurs plantations. Or, je crois vous avoir suffisamment démontré que le résultat infaillible, et surtout invariable de l’esclavage est d’endurcir le cœur des maîtres quelque soit leur sexe et leur âge ; est d’étouffer en eux toute sympathie pour le nègre, toute charité, toute pitié ; je vous ai fait voir avec quelle barbarie on le torturait, depuis le fouet jusqu’à la marque au fer rouge ; eh bien, sur quoi s’appuierait-on pour prétendre que l’on ne devait probablement pas infliger aussi à l’esclave la souffrance de la faim dans le travail quand on ne lui en épargnait aucune autre ? La théorie de « l’intérêt chez le maître pour prouver le bon traitement de l’esclave » est entièrement mise de côté là où le maître faisait le calcul que son esclave serait plus que payé en sept ans ; eh bien, ce calcul était général ! ! Il n’y a donc plus qu’à se rejeter sur la sympathie, or, on sait ce que ce mot signifie pour un planteur !

Le fait est que tous ceux qui ont fait, non pas des études d’amateur dans le salon d’une belle créole, mais des études sérieuses sur l’état réel de la société dans le sud, s’accordent unanimement à dire que les esclaves des plantations étaient en général très mal logés, très mal nourris et plus que mal vêtus puisqu’une grande proportion d’entr’eux travaillaient à moitié nus dans les champs.

D’abord, comme règle générale, ils n’avaient pas de lits, même dans les familles. Ceux qui en avaient formaient l’exception.

« Le pauvre esclave, » dit l’hon. Cassius M. Clay, (du Kentucky) « se roule dans sa couverte à minuit, et l’appel sonne entre trois et quatre heures du matin pour le ramener au travail. »

« Les esclaves, » dit M. Leftwich, de la Virginie « prennent généralement leurs repas sans aucun plat, couteau ou cuillère.

On ne leur donne ni lit ni couchette. »

« Dans la Virginie » dit l’hon. Alex. Smyth, « les esclaves sont mal nourris. On ne leur donne que deux repas par jour ; le déjeuner, de dix à onze heures du matin, le souper de neuf à dix du soir. »

Ainsi, ils ne mangeaient que deux fois par jour soit du riz soit du blé d’inde qu’ils pilaient eux-mêmes dans un mortier ; on ne leur donnait guère de la viande qu’une ou deux fois par semaine, très souvent pas du tout, et ils travaillaient sous le claquement du fouet de quatre heures du matin à neuf heures du soir, moins deux heures seulement d’interruption ; c’est-à-dire quinze heures de travail sur vingt-quatre.

« Dans le Tennessee. » dit le Révérend John Rankin « des milliers d’esclaves ressentent les plus pressants besoins de la faim et souffrent considérablement pendant les nuits froides parce qu’ils n’ont pas les couvertures nécessaires pour se tenir chaudement. »

« En Géorgie, » dit William Savery, ministre de la société des amis « nous avons parcouru plusieurs rizières où les esclaves étaient nombreux travaillant dans l’eau jusqu’au milieu du corps, et les hommes et les femmes étaient presque nus. »

« J’ai résidé quelques jours, » dit le Dr. Parsons, « dans le voisinage d’une plantation considérable dont le propriétaire possédait au-delà de 500 esclaves. On ne les faisait pas travailler outre mesure, car le maître se contentait du revenu que lui procurait l’augmentation des esclaves, représentant environ $25000 annuellement. (Voila bien un haras de nègres). Mais si on ne les faisait pas travailler au delà de leurs forces, on ne leur allouait aussi que deux gallons et demi de maïs par semaine… On donnait un chapeau et des souliers en hiver à ceux qui allaient bûcher le bois ou faire les clôtures, mais pas aux autres… On travaillait peu sur cette plantation. Un homme du Nord eût fait autant d’ouvrage que cinq de ces esclaves, et cependant je n’ai jamais vu rassemblement d’êtres humains plus misérables, plus dégradés. Les dettes, les taxes, les dépenses de toute espèce n’étaient couvertes que par la vente des esclaves et la plantation recevait presque chaque semaine la visite de l’acheteur d’âmes. Il n’y avait pas une seule famille complète parmi eux, les parents même ne vivaient pas avec leurs enfants, à la seule exception des mères qui nourrissaient encore les leurs. (Voici qui prouve combien ce maître apportait d’attention à ne pas séparer les familles. Pas une famille complète sur au moins cent familles puisqu’il y avait cinq cents nègres !)

« J’ai souvent vu ces mères, à la pointe du jour, prendre leurs enfants et leur galette de maïs, et marcher en lente procession jusqu’au champ de maïs. Arrivées là, elles plaçaient leurs enfants dans leurs augets, formés d’un billot creusé, et se mettaient au travail jusqu’à l’heure où elles revenaient prendre pour diner leur galette de maïs et nourrir leurs enfants. Le soir, elles revenaient à la hutte, prenaient une pinte de maïs, la pilaient dans un mortier de bois creusé au moyen du feu, en faisaient bouillir une partie dans la marmite pour le repas du soir, et faisaient avec le reste une galette qu’elles plaçaient sous les cendres pour le repas du lendemain. Alors elles se couchaient sur la terre nue, les huttes n’ayant pas de plancher, et dormaient, les unes sur quelques sales guenilles, les autres sur une mince couche de paille de riz.

« Ces esclaves appartenaient à un bon maître pourtant, c’est-à-dire un de ceux qui ne fouettent, ni ne font travailler les esclaves outre mesure, et pourtant la seule vue de ces malheureux suffisait à démontrer qu’aucun bonheur n’était possible dans une pareille condition.

« Dans les temps de cherté des provisions les esclaves souffrent beaucoup de la faim, surtout sur les grandes plantations. Un Monsieur qui demeurait, à Cave Run me disait qu’ils avaient l’habitude de manger des animaux immondes, des insectes, des reptiles, des hiboux, des corbeaux, des alligators et plusieurs autres choses que personne autre ne touche que ceux qui n’ont pas une nourriture suffisante. Les chiens, ajoutait-il, sont souvent beaucoup mieux que les esclaves sous ce rapport, parce que le fouet ne les empêche pas, hors de la vue du maître, d’étrangler un mouton ou une volaille. »

Vous voyez, Messieurs, que les faits détruisent complètement les raisons offertes par les partisans de l’esclavage en palliation du système. Ces gens parmi nous basent leur argumentation sur de pures suppositions ; comme celle, par exemple que l’intérêt doit empêcher les maîtres de maltraiter, de mutiler ou de mal nourrir leurs esclaves. D’une assertion purement gratuite et aussi généralisée que possible, on veut inférer l’impossibilité d’écarts particuliers, de faits de cruauté individuels. Cette manière de raisonner est inadmissible d’abord, en théorie, et elle le détient bien davantage quand les faits viennent pratiquement démontrer son entière inapplicabilité.

C’est donc se faire une grande illusion que de croire que dans leurs rapports avec leurs esclaves, les maîtres, en règle générale, fussent principalement guidés par la notion de la philantropie ou celle de l’intérêt. Il en pouvait être ainsi chez un certain nombre d’individus, mais quant à la masse des propriétaires d’esclaves l’habitude du despotisme absolu sur leur bétail humain était leur seule règle de conduite. Il fallait que l’esclave obéît aveuglement, travaillât au delà de ses forces si on l’exigeait, vît abîmer de coups sous ses yeux sa femme et ses enfants sans murmure ; et à la moindre représentation qu’il osât se permettre, il était fouetté ou même tué quelquefois.

Au reste, comment peut-on venir arguer de la notion de l’intérêt chez le maître à propos des petites mutilations des oreilles ou des orteils, quand un si grand nombre d’esclaves étaient tués par le travail excessif, ou par le fouet, ou avec l’arme à feu dans des moments de colère ?

« La fréquence des cas de meurtre d’esclaves, » disait le révérend James A. Lyon, dans une lecture faite par lui à Columbus, Mississippi, « et le peu d’attention que leur donnent les officiers de la loi, est un abus criant…

…Le fait est, dit le Rév. Laurel R. Goodwin, page 246 de son excellent ouvrage en réponse à l’évêque Hopkins, « Le fait est qu’à Cuba ainsi que dans les états du Sud on tue chaque année, par l’excès du travail, plus de noirs que les nègres n’ont tué de blancs dans les terribles massacres de St.-Domingue ! »

L’habitude du despotisme faisait que toute résistance de l’esclave à un ordre quelconque, quelqu’injuste, quelqu’impraticable même qu’il pût être, était cruellement punie. Un homme ivre donnait un ordre quelquefois inexécutable ou éminemment dangereux ; si l’esclave hésitait, le maître ordonnait le fouet ; et si l’esclave réclamait, eh bien, la dose était doublée, et s’il résistait, sa vie y passait.

J’ai pris, il y a six ou sept ans, aux États-Unis, l’extrait suivant d’un article de journal publié à Savannah, Géorgie,

« Nous sommes chagrins d’appeler aussi l’attention sur un autre fait commis par un citoyen de cette ville, qui nous paraît un peu dépasser les bornes de la sévérité. Nous ne voudrions certes pas être rangés parmi ces gens sans principe et sans loi qui contestent l’autorité des maîtres sur leurs esclaves ; nous savons aussi bien que qui que ce soit que l’esclave est la propriété absolue et inaliénable de son maître, mais il est des cas néanmoins où, quand celui-ci exige des choses déraisonnables, l’esclave devrait au moins trouver quelque protection dans l’opinion publique. Voici ce qui s’est passé.

« Un citoyen de cette ville passait hier dans une rue fréquentée suivi d’un magnifique chien de Terreneuve et d’un esclave. (Toujours l’animal avant le nègre !  !) Deux dogues énormes, qu’on avait eu l’imprudence de laisser libres, sortent tout-à-coup d’une allée et se jettent furieux sur le chien de Terreneuve qui ne put comme de raison faire face à de tels assaillants et fut terrassé en un instant. Le maître du Terreneuve, voyant que son chien allait être étranglé, ordonne à son esclave de séparer les combattants. Celui-ci, qui savait ce qu’il avait à attendre de ces dogues habitués à dépister les nègres et qui en avaient souvent goûtés, représente à son maître qu’il va lui aussi être déchiré. Pour toute réponse celui-ci lui assène un coup de pommeau de cravache sur la tête et l’esclave dut s’exécuter. Mais il n’eût pas plutôt saisi l’un des chiens que l’autre, laissant là le Terreneuve aux trois quarts étouffé, saisit le nègre à la jambe et lui emporte presque tout le mollet. Le nègre alors se retire et cherche à étancher le sang, mais les deux dogues s’étant rejetés de plus belle sur le Terreneuve, le maître donne de nouveau à l’esclave l’ordre de séparer les chiens.

— Vous voulez donc me faire manger, observa celui-ci.

— Tais-toi, brute, dit le maître furieux, et fais ce que je te dis.

— Mais, maître…

— Ah, tu raisonnes, dit le maître ; et tirant un pistolet de sa poche, il le prend par le bout du canon et assène deux coups de crosse sur la tête du nègre qui tombe le crâne défoncé en deux endroits. On le releva sans connaissance et moins d’une heure après il avait rendu le dernier soupir.

« Franchement il nous semble que ce n’est pas le nègre qui avait tort. »

Cette remontrance à l’eau de rose fait voir ce qu’un pauvre nègre pouvait espérer de la sympathie d’un blanc. Voyez toutes ces précautions pour arriver au fait ; voyez cette protestation de dévouement à l’institution sacrée ; voyez cette admission si atroce dans sa naïveté, qu’un assassinat aussi caractérisé dépassait un peu les bornes de la sévérité ! Voilà un infâme blanc qui fait dévorer son nègre pour sauver son chien ; qui porte un pistolet et n’a pas même le courage de s’en servir pour tuer deux bêtes féroces ; qui n’a pas le gros bon sens de passer son pistolet à son esclave pour qu’il puisse au moins se défendre et qui finit par le tuer parce qu’il ne tente pas l’impossible ! Eh bien tout ce qu’un journaliste du Sud exprime en parlant de cet acte sans nom, c’est que cela dépasse un peu les bornes de la sévérité ; qu’il lui semble que ce n’était pas l’esclave qui avait tort, mais il ose à peine se permettre d’avoir une pareille pensée ! ! Mais par exemple pas un mot pour appeler la vindicte publique ou l’action de la loi sur ce misérable que rien n’indique avoir été puni ! !

Passons à un autre fait de despotisme stupide et aveugle. Je le trouve à la page 280 de l’ouvrage du Dr. Parsons.

Un voisin du planteur chez lequel le Dr. était allé passer quelques jours possédait une esclave nommée Nancy. Un soir qu’il faisait clair de lune, le maître de Nancy lui ordonne d’aller chez le voisin porter un message. Quelques jours auparavant, quelqu’un avait été mordu par un serpent à sonnettes sur le chemin même que Nancy devait suivre. Celle-ci avait une horrible peur des serpents, que l’on croit sortir plus volontiers par les clairs de lune qu’en tout autre temps. Elle dit donc à son maître qu’elle avait peur de sortir. Celui-ci, comme de raison, lui donne l’ordre impératif de partir sur le champ, mais elle lui déclare qu’elle aime mieux être fouettée.

Un esclave ne demandait jamais cela inutilement. Le maître prend donc un fouet mais ne peut la faire céder après un grand nombre de coups. Dominé par la rage, il emplit un vase d’eau croupie dans la basse-cour et la force d’en boire une partie. Il lui demande alors si elle veut partir. — Non dit-elle, j’aime autant mourir par le fouet que par les serpents. Alors, il la fouette jusqu’à ce qu’elle eût bu tout l’immonde liquide, et le lendemain la pauvre fille était morte.

Il ne fut pas même question de punir ce brutal.

Je trouve le fait suivant à la page 222 du Suppressed book about slavery.

« Un meurtre affreux d’une mère esclave a été commis récemment par John Manning, surveillant d’une plantation de coton près de Natchez, Mississippi.

« Les esclaves, hommes et femmes, étaient occupés à sarcler les rangs de coton, à peu près à une vingtaine de verges d’une clôture, quand tout-à-coup l’enfant d’une des femmes se mit à jeter des cris perçants et désespérés. Aucun esclave ne pouvait laisser son ouvrage sans la permission du surveillant, mais cette fois le sentiment maternel l’emporta et la mère se précipita au secours de son enfant qui se débattait contre un serpent. Manning lui cria : « Reste à ton ouvrage, chienne, ou je te coupe en morceaux. » Mais la pauvre mère continua sa course et prit son enfant autour duquel le serpent s’était déjà enroulé. Le surveillant la suivit en proférant des imprécations parce qu’elle avait laissé son ouvrage sans ordre. Il la dépouilla alors de ses habits, attacha ses deux poignets avec une corde, et ordonna à deux esclaves de monter dans un arbre afin de la soulever à deux pieds de terre par l’autre extrémité de la corde. Cela fait, Manning la fouetta jusqu’à ce qu’il l’eût littéralement, comme il l’avait dit, coupée en morceaux. Elle mourut sous les coups. »

Je n’en finirais jamais, si je voulais vous mentionner tous les faits de cruauté atroce, inouïe que j’ai lus ; je crains même de trop citer et de devenir ennuyeux, mais je tiens à vous faire voir combien les défenseurs du système parmi nous ou le connaissent peu ou trompent de propos délibéré quand ils affirment avec tant d’entêtement qu’il n’est pas aussi cruel qu’on le dit.

Je tiens d’ailleurs à forcer les défenseurs de l’esclavage les partisans du Sud, de cesser de fausser constamment la vérité dans tout ce qui concerne l’institution. La vraie cause de leurs dénégations relativement aux atrocités du système c’était leur conviction que très peu de personnes ici le connaissaient à fond.

Dans un pays ou presque personne n’avait pu se mettre au fait de la question, leur rôle de négation de faits avérés pour eux, mais inconnus à la masse de notre population était du dernier facile. C’est très court que de dire non, et c’est toujours une affaire de longue haleine que de prouver le oui. Les uns n’en ont pas le courage, les autres n’en ont pas le temps, d’autres n’ont pas les moyens d’arriver aux sources. J’ai donc cru devoir préparer un petit arsenal au moyen duquel les ennemis de l’esclavage, les amis de la bonne cause, les partisans du juste et du vrai, les adversaires de l’oligarchie et du privilège pussent tenir tête à ceux qui se sont donné la honteuse mission de fausser les idées ici comme leurs maîtres au Sud faussaient la constitution des États-Unis dans le sens tory et dans l’intérêt du privilège.

Mais je ne vous ai encore donné aucuns détails sur ce côté particulièrement cruel des mœurs du Sud, l’habitude de tenir des meutes de dogues pour dépister les nègres fugitifs. Il me faut encore vous réciter des horreurs, mais l’étude du système l’exige.

On a d’ailleurs tellement réussi à fausser nos idées sur le Sud et ses institutions, que nombre de personnes se refusent encore à croire à l’emploi des chiens pour chasser des hommes. Il faut être en pays esclave pour voir cela.

Une dame du Maine, dans un salon du Sud, faisait la même remarque que j’ai entendu faire ici à nombre de personnes. « J’ai bien entendu dire, disait-elle, que l’on dressait des chiens à dépister des nègres et qu’ils les mordaient souvent, mais je ne l’ai jamais cru. »

— Ah, vous pouvez le croire, dit naïvement une jeune Miss, car mon père gardait 25 chiens pur-sang pour rattraper les nègres. J’ai vu les nègres marrons ramenés avec de larges lambeaux de chair arrachés de leurs jambes ou de leurs bras, assez gros pour qu’on pût les rôtir !

Et comme toujours, au Sud, cette jeune Miss ne songeait pas un instant aux tortures de des pauvres nègres ainsi mangés par les chiens ! Elle eût peut-être pleuré, par exemple, si un de ces affreux nègres marrons eût tué en sa présence un des chiens de son père, mais quand c’était le chien qui mangeait le nègre elle riait naïvement des grimaces de celui-ci !

Commençons d’abord par les annonces relatives à ce noble genre d’affaires publiées dans les journaux.

Chiens courants. — Je possède deux des plus magnifiques chiens pour la chasse des nègres fugitifs dans le Sud-Ouest. Ils peuvent relever une piste douze heures après le passage du nègre et le rejoindre aisément… Je suis toujours prêt à rattraper la propriété marronne.

David Turner.[6]
Bolivar, Tennessee Ouest.

Chiens courants. — Le soussigné, ayant acheté les chiens à nègre bien connus de David Turner offre ses services aux citoyens de ce comté et des comtés voisins pour chercher et rattraper les nègres fugitifs.

Tous ceux qui ont des nègres dans les bois feront bien de venir me voir.

James Smith.[7]
Bolivar, 9 mai 1855.

Chiens courants. — Le soussigné informe respectueusement les citoyens de Ouachita et des paroisses voisines… qu’il a une superbe meute de chiens pour attraper les nègres fugitifs de toute variété. (C’est-à-dire les nègres jaunes ou blancs comme les noirs).

Les messieurs et les dames qui désireront faire rattraper leurs nègres feront bien de passer le voir. On peut toujours le trouver chez lui quand il n’est pas engagé professionnellement. Ses termes sont comme suit : $5 par jour, individu trouvé, quand on n’indique pas la piste. $25 pour rattraper quand on montre la piste.

M. C. Goff.[8]
Ouachita register, Monroe. Louisiana.

J’ai lu un nombre considérable d’avertissements de ce genre.

L’entretien des chiens courants pour la poursuite des nègres fugitifs formait un genre d’affaires régulier, suivi par un grand nombre d’individus. Chaque comté avait ses limiers à deux ou quatre pattes et souvent les plus cruels n’étaient pas les limiers à quatre pattes.

L’usage des chiens, pour la chasse des nègres, remonte, dans les États-Unis, à l’année 1839. Les États-Unis étaient alors en guerre avec les sauvages de la Floride, guerre entreprise uniquement pour étendre la sphère de l’esclavage et pour fermer la Floride aux nègres fugitifs.

C’était uniquement pour satisfaire le pouvoir esclave, auquel rien ne résistait alors dans les États-Unis, que l’on traquait les Séminoles dans les bois et les marais comme des bêtes fauves, et qu’on expatriait les restes de cette malheureuse peuplade dans les déserts de l’Ouest. Je vous ai déjà dit que tout ce qui s’était fait de contraire à l’honneur national et à la gloire du nom américain était dû au pouvoir esclave, à son ambition, à son manque absolu de principes sur tout ce qui avait rapport de près ou de loin à la morale publique. Le principe fondamental de toute la politique intérieure ou extérieure du pouvoir esclave était « que les nations, ou les gouvernements n’étaient pas soumis aux règles ordinaires de la morale, et que tout ce qui était avantageux était permis » C’est là le principe du torysme, du despotisme. Le jour où ils cesseraient d’avoir ce principe pour règle ils ne vivraient pas deux heures. Ce principe existe plus ou moins partout et l’on connaît parfaitement, ici par exemple, ceux qui en font leur évangile et leur règle invariable de pratique.

Eh bien, les planteurs de la Géorgie, de l’Alabama voyaient souvent leurs nègres disparaître et se sauver du côté de la Floride. Ils s’y réfugiaient chez les Séminoles, Les planteurs ne pouvaient aller les reprendre sur terrain neutre. Ces fuites étaient assez fréquentes et la propriété en chair humaine en souffrait gravement.

De par la loi de Dieu l’esclave volé de sa liberté a le droit imprescriptible de la reprendre ; mais de par la loi des planteurs cet esclave qui exerçait son droit le plus sacré était un criminel digne de toutes les tortures.

Or, les Séminoles n’avaient pas commis le plus léger acte d’agression ; n’avaient brûlé aucun établissement de blancs ; n’avaient pas commis le plus léger outrage contre ceux-ci, mais ayant au milieu d’eux des nègres fugitifs qui étaient venus y jouir de la même liberté qu’eux, ils avaient refusé de se rendre coupables du crime de remettre en esclavage, de livrer à leurs maîtres, des créatures de Dieu qui avaient réussi à reprendre la jouissance du plus grand de tous les biens comme du plus inaliénable de tous les droits. Pour ce refus, incontestablement légitime, et pour ce refus seulement, le gouvernement des États-Unis, entièrement sous le contrôle du pouvoir esclave, employa l’armée des États-Unis pendant plusieurs années, à une dépense de plus de $40,000,000, à tuer et massacrer des hommes, des femmes et des enfants, simplement par ce que les chefs Séminoles, hommes libres, avaient refusé de voler la liberté des nègres qui étaient venus la chercher chez eux. La moralité, l’honneur, la conscience et le bon sens s’étaient réfugiés chez des sauvages, pendant que l’immoralité, la duplicité, la fourberie, l’illégalité, la violence et le mépris des droits du faible s’étaient emparés de cette oligarchie hautement civilisée, superlativement raffinée dans ses habitudes et ses idées d’après ses panégyristes, mais que l’esclavage rendait de fait plus réellement barbare que les sauvages eux-mêmes.

C’est pendant cette guerre qu’à la honte éternelle du pouvoir esclave et du gouvernement qu’il dominait, l’on saisissait le chef sauvage osceola, qui sur la foi d’une convention explicite et d’une promesse solennelle avait cru pouvoir compter sur l’honneur américain.[9]

Comme la guerre n’avait été entreprise que pour reprendre les nègres fugitifs qui s’étaient réfugiés en Floride, on tenait naturellement beaucoup à les ressaisir tous, mais la chose offrait les plus grandes difficultés dans un pays presqu’inhabité, couvert de forêts et surtout de marécages immenses et impénétrables. Quelques mesures que l’on prît, les nègres marrons évitaient toujours avec assez de facilité la poursuite des hommes, et les planteurs virent qu’il fallait adopter des moyens nouveaux et plus énergiques. C’est alors qu’ils suggérèrent l’idée d’importer sans délai des chiens dressés à la poursuite des nègres. On pouvait se procurer ces chiens à Cuba.

Le gouvernement hésitait un peu, dit l’hon. M. Giddings, à adopter un mode aussi barbare de faire la guerre ; mais pendant que le gouvernement hésitait, la législature de la Floride agissait. Elle vota une somme d’argent, envoya un agent à Cuba ; cet agent acheta une trentaine de chiens et engagea des Espagnols pour les employer à diriger les chiens dans la chasse des nègres et aussi pour en faire des professeurs de ce noble et philantropique genre d’occupation qui devait devenir l’une des institutions chéries du Sud. Jusqu’ici c’était une législature particulière qui agissait ; mais une fois la meute arrivée, les représentants ou officiers du gouvernement fédéral, tous choisis avec la sollicitude que nous avons vue par le pouvoir esclave, s’en chargèrent ; les fonds publics furent employés à couvrir les dépenses de son importation et on fit travailler cette meute en compagnie de détachements de l’armée américaine.

Voilà la dégradation à laquelle le pouvoir esclave faisait descendre le gouvernement d’un grand peuple ! Voilà jusqu’où l’égoïsme, la cupidité effrénée du torysme et du privilège pouvaient pousser ces planteurs si raffinés dans leurs manières mais qui laissaient bien loin derrière eux les sauvages eux mêmes en fait de barbarie de tactique et de déloyauté dans les moyens.

C’est à propos de cet emploi barbare des chiens pour faire déchirer des hommes que l’hon. John Quincy Adams introduisait dans le Congrès, le 9 mars 1840 la résolution suivante. Ce cuisant sarcasme fit, comme on peut s’en douter, jeter feu et flammes aux planteurs.

Qu’il soit résolu : « Que le secrétaire de la guerre reçoive instruction de préparer, pour l’instruction de cette Chambre, un rapport sur l’histoire naturelle, politique et martiale des chiens courants ; que ce rapport devra montrer l’aptitude toute particulière, de cette classe de guerriers à devenir les associés de la brave armée des États-Unis ; et devra aussi établir avec exactitude la distinction délicate qu’ils savent faire, au moyen de leur odorat, entre le sang d’un homme libre et celui d’un esclave ; entre celui du guerrier armé et celui des femmes et des enfants ; entre le sang du noir et celui du blanc ; entre le sang du sauvage Séminole et celui du pieux anglo-chrétien. Ce rapport devra aussi faire foi du nombre des chiens et de celui de leurs conducteurs, importés de Cuba par le gouvernement ou par les autorités de la Floride, et du coût de leur importation. Ce rapport devra aussi mentionner si l’on se propose, en vue de l’éventualité d’un règlement de la question de la frontière Nord, d’importer des individus de cette héroïque race dans l’état du Maine ; et de plus, en cas que notre ennemi ne songe à imiter notre exemple s’il y a lutte armée, si l’on a pris les moyens d’assurer exclusivement aux États-Unis l’emploi de cette précieuse force auxiliaire ; et enfin si l’on croit qu’il serait à propos d’étendre aux chiens courants et à leurs descendants le bénéfice de la loi des pensions. »

Il était difficile de donner au Sud une leçon plus mordante ; et la raison qui avait déterminé l’hon. M. Adams à employer cette forme pour protester contre un usage féroce et infâme était que les planteurs et leurs serviteurs démocrates du Nord avaient si bien réussi à supprimer la liberté des débats dans le Congrès qu’il eût été impossible de faire un discours suivi sur une pareille question. L’introduction de cette résolution dont on ne pouvait empêcher l’impression, ni la lecture, ni la circulation, avait pour but de suppléer à un débat que l’arrogance des planteurs eût infailliblement étouffé dès les premiers mots.

Voilà ce que le pouvoir esclave avait fait des institutions républicaines ! Le droit de pétition et la liberté des débats sur la question de l’esclavage étaient virtuellement abolis !

Une fois l’usage des chiens introduit dans la Floride on se garda bien d’y renoncer quand la cause de son introduction fut disparue, car ce moyen donnait aux planteurs une garantie de plus pour la conservation de leurs nègres. Je dois donc maintenant vous donner une idée de son opération pratique.

Je vous ai rapporté tout à l’heure le propos de cette jeune Miss, dont le père était propriétaire d’une meute, et qui assurait à une dame du Maine que les chiens enlevaient souvent aux nègres qu’ils poursuivaient des morceaux de chair tellement gros qu’on pouvait les rôtir. Voyez maintenant les faits suivants, choisis parmi un grand nombre d’autres,

« En mars 1855, dit l’auteur du Suppressed book about slavery, nous avons vu, dans les rues de Nashville, un pauvre esclave fugitif qui venait d’être repris par des limiers à deux et à quatre pattes. Son habit, son pantalon et sa chemise étaient en morceaux et tout son corps déchiré de la manière la plus horrible. Le sang coulait en abondance de sa figure, de ses mains, de ses jambes. »

« Étant un jour sorti de mon hôtel, à Macon, dit le Dr. Parsons, je me dirigeai du côté de la campagne et marchai quelques milles le long de la rivière Flint. Ayant gravi une petite éminence, je vis un nègre venant d’une direction opposée, marchant lentement, pesamment, et sans la moindre parcelle de vêtement sur sa personne. Quand il m’aperçut il sembla avoir peur et alla se réfugier sur un saule suspendu presqu’horizontalement au-dessus de l’eau. Une fois là, s’appuyant sur une branche, il se retourna vers moi en s’écriant sur le ton de la plus ardente supplication, et en joignant les mains : « Oh mon Dieu, maître !  ! »

« Supposant qu’il voulait me prier de ne pas le dénoncer, je lui dis de suite : Ne crains rien, Cuffee, je ne te trahirai pas » « Mais avant que j’eusse eu le temps de lui demander son histoire, deux chiens parurent sur le sommet d’une autre éminence, à un demi mille de distance. Dès qu’il entendit leurs aboiements, il se laissa glisser de l’arbre dans la rivière et la traversa à la nage. Je le vis sortir de l’eau de l’autre côté, monter sur un chêne et s’y asseoir.

« Les chiens venaient lentement aboyant sans cesse et suivant la piste. La chose était facile, les pieds ensanglantés du pauvre esclave humectant à chaque pas le sable de la route. On m’avait déjà parlé de l’aboiement qui distingue ces chiens, mais j’étais loin d’avoir pu concevoir l’horreur de ces sons et le cachet particulier de férocité et de soif de sang qui les caractérise.

« Les chiens montèrent sur l’éminence sur laquelle j’étais, suivirent la piste jusqu’au saule, se jetèrent à l’eau exactement au même endroit que l’esclave, traversèrent la rivière, coururent à l’arbre sur lequel était le nègre et se mirent à aboyer fortement comme joyeux de leur succès. Je m’éloignai un peu du saule et allai m’asseoir tout triste de ce que je venais de voir et d’entendre.

Bientôt deux blancs parurent à cheval sur le sommet de la colline, et apercevant le nègre dans son arbre et entendant les chiens aboyer au pied, ils lancèrent un énergique hourrah, et se rendirent, sans faire plus d’attention au nègre à une auberge située à 3 milles de là.

« Réfléchissant qu’il ne serait pas prudent pour moi de paraître m’occuper de cet esclave, pour lequel, au fond, je ne pouvais absolument rien faire, je me rendis aussi à l’auberge. J’y trouvai une réunion nombreuse d’hommes qui étaient venus prendre leur part d’une ronde que les chasseurs de nègres ne manquent jamais d’offrir après un succès.

« Il était à peu près neuf heures du matin, et ils continuèrent de boire jusqu’à quatre heures après midi sans paraître songer le moins du monde au pauvre diable qui était perché sur son arbre. Ils partirent enfin après sept heures d’orgie pour aller le reprendre mais je n’ai pas su ce qu’il était devenu. »

« Un autre jour, dit le même auteur, étant dans la même ville, j’entendis un grand tapage dans la rue. On disait qu’il y avait un nègre dans la rivière près du pont du chemin de fer. Je suivis la foule de ce côté. Il y avait non seulement un nègre dans le ruisseau, mais il y avait aussi deux chiens qui le poursuivaient. Il plongeait et nageait une longue distance sous l’eau, mais du moment qu’il reparaissait pour respirer, les chiens l’atteignaient et lui saisissaient les jambes. Il parvenait à se dégager en les secouant fortement mais il laissait des lambeaux de sa chair dans leur gueule. Voyant néanmoins arriver ceux qui le poursuivaient, il se décida à sortir de l’eau et se remit à leur discrétion. Ils le saisirent chacun par un bras et l’emmenèrent vers la ville suivis de la multitude toute joyeuse de sa prise. Pendant qu’on le conduisait ainsi les enfants s’amusaient, malgré l’horrible état de lacération dans lequel les chiens l’avaient mis, à les exciter pour le faire déchirer encore ; tant il est vrai que l’on était toujours beaucoup plus cruel pour le noir que pour les animaux.

« Pendant qu’on traversait un pont, le nègre feignit de se sentir si faible qu’il pouvait à peine marcher, mais tout-à-coup se dégageant vigoureusement de l’étreinte de ses gardiens, il écarta la foule, sauta par-dessus le parquet du pont et se précipita dans la rivière pour ne plus reparaître. Pas un mot de sympathie ou de pitié pour le malheureux ne fut exprimé par cette foule avide de sang et de torture.

J’ajouterai un dernier fait, parce qu’il m’a été communiqué ces jours derniers par un de mes amis, qui a demeuré longtemps dans la Louisiane, et qui m’a rendu le service de m’écrire pour me communiquer quelques détails importants.

« J’ai vu un jour, m’écrit-il, une quinzaine de nègres marrons arriver à la prison de N… sous la conduite d’un traqueur[10] de nègres. Cet homme avait huit chiens avec lui. Il s’était comme de raison formé un rassemblement autour du groupe que formaient les nègres et les chiens, en attendant que la prison s’ouvrît.

Un des assistants demanda en riant au traqueur si ses chiens mordaient bien.

Pour toute réponse le bourreau fait signe à l’un de ses chiens et pointe avec son fouet l’un des nègres qui lui tournait le dos.

Le chien ne fit qu’un bond sur le malheureux et lui saisit une jambe entre ses dents. Comme vous pouvez penser, le nègre jeta un cri terrible ; eh bien, pas un homme dans la foule qu’il y avait là ne témoigna la moindre pitié pour ce malheureux.

Tous se mirent à rire aux éclats en entendant le cri de douleur et d’angoisse que le chien avait arraché au nègre. »

Voilà, Messieurs, un témoignage non suspect, donné par un homme d’une véracité inattaquable, et qui confirme amplement les faits rapportés par les auteurs que j’ai cités.

Voilà comme les noirs étaient traités ! Jamais la moindre sympathie pour eux quelles que fussent les tortures qu’on leur fît subir !

Je ne puis laisser ce sujet sans vous dire quelques mots de la manière dont on dressait les chiens à la poursuite des nègres. Il y avait sans doute différentes manières de les habituer à distinguer la piste d’un nègre de toute autre ; mais en voici une qui démontre trop l’inconcevable barbarie des mœurs et des habitudes du Sud pour que je la passe sous silence. Je la trouve dans l’Inside view of slavery du Dr. Parsons. Je le laisse parler.

« J’ai vu, dit-il, un propriétaire d’esclaves montrer à ses petits chiens comment chasser le nègre. Cet homme possédait une très belle esclave qui avait un enfant nommé Harry. Cet enfant était espiègle et méchant et tuait tous les chats de la maison comme toutes les volailles sur lesquelles il pouvait mettre la main. Un jour qu’il s’était permis de tuer d’un coup une mère dinde et douze petits dindons, il fut pris sur le fait et dénoncé au colonel V. Celui-ci envoya sa mère, son esclave favorite, chercher l’enfant et voici ce qui se passa.

« Prenant une des jambes de l’enfant à la cheville avec sa main gauche il se mit à faire plusieurs incisions profondes à la plante du pied, ce qui fit couler le sang en abondance.

« La même opération fut répétée sur l’autre pied.

« Cela se passait sous les yeux de la mère à laquelle il avait donné l’ordre impératif de tenir l’enfant. Le sang coulant en profusion des deux pieds le colonel ordonna à son fils de conduire Harry autour de l’étable jusqu’à un pin qu’il indiqua à une vingtaine de perches de distance. Sa mère reçut l’ordre de remplir une assiette de bœuf cru coupé en menus morceaux. Le colonel prit l’assiette et alla au chenil déchaîner la mère de sept chiens courants qu’il conduisit sur la trace suivie par Harry. De temps en temps il jetait un morceau de viande sur le sang qui avait coulé des pieds de Harry, et les chiens en le mangeant, goûtaient au sang et en recevaient l’odeur. Quand il fut arrivé à l’arbre, il renvoya la mère des chiens mais garda les petits auxquels il donna de la viande au pied de l’arbre. Puis il mit Harry debout par terre, sema des morceaux de viande tout autour de ses pieds et habitua ainsi les petits chiens à les lui mordre en même temps qu’ils mangeaient la viande.

« Pendant tout ce temps la mère se tordait les bras de désespoir. »

Voilà comme on martyrisait un enfant pour dresser des chiens !

Eh bien cela ne se faisait pas tous les jours sans doute, mais j’ai pu m’assurer du fait que chaque fois qu’un esclave noir avait les pieds ensanglantés pour une cause ou une autre nombre de maîtres en profitaient pour faire suivre sa trace à des chiens.

Mais certaines gens avaient aussi des recettes à eux pour se passer des chiens qui coûtaient toujours un peu cher.

Un maître d’esclave disait à un voyageur, M. Olmsted, qui a écrit un excellent ouvrage sur le Sud :

« Je puis vous enseigner comment guérir un nègre de l’envie de se sauver.

« Un vieux bonhomme que j’ai connu en Géorgie, guérissait toujours les siens ainsi. Quand un nègre avait déserté et qu’il l’avait rejoint, il l’attachait par la jambe, à la hauteur du genou, à un billot, de manière à ce qu’il ne pût remuer. Alors il prenait une paire de pinces et lui arrachait complètement un ongle d’un orteil. Cela fait il lui disait que s’il désertait encore il lui en arracherait deux, et que s’il recommençait encore il irait jusqu’à quatre. Il n’eut jamais besoin de recourir à cette excellente recette plus de deux fois : Elle les guérissait toujours de l’envie de courir. »

Un des côtés saillants de cette société sans frein, sans respect des droits individuels ou de la légalité, c’était l’audace, le mépris de toute décence avec lesquels on se faisait justice à soi-même, c’est-à-dire avec lesquels on assassinait à droite et à gauche dans les moments de colère. Et non-seulement les gens s’assassinaient réciproquement à tout propos, mais souvent la foule prenait en main l’exécution de la loi et massacrait ou pendait un homme. C’était ce que l’on appelait la loi de Lynch.

Les exécutions faites par la foule à la barbe des autorités étaient loin d’être rares. Et il n’était pas nécessaire, pour cela, d’avoir commis un crime, car pour peu que l’on donnât ombrage aux planteurs, pour peu que l’on s’exposât à faire naître chez eux l’idée que l’on était hostile à l’esclavage, on était bien vite traqué de toutes parts et chassé brutalement d’une localité, si non pendu à un arbre du chemin. Quand il s’agissait d’un blanc on le pendait ou on le fusillait, mais s’il s’agissait d’un noir qui eût commis un crime, très souvent on le brûlait vif et des milliers de personnes venaient assister au spectacle.

En 1835, une panique se répand dans le comté de Madison, Miss. On disait qu’une insurrection des nègres était imminente.

La population s’émeut et sans l’ombre de preuves on pend cinq blancs et cinq noirs. On leur donna une heure d’avis ; et ils protestèrent de leur innocence jusqu’à la dernière minute !

Comme toujours les autorités fermèrent les yeux, il s’agissait de sauver la sainte institution, présent du ciel …

Dix hommes pendus d’un coup ! Mais au moins, ici, on n’avait pas été jusqu’à brûler les nègres tout vifs ; néanmoins cela n’était pas rare.

Je vous ai déjà dit que le nègre qui avait tué le fouetteur banal de Norfolk, M. Capheart, avait été brûlé vif. Voici deux autres faits analogues dont je trouve le récit dans l’ouvrage du Dr. Parsons.

« Un esclave de James Thornton, du nom de Dave (comté de Sumpter, Alab.) avait été accusé du meurtre de la fille de son maître, et s’était avoué coupable. Il était en prison. M. Thornton et ses amis s’assemblent au nombre d’environ cent personnes bien armées, entrent dans la prison au moyen d’une ruse, s’emparent de l’esclave et l’emmènent en triomphe. Je vais relater ce qui suivit dans le langage même du Sumpter Whig, journal de la localité.

« Ils partirent tout joyeux avec leur prisonnier qu’il se félicitaient d’avoir pris par un coup d’État et sans avoir eu recours aux formidables instruments dont ils s’étaient pourvus.

« Au moment de partir, quelqu’un de la foule invita le bon peuple de Livingston à se rendre près de la demeure de James Thornton, (lieu de l’horrible meurtre) à une heure après-midi, le vendredi suivant, pour être témoin de l’autodafé du meurtrier… Deux des députés-shérifs firent des remontrances à la foule à propos de son procédé, mais autant eût valu parler aux vents. Quelques-uns de nos citoyens, qui se sont rendus au lieu désigné pour voir brûler le meurtrier, nous ont dit que le nègre fut attaché à un poteau, avec du bois empilé autour de lui et que la torche fut appliquée en présence de deux mille personnes qui étaient allées jouir de ce spectacle d’un nouveau genre. Le bruit qui a couru que le nègre avait été torturé est dénué de tout fondement. »

Remarquez bien que dans tout ceci il n’y a pas que la populace de coupable : les autorités le sont encore beaucoup plus.

Que l’on force une prison cela se peut quelquefois malgré l’autorité ou avant qu’elle ne puisse intervenir ; mais quand le spectacle d’un homme brûlé vif est remis à deux ou trois jours, il semble que les autorités pourraient au moins donner signe de vie, essayer de reprendre le prisonnier, forcer la canaille à respecter la loi. Cette populace n’avait pas même le prétexte qu’il y avait danger que le coupable ne fût pas puni si la justice suivait son cours, car un nègre n’avait pas la moindre sympathie à espérer d’un jury composé de planteurs. Rien autre chose que la plus brutale cruauté n’animait ces gens dans leur projet de brûler un homme tout vif. Et ce qui prouve que les personnes en autorité en étaient tout aussi charmées que le reste, c’est que non-seulement elles n’ont pas fait le moindre effort pour empêcher cette atrocité, mais qu’après sa perpétration pas un des coupables n’a été puni ni même recherché. Et pourtant deux mille personnes assistaient à cet effroyable attentat dont personne n’ignorait les auteurs !

Il y a quatre-vingt-quatre ans que l’on brûlait en Espagne la dernière femme qui ait subi ce supplice pour crime de sorcellerie, mais au Sud, on paraissait avoir entrepris de bonne foi de perpétuer les plus épouvantables cruautés du fanatisme.

Un dernier fait et je termine.

« Peu de temps avant ma visite en Géorgie, dit le Dr. Parsons, une tragédie du même genre (que la dernière) avait eu lieu. J’ai visité l’endroit où elle s’était passée, et l’ai recueillie de la bouche de diverses personnes. Mais l’histoire m’a été racontée dans toutes ses particularités par Mme. A., l’épouse d’un planteur, qui avait été forcée par son mari d’assister à cette terrible scène.

« Une maîtresse avait fait infliger à son esclave une punition que je ne puis décrire ni nommer. Pour se venger il prend un hachereau et l’en frappe deux fois sur la tête, lui infligeant des blessures qu’il crut devoir causer la mort, mais elle se rétablit plus tard. Si jamais représaille a été permise, si jamais la vengeance a été justifiable c’était certainement en pareil cas Si ce nègre n’avait pas été esclave, l’opinion publique lui eût infailliblement donné raison. Telle était sa pensée.

« Au lieu d’essayer de s’échapper, il courut de suite au palais de justice, où la Cour siégeait alors, raconta ce qu’il venait de faire et se déclara prêt à subir la punition de la loi.

« Mais les planteurs du pays décidèrent qu’il en serait autrement et qu’il serait brûlé vif à quelques jours de là.

« Ils prélevèrent par souscription la somme nécessaire pour indemniser sa maîtresse. Plusieurs personnes m’ont admis avoir contribué à ce fonds commun. On leur livra l’esclave, et pendant cinq jours on lui appliqua cinquante coups de fouet par jour sur les reins.

« Le jour arriva enfin et la foule se réunit. La population, dans ce comté et les comtés voisins, était très éparse, et ne se montait pas à plus de 5000 âmes sur un espace de trente milles en superficie, et néanmoins on estimait le nombre de personnes qui étaient présentes quand le nègre fut brûlé à dix ou quinze mille.

« Tous les esclaves du pays avaient été forcés d’y assister. L’esclave que l’on devait exécuter avait une jeune femme et deux petites filles : on les força aussi d’être présentes.

« La victime fut tirée du lieu de la détention et conduite à un chêne qui était près du palais de justice. On le dépouilla complètement, on lui lia les mains et on le suspendit à une branche à plusieurs pieds de terre.

« Un feu de ripes de pin dur fut allumé sous lui. D’abord la fumée l’enveloppa, puis la flamme monta jusqu’à lui, s’enroulant autour de ses jambes, léchant son corps, grillant les chairs, crispant les nerfs et les fibres, et dans cette effroyable agonie, pour me servir des propres expressions de ma narratrice, il suait de larges gouttes de sang !

« Mais avant que la vie ne fut entièrement éteinte, et quand il était encore dans les dernières convulsions de la mort, les exécuteurs lui ouvrirent avec leurs couteaux le thorax et l’abdomen. Puis un de ces démons lui arracha le cœur avec un crochet. Un autre tira le foie, un autre les poumons, et prenant ces organes dans leurs mains, ils les élevèrent au-dessus de leurs têtes et parcoururent la foule en criant : « Ainsi sera fait à l’esclave qui tue sa maîtresse. »

« Alors ils jetèrent les organes par terre et la foule se précipita dessus les foulant aux pieds dans la poussière au milieu de cris assourdissants.

« Je sais que cette histoire est presque trop affreuse pour être crue. Néanmoins après enquête minutieuse dans l’endroit même ou l’atroce affaire avait eu lieu je me suis convaincu de son entière exactitude. Je l’ai décrite sans aucun coloris de mon crû et telle qu’elle m’a été décrite par un témoin qui n’y avait assisté qu’à regret »

Messieurs, chez quel peuple de cannibales et de buveurs de sang s’est-il jamais rien passé de pire ?

Dix mille personnes sont là, acceptant leur part de responsabilité de ces horreurs ! La femme et les deux filles du supplicié sont là, forcées de regarder ! Ce monstre royal qui avait nom Louis XI est rejeté dans l’ombre par la chevalerie du 19me siècle ! Louis faisait dégoutter sur deux enfants le sang de leur père décapité, mais il leur épargnait l’angoisse de voir porter le coup ; la chevalerie de notre temps force une femme et deux jeunes filles de regarder lentement rôtir l’une son mari, les autres leur père ! !

Et rappelez-vous qu’ici ce n’est pas la populace qui s’empare par force de sa victime ; ce sont les autorités qui se couvrent de cette honte inouïe, commettent ce crime infâme, de le lui livrer, sachant parfaitement ce qu’elle allait en faire.

Voyons, n’y avait-il pas plus de noblesse et de courage, plus d’élévation de caractère chez ce nègre qui s’était volontairement livré que chez ses dix mille assassins ! Il se venge et se livre pour subir son procès, et les autorités le laissent volontairement devenir la proie de dix mille tigres qui le font rôtir et hurlent de plaisir en lui arrachant le cœur !  !

Voilà, Messieurs, ce que l’esclavage peut faire d’un pays et d’un peuple ! !

Voilà comment un principe maudit produit infailliblement des actes qui semblent ne pouvoir être inspirés que par l’enfer ! !

Et voilà sans doute pourquoi le vertueux Patrick Henry s’écriait :

c’est un devoir d’honneur et de conscience pour nous de transmettre à nos enfants l’horreur que nous ressentons de l’esclavage ! !

  1. Inside view of slavery page 196.
  2. Suppressed book about slavery, page 211.
  3. Inside view of slavery, page 35 et suiv :
  4. Il y avait donc eu un temps où on les nourrissait beaucoup moins bien, ce que comporte nécessairement le mot beaucoup mieux. Et puis cet auparavant se rapportait-il à une époque ancienne ou rapprochée ? L’affirmation du Colonel se rapportait-elle à sa propre plantation ou à toutes les autres de la même localité. D’après tout ce que j’ai lu sur le Sud ainsi que d’après ce qui va suivre, je ne fais pas le moindre doute que l’amélioration affirmée par le colonel était toute récente, confinée à sa propre plantation, et inspirée seulement par le motif que l’on va voir.
  5. Suppressed book about slavery. 227
  6. Suppressed book, p. 330
  7. Idem, p. 332.
  8. Suppressed book, p. 341
  9. À ce mot, je vois les ennemis actuels du gouvernement fédéral, les ennemis de tout pouvoir populaire et de toute liberté, prendre leur plus grand air de dédain, et crier à la mauvaise foi de ce gouvernement républicain tant vanté par les libéraux. Mais je prie ces Messieurs de vouloir bien songer que ce sont leurs amis du Sud qui ont ainsi forfait à l’honneur ; qu’il s’agit ici d’un gouvernement républicain faussé dans ses tendances légitimes, et perverti dans sa politique par l’oligarchie avec laquelle ils sympathisent si cordialement. C’est le parti démocrate, c’est-à-dire le torysme du Sud aidé des dough faces du Nord, qui a imprimé cette tache sur l’honneur américain. Ce sont les traîtres qui, pour perpétuer l’esclavage, ont essayé de scinder leur nation en deux parts, qui faisaient ainsi de la plus infâme trahison avec les Séminoles.

    Le principe de la politique du Sud, des privilégiés, était « que la morale n’avait rien à voir dans la politique. » Avec un pareil principe pour règle de conduite, il était tout simple que l’on manquât à l’honneur tant au dehors qu’au dedans, et que l’on fût à la hauteur de toutes les bassesses et de toutes les trahisons. Aussi la chose n’a-t-elle pas manqué quand le moment est venu !

  10. Expression consacrée à la Louisiane.