La Guerre américaine, son origine et ses vraies causes/Cinquième Lecture

LA
GUERRE AMÉRICAINE


Séparateur


CINQUIÈME LECTURE

DE L’ESCLAVAGE

quatrième partie


Messieurs,

Je crois vous en avoir dit assez dans mes lectures précédentes, pour vous faire apprécier à leur juste valeur les idylles sentimentales que les partisans de l’esclavage ne craignent pas de nous réciter de temps à autre sur le bonheur dont le Noir jouissait sous les patriarcales institutions du Sud.

Au reste ces intelligents philantropes sont singulièrement accommodants sur ce qui, dans leur esprit, doit constituer le bonheur de l’esclave. Pourvu qu’il s’emplisse bien le ventre, tout le reste leur est parfaitement indifférent.

Parlez leur du fouet… Ah bah ! disent-ils, c’est une race bien indocile, je vous assure !

Parlez leur de la marque au fer rouge… Ah bien, répondent-ils, il ne faut pas chauffer beaucoup pour qu’une marque paraisse !

Parlez-leur de quinze heures sur vingt-quatre du travail le plus dur sous le fouet du surveillant… Ah ! mais, si vous saviez, observent-ils, comme on les nourrissait bien !

Parlez-leur des atrocités des ventes d’esclaves… Il y a du vrai là dedans, disent-ils, mais quel système n’a pas son mauvais côté ?

Parlez-leur des enfants vendus par leur propre père… Ah ! pour cela par exemple, vous disent-ils avec assurance, cela n’est pas possible ; ce sont les abolitionnistes qui disaient cela, mais la chose n’est pas croyable ! voyons ! franchement est-ce que vous le croyez ?

— Mais sans doute ! D’où venaient les esclaves jaunes, et surtout les esclaves blancs ? Ils étaient nécessairement enfants de blancs, à un degré quelconque de croisement ! Dans toute cette fertile vallée de la Shenandoah par exemple, dont nous avons tant entendu parler récemment, eh bien on ne voyait presque plus d’esclaves noirs ; mais il y avait un nombre considérable d’hommes et de femmes qu’un étranger prenait pour des blancs, pour des blancs libres, et qui étaient esclaves. C’est de là que partaient grand nombre de ces magnifiques quarteronnes qui se vendaient jusqu’à $4,000 sur les marchés de Charleston et de la Nouvelle-Orléans.

On en était arrivé au point que le fait d’être blanc n’était pas le moins du monde une présomption de liberté.

Au reste, serait-il vrai que les esclaves fussent généralement bien nourris et bien traités, — et je vous ai fait voir, dans ma dernière lecture, ce qu’il faut penser de ces assertions, — les maîtres n’eussent toujours fait là que ce que les maîtres de ferme parmi nous font vis-à-vis de leur bétail. Ici aussi on nourrit bien son cheval ou son bœuf pour qu’il travaille, et parmi nous au moins il n’est personne qui ne s’indigne à les voir déchirer et mettre en sang pour leur faire accomplir une tâche au-dessus de leurs forces. Au Sud, on faisait tous les jours subir à un nègre des traitements que l’on n’eût jamais infligés à son chien ou à son cheval !

D’ailleurs on me concédera bien qu’à une créature humaine il fallait quelque chose de plus que la simple bouchée de pain ; ou le soin tel quel en maladie.

On me concédera bien en pays civilisé, en pays libre, en pays chrétien, on me concédera bien qu’il y avait plus de mal à disperser une famille d’êtres baptisés aux quatre vents du ciel, qu’il n’y en a parmi nous à faire exactement la même chose avec le bétail de nos fermes !

On me concédera bien, partout où l’on a la compréhension intelligente de ce que c’est que la famille, base fondamentale et unique de toute société organisée, on me concédera bien qu’une institution dont le résultat le plus clair et le plus général était le concubinage et chez les noirs et chez les blancs, doit être réprouvée par tous les gens auxquels il reste un principe de morale au cœur !

Et quand je vois les partisans de l’esclavage, fermant les yeux sur les dispositions infâmes du code noir, sur les horreurs qu’il consacrait, sur les atrocités qu’il enfantait nécessairement, se rejeter sur ce que les esclaves étaient bien nourris (fait très souvent inexact, comme je vous l’ai démontré) je me confirme davantage encore dans l’idée que l’esclavage dégrade encore plus les sentiments, fausse encore plus le cœur chez le blanc que chez le noir. Et cela est tout simple, car le tyran est invariablement pire, comme être moral, que sa victime !

À un homme du plus simple bon sens il devait suffire d’observer même superficiellement la marche de la législation de l’esclavage pour comprendre de suite que le système devait être pire qu’on ne l’admettait, et que si quelques particuliers adoucissaient dans la pratique cette atroce législation que je vous ai en partie retracée, nombre d’autres devaient renchérir encore sur elle !

En fin de compte, quel est le but de la législation ? Pourquoi a-t-on des lois ? Nécessairement pour brider les mauvais penchants de la nature humaine ; pour empêcher la fraude, punir l’injustice, forcer les hommes à respecter le droit d’autrui ; régler enfin leurs rapports individuels de manière à les rendre meilleurs. Eh bien ! quel était le seul résultat possible du code noir ? Précisément l’opposé de ce que doit vouloir toute législation sensée !

Ce code consacrait l’égoïsme, divinisait en quelque sorte le despotisme personnel, autorisait tous les genres d’immoralités, permettait toutes les cruautés ! Ce code était emphatiquement la consécration de la violation pratique, systématisée, et chose affreuse à dire, de la violation légalisée du droit d’autrui ! Le code noir était donc une monstruosité en droit politique et en droit social ; et de là découle cette rigoureuse conséquence que, tant dans l’ordre moral que dans l’ordre intellectuel, ses défenseurs aussi sont des monstruosités ! Il faut avoir l’esprit ou le cœur mal faits pour défendre l’esclavage !

Je n’éprouverais pas plus de commisération pour l’état intellectuel d’un homme qui, à l’époque où nous sommes, se mettrait en tête de faire revivre la mythologie, Jupiter et Vénus, les satires et les nymphes, que je n’en éprouve à l’heure qu’il est pour l’état moral d’un homme qui peut trouver quelque chose d’excusable dans l’esclavage ! J’éprouve la même peine à voir un esprit boiteux qu’à considérer un enfant difforme. Cela n’est pas dans la nature ; cela contredit ses lois ! Et je trouve même que la difformité morale offense encore beaucoup plus la nature que la difformité physique, pour cette très simple raison, que notre nature morale touche à Dieu, et est conséquemment d’un ordre bien autrement relevé que notre nature physique.

— Mais, où voyez-vous des défenseurs de l’esclavage, me dira-t-on peut-être ? Nous sommes contre l’esclavage.

— Oui, vous êtes contre l’esclavage, mais vous êtes pour les planteurs, qui non-seulement ne voulaient pas renoncer à l’esclavage, non-seulement ne voulaient pas corriger ses atrocités ni améliorer le système ; non-seulement voulaient le perpétuer là où il existait, mais voulaient encore étendre sa sphère et couvrir de son voile funèbre tout le continent de l’Amérique !

Vous êtes contre l’esclavage, mais vous êtes corps et âme avec le Sud qui n’y voulait pas renoncer, et vous restez amèrement hostile au Nord qui vient de l’abolir ! Avouez au moins que vous avez une manière à vous seul d’être contre une chose. Vous êtes précisément comme ces députés du peuple qui sont contre le pillage des deniers publics devant leurs électeurs, mais qui votent invariablement avec ceux qui le commettent quand une fois ils sont sous le harnais en Parlement !

Mais si les esclaves étaient si satisfaits de leur sort, pourquoi donc ce luxe de lois féroces pour rendre leur fuite impossible, pour perpétuer l’esclavage, pour abrutir le nègre, pour l’empêcher même d’apprendre à lire, pour rendre ses liens de plus en plus difficiles à rompre ? Si les esclaves étaient si amis du système, pourquoi donc ce luxe de chiens pour les dépister à travers les forêts ? Pourquoi donc l’infâme loi des esclaves fugitifs ? Pourquoi donc tant de récompenses offertes dans les journaux à ceux qui les ramèneraient vivants ou morts ? Et les nègres qui se suicident, et les mères qui tuent leurs enfants pour ne pas les voir esclaves ; sont-ce là des preuves de la douceur du système ?

Voyez par exemple les avertissements suivants :

Je donnerai $200 pour Billy et $100 pour Pompey, ou bien $50 pour la tête de Billy.[1]

W. D. Cobb offre $100 à celui qui ramènera un nègre échappé, ou le fera mettre en prison, ou le tuera afin qu’il puisse le voir.[2]

F. B. Harrison offre $100 pour un de ses nègres fugitifs, ou pour sa tête.[3]

Que dites-vous de cet état de société sous lequel chaque particulier avait droit de mettre à prix la tête d’une créature humaine ?

Permettez-moi de placer ici un petit fait de cruauté stupide que l’on m’a rapporté ces jours derniers. Je le tiens d’un monsieur très intelligent, français, qui a demeuré plusieurs années en Louisiane et qui a été forcé d’en partir quelque temps après la sécession, non parce qu’il était unioniste, car il se gardait bien de le laisser voir, mais parce qu’il ne paraissait pas tout-à-fait assez enragé sécessionniste. Ce monsieur s’est fixé à Montréal en attendant qu’il puisse retourner en Louisiane sans courir le risque d’être pendu à un arbre de la grande route par les partisans de l’ordre.

Il me disait dernièrement qu’il avait connu un créole qui adoptait quelquefois, pour ses négresses, le genre distingué de punition que voici. Il mettait aux souliers de son fils, âgé de six ans, une paire d’éperons. Puis il forçait une négresse de se déshabiller complètement et il la faisait se placer à quatre pattes sur le plancher. Alors il plaçait monsieur son fils à cheval sur le dos de la négresse et celui-ci la faisait courir en lui enfonçant ses éperons dans les flancs.

Voilà comme les enfants grandissaient en s’endurcissant sur les souffrances des nègres.

Comment pouvaient-ils ne pas devenir brutaux et cruels ? On s’appliquait à les former ainsi !

Mais je ne vous ai pas encore parlé des instruments de torture dont on se servait pour punir les nègres sans leur laisser de marques permanentes. Les plus usités étaient la vis, les brodequins, la cloche, le bâillon, la palette.

La vis était construite comme suit. Une bande en fer autour du poignet. De cette bande part un morceau de fer rond de trois pouces de haut s’allongeant parallèlement au pouce relevé. Autour de la racine du pouce, une mince bande de fer. Cette bande est reliée en dedans du pouce à un morceau de fer recourbé qui vient passer dans un œil placé à l’extrémité du premier morceau qui s’élève parallèlement au pouce, en arrière. À l’extrémité du morceau recourbé est placé un écrou. En tournant cet écrou le pouce est tiré en arrière par le haut mais retenu par le bas par la bande de fer qui entoure sa racine.

L’instrument est assez fort pour disloquer le pouce au besoin. On peut avec cet instrument produire la plus terrible torture et il ne reste aucune cicatrice qui diminue la valeur de l’esclave.

« Le pauvre enfant » dit le Dr. Parsons, que j’ai vu le porter est mort par suite de la première application de cet instrument qui lui causa une souffrance si terrible que le tétanos se déclara.

« Quand on ôta l’instrument il était trop tard et la mort vint mettre fin aux souffrances de l’esclave. «

Les brodequins sont formés de deux bouts de madrier de pin, de deux pouces d’épaisseur, un pied de largeur et deux pieds de longueur. Sur un de leurs côtés, une entaille semi-circulaire sert à loger le bas de la jambe, et une fois les deux morceaux rapprochés on les assujétit l’un à l’autre avec des clés de bois. L’esclave mis dans les brodequins doit se tenir debout sous peine de se disloquer la cheville ou de casser l’os de sa jambe. On l’y laissait quelquefois plusieurs jours de suite.

La cloche est un instrument beaucoup plus compliqué que le brodequin.

Une ceinture de fer entoure le corps et se ferme sur les reins avec un cadenas. Au-dessous du cadenas une plaque de fer se détachant de la ceinture est percée pour recevoir l’extrémité inférieure d’une barre de fer. Un collier de fer se place autour du cou et son rebord supérieur est limé de manière à former des dents de scie. De ce collier sort par derrière un anneau de fer d’un pouce de diamètre. On fait passer dans cet anneau une barre de fer qui va s’engager dans la pièce rapportée à la ceinture. Au-dessus de l’anneau cette barre de fer se bifurque et chacune de ses moitiés vient, en s’arrondissant derrière la tête, former deux longues cornes au-dessus du front. Leur pointe dépasse la tête de douze ou quinze pouces. Les pointes de ces cornes sont reliées par une barre de fer transversale de laquelle pend une cloche comme celles que l’on met aux vaches qui courent les bois. Il est presqu’impossible que le porteur de ce carcan, (car c’en est un, et on ne l’a nommé « la cloche » que pour éviter de suggérer l’idée de carcan,) tourne la fête sans se déchirer sur le rebord dentelé du collier.

Cet instrument est très pesant, et si l’esclave essayait de se sauver, la cloche préviendrait de suite le maître.

« J’ai fait quatorze milles, dit le Dr. Parsons, pour voir cet instrument fixé sur un esclave. »

Le bâillon est une petite tringle en fer, d’une ligne d’épaisseur, d’un pouce de largeur à un bout et un demi-pouce à l’autre. On place le bâillon à plat sur la langue, le bout le plus étroit à l’intérieur de la bouche, l’autre bout projetant au dehors des lèvres et passant à travers une pièce verticale qui le maintient sur la langue et les lèvres. De ce bout-ci part une lanière de cuir qui vient s’attacher derrière le cou.

La palette est une tringle de bois d’un demi-pouce d’épais et de trois pieds de long inclus le manche. Dans sa partie large elle est percée de trous d’un demi-pouce de diamètre. Quand on donne un coup de cette palette sur le dos d’un homme, la compression de l’air fait soulever la peau dans les trous, et l’enlève. Après vingt ou trente coups appliqués par une main exercée, la peau se trouve levée sur toute l’étendue des reins, et il s’en forme une nouvelle qui est uniforme et ne porte pas de traces comme la peau lacérée par le fouet. L’esclave ainsi puni ne perd rien de sa valeur par les cicatrices.

Voilà encore des preuves de l’humanité des maîtres, de la douceur du système ! Comment douter du bonheur et du contentement des esclaves à la vue de tant d’ingénieux mécanisme ? Si les planteurs avaient apporté à l’amélioration de leurs instruments d’agriculture ou de travail la moitié du talent qu’ils montraient à construire des instruments de torture, il est très probable qu’ils n’en seraient pas arrivés à stériliser leur magnifique pays, qui était pourtant dix fois plus fertile que les quatre cinquièmes de la superficie des états du Nord.

Au Nord le génie national s’exerçait à perfectionner le travail, au Sud il s’épuisait à systématiser la souffrance !  !

Civilisation, progrès et activité au Nord ! Barbarie, stérilité et stagnation au Sud !

La liberté vivifiait tout, l’esclavage pétrifiait tout !  !

Parlons un peu maintenant de la jurisprudence du Sud, de l’exécution de la loi dans la répression des délits.

Nous avons vu que le meurtre d’un noir n’était presque jamais puni, et que même celui d’un blanc l’était rarement. Nous avons vu qu’en sachant distribuer des présents à propos, un misérable qui avait tiré sur son père exactement comme il eût fait sur un ours, avait échappé à la vindicte des lois !

Il peut être utile de se rendre compte de l’opération d’un système qui, en tout et partout, consacrait l’irresponsabilité dans les cas de crime.

Il était rare de voir les esclaves amenés devant les tribunaux, car pour quelque faute qu’ils commissent ils étaient toujours punis par le maître. Ne sortant d’une plantation qu’avec un permis, on savait toujours où ils étaient. Volaient-ils quelque chose, le maître seul était responsable, payait et fouettait l’esclave en proportion de l’importance de la restitution qu’il lui fallait faire.

C’est principalement dans les cas de commission de crime que l’on appliquait aux esclaves les divers instruments de torture que je vous ai décrits. Pour les fautes ordinaires, le fouet était plus commode parce que le surveillant le portait toujours sur lui.

Si un esclave marron commettait quelque crime, et qu’on le saisît, il était infailliblement tué s’il offrait la moindre résistance ; donc la loi n’avait plus rien à y voir. S’il se laissait prendre, on le rendait à son maître, à moins de quelque chose d’extraordinaire dans son crime. Dans ce dernier cas, au lieu de le livrer aux tribunaux, on le pendait à un arbre de la route ou on le brûlait vif, comme je vous l’ai fait voir. Voilà pourquoi les punitions d’esclaves par les cours de justice étaient assez rares. La société se faisait justice à elle-même, c’est-à-dire assassinait le noir en le martyrisant quelquefois, et il n’en était plus question.

« C’est un fait honteux, » disait le révérend James A. Lyon, dans une lecture dont je vous ai déjà parlé, qu’un homme riche ne puisse jamais être pendu ou puni pour meurtre dans le Sud. L’homme qui peut commander quelques milliers de piastres peut ainsi exercer ses vengeances sans le moindre risque. »

Dans des commentaires sur cette lecture, le Columbus Eagle, disait :

« La fréquence des meurtres publics commis dans le Sud et le Sud-Ouest, et particulièrement dans cet état, (le Mississippi) est très remarquable, et en même temps caractérise d’une manière particulièrement humiliante pour nous cette section du pays. Et il est également remarquable qu’au lieu de diminuer à mesure que notre société se civilise, cette horrible habitude, cette offense odieuse à l’humanité, au bon ordre, à la loi, à la morale, semblent au contraire entrer dans une période d’ascendance. »[4]

Le gouverneur du Kentucky disait dans son message à la législature de cet état en 1837 :

« Nous désirons ardemment voir le jour où la loi affirmera sa majesté et arrêtera les meurtres commis de sang froid chaque jour dans toute l’étendue de cette république.

« Les hommes se tuent les uns les autres avec une complète impunité. Une espèce de loi de convention s’est établie parmi nous qui, si elle était écrite ferait assigner au Kentucky, par toutes les nations civilisées, le titre de la terre du sang. »[5]

Écoutons le gouverneur de l’Alabama :

« Nous apprenons constamment que des meurtres sont commis dans diverses parties de l’état, et néanmoins nous n’avons que très peu de convictions et encore moins d’exécutions. Pourquoi entendons-nous parler de tant de coups de poignards et de fusil de tous côtés ? »[6]

Voyez maintenant ce que dit le Grand-gulf Advertiser du 27 juin 1837.

« L’atmosphère de notre état est délétère et sanguinaire. Il n’est presque pas un de nos échanges qui ne nous apporte le récit de quelque meurtre révoltant. »[7]

L’Abeille de la Nouvelle-Orléans du 23 mai 1838 disait :

« Les crimes qui se commettent chaque jour nous font nous demander si le déluge affreux de sang humain qui inonde nos rues et nos places publiques est dû à l’inefficacité de la loi ou à la manière dont elle est administrée. »[8]

Le Picayune de la Nouvelle-Orléans disait en Nov. 1858.

« Où allons-nous ? Il semble qu’au lieu d’avancer en civilisation, nous reculons vers la barbarie. Les meurtres, les violences sur la personne, l’emploi du poignard ou du pistolet sont d’occurrence journalière. Pour la moindre altercation on se massacre de sang-froid. Cet état de choses est réellement inquiétant. Il est très remarquable que nos lois semblent frappées d’impuissance. »

Eh bien ! il est, à mon avis, quelque chose de bien plus remarquable encore : c’est que personne au Sud ne songeât à la véritable cause de cette barbarie dans les mœurs. La loi, le code sanctionnaient l’abus de toutes les passions brutales vis-à-vis du noir, et personne ne pouvait saisir la corrélation qui existait nécessairement entre ce fait odieux et l’augmentation des crimes entre blancs ! L’explication était là claire et frappante, et personne ne la voyait. On s’entêtait à conserver la plus puissante de toutes les causes connues de démoralisation et on était tout surpris de vivre au milieu d’une société de buveurs et de joueurs, et conséquemment quoiqu’on en puisse dire, d’escrocs et d’assassins au besoin.

Irresponsabilité consacrée par le code ! Donc point de frein aux passions brutales !

Oisiveté générale chez les blancs : Donc bride lâchée au crime !

Les causes étaient là… donc l’effet devait s’y trouver aussi.

Voilà donc des hommes du Sud qui admettent que dans leur section du pays on ne punit pas les crimes ; qu’ils augmentent journellement d’une manière alarmante et qu’il suffit d’être riche pour échapper à la punition d’un crime. Eh bien, la chose vous paraîtra toute naturelle quand vous saurez que dans les États du Golfe, par exemple, (excepté la Louisiane) on organise une cour criminelle en choisissant les jurés parmi les assistants, séance tenante. Vous voyez tous combien il est facile à un homme riche, avec ce système, de glisser dans n’importe quel jury des créatures à lui.

Voilà comme les institutions républicaines étaient constamment et dans tous les détails administratifs détournées de leur voie par l’influence délétère de l’esclavage. Quand le cœur et l’esprit d’une population sont démoralisés et corrompus, comment veut-on que le système social ou légal soit bon ?

Eh bien, voilà donc un jury choisi parmi une foule avide de voir ce qui se passe dans une cour criminelle. Or on sait de quelle catégorie sociale se composent ces foules, en règle générale. D’ailleurs, dans le Sud, un jury ne pouvait guère être composé, pour au moins les trois-quarts, que de gens n’ayant aucun respect pour la légalité ; que de gens dédaignant tout autre moyen de protection, même contre la simple injure verbale, que le poignard ou le pistolet ; que de gens enfin qui regardaient comme parfaitement légitime, bien plus, comme exigée par l’honneur, l’attaque personnelle en punition de la plus légère expression insultante ! Le recours à la loi pour se protéger même contre la brutalité de la canaille était considéré comme une lâcheté. Ainsi, il suffisait qu’un homme qui en avait gravement blessé un autre, ou qui l’avait tué, pût prétexter de paroles insultantes, d’altercation offensante, pour obtenir de suite la sympathie complète et active d’un jury.

Les mœurs permettaient à qui que ce fût de se faire justice à lui-même, et les lois restaient invariablement sans force contre de pareilles mœurs.

Un avocat s’adressait un jour à un jury en défense d’un homme accusé d’assaut avec intention de meurtre. Cet homme était en mauvaise intelligence avec un voisin.

Une querelle plus vive surgit un jour entre eux, et dans la lutte qui en est la suite, l’accusé terrasse le voisin et lui coupe la gorge. Le voisin néanmoins n’en mourut pas ; mais il y avait eu danger imminent de la vie. L’avocat de la défense plaidait donc provocation et expressions insultantes, moyen universellement infaillible, au Sud, de sauver un meurtrier. Il dit donc au jury en terminant :

« Et maintenant, Messieurs les jurés, je vous le demande comme à des hommes honorables et à des hommes de cœur. Si un polisson comme ce plaignant était allé vous trouver et vous avait dit des injures, comme à mon client, ne l’auriez-vous pas terrassé sur l’heure ? »

Oui ! Oui ! répondirent en chœur tous les jurés ![9]

Allez donc demander la punition d’un assassin à des cours ainsi organisées !

Un Dr. Byrd, dans une bagarre, tue un nommé Jones. Byrd est arrêté et jeté en prison. Le lendemain il était relâché sous cautionnement.

Le Dr. Parsons demande à un avocat de l’endroit si Byrd serait pendu pour ce crime.

— Pendu ! mon cher Monsieur, répond l’avocat. Mais nous avons plus d’accusations pour meurtre, sur le dossier de ce comté, que l’on n’en peut juger en dix ans. Tout ce que l’avocat de Byrd a donc à faire pour remettre indéfiniment son procès c’est d’exiger que les cas qui précèdent le sien soient mis devant la cour.

— Cela est-il possible ? dit le Dr. Parsons ?

— Mais vous ne savez donc pas, reprit l’avocat, que pendant que nous faisions le procès d’un meurtrier au dernier terme, à Starkville, deux meurtres ont été commis à petite portée de fusil de la Cour même !

Peu de temps avant la prise de la Nouvelle-Orléans par le général Butler, le fait suivant avait eu lieu sans éveiller le moins du monde l’attention des autorités.

Deux créoles s’en vont un matin à la chasse, et après avoir passé la journée à courir inutilement après le gibier dans les terrains bas qui s’étendent à perte de vue au Sud de la ville, s’en revenaient la gibecière veuve de tout gibier. À quelque distance de la ville ils voient un nègre venant à leur rencontre, et sans dire gare, l’un d’eux l’abat d’un coup de fusil. Puis ils reviennent aussi tranquillement à la ville que s’ils avaient dépêché un lapin. Néanmoins, la chose s’ébruita, et il était question de faire intervenir l’autorité. Se voyant découverts, les deux individus, après quelques recherches, découvrent le maître du nègre et lui promettent de lui payer sa valeur. Voilà toute la punition qu’ils en eurent. Ils avaient désintéressé le maître, que pouvait-on raisonnablement demander de plus ? Celui-ci avait son argent en poche, que signifiait la vie d’un nègre ? Cela valait-il la peine d’inquiéter deux honnêtes gens ? On les laissa donc tranquilles.

Moins de deux semaines après cette aimable récréation, les forces fédérales étaient entrées à la Nouvelle-Orléans. Alors les nègres comprirent qu’ils pouvaient se faire entendre, et ils firent informer le général Butler de l’assassinat de l’esclave. Le général fit arrêter les deux chasseurs et ils étaient encore en prison quand la personne qui m’a communiqué ce fait laissa la Nouvelle-Orléans quelques mois plus tard.

Je tiens cette anecdote d’un artiste qui demeure à Montréal et qui se trouvait alors dans un des régiments fédéraux en garnison à la Nouvelle-Orléans. Il m’a donné les noms des deux assassins. L’un se nommait Calson, et l’autre Pratte.

Un dernier fait vous fera comprendre comment l’influence d’une institution ou d’une classe privilégiée peut pervertir tout un système politique ou judiciaire.

Un citoyen du Tennessee alla s’établir en Géorgie[10] où il acheta cent acres de terre près de la résidence d’un riche planteur. Il entoura de clôtures sa petite ferme qui se trouvait enclavée de toutes parts dans les propriétés des maîtres d’esclaves, et se mit à travailler lui-même avec ses enfants, car il ne possédait pas d’esclaves. Ainsi le travail libre se trouvait en juxtaposition immédiate avec le travail esclave.

Le planteur, son voisin, trouva bientôt que le nouveau venu montrait un dangereux exemple. Il était difficile de supporter sans mot dire un travailleur libre qui sympathisait avec les esclaves, se permettait de leur parler et de leur demander s’ils étaient bien nourris, et qui, quand ils ne l’étaient pas, leur donnait du maïs ou quelques autres petits secours et les consolait dans leurs peines.

Le planteur cherchait depuis longtemps une occasion de lui susciter quelques embarras qui le missent dans la nécessité de déguerpir. Enfin la femme de cet homme tombe malade et on appelle le médecin du lieu.

Le planteur apprenant cela va trouver le médecin et réussit à le décider de demander au travailleur libre quelques centaines de piastres pour chaque visite qu’il ferait à la malade, de sorte qu’au bout de peu de temps le compte se montait à $3500. Le mari refuse de payer un compte aussi exorbitant, et le médecin le poursuit en justice.

Comme d’habitude on demande un jury ; le jury se trouve composé de gens entièrement acquis au planteur, et le montant total du compte est accordé par leur verdict !

Le pauvre homme fut ruiné, victime d’une institution qui en tout et partout faussait et détournait de sa voie légitime le meilleur système politique qui existe !

Vous ne sauriez vous faire une idée de la jalousie frénétique avec laquelle les planteurs veillaient à l’inviolabilité du système. Je n’ai pas besoin de vous dire que de tout temps le despotisme des oligarchies a été pire encore que celui des plus grands tyrans, cela est une des notions les plus élémentaires de la politique.

Or, tout ce qui pouvait, de quelque loin que ce fût, ressembler à une hostilité même purement théorique, comporter l’idée d’une intervention possible à l’encontre du fonctionnement habituel et consacré du système, excitait les plus furieuses colères. Tous les jours on mettait à prix la tête d’un homme libre s’il était soupçonné d’abolitionnisme ! Tous les faits d’expulsion brutale, d’emprisonnement illégal, de meurtre même par une populace féroce, d’un homme simplement soupçonné d’abolitionnisme, étaient publiés sur les journaux et applaudis d’une extrémité à l’autre des états à esclaves. Tout étranger qui n’avait pas sur lui les meilleures recommandations, les meilleurs certificats d’orthodoxie à l’endroit du système, courait les plus grands risques à voyager dans le Sud. Le secret des lettres y était très souvent violé pour connaître les opinions des étrangers qui allaient y séjourner. Au moindre soupçon, la correspondance privée était ouverte et sévèrement scrutée. M. Cassius M. Clay, dans une lecture délivrée à New-York, disait :

« N’a-t-on pas souvent violé la poste et brutalement ouvert des lettres intimes simplement pour obtenir des moyens d’attaque contre les amis de la liberté et les ennemis de l’oppression ? »

Cet abus était si général que le juge Hall, en juin 1855 à Canandaiga, État de New-York, crut devoir en faire le sujet de remarques sévères au grand jury !

Personne n’était soupçonneux, alarmé des moindres choses, au même degré qu’un planteur.

Un artiste qui vit aujourd’hui au milieu de nous et qui a demeuré à Charleston, me racontait dernièrement que deux jeunes gentlemen de Charleston étant un jour entrés dans son atelier pendant qu’il travallait, pour lui faire une commande, son outil lui échappa des mains, et il dit à son nègre : « Ramassez-moi cela M. Henry. » De suite il remarque le plus profond étonnement sur la figure de l’un, l’expression de la colère dans les yeux de l’autre, et ils sortent sans dire un seul mot.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée qu’un ami vient le trouver, la figure longue d’une aune, et lui représente son imprudence d’avoir osé appeler un nègre Monsieur en présence de deux gentlemen. Il l’assure que ce qu’il a de mieux à faire, c’est d’aller offrir des excuses immédiates s’il ne veut pas voir son atelier bouleversé et lui-même lynché pour me servir de l’expression consacrée, avant que le soir n’arrive. Eh bien, il fallut que l’artiste allât trouver les deux jeunes gentlemen aux idées si hautement raffinées, et leur fit force excuses, et leur donnât les plus solennelles assurances qu’il ne nourrissait pas le plus léger sentiment d’hostilité contre l’esclavage ! Et ce ne fut qu’après leur avoir montré les meilleures recommandations prouvant qu’il était bon démocrate qu’il put rentrer dans leurs bonnes grâces.

Partout intolérance, partout brutalité, partout arrogance intraitable à propos de l’institution sacrée ! Ces deux jeunes sots sont la personnification fidèle de la classe à laquelle ils appartenaient. Quand j’en serai rendu à vous faire apprécier ce que l’on appelle si faussement ici la « Chevalerie du Sud, » je vous citerai nombre de faits qui vous prouveront l’outrecuidance forcenée parfois de cette classe qu’on nous poétise ici comme la personnification de tout ce qui est noble et bien né !

Quoique la punition des crimes sur la personne fût excessivement rare surtout dans les cas de meurtre d’un noir, cela se voyait néanmoins quelquefois, de loin en loin, quand l’atrocité particulière de l’acte exigeait un exemple. J’ai trouvé un fait de punition infligé à deux blancs pour le meurtre d’un noir, et je vous le cite, pour la nouveauté du fait d’abord, et aussi parce qu’il peint parfaitement les sentiments de la société du Sud relativement aux esclaves.

Deux jeunes gens appartenant à une famille bien posée à Charleston, vont un jour à la chasse avec un nègre et plusieurs chiens. Après vingt-quatre heures de course, ayant tué peu de chose, et se trouvant encore bien loin des habitations, il leur fallait de toute nécessité donner à manger à leurs chiens. Mais leurs provisions étaient épuisées et le gibier faisait absolument défaut. Eh bien, chose affreuse et que j’ose à peine dire, ils conçurent l’horrible pensée de tuer leur nègre pour donner à manger à leurs chiens, et cette horrible pensée ils l’exécutèrent.

Le nègre fut donc tué et dépecé et les chiens le mangèrent !

Quelques indices révélèrent le crime. Ils furent arrêtés et avouèrent le fait, parfaitement persuadés qu’il était de toute impossibilité que la loi sévît contre des blancs en faveur d’un noir un peu trop tôt dépêché dans l’autre monde. Mais l’affaire faisait du bruit, même parmi les esclaves. Tuer un noir ne les révoltait plus, parce que la chose était d’occurrence presque journalière ; mais le tuer pour sauver à des chiens l’inconvénient de la faim, cela sortait un peu des habitudes reçues. Cette nouvelle phase de la marche de l’institution était trop imprévue pour que les esclaves eux-mêmes ne se demandassent pas un peu ce que cela voulait dire.

Une fois donc la justice fît son devoir et condamna les deux jeunes gens à mort.

Alors ce fut au tour de l’aristocratie à tomber dans l’émoi.

L’emprisonnement, l’amende même très élevée, on n’eût pas soulevé d’objection ; mais la mort pour le meurtre d’un noir, la chose ne pouvait entrer dans l’esprit de gens qui se passaient si souvent la fantaisie de les tuer soit lentement à coups de fouet, soit plus humainement avec une balle.

Le gouverneur Letcher fut donc assiégé de demandes en commutation de peine, mais il refusa. Il comprenait, lui, qu’après une aussi épouvantable atrocité, tuer un homme pour le dîner d’un chien, la société devait une amende honorable aux noirs. Le père de l’un des deux jeunes gens offrit de verser $100,000 dans les coffres de l’État si le gouverneur commuait la peine, mais celui-ci tint bon, et malgré de furieuses menaces de résistance de la part de la haute classe de Charleston, la sentence fut exécutée.

Eh bien que dites vous de cette chevalerie qui menace l’autorité de ses violences si elle fait son devoir ! Que dites-vous de ces respectables et paisibles citoyens qui parlent révolte parce que la loi parle justice, et surtout en expiation d’une atrocité diabolique ! Voilà ce qu’ont toujours été les planteurs : les plus arrogants des hommes si l’autorité ne se soumettait pas aveuglément à tous leurs caprices ; les plus forcenés révolutionnaires dès qu’on voulait imposer un frein quelconque à leur soif de domination et de patronage.

Vous voyez maintenant, Messieurs, ce que c’est que l’esclavage. Vous comprenez ce qu’est cette institution maudite qui, depuis sa législation jusqu’aux plus menus détails de sa pratique journalière, est un crime permanent contre Dieu et les hommes. Vous voyez quelles horreurs, quelles atrocités, quels maux de tout genre, quelles immoralités, quels outrages à la nature, quels malheurs et quels crimes lui sont dus ; et je mettrais volontiers au défi qui que ce soit d’indiquer un seul bien qui en découle. Je vous ferai voir prochainement que, même au point de vue de la prospérité matérielle d’un pays, l’esclavage est la malédiction de tous ceux où il existe ; mais avant de vous soumettre quelques comparaisons et quelques chiffres, laissez-moi vous citer les opinions que l’on entretenait au Sud sur l’institution. Quand vous aurez vu ce que l’on pensait dans cette société chevaleresque, ce que l’on osait dire et soutenir ouvertement, vous serez parfaitement édifiés sur l’importance que l’on doit attacher soit aux opinions, soit aux assertions de tous ceux qui ont assez peu de cœur, de moralité et de bon sens pour se faire les défenseurs du système.

Dans ma première lecture, je vous rappelais ce célèbre sermon du rév. M. Palmer, intitulé : « Que l’esclavage est un dépôt de Dieu, » et dans lequel il disait que la cause du Sud était celle de l’esclavage, de son extension et de sa perpétuation, et que cette cause était de plus celle de Dieu et de la religion ! » Une feuille qui s’est donnée la mission de tromper systématiquement notre public sur les affaires américaines, a cru pouvoir plaisanter de ce sermon et en parler comme d’un fait isolé qui ne tirait pas à conséquence. Voyez maintenant ce que disaient les confrères ou disciples de M. Palmer ; le rév. Nathan Lord, par exemple, du collège de Darmouth, N. H.

« L’esclavage est une institution de Dieu basée sur la religion naturelle. »

« L’esclavage est une institution positive de la religion révélée. »

« La possession d’esclaves ou le maintien du système de l’esclavage réglé par la loi civile en obéissance à la volonté divine et tel que le comprennent la religion naturelle et la religion révélée, n’ont rien qui soit contraire aux idées et aux préceptes émis dans l’évangile. »

Le révd. Samuel How, du New-Jersey, parlant de l’origine divine de l’esclavage, disait :

« L’objection qu’une nouvelle dispensation a aboli tout cela n’est pas fondée, puisque le Christ lui-même a, dans plusieurs occasions, consenti à s’associer des maîtres d’esclaves. L’apôtre Paul, dans ses communications avec eux, ne leur a jamais enjoint de libérer leurs esclaves. Abraham était propriétaire d’esclaves. Cela n’a pas empêché Dieu de faire un pacte avec lui… Jésus-Christ a peint le bonheur du ciel comme consistant à dormir dans le sein d’Abraham et j’espère dormir moi-même dans le sein de ce bon vieux maître d’esclaves… »[11]

Le Richmond Enquirer du 16 juin 1855, disait : « Nous ne devons pas nous contenter d’affirmer que le nègre est mieux traité et plus heureux que le travailleur libre ; nous ne devons pas non-plus nous reposer sur les garanties constitutionnelles, car de là découle la prétention, l’admission même que l’esclavage est blâmable et que, n’était la constitution, il devrait être aboli ; nous devons faire un pas de plus. Nous devons montrer que l’esclavage est une institution religieuse, morale et nationale ; une institution nécessaire à la société…

Voilà la seule ligne d’argumentation qui puisse permettre au Sud de maintenir ses doctrines de l’égalité des États et de l’extension de l’esclavage. »

Le même journal disait aussi :

« Deux formes sociales opposées et contradictoires ne peuvent exister longtemps parmi des hommes civilisés. Il faut que l’une cède et cesse d’exister, et que l’autre devienne universelle. Si la société libre est contre nature, immorale et anti-chrétienne, elle doit tomber et faire place à la société esclave, système social aussi vieux que le monde et aussi universel que l’homme. »[12]

Le même journal encore, le 20 août 1856, disait :

« Chaque école, chaque collège, dans le Sud, devrait enseigner que la société esclave est la condition naturelle, ordinaire, légitime et normale de toute société organisée. Toute doctrine qui ne va pas jusque là contient l’abolitionnisme en germe, car si telle n’est pas la condition légitime et normale d’une société, cette société ne peut durer, et il faut songer à l’abolir. On devrait aussi enseigner qu’aucune autre forme sociale n’est, généralement parlant, juste ou acceptable. »[13]

Le même journal disait, le 28 mai 1863 :

« Aux trois régimes de la devise républicaine, à la liberté, à l’égalité et à la fraternité, nous entendons expressément substituer l’esclavage, la subordination et le gouvernement. Il y a des races nées pour servir comme il y a des races créées pour gouverner. Notre confédération est un missionnaire envoyé de Dieu pour rétablir ces vérités chez les nations. »[14]

Dans une réunion du parti démocrate de Philadelphie, qui s’est tenu le 17 septembre 1856 sur la place de l’indépendance, le gouverneur Johnson, de la Géorgie, disait :

« Les résultats de l’institution montrent que c’est un sublime instrument de la Providence qui a pour but de préparer les plus magnifiques destinées à la démocratie de ce pays.[15]

Parlant de la lutte politique incessante entre le Nord et le Sud, le Dr. Smyth disait :

« Quelle en est la cause et quel en est le remède ? La cause c’est la doctrine athée de la déclaration d’indépendance (que tous les hommes sont nés égaux.) Tant que cette doctrine ne sera pas honnie, la paix est impossible. »[16]

Le Gouverneur McDuffie de la Caroline du Sud, disait de son côté, dans un message à la Législature de cet état :

« Si nous étudions les éléments dont les sociétés politiques sont composées, nous verrons que l’esclavage, sous une forme ou sous une autre, est une de leurs parties constituantes. Par la nature même des choses, il faut qu’il y ait une classe de personnes qui soient chargées des différents détails de l’ordre social, depuis le plus élevé jusqu’au plus infime. Là où ces fonctions sont confiées aux membres de la société politique, on introduit un élément dangereux dans le corps politique. L’esclavage domestique, au lieu d’être un mal, est donc la pierre angulaire de nos institutions républicaines. »[17]

Un ouvrage publié dans le Sud en 1855[18] exprimait les idées suivantes et sa lecture était fortement recommandée par tous les journaux du Sud comme résumant d’une manière admirable les idées que tout bon sudiste devait chérir et défendre.

« Faites du travailleur l’esclave d’un seul homme et non l’esclave de la société, et il ne s’en trouvera que mieux. La société libre a manqué son but, et il faut lui substituer une société qui ne soit pas libre. La société libre est un avortement monstrueux, et l’esclavage est la condition naturelle de toute société humaine. Elle ne peut être saine qu’à ce prix. La nature elle-même a fait esclave celui qui est faible d’esprit et de corps.

« Nos nègres sont beaucoup mieux, quant à leur condition physique, que les travailleurs libres, et leur condition morale est meilleure aussi. L’esclavage, soit des noirs, soit des blancs, est une chose juste et nécessaire. Les hommes ne sont pas nés avec des droits égaux. Il serait bien plus vrai de dire que quelques-uns sont nés avec des selles sur leur dos, pendant que d’autres sont nés tous bottés et éperonnés pour conduire ceux-là pour lesquels c’est un bien que d’être conduits. Ils ne peuvent se passer ni des rênes, ni du mors, ni de l’éperon.

« La vie et la liberté ne sont pas des droits inaliénables. Là-dessus la déclaration d’indépendance est exagérément fausse, et sophistique jusqu’au dévergondage. Est-ce que l’expérience de la liberté universelle n’a pas complètement failli ? Est-ce que les maux de la société libre ne sont pas intolérables ? Nous répétons donc que la politique et l’humanité s’opposent autant l’une que l’autre à ce que l’on étende les maux de la société libre à de nouveaux peuples ou aux générations futures…

« Jusqu’à ces derniers temps la défense de l’esclavage était très difficile, parce que ses apologistes n’allaient pas assez loin. Ils se bornaient à défendre l’esclavage du noir, abandonnant ainsi le principe de l’esclavage et avouant qu’appliqué aux blancs il était injuste. La ligne de défense est maintenant changée. Le Sud prétend que l’esclavage est juste, naturel et nécessaire et ne découle pas de la différence du teint. Les lois des États à esclaves justifient l’esclavage du blanc. Maintes et maintes fois nous avons demandé au Nord : L’expérience de la liberté n’a-t-elle pas failli ? Les maux de la société libre ne sont-ils pas intolérables ? Jamais de réponse. »

On admettra bien qu’avec des esprits aussi biscornus, ce serait perdre bien inutilement son temps et sa peine que d’essayer de leur glisser une idée juste !  ! Il fallait bien laisser dire.

Le Southside Democrat écrivait :

« Nous sommes rendus à détester tout ce qui peut se qualifier de libre depuis le nègre libre jusqu’à la fin du catalogue ; terre libre, travail libre, société libre, volonté libre, pensée libre, enfants libres, écoles libres, tout cela appartenant à la même lignée de détestables ismes.

« Mais la pire de toutes ces abominations est le système des écoles libres. Ce système, dans la nouvelle Angleterre, a été la cause, la source féconde des infidélités et des trahisons qui ont fait de ses villes autant de Sodomes et de Gomorrhes, et de tout le pays un repaire de fous furieux. Nous avons le système en abomination parce que les écoles sont libres. »

Voilà Messieurs, le style bon-bon de la chevalerie du Sud. Voilà comment ces gens qui vendaient leurs propres filles à la prostitution osaient parler de Sodome et de Gomorrhe !

Un autre journal du Sud disait :

« L’esclavage est l’état normal du travailleur, qu’il soit noir ou qu’il soit blanc. Le grand malheur de la société libre du Nord est d’être chargée d’une classe servile d’ouvriers et d’artisans, incapables de se gouverner eux-mêmes et qui n’en sont pas moins revêtus des attributs du citoyen. La relation de maître à esclave, dans la société, est aussi nécessaire que celle de père à enfant, et les États du Nord de cette république en viendront forcément à l’adopter. Leur théorie d’un gouvernement libre est une illusion. »

On n’en a pas moins vu ces gens incapables de se gouverner eux-mêmes se soumettre aux plus grands sacrifices pour venger la constitution, assurer la suprématie de la loi, affirmer le droit de la majorité de forcer la minorité d’accepter et de respecter les faits constitutionnellement acquis, et réélire à une immense majorité l’homme en qui se personnifiaient la nationalité, l’union et la constitution !

Voyez ce que disait le Muscogee Herald (Ala.)

« Société libre… Ce seul mot nous soulève le cœur ! Qu’est-ce sinon une agglomération d’ouvriers graisseux, de sales artisans, de fermiers au petit pied et de théoristes lunatiques ? Tous les États du Nord, et particulièrement ceux de la Nouvelle Angleterre, n’ont rien qui ressemble à une société bien élevée.

« La classe dominante est composée d’artisans qui veulent faire les élégants, de petits fermiers qui font eux-mêmes leur plus sale besogne, et qui ne sont pas même faits pour s’associer avec les domestiques d’un Monsieur du Sud ! Voilà votre société libre que les hordes du Nord cherchent à étendre dans les territoires ! ! »[19]

Vous voyez à quels excès de langage, à quelle démence de haine et de sottise en était arrivée la chevalerie. Les hordes du Nord voulaient introduire dans les territoires des travailleurs libres qui n’étaient pas même faits pour s’associer avec les domestiques d’un Monsieur du Sud ; c’etait là un crime inouï ! Mais les Monsieurs du Sud voulaient y introduire le travail esclave qui a fait du Sud un désert, qui a détruit la valeur de la propriété, qui eût amené avec lui le concubinage général, l’immoralité des enfants, l’oisiveté universelle des blancs et conséquemment les habitudes d’ivrognerie et de jeu, traînant à leur suite l’escroquerie et l’assassinat !  ! Et les Monsieurs du Sud, qui tous abhorraient la liberté, à l’exception de celle qui leur permettait de tout avilir et dégrader autour d’eux, trouvaient du dernier étrange que l’on osât leur disputer la possession de territoires auxquels ils avaient solennellement renoncé, et où leur seule présence constituait non-seulement un envahissement des droits du Nord, mais aussi la violation des droits les plus sacrés de l’humanité !

Voilà cette chevalerie qui a trouvé des sympathies parmi nous !

Le chancelier Harper, de la Caroline du Sud, dans une communication adressée au Southern litterary Messenger, disait :

« Feriez-vous du bien à un cheval, à un bœuf, en cultivant son intelligence et en lui inspirant des sentiments élevés ?

« Du moment que le travailleur à l’orgueil, les connaissances et les aspirations d’un homme libre, il cesse d’être propre à sa situation.

« Puisqu’il est un travail servile et sordide à exécuter, ne vaut-il pas mieux l’imposer à une classe de travailleurs sordides et serviles ? On a déversé de l’odieux sur notre législature parce qu’elle avait défendu de communiquer aux esclaves les éléments de l’instruction. Mais au fond, quel mal lui a-t-on fait par là ? Celui qui travaille de ses mains pendant le jour, ne peut dans ses moments de repos, lire pour son amusement ou l’amélioration de son esprit. »

Voyez cette odieuse et imbécile logique esclave ! On n’instruit pas un bœuf, donc il ne faut pas instruire un nègre ! Aux yeux d’un planteur, homme de loi pourtant et président d’une haute cour de justice, pas la plus légère différence entre un bœuf et un homme noir ! L’excentrique chancelier eût trouvé tout aussi naturel, tout aussi sensé de baptiser le bœuf que de montrer à lire au noir !

Ne peut on pas justement conclure de là, quand on considère la position morale et hiérarchique de l’homme, que le niveau de l’intelligence générale dans le Sud avait baissé par le fait de l’esclavage ?

Le professeur de bow, propriétaire et rédacteur de la revue qui portait son nom, publiée dans le Sud, et la seule revue de quelqu’importance qui y fût publiée, écrivait dès 1850 :

« Mais le progrès du monde marche toujours, et quoiqu’il soit lent dans quelques sections, comme par exemple la Nouvelle-Angleterre, il n’en avance pas moins toujours. Jusqu’ici le Sud a essayé de justifier l’esclavage du noir comme une exception à la règle générale, ou comme un mal qui devait faire le sujet de compromis entre le Nord et le Sud. Mais les lois de Dieu et de la nature sont immuables et l’homme ne peut les méconnaître.

Ainsi quoique l’esclavage du nègre soit plus évidemment juste que celui du blanc, néanmoins le principe de l’esclavage est juste en lui-même et ne dépend nullement de la différence du teint. »[20]

Vous voyez où ces gens allaient, au moins où ils visaient ! Vous voyez comment ils comprenaient le progrès ! Pour eux le progrès consistait à passer de l’esclavage du noir à celui du blanc ! Et, en effet, le principe une fois posé, il est parfaitement juste de dire que la différence de teint n’y fait rien ; il n’y a là que la conséquence logique d’un principe faux et infâme. Mais il est tout naturel que ceux qui vendaient habituellement leurs propres enfants trouvassent toute légitime et toute simple la vente des étrangers de même race qu’eux. D’ailleurs la chose a été proposée en toutes lettres.

L’hon. S. W. Downs, sénateur de la Louisiane, publiait en 1856 un discours soigneusement travaillé et mûri sur les avantages particuliers du travail esclave sur le travail libre. Parlant des travailleurs blancs du Sud, que l’esclavage dégradait tout autant que le nègre, et qui vivaient généralement dans la mendicité parce qu’ils ne pouvaient lutter avec le travail esclave qui n’était pas rétribué, il dit :

« Que l’on vende donc les chefs de ces familles ! Que notre Législature passe une loi portant que quiconque prendra ces pères et ces mères et en aura soin ainsi que de leurs familles, en santé comme en maladie, et qui les habillera, les nourrira, et les logera, aura droit à leur travail ; et que la Législature décrète en même temps que quiconque recevra ces parents et ces enfants et profitera de leur travail devra en prendre soin pendant toute leur vie. »

Vous voyez que voilà l’esclavage du blanc bien formellement proposé !

Voyons, tous ces extraits ne démontrent-ils pas une chose, savoir : que l’esclavage, sa perpétuation et son extension non pas seulement aux territoires libres, mais ce qui est bien plus atroce encore, à la race libre, était devenue l’idée fixe des hommes du Sud ? Est-il si étonnant que des gens qui osaient exprimer d’aussi odieux principes, osaient publier d’aussi infâmes projets, n’aient pas eu d’autre raison que le maintien de l’esclavage dans la lutte forcenée qu’ils ont inaugurée contre la constitution, la loi, les droits de l’humanité et le bon sens ? Est-il si étonnant que des gens qui ne comprenaient que l’esclavage, ne chérissaient que l’esclavage, ne vivaient que d’esclavage et ne juraient que par l’esclavage, aient allumé la plus grande révolte de l’histoire pour perpétuer le seul système que pussent concevoir des intelligences abruties par l’esclavage ?

Mais l’esclavage était tellement la seule question en jeu qu’en 1856 le Gouverneur Adams, de la Caroline du Sud, disait dans son message annuel à la Législature, « que pour maintenir sa position comme producteur de coton, le Sud ne pouvait faire autrement que de ré-inaugurer la traite des noirs ! que son abolition avait été un outrage aux droits du Sud, la destruction de ses plus importants intérêts, la violation de la constitution etc., etc. »

La convention de Vicksburg, en Mai 1859, se déclare à une forte majorité en faveur de la réouverture de la traite.

Dans la Géorgie, le comité exécutif d’une société d’agriculture offre un prix de $25 pour le meilleur échantillon d’Africain importé dans l’état. On va jusqu’à proposer dans le True Southern, journal du Mississippi, la fondation d’un prix pour le meilleur sermon qui serait prononcé en faveur du rétablissement de la traite !

Et malgré tant de déclarations furieuses, tant de menaces, tant d’injures à propos de l’institution sacrée, malgré tant de faits officiels, avérés, qui démontrent d’une manière si convaincante les vraies intentions du Sud, toute la chevalerie s’écrie, et ses adeptes répètent par tout le monde :

« Ah ! nous ne nous battons pas pour l’esclavage !  ! »

Et pourquoi donc pas, si c’est un présent du Ciel, une institution divine, un dépôt sacré qui vous est confié par Dieu lui-même pour le bonheur et le progrès de la race nègres et l’amélioration de la société ? Pourquoi pas si c’est la plus excellente et la plus philantropique des institutions ? À notre point de vue, vous êtes coupables de vous battre pour l’esclavage, ou au moins ineptes sinon coupables ; mais après vos déclarations, vous seriez coupables à votre propre point de vue si vous ne vous battiez pas !  !

Mais voyez cependant comme les principes finissent toujours par rester victorieux ; comme tout ce qui est juste et tout ce qui est vrai finit toujours par se dégager avec splendeur de l’obscurcissement momentané produit par les passions des hommes ! Voyez enfin comme ceux qui ont faussé les principes et la vérité sont toujours forcés tôt ou tard, et par la seule marche naturelle des événements, de reconnaître leur suprématie !

Voilà qu’aujourd’hui ceux-là même que le seul mot de liberté pour le nègre jetait dans un paroxisme nerveux ; ceux-là même qui ne craignaient pas, après des siècles de progrès, de crier sur tous les tons que la société servile était la seule condition normale de l’homme ; ceux-là même qui lançaient à la civilisation cette insulte, à Dieu ce blasphème, que l’esclavage était un présent du Ciel et un dépôt divin, voilà qu’aujourd’hui, poussés au pied du mur et n’ayant d’autre ressource que la force physique du noir comme rempart et son intelligence comme soldat, ils lui offrent la liberté comme la plus haute récompense qu’il lui soit donné d’obtenir !

Voilà, Messieurs, le fait dominant du moment ! Après deux siècles de hontes, d’immoralité, de mensonge et de législation infâme ; après avoir hurlé en pleine civilisation chrétienne les principes les plus monstrueux de la société payenne, il a fallu en venir à faire cette amende honorable au Noir et à la civilisation, aux principes et au bon sens, à l’éternelle justice et à l’éternelle vérité, d’offrir au Noir sa liberté comme récompense et comme compensation de ses services ! Voilà l’hommage éclatant que la société servile vient de rendre à la société libre !

Voilà comme la Providence finit toujours pur retrouver ceux qui la blasphèment ! Voilà comme le principe du bien finit toujours par dire au principe du mal : « Arrière, Satan, je ne te connais pas ! »

Eh bien, cet aveu final, éclatant de la société servile est devenu fait accompli. On vient, dans le Sud, d’offrir aux noirs leur liberté en échange de leurs services. D’une brute on avoue que l’on peut faire un soldat. Il y a trois ans on lançait les plus épouvantables injures à M. Lincoln parce qu’il armait les noirs ; aujourd’hui on parle d’en faire autant au Sud, malgré quelques inintelligentes protestations ! Car le fanatisme aveugle et la sottise furieuse subsistent encore dans quelques têtes plus obstinées, dans quelques cervelles plus encroûtées que le reste. Le Richmond Whig disait au premier abord, au sujet de la proposition d’armer les noirs :

« Mais cette proposition d’armer les noirs comporte un aveu terrible pour nous ! C’est la répudiation de l’opinion entretenue par le Sud tout entier, et par de larges portions des populations d’autres pays, que l’esclavage est une institution d’origine divine, instituée pour le plus grand bien de l’esclave ! Quoi ! nous allons dire au Noir que le plus grand bien qu’on puisse lui offrir est sa liberté ! Mais qu’avons-nous donc fait depuis que ce grand pays existe ? N’avons-nous été que des tyrans pour le noir ? Nous maintenons que c’est un acte de cruauté que de priver l’esclave des soins et de la garde de son maître ! S’il doit combattre, ce doit être pour conserver les bénédictions de tout genre que lui procure l’esclavage, et non pour gagner les misères que lui vaudra la société libre ! »

Voilà, Messieurs, un petit échantillon de logique esclave ! Voilà ce que l’esclavage peut faire des intelligences ! Voilà comment une institution maudite peut abrutir l’âme et obscurcir la raison, « cette lumière naturelle mise dans notre âme par l’illumination même de Dieu, » d’après les plus grands écrivains chrétiens.

Messieurs, ce passage honteux n’est qu’une dernière insulte au bon sens public et à la conscience humaine lancée par le génie du mal au moment où il se voit forcé de céder la place au génie du bien.

Au reste n’allez pas croire, Messieurs, que ce projet d’armer les noirs s’exécute en grand dans le Sud. Soyez sûrs, au contraire, qu’on ne s’exposera pas au danger de donner à l’esclave le moyen de se faire libre du coup. Armer l’esclave, c’est évidemment lui dire : tu es libre ! !

On ne fera pas cela.

On incorporera peut-être çà et là quelques nègres dans un régiment ou une compagnie, mais vous ne verrez pas dix régiments de noirs réunis, pas plus que vous ne verrez deux régiments de noirs laissés seuls à la garde d’une position importante. On sait trop bien qu’à chaque noir que l’on armera il faudra assigner trois hommes et un caporal pour le garder à vue et l’empêcher de passer à l’ennemi.

Permettez-moi, pour vous démontrer sous toutes ses faces l’inconcevable démoralisation intellectuelle causée dans le Sud par l’esclavage, de vous rappeler encore quelques-unes des objections de ses panégyristes contre les sociétés libres, et quelques uns de leurs arguments en faveur de l’esclavage.

« Quoi, nous disent-ils, « vous parlez des immoralités de l’esclavage !  ! Eh, voyez donc vos grandes villes ; vos Londres, vos Paris, vos New-York ! N’y voyez-vous pas le vice sous toutes ses formes : le jeu, l’ivrognerie, le vol, l’assassinat ? Et voyez donc vos villes manufacturières d’Angleterre et de France ? Que de misères et de détresse parmi ces familles affamées et ses enfants étiolés par le manque d’air et d’exercice ; déformés souvent par la répétition constante et machinale des mêmes mouvements ? »

D’abord, Messieurs, les misères et l’immoralité des populations dégradées des grandes villes rendent-elles meilleur en quoi que ce soit le sort du noir ? Deux maux peuvent-ils jamais faire un bien ? De ce qu’il y a des blancs pauvres et malheureux, en peut-on honnêtement déduire la légitimité de l’esclavage ? Mais le fait même que pour trouver un pendant à l’esclavage, il faut aller fouiller dans ce que nos grandes villes offrent de plus misérable et de plus dégradé, ne prouve-t-il pas que tel est l’état des esclaves ? On ne saurait le comparer à ce que nous avons de bon ; il faut forcément le comparer à ce que nous avons de pire ! !

Et puis, au moins, Messieurs, dans nos sociétés libres, nous ne nions pas, nous n’essayons pas de pallier avec des mensonges les maux de la classe pauvre. Ces maux nous les déplorons, et leur adoucissement forme le sujet constant des études du législateur ou de l’économiste. Dans nos sociétés libres nous gémissons sur les privations et les souffrances des ouvriers, sur la dégradation des populations pauvres des grandes villes, et il se dépense des sommes énormes pour les moraliser et les soulager ! Que voyez-vous chez les planteurs ? La dénégation entêtée des maux du système ; le refus obstiné, persistant, d’avouer le fait de ses effroyables immoralités ! Nous avouons le mal et nous en cherchons le remède : les planteurs nient les misères les plus poignantes, les plus épouvantables horreurs pour se débarrasser de l’obligation de les soulager ou de les faire disparaître !

Je ne puis pas croire à la sincérité d’un planteur qui nie l’amour maternel chez la négresse, qui nie la pudeur chez sa propre fille parce qu’elle a un peu de sang nègre dans les veines !

Je déplore la férocité du maître d’esclave qui fait mourir celui-ci sous le fouet ; qui punit avec cruauté la femme qui hésite à se livrer à lui. Et quand ces gens refusent d’admettre que ce soient là des horreurs et des crimes, je suis sûr d’être dans le vrai quand je me dis : « Ils sont pervers d’esprit et de cœur, ou frappés d’imbécillité. »

En un mot, voyez ce qui se fait dans les sociétés civilisées pour améliorer le sort des populations pauvres ou dégradées : la maison d’industrie, la crèche, le secours à domicile, l’assurance mutuelle, la mission, l’école du soir, etc., etc. Voyez-vous rien de cela chez les Planteurs ? Non, rien ! Loin de songer seulement à améliorer le sort du nègre, la marche uniforme de la législation prouvait que la seule idée dont on se préoccupât, c’était de rendre son joug de plus en plus écrasant et inamovible !

Tous nos économistes, tous nos philanthropes, tous nos clergés, tous les honnêtes gens enfin unissent leurs efforts pour faire cesser le concubinage dans nos populations ouvrières ; pour répandre parmi elles le goût des saintes jouissances de la famille, le plus puissant de tous les moyens de moralisation qui existent ! Que voyiez-vous chez les planteurs ? Leurs efforts étaient dirigés en sens exactement inverse ! Ce n’est pas la famille que l’on permet au nègre, c’est la production des enfants qu’on lui impose ! Selon la nature il a des enfants, mais selon le système il n’a que des petits ! L’esclavage, c’est cette infamie du concubinage organisé par la loi !

— Mais on permettait aux nègres de se marier !

— Et ce mariage-là même était un concubinage, c’est-à-dire une immoralité de plus, car le mariage temporaire n’est pas le mariage. Mieux eût valu ne pas les marier que de les marier pour leur arracher plus tard leurs femmes et leurs enfants ![21]

D’ailleurs une très grande proportion des noirs, sinon la majorité, avaient leurs femmes et leurs enfants sur d’autres plantations. Cette habitude avait ce bon côté qu’ils n’étaient pas exposés à voir leurs femmes et leurs enfants roués de coups sous leurs yeux, ce qui leur ôtait l’occasion d’intervenir, et les portait moins à l’insubordination ; mais aussi, n’ayant pas leurs femmes avec eux, se trouvant toujours entassés dans leurs huttes sans distinction de sexe, la plus révoltante promiscuité régnait sans obstacle et sans contrôle.

Et puis, chez nous, au moins, on soutient l’homme du culte dans ses efforts pour faire disparaître le concubinage ; chez les planteurs on ne lui permettait pas un mot là-dessus ! S’il prêchait aux noirs la soumission aveugle, tout allait bien ; mais s’il eût osé dire aux noirs que devant Dieu il n’y avait ni couleur ni race, ni maîtres ni esclaves, mais seulement des âmes émanant de lui et devant retourner à lui ; conséquemment des êtres égaux à ses yeux, vous auriez vu l’église saccagée et le prédicateur emplumé ! !

Non ! la logique des planteurs consistait uniquement à s’autoriser de nos misères pour justifier leurs immoralités !

Chez nous il existe des malheurs sociaux que nous déplorons ; chez eux pullulaient des crimes nationaux qu’ils maintenaient avec un entêtement brutal, et qu’ils voulaient étendre partout !

Nous avons autour de nous des blancs pauvres et malheureux, souvent dégradés. Quelle conclusion tirons-nous de ce fait ? Qu’il faut améliorer le sort de ces blancs et adoucir leurs souffrances ! Que faisaient les planteurs qui dégradaient systématiquement le noir ? Ils passaient annuellement des lois pour le dégrader davantage, et, des malheurs du blanc, tiraient cette philanthropique conclusion qu’ils n’étaient pas tenus de rendre le sort du noir meilleur ! Ils ne pouvaient même s’élever jusqu’à l’idée que nos malheurs ne justifiaient pas leurs crimes !

— Mais c’est une race inférieure ! N’admettrez-vous pas que le blanc est supérieur au noir ?

— Je l’admets, comme fait général ; mais voyez donc comme la logique esclave est toujours en défaut. Voyez donc comme il est impossible aux partisans de l’esclavage de raisonner juste ! La race noire est inférieure, dégradée. Eh bien ! est-ce une raison pour la dégrader davantage ? Le plus simple bon sens comme la plus commune compréhension des doctrines du christianisme n’exige-t-ils pas au contraire que l’on relève cette race dégradée ?

N’est-ce pas là une chose qui va de soi, que l’instinct seul du devoir suggère de suite et sans qu’il soit besoin de réflexion ? Eh bien ! la logique esclave a des allures particulières, des moyens à elle seule d’appliquer les principes ; et quand elle voit le christianisme d’un côté et le progrès social de l’autre conclure du fait de la dégradation d’une race qu’il faut la moraliser et l’éclairer, elle, la logique esclave, en conclut habilement qu’elle doit se faire la pourvoyeuse de Satan et dégrader et abrutir encore plus cette même race !  !

Elle semble avoir la lumière morale en aussi profonde horreur que le hibou la lumière du soleil.

Et, après tout cela, les panégyristes osent encore nous dire :

— Voyons ! l’esclavage n’était-il pas un moyen de convertir au Christianisme et de rendre meilleure cette race payenne ?

— Ah ! Vous êtes donc des instituteurs qui vous chargez philanthropiquement de former des élèves, d’améliorer une race ! Eh bien, montrez nous les résultats que vous avez obtenus ; exhibez vos élèves ! Voilà plus de deux cents ans d’enseignement, vous devez avoir produit quelque chose !

Eh bien ! qu’est-ce que ces Messieurs nous disent unaninement ?

« Taisez-vous ! Taisez-vous ! Prenez garde ! N’ayez pas le malheur de souffler un mot, un seul mot de liberté, d’affranchissement, à nos esclaves ! Vous n’avez aucune idée de leur ignorance, de leur dépravation, de leur abrutissement. À la moindre lueur d’espérance ils nous massacreraient !

« Nous sommes sur un volcan ! L’idée de sécurité est disparue d’au milieu de nous ! L’insurrection servile gronde partout ! sur toute la surface de cette terre du sud nos femmes se retirent le soir pleines de terreur quand elles songent aux épouvantables catastrophes dont elles-mêmes et leurs enfants peuvent être victimes avant le retour du soleil. Plus d’abolitionnisme ou nous périssons. »[22] Nous sommes entourés d’une classe d’êtres dangereux, de sauvages stupides et dégradés, qui feraient renaître les effroyables tragédies de St. Domingue, s’ils n’avaient pas la conviction que la moindre tentative d’insurrection serait pour eux la mort immédiate.[23] La haine pour les blancs est universelle parmi les esclaves. Nous nourrissons un ennemi dans notre propre sein, un ennemi disposé à nous massacrer à la première occasion. »[24]

Voilà, Messieurs les résultats de l’enseignement des planteurs, résultats avoués par eux-mêmes ![25] Après deux cents ans, on retrouve le noir tout aussi abruti qu’au premier jour ! Et comment en est-on arrivé là ? À coup de lois plus féroces ou plus barbares les unes que les autres ! Non-seulement on n’a pas même essayé de moraliser le noir et de l’éclairer, mais toute la législation comme toute l’histoire des États du Sud démontrent que la seule intention, le seul but des maîtres étaient de le tenir dans la plus grande ignorance et la plus grande dégradation possibles pour mieux assurer la perpétuation du système. Avec les étrangers on faisait de la plus haute philanthropie en paroles, on donnait l’air d’être rempli de la plus cordiale sympathie pour le noir ; on n’en parlait que sur le ton de l’affection et de l’intérêt ; mais quand on se retrouvait seul avec lui et débarrassé des importuns on ne songeait qu’à l’abrutir ! Hypocrisie au dehors ; cruauté, barbarie et compression inexorable au dedans ! !

Tous les témoignages concourent à établir que l’esclavage, dans les états de l’extrême Sud, était beaucoup moins dur il y a trente ans qu’il l’est devenu depuis.

Tous les nègres libres âgés de plus de soixante ans disent qu’ils étaient beaucoup moins maltraités que les esclaves d’aujourd’hui.

« Et le fait est, » dit un membre de la commission d’enquête de 1863, qu’ils ont l’air beaucoup plus intelligents que la plupart des noirs beaucoup plus jeunes qu’eux. »

Au reste l’enseignement des planteurs n’était pas très compliqué : le voici réduit à sa plus simple expression.

« Cuffey, Dinah, le bon Dieu vous a fait brutes ; il est bon que vous sachiez cela ! La race noire a été créée pour être l’esclave de la blanche car vous descendez d’un homme qui s’appelait Cham et qui a été maudit ! Tout ce que vous avez donc à faire c’est d’obéir aveuglement et de ne jamais penser ! Et en cas que l’idée ne vous en vienne, nous imposons l’amende à quiconque essaiera de vous montrer à lire, et par-dessus le marché nous le fouetterons ! En cas que vous n’ayez une âme, on vous baptisera, mais une fois cela fait vous serez traités toute votre vie exactement comme si vous n’en aviez pas ! On vous accouplera et on vous séparera à volonté. Vous n’aurez pas la moindre autorité sur vos enfants, car c’est au maître qu’ils appartiennent. Vous devez vous sentir bien heureux que l’on vous débarrasse ainsi des soins de la famille et que votre maître se charge de vos enfants !

« Vous, Cuffey, voilà une belle femme que votre maître vous enlèvera à volonté, et vous devrez le remercier de l’honneur qu’il vous fait !

Pour vous, Dinah, ne vous mêlez pas d’avoir de la chasteté ou de la pudeur, car ces idées ne sont pas faites pour le noir ! Vous avez sans doute la forme d’une femme, mais vous ne devez pas vous considérer comme telle et vous ne serez pas traitée comme telle. Tout ce que l’on vous demande, c’est de vous arranger de manière à donner un petit noir tous les ans ; quant au reste c’est votre affaire ![26] Quand on vous vendra, vous devrez dire que vous avez été bien traitée et que vous aimez votre maître.

« Pour vous, Nelly, je ne vous vendrai pas ; non parce que vous êtes ma fille, mais parce que vous êtes belle et blanche comme une femme de la Nouvelle-Angleterre, quoique fille d’une noire. Nelly, vous aurez l’honneur d’être ma concubine ! Ce serait un grand crime si vous étiez la fille d’une femme libre, mais fille d’une esclave, vous êtes ma chose avant d’être mon enfant. Ainsi pas de caprice ! Je le veux, ou le fouet ! »

Voilà, Messieurs, comment on s’y est pris, depuis deux cents ans, pour rendre les esclaves meilleurs ! Voilà comment on enseignait intelligemment le christianisme « à cette race payenne ! »

Et comme on pouvait s’y attendre, le résultat le plus clair de tout cela, la dernière conséquence de tout ce brillant professorat des planteurs, c’est que non seulement on a maintenu le Noir dans l’abrutissement et la dégradation, mais que la race blanche elle-même s’est démoralisée, avilie et dégradée à ce contact.

Mais ils osent dire encore :

« Pourquoi intervenez-vous dans l’ordre providentiel ? De quel droit vous mêlez-vous de ce que Dieu a permis ? N’est-ce pas lui qui a fait sortir les payens de l’Afrique pour qu’ils puissent mieux recevoir les lumières de l’évangile ? »

— Bien, Messieurs, vous étiez instituteurs il y a un instant, et l’on a vu quels splendides résultats vous avez obtenus ; et maintenant vous voilà en quelque sorte dispensateurs de l’ordre providentiel ! Voyons donc un peu comment vous le comprenez !

C’est la providence de Dieu, et non la barbarie des négriers, qui a créé la traite et ses horreurs ! C’est la providence de Dieu, et non la cupidité humaine, qui, pour donner mille nègres à l’Évangile, en donne aussi mille à la mort ; car il est parfaitement établi qu’une moitié au plus des nègres déportés d’Afrique arrive à destination ! C’est la providence de Dieu qui a retenu pendant plus de deux cents ans les nègres sous votre tutelle pour les évangéliser au moyen du concubinage et de la promiscuité ! Ah ! vous êtes de brillants connaisseurs des desseins de Dieu ! !

Messieurs, de même que la pratique de l’esclavage est, à tous les points de vue, ce qu’il y a de plus atroce au monde, de même la logique esclave est tout ce qu’il y a de plus absurde au monde ! Rien que de naturel d’ailleurs, car pour défendre le faux il faut nécessairement raisonner faux !

« C’est la providence qui a permis l’esclavage, donc vous ne devez pas abolir l’esclavage ; » nous crient les prophètes de l’esclavage ! « Vous intervenez par là dans l’ordre providentiel ! »

Messieurs, que tout ce qui existe en ce monde, — le bien comme le mal, le vrai comme le faux, la vertu et la bonté comme le vice et la méchanceté, — soit soumis à certaines lois supérieures, soit l’objet d’une dispensation providentielle, voilà ce qu’aucun homme en son bon sens ne peut nier. Que le mal existe dans le monde par la permission de celui qui a créé toutes choses, voilà qui est incontestable ; mais conclure de l’existence du mal à l’autorisation du mal, voilà qui n’est pas précisément logique ! Or, dire qu’il ne faut pas abolir l’esclavage parce que Dieu l’a permis, c’est dire qu’il ne faut pas réprimer nos mauvaises passions parce que Dieu les a mises en nous ; c’est conséquemment justifier tous les crimes !

C’est bien la Providence qui a déterminé certains faits généraux de l’existence de l’humanité, mais ce n’est pas la Providence qui décide du caractère moral de nos actions ni de nos pensées.

Si Dieu a permis au mal de coexister avec le bien, c’est pour qu’il y eût mérite et démérite, pour que le libre-arbitre donné à l’homme ne fût pas un vain mot ; pour qu’il y eût devoir de pratiquer le bien, obligation de combattre le mal. L’absence du mal, c’est le Ciel, ce n’est pas la terre. Mais, de ce qu’il existe ici bas, conclure que nous devons nous croiser les bras et éviter de le combattre parce que ce serait intervenir contre l’ordre voulu par Dieu, c’est tout simplement blasphémer son nom. S’il a permis le mal en ce monde, c’est pour que nous en prenions occasion de remplir un devoir moral en le combattant. C’est donc celui qui combat le mal qui comprend l’ordre providentiel, nullement celui qui lui laisse le champ libre ! Nous naissons ignorants : c’est bien là un des faits les plus frappants de l’ordre providentiel ; mais est-ce combattre l’ordre providentiel que d’instruire nos enfants ?

Nous avons des maladies, nous subissons la souffrance physique : voilà encore un des faits saillants de l’ordre providentiel, mais serait-ce comprendre l’ordre providentiel que de refuser la guérison ?

Eh bien ! de même que le mal moral est la maladie de l’âme, de même que le mal physique est la maladie du corps, de même l’esclavage est la plus grande maladie de l’humanité ; parce qu’il est la négation pratique du libre-arbitre, parce qu’il ravale l’homme au niveau de la brute ; parce qu’enfin il retranche l’homme de l’humanité.

L’ordre providentiel, c’est la liberté humaine au point de vue du devoir et du droit : l’esclavage est donc une violation de l’ordre providentiel. C’est donc vouloir le bien que de le combattre, et c’est évidemment soutenir la suprématie du mal que de le défendre et le perpétuer.

La logique esclave est donc absurde ! L’intelligence des prophètes de l’esclavage est donc aussi obscurcie que leur cœur est corrompu ! C’est en insultant Dieu qu’ils parlent au nom de Dieu !

Messieurs, quand quelqu’un veut parler au nom de Dieu, je lui demande au moins deux choses : ne pas défendre le crime et ne pas diviniser le fanatisme !

Or s’il était au monde une classe intolérante et fanatique, c’était celle des adeptes et des panégyristes de l’esclavage.

Mais, Messieurs, il est un fait plus remarquable, plus élevé, plus fécond surtout en conséquences funestes que la défense de l’esclavage par les intéressés, par les maîtres d’esclaves ; c’est celui de la défense de l’esclavage, jusqu’à ces derniers temps, par les Clergés de toutes les dénominations chrétiennes, dans les États-Unis, sans en excepter une seule !  !

J’avoue qu’en étudiant la question cette observation, dont personne ne saurait sérieusement contester l’exactitude, m’a grandement surpris. Je sais bien qu’il y avait certaines dissidences individuelles ; je sais que quelques prêtres ou ministres protestants avaient l’esclavage en horreur, mais prenez chaque Clergé comme ensemble, ils étaient partisans de l’esclavage, non pas peut-être comme institution morale, mais du moins comme système politique. Les Clergés du Sud, sans exception, s’exprimaient contre l’abolitionnisme avec le même emportement, la même exagération que les plus entêtés des planteurs ! Aux yeux de la loi divine qui proclame l’égalité des races humaines, aux yeux de la loi naturelle, aux yeux de la saine philosophie, aux yeux de l’enseignement chrétien, aux yeux de la raison et du plus simple bon-sens, l’abolitionnisme, en tant que principe abstrait, est nécessairement une vertu, puisqu’il a pour objet la disparition du plus grand de tous les abus qui peuvent se glisser dans l’ordre social. Eh bien ! tous les Clergés du Sud ne savaient que lancer anathèmes et imprécations contre tout ce qui pouvait avoir la plus légère tendance à promouvoir l’abolitionnisme !

Que l’on dise ce que l’on voudra, il faut bien admettre que tout le monde chrétien est abolitionniste. Les plus grands amis du Sud parmi nous, de fait, sont abolitionnistes. Combien y en a-t-il d’entre eux qui consentiraient à remettre à son maître un esclave qui serait venu chercher sa liberté sur notre sol ? Ce seul raisonnement montre combien est irréfléchi le support qu’ils donnent à la cause par excellence de l’esclavage.

Les Clergés chrétiens des États-Unis étaient donc tous partisans de l’esclavage. S’ils ne l’eussent pas été, ils eussent certainement trouvé moyen, malgré la brutale intolérance de la population du Sud relativement à l’institution, d’en combattre au moins les principales atrocités. Mais jamais, dans aucune église, on ne combattait les immoralités du système, comme par exemple la promiscuité dont il était une cause incessante et infaillible, le concubinage, qu’il autorisait et consacrait, la destruction de la famille, que la loi sanctionnait ! Jamais un mot sur ces abus ou ces crimes  ! !

Peu de prêtres catholiques, mais nombre de ministres protestants, avaient des esclaves, et ni les uns ni les autres n’ignoraient les faits affreux de promiscuité et de débauche précoce chez les jeunes gens que l’esclavage causait. Néanmoins tous se taisaient également !

— On n’eût pas permis à un prédicateur de flétrir ces abus, disent certaines personnes, avec plus de bon-vouloir que de discernement.

Messieurs, cela me parait être une assez gauche justification d’une mollesse passablement inusitée dans les autres pays chrétiens ! Depuis quand donc l’homme de la religion est-il tenu d’attendre le bon plaisir de son troupeau pour lui prêcher le devoir, et lui indiquer la bonne voie qu’il a quittée ?

J’admets même qu’il pût y avoir quelque danger, dans cette société pervertie et essentiellement démoralisée d’esprit, d’âme et de cœur, à faire inflexiblement son devoir ; mais Messieurs, quand il s’agit des obligations les plus impérieuses de la conscience, ce n’est pas aux Clergés qu’il appartient de montrer l’exemple de la mollesse ! Quand le mal domine, ils sont tenus de le combattre ; car s’ils ne remplissent pas leur mission qui est de le flétrir et de faire dominer le bien, mieux vaudrait, en quelque sorte, n’en pas avoir puisque leur mollesse est une cause de démoralisation de plus. Quand le mal sous toutes ses formes devient roi et maître dans un pays, il ne leur est pas permis d’abdiquer parce que la lutte semble être grave et désespérée, et il leur est encore bien moins permis d’imiter ceux qu’il est de leur devoir de prêcher et de ramener au bien et de faire cause commune avec eux.

La lutte contre le paganisme était bien autrement difficile, bien autrement dangereuse que n’eût jamais pu l’être une lutte suffisamment énergique contre l’esclavage, et cela n’a pas empêché le paganisme de succomber sous les coups des athlètes chrétiens ! Mais on ne faiblissait pas alors !

D’ailleurs il me paraît évident que si tous les Clergés chrétiens des États-Unis avaient, avec l’ensemble et la détermination nécessaires, attaqué et flétri les immoralités et les horreurs de l’esclavage, loin de courir au martyr ils auraient infailliblement préparé la victoire des principes du christianisme. Mais ils ont failli, donc ils ont abdiqué !  !

Si tous les Clergés des États-Unis s’étaient énergiquement unis dans une croisade contre l’esclavage et l’eussent flétri comme la plus immorale, la plus anti-sociale, la plus anti-chrétienne de toutes les institutions humaines, il aurait succombé depuis longtemps devant un pareil déploiement d’énergie ; mais au lieu de le flétrir on le prônait comme présent céleste !… Naturellement l’égoïsme en profitait et les planteurs rémunéraient libéralement un Clergé qui faisait si bien leurs affaires en donnant ainsi tête baissée dans une association d’idées coupable et immorale.

L’idée que j’exprime ici frappait bien les esprits d’élite qui avaient l’esclavage en horreur, mais une fois la fausse direction donnée, une fois la gangrène attachée au corps enseignant, rien que le baptême de la révolution et du sang ne pouvait le régénérer.

« Le temps viendra » disait le révérend Albert Barnes, de Philadelphie, « où, dans toutes les dénominations chrétiennes, on annoncera que le trafic des corps et des âmes des hommes, des femmes et des enfants est détruit à jamais ; mais pour arriver là que faut-il ?

« Que la voix de chaque dénomination s’élève avec énergie contre le système quoiqu’avec charité pour les individus ; que l’on en finisse avec l’habitude de ne pas oser dire franchement sa pensée ; avec ces tentatives affligeantes de le justifier ; avec ce désir inqualifiable de toujours tourner la question comme un écueil ; avec ces coupables efforts pour le couvrir toujours du bouclier de la religion, et la chose est faite. Il n’existe pas dans le pays d’opinion commune, il ne serait même pas possible d’en créer une, qui pût résister à la puissance d’une pareille croisade.

« Il n’existe pas de pouvoir, hors des églises, qui pût soutenir l’esclavage une heure s’il n’était pas soutenu par elles. »

Messieurs, je n’ai jamais rien lu de plus vrai que ce passage. Nul doute à cela : ce sont les représentans de l’idée chrétienne, ses interprètes légitimes qui, sur un point du globe, ont soutenu la négation de l’idée chrétienne ! L’esclavage avait pénétré jusqu’au sanctuaire et l’avait flétri !  ! Les représentants de celui qui avait été tenté dans le désert avaient fléchi !

Chargés d’évangéliser et de moraliser le monde, ils avaient oublié leur mission et encensé l’idole ! Si jamais encens fut offert à Baal, c’est celui brûlé sur les autels de l’esclavage par les Clergés du Sud !

Comme le génie du mal devait rire quand il voyait une presse chrétienne prôner comme présent du ciel et dépot divin une institution qui portait dans les replis de sa toge infâme le concubinage et la promiscuité ! Quelle victoire sur le véritable esprit de l’Évangile ! ! Quel gouffre entre cet enseignement et celui du Sermon sur la montagne ! !

Je ne prétends nullement que les Clergés dussent s’opposer au fait de l’esclavage, car ils devaient accepter les faits politiques et légaux existants, et dont la destruction ou l’amélioration tombaient dans le domaine des hommes politiques. Mais, quant aux immoralités de l’esclavage ils n’étaient pas excusables de fermer les yeux là-dessus. Ils l’étaient encore beaucoup moins de le soutenir comme système. Or toutes les grandes dénominations chrétiennes sans exception l’ont soutenu, et la grande majorité, dans chacun de leurs Clergés, y mettait tout autant d’emportement et de fanatisme que le reste de la population.

Aux premiers siècles du christianisme, l’Église était bien forcée d’accepter le fait de l’esclavage, mais toute sa doctrine le flétrissait, et on en était venu à exiger des payens qui se faisaient chrétiens la manumission de leurs esclaves. On a de nombreux exemples de centaines d’esclaves libérés par leurs maîtres nouvellement convertis au christianisme.

L’Église alors ne combattait pas l’esclavage comme fait politique, mais elle le flétrissait énergiquement comme institution immorale et anti-sociale. S’il est donc un fait qui semble être le plus inexplicable de ce siècle, c’est celui de tous les Clergés chrétiens des États-Unis se mettant en contradiction aussi palpable avec toute la doctrine du christianisme.

On dit à cela que les Clergés subissent les influences au milieu desquelles ils vivent.

C’est précisément là ce que je leur reproche, car ils ne doivent pas subir indifféremment les mauvaises influences comme les bonnes ; ils doivent exercer un certain discernement, ils doivent se roidir contre les immoralités publiques et flagrantes d’un système ! Et sur les questions de morale générale, religieuse ou sociale, le devoir d’un Clergé est non-seulement d’enseigner les hommes mais d’agir mieux qu’eux.

S’il est quelque chose d’incontestable, à mon avis, c’est que l’esclavage est à tous les points de vue la négation directe des deux grands principes que le christianisme a apportés dans le monde : lo l’égalité, devant Dieu, de tous les membres de la famille humaine ; 2o la charité, c’est-à-dire l’amour des autres substitué à l’amour de soi.

L’esclavage est la violation la plus absolue de ces deux principes fondamentaux de toute religion et de toute morale :

« Aimez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur et le prochain comme vous-même pour l’amour de Dieu :

« Traitez les hommes de la même manière que vous voudriez qu’ils vous traitassent. »

Eh bien ! est-ce que les différents Clergés des États-Unis pouvaient fermer les yeux sur les conséquences claires et palpables de ces préceptes divins, « qui sont à eux seuls la loi et les prophètes ? »

N’aurait-il pas été consolant de voir tous ces Clergés protester dans les chaires contre les abominations et les cruautés du système ?

Le maître qui faisait mourir son esclave sous le fouet le traitait-il comme son prochain ?

Le maître qui le mutilait pour le marquer et qui lui imprimait son nom avec un fer rouge sur divers endroits du corps le traitait-il comme son prochain ?

Le maître qui tenait un véritable haras de nègres, tous baptisés, et qui opérait systématiquement les mêmes croisements que dans les espèces animales, traitait-il les nègres comme son prochain ?

Le maître qui fouettait une femme esclave pour la forcer de prendre un homme dont elle ne voulait pas après s’être vu enlever un autre homme qu’elle aimait, la traitait-il comme son prochain ?

En un mot les planteurs, les maîtres d’esclaves regardaient-ils les nègres comme leur prochain selon l’Évangile ? Certainement non !

Quand aux Clergés des diverses dénominations chrétiennes, montraient-ils un meilleur exemple en soutenant l’esclavage ?

Comment le prêtre ou le ministre qui s’en faisaient les défenseurs pouvaient-ils oser adresser un auditoire d’esclaves par le mot si profondément chrétiens de « Mes frères ? » Une pareille apostrophe, adressée à des êtres humains systématiquement réduits au niveau de la brute, systématiquement traités comme les bœufs de la ferme, sur lesquels on exerçait les mêmes croisements que chez les espèces animales, n’était-elle pas une cruelle et effroyable moquerie ?

N’était-il pas un peu du devoir des Clergés de rappeler aux maîtres d’esclaves comme St. Grégoire de Nysse aux maîtres de son temps, « que les esclaves avaient les mêmes affections qu’eux, les mêmes joies et les mêmes chagrins ; les mêmes colères et les mêmes craintes ; que les maîtres étaient sujets aux mêmes infirmités et aux mêmes maladies que leurs esclaves ; sujets à la mort comme eux : respirant le même air, contemplant le même soleil, ayant les mêmes organes vitaux, se nourrissant des mêmes mets ; et qu’enfin après leur mort les maîtres devenaient poussière comme les esclaves ; allaient subir l’examen du même souverain juge, et entreraient dans le même paradis ou seraient précipités dans le même enfer ! »

Pourquoi donc cela se faisait-il si rarement qu’un M. Nelson, qui a vécu quarante ans au Sud, affirme qu’il n’a jamais entendu un seul sermon qui rappelât aux maîtres que devant Dieu il n’y avait ni maîtres ni esclaves, mais simplement des bons et des méchants ?

Il n’y aurait pourtant pas eu grand risque de causer une insurrection de noirs en rappelant aux maîtres que tous les hommes sont nés égaux, car les esclaves n’allaient jamais aux mêmes églises qu’eux, ou au moins n’y allaient pas aux mêmes heures. On ne leur permettait pas même, dans certains états, l’usage du trottoir dans les rues ! !

Tout en acceptant l’esclavage comme fait politique, les Clergés n’auraient-ils pas pu flétrir les obscénités infâmes des ventes publiques d’hommes et de femmes nus en présence de populaces brutales et avinées ?

N’auraient-ils pas pu s’élever avec un peu de force contre le crime permanent de la séparation des familles, cause constante et infaillible de concubinage et de promiscuité ?

Le Pape Saint-Grégoire le Grand rappelait aux fidèles de son temps « que l’esclave ne devait pas être séparé de sa femme et de ses enfants, même en cas de partage héréditaire ! »[27]

Voyez cette lettre du même Pape à Maximin, Évêque de Syracuse.[28]

« On m’apprend tant de mal commis dans cette province qu’en vérité je crois, (que Dieu détourne ce présage) que ses péchés la conduiront bientôt à la destruction. Le porteur des présentes est venu tout en larmes se plaindre de ce que, il y a quelques années, un homme que je ne connais pas, de l’église de Messine l’avait fait baptiser et forcé de se marier à une de ses esclaves, dont il avouait avoir des enfants, et qu’aujourd’hui, il avait violemment séparé cette femme de lui et qu’il l’avait vendue à un autre. Si cela est vrai, c’est, mon ami, un crime cruel et inouï. Aussi nous vous enjoignons de mettre toute l’activité que vous apportez aux choses religieuses pour faire une enquête approfondie sur ce grand forfait, (tantum nefas.) Et si ce qui m’a été dénoncé est vrai, non seulement vous aurez soin de faire réparer le mal, mais vous vous hâterez d’exiger une expiation qui puisse apaiser Dieu. Quand à l’évêque qui néglige de corriger et de punir des hommes qui commettent dans son diocèse de pareils actes, reprenez-le sévèrement, lui faisant entendre que si pareille plainte d’un de ses diocésains nous revient, ce n’est pas seulement contre le coupable, mais contre lui-même que je sévirai canoniquement. »

Or, ce grand forfait, de séparer les femmes de leurs maris, était de pratique journalière au Sud ! Il se vendait en moyenne de cinq à six cents esclaves par jour sur toute la surface des états serviles. Au moins un quart de ce nombre étaient des pères, des mères ou des enfants… et au moins un neuvième des époux séparés ! Donc cinquante ou soixante crimes énormes par jour sur ce seul détail de l’institution, sans parler de la barbarie des vendeurs et du désespoir des vendus ! Cinquante par jour de ces forfaits qui faisaient dire à un Pape du plus beau temps de l’Église qu’il sévirait canoniquement contre l’Évêque qui fermerait les yeux sur ce genre de crime ! !

Eh bien ! un homme qui a demeuré quarante ans au Sud, qui a été propriétaire d’esclaves et qui a fini par maudire l’institution et les affranchir, vient nous affirmer qu’il n’a jamais entendu dire un mot là-dessus ! !

À quelle conséquence ce fait nous conduit-il ? La voici en toutes lettres :

« La promiscuité, le concubinage, la destruction systématique de tous les liens et de toutes les obligations réciproques de la famille étaient soufferts chez quatre millions de noirs sans protestation publique dans les chaires des Églises ! ! Cela seul était déjà un très grand mal ; mais ce mal se centuplait encore quand les hommes du culte venaient parler de l’esclavage comme institution divine ! Messieurs, il faut qu’un système soit bien profondément démoralisateur pour fausser ainsi l’intelligence, obscurcir la raison et pervertir la droiture et la conscience chez des hommes auxquels la nature de leurs études, de leurs devoirs et de leur position devait inspirer de tout autres sentiments. Je dois dire néanmoins, car je serais fâché de vous laisser sous une fausse impression sur ce détail, que je n’ai vu nulle part l’idée de l’origine céleste du système soutenue par des prêtres catholiques, mais politiquement la majorité d’entre eux marchait corps et âme avec le Sud. Or, cela me paraît avoir été pour eux un tort grave, et pour leur section un malheur, car c’était une grande influence acquise à une mauvaise cause.

Nous avons sans doute le malheur de voir le concubinage exister dans tous les grands foyers de civilisation en Europe, mais on ne voit nulle part les Clergés catholique ou protestants fermer les yeux sur cette hideuse plaie sociale et religieuse. Au contraire, ce sont partout les hommes du culte qui la combattent, avec le plus de zèle, de dévouement, de persévérance et d’autorité.

Mais au Sud, comme je vous l’ai dit, les meilleures intelligences étaient faussées, obscurcies par l’esclavage, et la religion elle-même en était affaiblie et défigurée !

Je sais bien que l’on peut me citer une voix sur mille peut-être, dans le Sud, qui aura osé, quelque jour, exprimer quelques faibles regrets, quelques observations timides à propos du concubinage universel dans lequel les noirs étaient plongés ! J’ai lu quelques-unes de ces protestations contre de si grands maux, mais quelles précautions infinies, quelles réserves oratoires dans l’expression du regret !

L’orateur ou l’écrivain ose à peine insinuer qu’il y ait un abus à réformer ! Il espère humblement que l’on ne disconviendra pas qu’il y a un peu de mal — et il dit cela en tout bien tout honneur, et sans être le moins du monde l’ennemi de l’institution — mais les planteurs sont si humains, si bons, si religieux que ce mal pourrait peut-être se corriger !

Voilà comme on parlait des plus étranges abominations que le monde moderne ait vues !

Et ce sont des sermons ou des écrits de ce genre qui faisaient dire aux maîtres :

« Voilà un homme qui comprend qu’il faut subir les nécessités du système. Le monde ne peut être parfait. Toute institution a son mauvais côté. Il vaudrait mieux qu’il en fût autrement, mais ne voit-on pas aussi des choses affreuses dans les sociétés les plus civilisées ? Il faut toujours qu’il existe une certaine somme de mal dans toute société humaine. Il se produit ici sous une forme, ailleurs sous une autre, mais il faut qu’il existe. M. tel comprend bien cela ! »

Et voilà comme ces sermons à l’eau de rose convertissaient les planteurs et amélioraient le système. Après deux cents ans il était devenu plus cruel et plus immoral que jamais !

Mais pour une protestation doucereuse contre une si hideuse accumulation de forfaits de tout genre, combien de protestations furieuses contre l’abolitionnisme ! Que d’injures, que de rages ! Et c’est un fait remarquable que c’était la presse religieuse du Sud, catholique comme protestante, qui était la plus violente contre l’abolitionnisme !

Être abolitionniste, c’était être infidèle, démagogue, scélérat, impie, athée, bandit, suppôt de l’enfer ! C’était vouloir détruire toute société et toute religion ! !

Reconnaissez-vous, là, certains journalistes et certaines gens d’ici ? Reconnaissez-vous le pillage s’accrochant à la religion pour se faire accepter ?

Le révérend William Plumer, de Richmond, écrivait, en février 1856, à l’association chrétienne des jeunes gens de Cleveland :

« J’ai suivi avec vigilance le mouvement anti-esclavagiste depuis qu’il existe, et tout ce que j’en ai vu m’a confirmé dans l’idée qu’aux yeux du souverain juge de la terre, c’est la plus turbulente, la plus insensée, la plus impudente, la plus scélérate et la plus féroce de toutes les intrigues dont j’aie jamais ouï parler. »

Ainsi, c’était être insensé, scélérat et féroce que de désirer l’abolition des tortures physiques et morales de tout genre subies par les esclaves, ainsi que de toutes les immoralités du système ! !

Voici comment le révérend Leander Kerr préludait aux épouvantables massacres des citoyens du Kansas par les suppôts et les assassins du pouvoir esclave.

… « Allez-donc au Kansas en hommes, en patriotes et en chrétiens, et remplissez votre devoir envers vous-mêmes, envers votre pays et envers votre Dieu. Que parlez-vous de moyens légaux et honorables pour empêcher ces Abolitionnistes vagabonds et impies de la Nouvelle Angleterre de venir au milieu de vous ? Si un voleur de nuit brisait ma maison, est-ce que je ne le chasserais pas n’importe comment ? Ne parlez pas de moyens légaux et honorables contre des hommes qui foulent aux pieds toutes les lois divines et humaines, qui n’ont pas plus d’idée de l’honneur qu’un singe du mécanisme d’une locomotive ! Honte sur ce pitoyable sentimentalisme ! Parlez-moi d’une guerre honorable pour des hommes honorables, mais jamais pour des voleurs et des bandits comme le sont tous ces impies Abolitionnistes !  ! »

Le révd. John Bull, de Weston, Missouri, s’écriait.

« Je pourrais, sans la plus légère émotion, voir couper en morceaux un homme capable de défendre l’Abolitionnisme. »

Le 20 Juillet 1835, le bruit se répand à Charleston que des écrits abolitionnistes viennent d’arriver par la malle. De suite on convoque une assemblée publique. Le Clergé des différentes dénominations y assistait, donnant sa sanction au but de l’assemblée. Tous les papiers furent brûlés.

À une autre assemblée tenue à Clinton, dans une église, le 5 sept. 1835, il était résolu :

« Que c’était décidément l’opinion de l’assemblée que tout individu qui ferait circuler aucun écrit abolitionniste, était fortement digne, aux yeux de Dieu et des hommes, de la mort immédiate ! »[29]

« Le cri du Sud entier, » disait le Chronicle d’Augusta, Géorgie, « doit être la mort, la mort sur place, de tout abolitionniste, n’importe où on le trouve. »[30]

Le True American de la Nouvelle-Orléans écrivait :

« Nous pouvons assurer une fois pour toutes les Bostoniens qui ont adopté l’infâme projet d’abolir l’esclavage au Sud que dorénavant c’est le fouet qui attend leurs émissaires ! Qu’ils nous les envoient et nous leur feront bien vite expier le crime de se mêler de notre institution en les brûlant tout vifs. »[31]

« Les Rédacteurs abolitionnistes feront bien de ne pas donner cours à leurs opinions au Sud, ce serait la mort instantanée pour eux ! »[32]

En 1860, le Charleston Religious Telegraph écrivait :

« Nous allons donc être débarrassés pour toujours de cette sale et infâme peste de l’abolitionnisme à laquelle aucune doctrine impie ou athée ne saurait se comparer ! Dans l’abolitionnisme se résument tous les fanatismes et toutes les scélératesses ! Comment se fait-il que l’on n’ait pas encore songé à purger la terre de ces diaboliques bandits ? »

Voilà, Messieurs, comme l’on conservait avec sollicitude ce présent du ciel, ce dépôt divin qui s’appelait l’esclavage !  !

Je regrette d’avoir perdu deux extraits de journaux catholiques du Sud dénonçant aussi l’abolitionnisme dans des termes tout-à-fait dignes de la sainte cause de l’esclavage. Même exagératien d’expression, même fureur que chez le Religious Telegraph contre les ennemis de la violation systématique de toutes les lois divines et humaines.

Néanmoins je ne puis passer sous silence le fait qu’un prêtre a écrit au soutien du système un livre intitulé : « De l’esclavage dans les états confédérés, par un missionnaire. »

Or voici comment M. de Montalembert s’exprime à propos de cet ouvrage.

« Je répugne à reconnaître le caractère sacerdotal chez l’auteur de cet écrit.

« Si l’auteur de ce livre honteux était vraiment prêtre, et s’il lui avait suffi, comme il l’affirme, de vivre parmi les planteurs américains pendant vingt-quatre années pour arborer hautement l’utilité et la légitimité de l’esclavage des noirs, pour voir même dans leur servitude la seule barrière possible à leur libertinage, le fait seul d’une pareille perversion du sens moral et de la conscience sacerdotale constituerait le plus cruel argument contre le régime social et religieux des pays à esclaves. »

Et en effet Messieurs, s’il est quelque chose qui démontre que l’esclavage pervertit et corrompt tout ce qu’il touche, c’est incontestablement le fait d’un prêtre entreprenant la défense de l’esclavage, c’est-à-dire démoralisé par l’esclavage au point de se déclarer partisan d’un système qui n’engendre que des crimes et que sa foi réprouve !

Et pourtant, Messieurs, quand on y songe de sang froid, quel si grand crime y a-t-il donc d’être abolitionniste ? Tout le monde chrétien, tout le monde civilisé, n’est-il pas abolitionniste ? Il n’y a que chez les planteurs, chez ceux qui vivent du sang et des sueurs de l’esclave, que l’abolitionnisme est un crime ! Dans tout le reste du monde c’est une vertu ! !

Et veuillez remarquer que l’abolitionnisme, aux États-Unis, n’a jamais signifié révolution, insurrection, ou même excitation à la révolte parmi les noirs. Jamais cela n’est entré dans l’esprit d’un homme sérieux au Nord !

Ceux qui voulaient l’abolition de l’esclavage n’ont jamais songé qu’à son abolition régulière, légale, graduelle et obtenue au moyen du fonctionnement normal des institutions !

On ne demandait aux gens du Sud qu’un peu d’examen de la question ; un peu de raison et de sang-froid ; un peu de réflexion sur le dépérissement de l’agriculture et du commerce dans leur section, sur son état arriéré, sur la dépréciation de la propriété, sur la stagnation générale, sur l’endettement universel de toutes les classes, sur l’éloignement de l’émigration qui refusait obstinément de se porter au Sud parce qu’il lui eût fallu venir en contact avec l’esclavage ! Mais on venait partout se heurter à l’entêtement aveugle et à l’arrogance brutale !

C’était cet abolitionnisme sage, prévoyant, fondé sur les plus graves raisons d’économie politique et de prospérité nationale que l’on qualifiait au Sud d’infamie, de scélératesse, de brigandage, d’impiété, d’athéisme, de blasphème contre Dieu et la société ! !

Et la chose va de soi, puisque la prétention universelle, au Sud, était que l’esclavage était une institution céleste et divine ! !

Comment pouvait-on la dénoncer dans les chaires ? Comment ne se serait-on pas battu jusqu’à extinction pour la défendre, pour perpétuer ce dépôt confié par Dieu lui-même à la chevalerie ?

C’est cette rage-là même contre l’abolitionnisme qui prouve combien cette institution infâme et maudite avait corrompu la source de tous les nobles instincts de la nature humaine et perverti tous les sentiments, même le sentiment religieux, puisque les Clergés eux-mêmes se déclaraient ses défenseurs et oubliaient leur rôle au point de devenir politiquement et souvent personnellement ennemis de ceux qui, obéissant aux impulsions de la conscience et du devoir, combattaient un abus que les hommes du culte étaient tenus de flétrir en toute occasion ?

Le mot « abolitionniste » était devenu la plus grande flétrissure que l’on pût infliger à un homme public ; et pourtant je ne comprends guère comment les Clergés de toutes dénominations pouvaient avoir tant de honte d’être abolitionnistes avec Moyse, par exemple, le plus ancien et l’un des plus illustres abolitionnistes que le monde ait vus ; ce défenseur de sa race, ce libérateur de son peuple, qui tue de sa main un marchand d’esclaves et délivre d’un coup plus de deux millions d’esclaves du joug des Égyptiens !

Je comprends encore moins comment les Clergés pouvaient s’abstenir d’être abolitionnistes, — non pas abolitionnistes révolutionnaires, c’eût été le tort opposé, mais abolitionnistes constitutionnels et dans le sens du cours régulier et normal des institutions, — comment, dis-je, les Clergés pouvaient s’abstenir d’être abolitionnistes de cœur avec St. Paul, par exemple, la plus haute illustration, sans contredit, de l’abolitionnisme moderne, comme Moyse l’était de l’abolitionnisme ancien ! !

Écoutons-le un peu faire la leçon aux ennemis de l’abolitionnisme :

« Il n’y a plus maintenant de juif ni de gentil, ni d’esclave ni de libre,… mais vous n’êtes tous qu’un en Jésus-Christ, car toute la loi est renfermée dans ce seul précepte : Vous aimerez votre prochain comme vous-même. »[33]

… « Et vous, maîtres, témoignez de l’affection à vos serviteurs, ne les traitant point avec rudesse et menace ; sachant que vous avez les uns et les autres un maître commun dans le Ciel qui n’aura point d’égard à la condition des personnes. »[34]

« Revêtez-vous de l’homme nouveau :

« Où il n’y a différence ni de gentil ni de juif, ni de barbare ni de Scythe, ni d’esclave ni de libre, mais où Jésus-Christ est tout en tous. »[35]

« Vous, maîtres rendez à vos serviteurs ce que l’équité et la justice demandent de vous, sachant que vous avez aussi bien qu’eux un maître qui est dans le ciel. »[36]

« La loi c’est pas faite pour le juste, mais pour les méchants et les insoumis,…

« Les fornicateurs, les abominables, ceux qui volent des hommes libres pour en faire des esclaves. »[37]

Vous voyez, Messieurs, que les abolitionnistes ne sont pas en si mauvaise compagnie après tout.

Voyez maintenant ce que dit St. Jean Chrysostôme :

« Ne croyez pas que Dieu vous pardonnera une injustice faite à un esclave parce qu’il est esclave. Les lois de ce monde établissent des distinctions entre les hommes, parce qu’elles sont faites par des hommes, mais la loi de notre commun maître ne reconnaît pas ces distinctions et répand également les mêmes bénédictions sur tous… C’est l’insatiable avarice qui est l’origine de l’esclavage… Vous dites qu’Abraham avait des esclaves : Oui, mais il ne les traitait pas comme tels.[38]

« Dieu n’a pas voulu qu’un être raisonnable fait à son image exerçât la domination sur autre chose que des créatures privées de raison. L’homme ne doit pas dominer l’homme, mais seulement les animaux. »[39]

« Vous devez traiter vos esclaves comme vous-mêmes, car ils sont hommes comme vous-mêmes. »[40]

J’aurais pu vous citer encore un nombre considérable de textes qui vous auraient fait voir, comme les précédents, qu’il est difficile d’admettre que l’on soit un « diabolique bandit » par le seul fait que l’on veut abolir l’esclavage.

L’abominable, d’après St. Paul, est celui qui vole un homme et non celui qui réclame sa liberté :

Le scélérat, d’après St. Grégoire est celui qui sépare violemment une femme de son mari pour l’appât du lucre !

Le plus abominable trafic, à ses yeux, est celui du commerce des esclaves !

Le vol d’un homme, d’après le Pape Grégoire iii, est le plus grand des crimes :

Alexandre iii déclare en 1167 que « c’était un grand crime que de retenir un chrétien en servitude : »

À la fin du 15ème siècle, Pie ii excommunie les hommes impies qui tiennent en esclavage des hommes semblables à eux :

En 1557 Paul iii déclare « que c’est une invention du démon d’affirmer que les Indiens pouvaient être réduits en servitude. » Il flétrit la cupidité des Espagnols et décide que les Indiens, comme tous les autres peuples, même ceux qui ne sont pas baptisés, doivent jouir de leur liberté naturelle et de la propriété de leurs biens ; que personne n’a le droit de les troubler ni de les inquiéter dans ce qu’ils tiennent de la main libérale de Dieu. Tout ce qui serait fait dans un sens contraire est injuste et condamné par la loi divine et naturelle[41]

Le 22 avril 1639, Urbain viii défend de « priver les noirs de leur liberté, de les vendre, de les acheter, de les enlever à leur patrie, à leurs femmes et à leurs enfants, et de les dépouiller de leurs propriétés. »[42]

Le 20 décembre 1741, Benoit xiv adresse une bulle aux Évêques du Brésil et des autres provinces d’Amérique, d’où je tire les passages suivants :

« Nous avons appris qu’aujourd’hui encore, des hommes qui se disent chrétiens oublient les sentiments de charité répandus dans nos cœurs par le St.-Esprit à ce point de réduire en servitude les malheureux Indiens… Ils les vendent comme de vils troupeaux, les dépouillent de leurs biens, et l’inhumanité qu’ils déploient contre eux est la principale cause qui les détourne d’adopter la loi de Jésus-Christ en ne la leur faisant envisager qu’avec horreur…

« Toute contravention à ces règlements (ceux du roi de Portugal relatifs à la traite et au traitement des esclaves) sera, par le fait même, frappée d’une excommunication latæ sententiæ qui ne pourra être levée, sauf à l’article de la mort et après une satisfaction préalable, que par nous ou nos successeurs, afin qu’à l’avenir personne ne soit assez audacieux pour réduire les dits Indiens en esclavage, les acheter, les vendre, les échanger, les donner, les séparer de leurs femmes et de leurs enfants, les dépouiller de leurs biens, les changer de lieux ou de pays, les priver enfin de leur liberté… Nous vous enjoignons de punir d’excommunication tous les contrevenants rebelles… »

La bulle du Pape Grégoire xvi, du 3 Novembre 1839, confirme toutes ces dispositions et ces ordonnances et termine en défendant à tous, ecclésiastiques ou laïques, d’oser soutenir comme permis ce commerce des noirs, sous quelque prétexte ou couleur que ce soit, ou de prêcher ou enseigner, en public ou en particulier, quelque chose de contraire à cette bulle.

Eh bien ! Messieurs, d’après ces autorités, qui donc est coupable, qui donc est scélérat, qui donc est bandit, qui donc est impie, qui donc est suppôt de Satan, qui donc est maudit : le maître ou trafiquant d’esclaves ou l’abolitionniste ?

Comment se fait-il donc que toute la presse catholique des États-Unis, ait défendu la cause du Sud, qui n’était, par les déclarations mêmes de tous ses chefs, sans exception, que la cause de l’esclavage ? Toutes les déclarations sont dans ce sens, pas une déclaration au contraire. Pas une autre cause assignée au mouvement, n’importe ou ni par qui ! !

C’est l’esclavage, dit emphatiquement M. Stephens, Vice-Président des États Confédérés, « c’est l’esclavage qui est la pierre angulaire du nouvel édifice ! ! L’idée que l’esclavage du noir est illégitime et contraire à la loi naturelle est fondamentalement fausse ! ! Notre gouvernement est fondé sur cette grande vérité que le noir n’est pas l’égal du blanc ! ! »

Voilà la profession de foi du Sud ! Cette profession de foi est un soufflet donné en pleine civilisation chrétienne à toute la pratique du Christianisme ! C’est le démenti formel, obstiné, aveugle, donné à l’Évangile, à St. Paul, à tous les pères de l’Église, à toutes les ordonnances des Papes ! Comment s’expliquer, avec cela, que ce soit chez les catholiques aujourd’hui que la cause du Sud obtient le plus de sympathie ? On n’y a sans doute pas songé ; ou peut-être aussi s’est-on un peu laissé entraîner par une aversion entretenue avec soin dans nos maisons d’éducation contre les principes démocratiques, mais il n’en reste pas moins vrai que tout catholique qui donne raison au Sud donne du même coup le tort à St.-Paul.

Le Sud prétendait que l’esclavage du noir est légitime ; et l’Évangile répond à ce principe impie en disant :

Aimez votre prochain comme vous-même.

Le Sud encourageait la traite et voulait la ressusciter. Dans tous les cas il faisait la traite sur une immense échelle à l’intérieur des états serviles.

À cela St.-Paul dit :

La loi est faite pour les abominables, pour ceux qui volent des hommes libres pour en faire des esclaves.

Et qu’on ne s’appuie pas sur le fait que les noirs étaient vendus pour dire qu’ils n’étaient pas volés, car la vente même constituait le vol d’une âme au moins sinon d’un corps. Sur quelle base établira-t-on la valeur monétaire du principe immatériel qui existe en nous ? Ne voyez-vous pas, Messieurs, que tout est absurdité dans l’esclavage ; que tout est obscurantisme et démoralisation chez ceux qui le supportent ?

Le Sud maintenait que l’idée que l’esclavage du noir était illégitime était fondamentalement fausse :

L’Évangile, St. Paul et tous les pères de l’Église maintiennent qu’elle est fondamentalement vraie !

Et la majorité des catholiques, dans le monde, s’est rangée avec le Sud !  !

N’y a-t-il pas là quelque chose de très remarquable ?

Le Sud maintenait en principe et en fait le droit du maître de séparer les époux et de briser les liens de la famille.

St. Grégoire le Grand, Alexandre iii, Grégoire iii, Pie ii, Paul iii, Urbain viii, Benoit xiv et Grégoire xvi, parmi nombre d’autres Papes, déclarent au contraire que le vol d’un homme ou la séparation des époux sont de grands crimes.

Qui est dans le tort pour les catholiques ? Le Sud ou les Papes ?

Le Sud maintenait que le noir n’était supérieur que par la conformation physique au bœuf de la ferme, mais qu’au point de vue moral on pouvait le traiter comme le bœuf.

L’Église, et aussi le plus gros bon-sens, répondit que le noir est une créature faite à l’image de Dieu.

Néanmoins on baptisait les nègres tout en les traitant exactement comme les animaux de basse-cour ! Or si le nègre n’avait pas d’âme, c’était une impiété, et s’il en avait une, au point de vue de la pratique du système c’était un blasphème, il n’y a pas de milieu ; car pourquoi baptiser des êtres qui n’étaient pas libres de s’affranchir de l’abjecte promiscuité dans laquelle on les retenait.

Messieurs, toutes les sympathies irréfléchies accordées au Sud par les catholiques ne forment, aux yeux de la froide raison, qu’une des plus déplorables erreurs des temps modernes ; erreur momentanée sans doute et dont on se repentira vivement dès que l’on connaîtra le véritable état de la question et la vraie portée de ces sympathies relativement à l’idée chrétienne.

Avec une étude suffisante de la question, il n’est pas possible qu’une cause infâme puisse continuer d’obtenir des sympathies parmi nous. La cause du Sud est la cause de toutes les abominations qui peuvent affliger l’humanité. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Sud lui-même qui le déclare audacieusement à la face du monde civilisé ;

« L’esclavage est la pierre angulaire du nouvel édifice !  ! »

Que veut-on de plus pour déclarer cette cause impie et anti-chrétienne ; ennemie de toute religion bien comprise, de toute morale, de tout progrès, de toute civilisation ?

Messieurs, l’engouement qui s’est manifesté parmi nous pour la cause du Sud, cause de vice et d’opprobre, ne saurait durer ; et s’il existe quelques illustres, mais malheureux exemples, qui semblent lui donner un certain vernis, il est d’autres exemples illustres, et surtout on peut citer mille faits, mille raisons, mille décisions, qui la condamnent irrévocablement.

Si d’un côté nous avons vu l’évêque de Charleston, en avril 1861, inaugurer la rébellion du Sud par un te deum et une adresse de félicitation (plutôt qu’un sermon comme on l’a dit inexactement) à propos de la prise du fort Sumter, d’un autre côté nous avons vu, la même année, l’archevêque Hughes, de New-York, écrire de magnifiques lettres pour démontrer le manque total de raisons et d’excuses en faveur de cette même rébellion.

Si nous avons vu l’évêque de la Nouvelle-Orléans faire cause commune avec les rebelles, nous avons vu l’évêque de Cincinnati flétrir, dans une lettre pastorale, les actes odieux de despotisme et d’arbitraire commis par le gouvernement confédéré.

Si nous avons vu, dans la décade actuelle, le Clergé catholique du Sud faire cause commune avec l’esclavage, nous avons vu aussi, dans la dernière décade, le Clergé de France, réuni à la Rochelle en 1853, épouser hautement la cause de l’abolition de l’esclavage et remercier publiquement Dieu « du bienfait de la liberté accordée à tant d’hommes (dans les colonies françaises) qui, bien que d’une couleur différente, sont nos frères en Adam et en Jésus-Christ, et qui étaient retenus dans un dur esclavage pour la perte de leurs âmes. »

Cette déclaration montre, Messieurs, que la cause du Sud ne peut pas obtenir longtemps parmi nous les sympathies des catholiques, et que l’opinion reviendra sur ses pas là où elle s’est laissé surprendre par les protestations hypocrites et les mensonges intéressés de la sécession.

« Les hommes de mon âge, » dit M. de Mentalembert, « ont toujours rencontré sur leur chemin, une opinion faussement religieuse et aveuglément conservatrice. C’est elle qui a été, en 1821, pour la Turquie contre la Grèce ; en 1830, pour la Hollande contre la Belgique ; en 1831, pour la Russie contre la Pologne, et c’est la même opinion qui est aujourd’hui pour les esclavagistes du Sud contre les abolitionnistes du Nord. Les événements d’abord, puis les sympathies de la masse du Clergé et des catholiques éclairés ont infligé à cette tendance de cruels démentis et d’humiliantes rétractations sur la question orientale, la question belge et la question polonaise. Je suis convaincu qu’il en arrivera de même, un jour ou l’autre, pour la question américaine. »

Espérons, Messieurs, que ce retour de l’opinion publique à une plus exacte appréciation des causes et des tendances de la grande lutte américaine, retour prédit par les meilleurs esprits de notre temps, n’est pas éloigné. Quoique l’on dise et quoique l’on fasse, le méchant et l’impie, le tyran et l’abominable, l’ennemi de toute loi divine et de tout droit humain, c’est le maître d’esclaves et non l’ennemi de l’esclavage !

Et vous devez voir maintenant combien l’illustre John Jay et le Colonel George Mason connaissaient à fond le système et savaient profondément apprécier ses inévitables résultats futurs ; combien ils avaient l’intuition de son avenir et des malheurs qu’il devait un jour faire pleuvoir sur leur pays quand ils s’écriaient :

Le premier : Tant que l’Amérique n’émancipera pas ses esclaves, ses prières au Ciel seront impies ! !

Le second : L’esclavage attire tôt ou tard le jugement de dieu sur un pays !  !

  1. Cour. des États-Unis du 30 janvier 1860, cité par Auguste Carlier.
  2. Newbern Spectator du 2 décembre 1836, cité par Carlier.
  3. Auguste Carlier, p. 290.
  4. Inside view of slavery, 191.
  5. Discours de l’Hon : C. Summer.
  6. Idem.
  7. Idem.
  8. Idem.
  9. Inside view of slavery, page 201.
  10. Inside view of slavery page 201
  11. Suppressed book p. 65.
  12. Southern slavery, p. 289.
  13. Suppressed book, p. 235.
  14. Cité par M. de Montalembert, dans le Correspondant.
  15. Suppressed book, p. 32.
  16. Southern slavery, p. 130.
  17. Suppressed book, p. 26.
  18. Sociology for the South. George Fitzbugh.
  19. Suppressed book
  20. Suppressed book
  21. J’ai dit, dans ma troisième lecture, page 187, que chez les catholiques, on ne mariait pas les esclaves. Je me suis convaincu depuis que c’est là une erreur. Souvent les esclaves se mariaient devant le prêtre. Si on séparait les époux au bout de six mois, eh bien, c’était tout simplement un malheur. Et comme l’état ne tenait pas régître de ces mariages, une fois les époux séparés, rien ne les empêchait de se marier de nouveau à cent lieues plus loin.

    Je dois dire néanmoins que le prêtre informait les époux qu’ils se devaient fidélité jusqu’à la mort, et ne la bornait pas au fait d’inexorable nécessité qui, dans quelques sectes protestantes, était accepté comme raison suffisante d’un nouveau mariage. Cette « inexorable nécessité » était la séparation par la vente de l’un des conjoints, fait de force majeure, disait-on, puisque les esclaves n’étaient pas des agents libres.

    Mais on avait beau dire aux deux conjoints qu’ils se devaient fidélité jusqu’à la mort, quelle influence cette injonction pouvait-elle avoir sur eux une fois séparés et en présence de nouveaux prêtres qui devaient ignorer le fait d’un mariage antérieur ?

  22. Voir le message du Président Buchanan à l’ouverture de la session de 1860.
  23. Maysville Intelligencer
  24. Charleston Relegious Telegraph.
  25. Ce que nous venons de lire se disait avant la rébellion, et c’était alors que l’on exprimait vraiment ce que l’on pensait. Si on ne le pensait pas et que ce ne fût là qu’un moyen d’attaque contre l’abolitionnisme, on comprendrait ce genre de tactique de la part des journaux, mais on ne s’expliquerait pas aussi facilement l’emploi d’un aussi misérable moyen de donner le change à l’opinion publique dans un document de l’importance d’un message annuel au Congrès.

    Depuis 1860, beaucoup de panégyristes de l’institution se plaisent à dire : « Voyez-vous nos nègres ; en pleine guère civile, se sont-ils révoltés ? Cela ne prouve-t-il pas qu’ils étaient contents ? »

    D’abord il leur était assez difficile de songer à une insurrection dans un pays où tout le monde avait des armes excepté eux. Partout il restait des vieillards et des jeunes gens capables de manier le fusil. En second lieu plus du quart des noirs, au Sud, se sont réfugiés dans les lignes fédérales ; et une proportion assez notable sont morts de faim et de misère.

    Les nègres qui se réfugiaient au Nord étaient invariablement les plus intelligents et les plus robustes, conséquemment les seuls capables de songer à un coup de main.

    Et puis qu’est-ce que tout cela prouve en fin de compte ? Rien autre chose que l’infamie d’une race qui avait aussi cruellement traité une autre race si paisible et si inoffensive qu’elle ne songeait pas même à se venger quand elle aurait peut-être pu le croire possible. Au lieu de se venger elle allait chercher sa liberté au Nord !

    Voilà un des plus beaux faits de l’histoire de l’humanité. Mais on admettra bien que c’est de la race noire que ce trait fait l’éloge, nullement de la race blanche !

    Si depuis la sécession les blancs ont dormi plus tranquilles, (et rien ne le prouve, et beaucoup de lettres privées semblent prouver le contraire) cela démontrerait tout au plus que la race supérieure calomniait odieusement l’inférieure après l’avoir tenue sous l’arbitraire le plus épouvantable. Cela prouverait enfin que le blanc avait été pire et que le noir restait bien meilleur qu’on ne les représentait.

  26. On lit dans la déposition du général Saxton ;

    Question — Sous le système de l’esclavage, enseignait-on la chasteté aux femmes comme un devoir religieux ?

    Réponse. — Non Monsieur. On leur disait qu’elles devaient avoir un enfant par année. (History of Slavery, page 109.)

  27. A. Cochin. Abolition de l’esclavage. Deuxième volume, p. 416.
  28. Le même. Abolition de l’esclavage. Deuxième volume, p. 416 et 17.
  29. Greeley. American conflict. page 128.
  30. Idem.
  31. Greeley. Amer. conflict. 128.
  32. Missouri Argus.
  33. Épitre aux Galates.
  34. Épitre aux Éphésiens.
  35. Épitre aux Colossiens.
  36. Ép. aux Colossiens.
  37. 1ère Ép. à Thimothée.
  38. Hom : ad Ephes. 22.
  39. St Augustin, cité de Dieu.
  40. St Isidore de Peluze.
  41. A. Cochin. T. II. p. 485.
  42. Idem.