Amyot (p. 378-395).
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XXIV

Les Coureurs des bois.

Nous reviendrons maintenant à certains personnages de cette histoire, que depuis trop longtemps nous avons laissés dans l’oubli.

Si les Français étaient restés maîtres du champ de bataille et étaient parvenus, lors de l’assaut de l’hacienda par les Apaches, à rejeter leurs féroces ennemis dans le Rio-Gila, ils ne se dissimulaient pas que ce n’était pas seulement à leur courage qu’ils devaient ce triomphe inespéré ; la dernière charge exécutée par les Comanches, sous les ordres de la Tête-d’Aigle, avait seule décidé la victoire. Aussi, lorsque les ennemis eurent disparu, le comte de Lhorailles, avec une grandeur d’âme et une franchise peu communes, surtout chez un homme de son caractère, remercia chaudement les Comanches et fit aux chasseurs les plus magnifiques offres de services.

Ceux-ci reçurent modestement les compliments flatteurs du comte, et déclinèrent nettement toutes les propositions qu’il leur fit.

Ainsi que le lui dit Belhumeur, ils n’avaient eu d’autre mobile de leur conduite que celui de venir en aide à des compatriotes. Maintenant que tout était fini, que pour longtemps les Français se trouvaient à l’abri des attaques des sauvages, ils n’avaient plus qu’une chose à faire : prendre le plus tôt possible congé du comte et continuer leur voyage.

Monsieur de Lhorailles obtint cependant qu’ils passeraient encore deux jours à la colonie.

Doña Anita et son père avaient disparu d’une façon si mystérieuse que les Français, peu habitués aux ruses indiennes et ignorant complètement la manière de découvrir ou de suivre une piste dans le désert, étaient incapables de se mettre à la recherche des deux personnes qui avaient été enlevées.

Monsieur de Lhorailles avait intérieurement compté sur l’expérience de la Tête-d’Aigle et sur la sagacité de ses guerriers pour retrouver les traces de l’haciendero et de sa fille.

Il expliqua aux chasseurs, dans les plus grands détails, le service qu’il attendait de leur complaisance ; aussi ne crurent-ils pas devoir le refuser.

Le lendemain, au point du jour, la Tête-d’Aigle divisa son détachement en quatre troupes, commandées chacune par un guerrier renommé, et après avoir donné ses instructions à ses hommes, il les dispersa dans quatre directions différentes.

Les Comanches battirent l’estrade avec cette finesse et cette habileté que les Peaux-Rouges possèdent à un degré si éminent ; mais tout fut inutile.

Les quatre détachements revinrent les uns après les autres à l’hacienda sans avoir rien découvert. Bien qu’ils eussent fouillé le sol dans un rayon d’environ vingt lieues autour de la colonie ; bien que pas un buisson, pas un brin d’herbe eussent échappé à leur minutieuse investigation, la piste du père et de la fille fut introuvable ; nous en savons la raison : l’eau seule ne garde pas de traces ; don Sylva et doña Anita s’étaient laissé aller au courant du Rio-Gila.

— Vous le voyez, dit Belhumeur au comte, nous avons fait ce qu’il était humainement possible de faire pour ramener les deux personnes enlevées pendant le combat ; il est évident que les ravisseurs les ont embarquées sur le fleuve et conduites à une grande distance avant de descendre sur la rive. Qui sait maintenant où elles se trouvent ? les Peaux-Rouges vont vite, surtout lorsqu’ils fuient ; ils ont sur nous une immense avance, l’insuccès de nos efforts le prouve ; ce serait une folie que d’espérer les atteindre. Permettez-nous donc de nous éloigner ; peut-être pourrons-nous obtenir pendant notre voyage à travers la prairie des renseignements qui plus tard vous seront utiles.

— Je ne veux pas abuser plus longtemps de votre complaisance pour moi, répondit affectueusement le comte ; partez quand bon vous semblera, caballeros ; mais recevez l’expression de ma reconnaissance, et croyez que je serais heureux de vous la prouver autrement que par de stériles paroles. Du reste, moi-même je vais quitter la colonie ; peut-être nous rencontrerons-nous au désert.

Le lendemain, au lever du soleil, les chasseurs et les Comanches sortirent de l’hacienda et s’enfoncèrent dans la prairie.

Le soir, la Tête-d’Aigle fit établir le camp et allumer les feux pour la nuit.

Après le repas, au moment où chacun allait se livrer au sommeil, le sachem fit convoquer par le hachesto, ou crieur public, les chefs à se réunir au feu du conseil.

— Mes frères pâles prendront place auprès des chefs, dit la Tête-d’Aigle en s’adressant au Canadien et au Français.

Ceux-ci acceptèrent d’un geste de tête et furent s’accroupir devant le brasier parmi les chefs comanches, qui déjà attendaient, silencieux et recueillis, la communication de leur grand sachem.

Lorsque la Tête-d’Aigle eut pris place, il fit signe au porte-pipe.

Celui-ci entra dans le cercle, portant respectueusement à la main le calumet de médecine, dont le tuyau était frangé de plumes, garni d’une infinité de grelots, et dont le fourneau était fait d’une pierre blanche qui ne se trouve que dans les montagnes Rocheuses.

Le calumet était bourré et allumé.

Le porte-pipe, dès qu’il fut dans le cercle, inclina le fourneau du calumet dans la direction des quatre vents principaux, en murmurant à voix basse des paroles mystérieuses afin d’appeler sur le conseil la bienveillance du Wacondah, maître de la vie, et d’éloigner de l’esprit des chefs l’influence maligne du premier homme.

Puis, conservant dans la main le fourneau de la pipe, il présenta l’extrémité du tuyau à la Tête-d’Aigle en disant d’une voix haute et accentuée :

— Mon père est le premier sachem de la valeureuse nation des Comanches ; la sagesse repose en lui, bien que les neiges de l’âge n’aient pas encore glacé la pensée dans son cerveau. De même que tous les hommes, il est sujet à l’erreur ; que mon père réfléchisse avant de prendre la parole : les mots que soufflera sa poitrine à ses lèvres doivent être tels que des Comanches les puissent entendre.

— Mon fils a bien parlé, répondit le sachem. Il prit le tuyau et fuma silencieusement pendant quelques instants, puis il ôta l’extrémité du tuyau de sa bouche et le passa à son plus proche voisin.

La pipe fit ainsi le tour du cercle sans qu’aucun chef prononçât une parole.

Lorsque chacun eut fumé, que tout le tabac contenu dans la pipe fut brûlé, le porte-pipe secoua la cendre dans sa main gauche, et la jeta dans le brasier en s’écriant :

— Ici des chefs sont réunis en conseil ; leurs paroles sont sacrées. Wacondah a entendu notre prière, elle est exaucée. Malheur à celui qui oubliera que sa conscience doit être son seul guide !

Après avoir prononcé ces quelques mots avec une majesté suprême, le porte-pipe sortit du cercle en jetant un dernier regard sur les chefs accroupis autour de lui, et en murmurant d’une voix basse, mais parfaitement intelligible :

— Ainsi que les cendres que j’ai jetées dans le brasier ont disparu pour toujours, ainsi les paroles des chefs doivent être sacrées et ne jamais être rapportées hors du cercle du sachem. Que mes pères parlent, le conseil est commencé.

Le porte-pipe s’éloigna après cet avis, qui pouvait presque passer pour une mercuriale. Alors la Tête-d’Aigle se leva, jeta un regard circulaire aux guerriers rassemblés à ses côtés et prit la parole :

— Chefs et guerriers comanches, dit-il, bien des lunes se sont écoulées depuis que j’ai quitté les villages de ma nation, bien des lunes s’écouleront encore avant que le Wacondah tout-puissant me permette de m’asseoir au feu du conseil des grands sachems comanches. Le sang a toujours coulé rouge dans mes veines et mon cœur n’a jamais eu de peau pour mes frères. Les paroles que souffle ma poitrine arrivent à mes lèvres par la volonté du Grand-Esprit. Il sait combien j’ai conservé d’amour pour vous tous. La nation comanche est puissante, c’est la reine des prairies. Ses territoires de chasse couvrent toute la terre, qu’a-t-elle besoin de s’allier avec d’autres nations pour venger ses injures ? le coyote immonde se retire-t-il dans la tanière de l’orgueilleux jaguar ? le hibou fait-il ses œufs dans le nid de l’aigle ? pourquoi le Comanche marcherait-il sur le sentier de la guerre avec les chiens apaches ? les Apaches sont des femmes lâches et traîtres. Je remercie mes frères, non-seulement d’avoir rompu avec eux, mais encore de m’avoir aidé à les battre ; maintenant, mon cœur est triste, un brouillard couvre mon esprit parce qu’il faut que je me sépare de mes frères. Qu’ils agréent mes adieux ; que le Moqueur me plaigne, parce que loin de lui je marcherai dans l’ombre ; les rayons du soleil, si ardents qu’ils soient, ne parviendront pas à me réchauffer. J’ai dit. Ai-je bien parlé, hommes puissants ?

La Tête-d’Aigle se rassit au milieu d’un murmure de douleur et se voila la face avec un pan de sa robe de bison.

Il se fit un grand silence dans l’assemblée ; le Moqueur semblait interroger les autres chefs du regard ; enfin il se leva et prit la parole à son tour pour répondre au sachem.

— Le Moqueur est jeune, dit-il, sa tête est bonne, bien qu’elle ne possède pas encore la grande sagesse de celle de mon père. La Tête-d’Aigle est un sachem aimé du Wacondah ; pourquoi le maître de la vie a-t-il ramené le chef parmi les guerriers de sa nation ? Est-ce donc pour qu’il les quitte ainsi presque immédiatement ? Non ! le maître de la vie aime ses fils comanches ; il n’a pu vouloir cela ! Les guerriers ont besoin d’un chef sage et expérimenté pour les guider sur le sentier de la guerre et les instruire autour du feu du conseil ; la tête de mon père est grise, il instruira et guidera les guerriers ; le Moqueur ne peut le faire, il est trop jeune encore ; l’expérience lui manque. Où mon père ira, ses fils iront ; ce que mon père voudra, ses fils le voudront ; mais qu’il ne parle plus de les quitter ! Qu’il dissipe le nuage qui obscurcit ses esprits ; ses fils l’en supplient par la voix du Moqueur, cet enfant qu’il a élevé, qu’il a tant aimé jadis et dont il a fait un homme. J’ai dit. Voilà mon wampum ! Ai-je bien parlé, hommes puissants ?

Après avoir prononcé ces dernières paroles. Le chef jeta un collier de wampum aux pieds de la Tête-d’Aigle et se rassit.

— Que le grand sachem reste avec ses fils, s’écrièrent tous les guerriers en jetant à la fois leurs colliers de wampum auprès de celui du Moqueur.

La Tête-d’Aigle se redressa d’un air plein de noblesse ; il laissa tomber le pan de sa robe de bison, et s’adressant à l’assemblée attentive et anxieuse :

— J’ai entendu résonner à mon oreille le chant du walkon, l’oiseau chéri du Wacondah, dit-il ; sa voix harmonieuse est arrivée jusqu’à mon cœur et l’a fait tressaillir de joie. Mes fils sont bons, je les aime ; le Moqueur et dix guerriers qu’il choisira lui-même m’accompagneront, les autres retourneront aux grands villages de ma nation, afin d’annoncer aux sachems le retour de la Tête-d’Aigle parmi ses fils ; j’ai dit.

Le Moqueur demanda alors le grand calumet, qui lui fut immédiatement apporté par le porte-pipe, et les chefs fumèrent à la ronde sans échanger une parole.

Lorsque la dernière bouffée de fumée eut été dissipée dans l’air, le hachesto, auquel le Moqueur avait dit quelques mots à voix basse, proclama les noms des dix guerriers choisis pour accompagner le sachem.

Les chefs se levèrent, s’inclinèrent devant la Tête-d’Aigle, et remontant silencieusement à cheval, ils partirent au galop.

Pendant un assez long espace de temps, le Moqueur et la Tête-d’Aigle s’entretinrent à voix basse.

À la suite de leur conversation, le Moqueur et ses guerriers s’éloignèrent à leur tour.

La Tête-d’Aigle, Belhumeur et don Luis demeurèrent seuls.

Le Canadien regardait d’un œil distrait les Indiens s’éloigner ; lorsqu’ils eurent disparu, il se tourna vers le chef :

— Hum ! fit-il, nous voici enfin libres de nous expliquer, chef ; est-ce que l’heure n’est pas bientôt venue de parler franchement et de terminer nos affaires ? Depuis notre départ des habitations, nous nous sommes beaucoup occupés des autres et fort peu de nous ; il me semble ; ne serait-il donc pas temps de songer à nos affaires ?

— La Tête-d’Aigle n’oublie pas, il s’occupe de satisfaire ses frères pâles.

Belhumeur se mit à rire.

— Permettez, chef ; quant à moi, mes affaires sont bien simples : vous m’avez promis de m’accompagner, et me voilà. Je veux être l’ami d’un chien apache si j’en sais davantage. Louis, c’est différent, il est à la recherche d’un ami bien cher ; souvenez-vous que nous lui avons promis de l’aider à le retrouver.

— La Tête-d’Aigle, reprit le chef, a partagé son cœur entre ses deux frères pâles, ils en ont chacun la moitié. La route que nous devons faire est longue, elle doit durer plusieurs lunes ; nous traverserons le grand désert. Le Moqueur et ses guerriers sont allés tuer des bisons pour le voyage. Je conduis mes frères dans un endroit que j’ai découvert il y a quelques lunes déjà et qui n’est connu que de moi. Le Wacondah, lorsqu’il a créé l’homme, lui a donné la force, le courage et d’immenses territoires de chasse en lui disant : Sois libre et heureux. Il a donné aux visages pâles la sagesse et la science en leur apprenant à connaître la valeur des pierres brillantes et des cailloux jaunes ; les Peaux-Rouges et les visages pâles suivent chacun la route que le Grand-Esprit leur a tracée ; je conduis mes frères à un placer.

— À un placer ! s’écrièrent les deux hommes avec étonnement.

— Oui ; que ferait un sachem indien de ces richesses immenses dont il ne saurait pas se servir ? L’or est tout pour les visages pâles, que mes frères soient heureux, la Tête-d’Aigle leur en donnera plus qu’ils ne pourront jamais en prendre.

— Un instant, un instant, chef ; que diable voulez-vous que je fasse de votre or, moi ? je ne suis qu’un chasseur auquel son cheval et son rifle suffisent. À l’époque où je parcourais la prairie en compagnie du Cœur-Loyal, bien souvent nous avons trouvé de riches pépites d’or natif sous nos pas, et toujours nous les avons abandonnées avec mépris.

— Qu’avons-nous besoin d’or, nous autres ? appuya don Luis ; oublions au contraire ce placere, quelque riche qu’il soit ; ne révélons son existence à personne, assez de crimes se commettent journellement pour de l’or ; renoncez à ce projet, chef. Nous vous remercions de votre offre généreuse, mais il nous est impossible de l’accepter.

— Bien parlé ! s’écria joyeusement Belhumeur. Au diable l’or, dont nous n’avons que faire, et vivons comme de francs chasseurs que nous sommes ! Pardieu ! chef, je vous assure bien que si vous m’aviez dit à la Noria dans quel but vous désiriez que je vous accompagnasse, je vous aurais laissé partir seul.

La Tête-d’Aigle sourit.

— Je m’attendais à la réponse que me font mes frères, dit-il ; je suis heureux de voir que je ne me suis pas trompé. Oui, l’or leur est inutile, ils ont raison mais ce n’est pas un motif pour le mépriser : comme toutes les choses mises sur la terre par le Grand-Esprit, l’or est utile. Mes frères m’accompagneront au placer ; non pas, comme ils le supposent, pour prendre des pépites, mais seulement pour savoir où elles sont et pouvoir les retrouver au besoin. Le malheur arrive toujours sans être attendu, les plus favorisés du Grand-Esprit aujourd’hui, sont souvent ceux que demain il frappera le plus sévèrement. Eh bien, si l’or de ce placer ne peut rien pour le bonheur de mes frères, qui leur assure qu’il ne servira pas à un temps donné pour sauver un de leurs amis du désespoir ?

— C’est vrai, fit don Luis, touché de la justesse de ce raisonnement ; ce que vous dites est sage et mérite considération. Nous pouvons, nous, refuser de nous enrichir, mais nous ne devons pas mépriser des richesses qui peut-être un jour serviront à d’autres.

— Si c’est définitivement votre avis, je l’adopte ; d’ailleurs, maintenant que nous sommes en route, autant aller jusqu’au bout ; seulement, celui qui m’aurait dit que je serais un jour gambucino m’aurait bien étonné. Je vais, en attendant, tâcher de tuer un daim.

Sur ce, Belhumeur se leva, prit son fusil et s’éloigna en sifflant.

Le Moqueur fut deux jours absent ; vers le milieu de la troisième journée, il reparut ; six chevaux laissés dans la prairie étaient chargés de vivres, six autres portaient des outres pleines d’eau.

La Tête-d’Aigle fut satisfait de la façon, dont le chef s’était acquitté de sa mission ; mais comme le trajet que l’on avait à faire était long, qu’il fallait traverser le désert du del Norte presque dans toute sa longueur, il ordonna que chaque cavalier porterait à sa selle, auprès des alforjas, deux petites outres d’eau par surcroît de précaution.

Toutes les mesures étant bien prises, les chevaux et les cavaliers reposés, frais et dispos, le lendemain, au point du jour, la petite troupe se mit en marche dans la direction du désert.

Nous ne dirons rien du voyage, si ce n’est qu’il fut heureux et s’accomplit dans les meilleures conditions ; aucun incident ne vint en troubler la monotone tranquillité.

Les Comanches et leurs amis traversèrent le désert comme un tourbillon, avec cette vertigineuse rapidité dont eux seuls possèdent le secret, et qui les rend si redoutables lorsqu’ils envahissent les frontières mexicaines.

Arrivés dans les prairies de la Sierra de los Comanches, la Têt-d’Aigle ordonna au Moqueur et à ses guerriers de l’attendre dans un camp qu’il établit sur la lisière d’une forêt vierge, dans une vaste clairière, sur les bords d’un ruisseau perdu qui, après un cours de quelques lieues, va se jeter dans le Rio del Norte, et il s’éloigna avec ses deux compagnons.

Le sachem prévoyait tout : bien qu’il eût la plus entière confiance dans le Moqueur, il ne voulait cependant pas, par prudence, lui révéler le gisement du placere ; plus tard, il n’eut qu’à se féliciter d’avoir pris cette mesure.

Les chasseurs piquèrent droit vers les montagnes qui s’élevaient devant eux comme des murailles de granit infranchissables en apparence.

Mais plus ils approchaient, plus les pentes s’adoucissaient ; bientôt ils entrèrent dans une gorge étroite, à l’entrée de laquelle ils furent contraint d’abandonner leurs chevaux. C’est probablement à cette particularité, futile en apparence, que le placer devait de ne pas avoir été découvert encore par les Indiens : les Peaux-Rouges, dans aucune occasion, ne mettent pied à terre ; on peut, avec raison, dire d’eux ce que l’on dit des Gauchos des pampas de la bande orientale et de la Patagonie, qu’ils vivent à cheval.

Par un hasard singulier, pendant une de ses chasses, un daim, que la Tête-d’Aigle avait blessé, s’était engagé dans cette gorge pour y mourir ; le chef, lancé depuis déjà plusieurs heures à la poursuite de l’animal dont il désirait s’emparer, n’hésita pas à le suivre. Après avoir parcouru la gorge dans toute sa longueur, il était arrivé à un vallon, espèce d’entonnoir profondément encaissé entre des montagnes abruptes qui, excepté de ce côté, en rendaient l’accès non pas difficile, mais impossible. Là, il avait retrouvé le daim expirant sur un sable pailleté d’or et semé de pépites qui, aux rayons du soleil, brillaient comme des diamants.

En débouchant dans le vallon, les chasseurs ne purent réprimer un cri d’admiration et un tressaillement de joie nerveux.

Si fort que soit un homme, si solidement trempé qu’il soit, l’or possède une attraction irrésistible et lui cause une fascination puissante.

Belhumeur fut le premier qui reprit son sang-froid.

— Oh ! oh ! fit-il en essuyant la sueur qui coulait à flots sur son visage, il y a dans ce coin de terre bien des fortunes enfouies. Dieu veuille qu’elles y demeurent longtemps encore pour le bonheur des hommes !

— Qu’allons-nous faire ? demanda Louis, la poitrine haletante et les yeux étincelants.

La Tête-d’Aigle seul regardait ces richesses incalculables d’un œil indifférent.

— Hum ! reprit le Canadien, ceci est évidemment notre propriété, puisque le chef nous l’abandonne.

Le sachem fit un signe affirmatif.

— Voici ce que je propose, continua-t-il : nous n’avons pas besoin de cet or, qui, dans ce moment, nous serait plutôt nuisible qu’utile. Cependant, comme nul ne peut prévoir l’avenir, il faut nous en assurer la propriété ; couvrons ce sable de feuilles et de branches, de façon à ce que si le hasard conduit un chasseur sur le sommet d’une de ces montagnes, il ne voie pas briller l’or ; ensuite, avec des pierres que nous amoncellerons, nous boucherons l’entrée du vallon ; il ne faut pas que ce qui est arrivé à la Tête-d’Aigle puisse arriver à un autre. Qu’en pensez-vous ?

— À l’œuvre ! s’écria don Luis. J’ai hâte de ne plus voir scintiller devant mes yeux ce métal diabolique qui me donne le vertige.

— À l’œuvre, donc ! répondit Belhumeur.

Les trois hommes coupèrent alors des branches d’arbres et en formèrent un épais tapis sous lequel le sable aurifère et les pépites disparurent entièrement.

— Ne voulez-vous pas prendre un échantillon de ces pépites ? dit Belhumeur au comte ; peut-être serait-il utile d’en emporter quelques-unes.

— Ma foi, non, répondit celui-ci en haussant les épaules, je ne m’en soucie pas ; prenez-en, si vous voulez ; pour moi, je n’y toucherai pas du bout des doigts.

Le Canadien se mit à rire, ramassa deux ou trois pépites grosses comme des noix, et les mit dans son sac à balles.

— Sapristi ! fit-il, si je tue quelques Apaches avec cela, ils ne pourront pas se plaindre, j’espère.

Ils sortirent du vallon, dont ils bouchèrent l’entrée avec des quartiers de roc ; puis ils reprirent leurs chevaux et retournèrent au camp, après avoir fait aux arbres des entailles, afin de reconnaître plus tard l’endroit, si jamais les circonstances les amenaient de nouveau en ce lieu, ce que, nous devons le noter à leur louange, ils ne désiraient ni les uns ni les autres.

Le Moqueur attendait ses amis avec la plus grande impatience.

La prairie n’était pas tranquille. Le matin, les coureurs avaient aperçu une petite troupe de visages pâles traverser le del Norte et se diriger vers une colline au sommet de laquelle elle avait campé.

En ce moment, un nombreux détachement de guerre apache traversait à son tour la rivière au même endroit, en paraissant suivre une piste.

— Oh ! oh ! fit Belhumeur, il est évident que ces chiens poursuivent les blancs.

— Les laisserons-nous massacrer sous nos yeux ? s’écria Louis avec indignation.

— Ma foi non ! si cela dépend de nous, reprit le chasseur ; peut-être cette bonne action nous fera-t-elle pardonner par Dieu le mouvement de convoitise que nous avons éprouvé ; parlez, Tête-d’Aigle, que voulez-vous faire ?

— Sauver les visages pâles, répondit le chef.

Les ordres furent immédiatement donnés par le sachem et exécutés avec cette intelligence et cette promptitude qui caractérisent les guerriers d’élite sur le sentier de la guerre.

Les chevaux furent laissés sous la garde d’un Comanche, et le détachement se divisant en deux parties, s’avança avec précaution dans la prairie.

À part le Moqueur, la Tête-d’Aigle, Louis et Belhumeur qui avaient des rifles, tous les autre » étaient armés de lances et de flèches.

— À trompeur trompeur et demi, dit à voix basse le Canadien ; nous allons surprendre ceux qui se préparent à en surprendre d’autres.

En ce moment, deux coups de feu bientôt suivis d’autres se firent entendre, puis le cri de guerre des Apaches résonna avec force.

— Oh ! oh ! s’écria Belhumeur en s’élançant en avant, ils ne nous croient pas aussi près.

Tous se précipitèrent sur ses traces.

Cependant le combat avait pris des proportions horribles dans la caverne : don Sylva et les peones résistaient courageusement ; mais que pouvaient-ils faire contre la nuée d’ennemis qui les assaillait de toutes parts ?

Le Tigrero et l’Ours-Noir, enlacés comme deux serpents, cherchaient à se poignarder l’un l’autre.

Don Martial, lorsqu’il avait aperçu l’Indien, s’était rejeté si précipitamment en arrière qu’il avait franchi le corridor et était arrivé à la salle au milieu de laquelle se trouvait le gouffre dont nous avons parlé plus haut.

C’était sur le bord du gouffre que les deux hommes, l’œil étincelant, la poitrine oppressée, les lèvres serrées par la rage, redoublaient d’efforts.

Tout à coup plusieurs coups de feu retentirent, et le cri de guerre des Comanches éclata comme la foudre.

L’Ours-Noir lâcha don Martial, se releva d’un bond et s’élança sur doña Anita.

La jeune filles en proie à une terreur indicible, repoussa le sauvage par un effort suprême.

Celui-ci, déjà blessé par les pistolets du Tigrero, recula en chancelant, et arriva sur le bord du gouffre, où il perdit l’équilibre. Il se sentit tomber ; par un geste instinctif, il étendit les bras, s’accrocha à don Martial, qui se relevait à demi étourdi encore de la lutte qu’il avait soutenue, le fit chanceler à son tour, et tous deux roulèrent au fond du gouffre en poussant un cri horrible.

Doña Anita s’élança ; elle était perdue.

Soudain, elle se sentit enlevée par une main vigoureuse et rapidement entraînée en arrière. Elle s’évanouit.

Les Comanches étaient arrivés trop tard.

Des sept personnes qui composaient la petite troupe cinq avaient été tuées. Un peon gravement blessé et doña Anita survivaient seuls.

La jeune fille aviat été sauvée par Belhumeur.

Lorqu’elle r’ouvrit les yeux, elle sourit doucement, et d’une voix d’enfant, mélodieuse comme un chant d’oiseau, elle commença à chanter une seguedilla mexicaine.

Les chasseurs reculèrent avec un cri de douleur.

Doña Anita était folle !