Amyot (p. 395-412).
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XXV

El Ahuehuelt.

Le comte de Lhorailles était entré dans le grand désert del Norte, guidé par Cucharès.

Pendant les premiers jours, tout alla bien ; le temps était magnifique, les vivres abondants. Avec leur insouciance native, les Français oublièrent leurs appréhensions passées et firent des gorges chaudes des craintes que ne cessaient de manifester les peones mexicains, qui, mieux renseignés, ne cachaient pas la terreur que leur causait le séjour prolongé de la compagnie dans cette région redoutable.

Les Français possèdent une qualité singulière qui les a placés, peut-être à leur insu, à la tête de la civilisation et du progrès : c’est leur apparente insouciance, taxée de légèreté par l’envie, des peuples qui sont, malgré eux, contraints d’accepter leurs caprices comme des arrêts émanant d’un tribunal sans appel.

En effet, rien n’est plus injuste que ce reproche de légèreté que, sans cesse, à propos de tout, on nous jette à la tête. Comme tous les peuples civilisateurs qui gouvernent le progrès et le font marcher, les Français ont sans cesse les yeux tournés vers l’avenir, la tête penchée en avant, les oreilles ouvertes aux bruits qui viennent d’en haut ; pour eux, hier n’existe plus ; aujourd’hui n’est déjà rien ; demain est tout, parce que demain c’est l’avenir, c’est-à-dire la solution du grand problème civilisateur ; de là ces apparentes contradictions que nos détracteurs ou nos envieux se plaisent à trouver dans nos actions, qu’ils ne veulent pas se donner la peine d’étudier.

Ce que nous avançons ici est si rigoureusement vrai que, peuple essentiellement militaire et conquérant, notre armée n’a jamais été pour nous que l’avant-garde destinée à répandre à profusion les lumières qui font de nous la reine des nations, et nous ont placés dans une situation telle que le monde entier a constamment les yeux fixés sur nous afin de savoir de quelle façon il doit agir.

Les journées se passaient dans le désert à errer sans but à la recherche des Apaches, qui s’étaient faits définitivement invisibles. Parfois, de loin en loin, comme pour les narguer, ils apercevaient un cavalier indien qui venait caracoler à peu de distance de leurs lignes.

On sonnait le boute-selle, tout le monde montait à cheval, et on se lançait à la poursuite de ce cavalier fantastique, qui, après s’être laissé poursuivre assez longtemps, disparaissait tout à coup comme une vision.

Cette vie commençait cependant, par sa monotonie, à devenir insipide et insupportable. Ne voir que du sable, toujours du sable, pas un oiseau, pas une bête fauve ; des rochers grisâtres et pelés ; quelques grands Ahuehuelts, espèces de cèdres aux longues branches décharnées, couvertes d’une mousse grisâtre tombant en longs festons, n’avait rien de fort récréatif : l’ennui gagnait la compagnie.

La réverbération du soleil sur le sable causait des ophthalmies, l’eau décomposée par la chaleur n’était plus potable, les vivres se gâtaient, le scorbut commençait ses ravages parmi les soldats, que la nostalgie gagnait peu à peu.

Cet état de choses devenait intolérable ; il fallait aviser aux moyens d’en sortir le plus tôt possible.

Le comte réunit ses officiers en conseil.

Ce conseil se composait des lieutenants Diego Léon et Martin Leroux, du sergent Boileau, de Blas Vasquez et de Cucharès.

Ces cinq personnes, présidées par le comte de Lhorailles, prirent place sur des ballots, tandis qu’à peu de distance les soldats, couchés sur le sol, cherchaient à s’abriter à l’ombre de leurs chevaux, attachés au piquet.

Il était urgent de réunir le conseil, la compagnie se démoralisait rapidement ; il y avait de la révolte dans l’air, des plaintes étaient déjà proférées à haute voix. L’exécution de la Casa-Grande était complètement oubliée, et si l’on n’avisait pas promptement à porter remède au mal, nul ne savait quelles conséquences terribles amènerait ce mécontentement général.

— Messieurs, dit le comte de Lhorailles, je vous ai réunis afin d’aviser avec vous aux moyens de faire cesser l’abattement dans lequel depuis quelques jours est plongée la compagnie. Les circonstances sont si graves, que je vous serai reconnaissant de me donner franchement votre avis ; il s’agit du salut général, et, dans une semblable position, chacun a droit d’émettre son opinion, sans craindre de blesser l’amour-propre de qui que ce soit. Parlez, je vous écoute. À vous d’abord, sergent Boilaud ; comme le moins avancé en grade, vous devez prendre le premier la parole.

Le sergent Boilaud était un vieux soldat d’Afrique rompu à la discipline militaire, connaissant à fond son école du soldat, ce que dans l’armée on est convenu d’appeler un vrai troupier dans toute l’acception du terme ; mais nous devons avouer qu’il n’était pas du tout orateur.

À l’interpellation directe de son chef, il sourit, rougit comme une jeune fille, baissa la tête, ouvrit une bouche démesurée et demeura court.

Le comte de Lhorailles, s’apercevant de son embarras l’engagea avec bonté à parler. Enfin, à force d’efforts, le sergent parvint à prendre ma parole d’une voix enrouée et parfaitement indistincte :

— Dame ! capitaine, dit-il, je comprends que la situation n’a rien de fort gai ; mais à la guerre comme à la guerre ! On est troupier ou on ne l’est pas. Pour lors, mon avis est que vous devez faire comme vous l’entendrez, et que nous sommes ici pour vous obéir en tout, ainsi que c’est péremptoirement notre devoir, sans raisons subséquentes et oiseuses.

Les assistants ne purent s’empêcher de rire de la profession de foi du digne sergent, qui se tut tout honteux.

— À vous, capataz, dit le capitaine ; donnez-nous votre avis.

Blas Vasquez fixa ses yeux ardents sur le comte.

— Est-ce bien franchement que vous me le demandez, capitaine ? dit-il.

— Sans doute.

— Alors, écoutez tous, reprit-il d’une voix ferme et d’un accent convaincu. Mon avis est que nous sommes trahis ; qu’il nous est impossible de sortir de ce désert, où nous périrons tous en nous acharnant à la poursuite d’ennemis insaisissables qui nous ont fait tomber dans un piège dont nous ne parviendrons pas à nous débarrasser.

Ces paroles produisirent une grande impression sur les assistants, qui en comprirent toute la justesse.

Le capitaine secoua la tête d’un air rêveur.

— Don Blas, dit-il, vous portez là contre quelqu’un une accusation grave. Avez-vous consciencieusement pesé la portée de vos paroles ?

— Oui, répondit-il. Seulement…

— Songez que ce ne sont pas de vagues suppositions que nous puissions admettre ; les choses en sont venues à un tel point qu’il faut, pour que nous vous accordions la créance que sans doute vous méritez, que vous précisiez votre accusation, et que vous ne reculiez pas devant un nom, s’il est besoin de le prononcer.

— Je ne reculerai devant rien, señor conde ; je sais toute la responsabilité que j’assume sur moi ; aucune considération, quelle qu’elle soit, ne sera assez puissante pour me faire transiger avec ce que je regarde comme un devoir sacré.

— Parlez donc, au nom du ciel, et Dieu veuille que vos paroles ne me contraignent pas à infliger à l’un de nos compagnons un châtiment exemplaire.

Le capataz se recueillit un instant ; chacun attendait avec anxiété qu’il s’expliquât ; Cucharès surtout était en proie à une émotion qu’il ne parvenait que difficilement à dissimuler,

Blas Vasquez reprit enfin la parole, en dirigeant avec une étrange fixité son regard sur le comte de Lhorailles, qui malgré lui commençait enfin à comprendre qu’il était, lui et les siens, victime d’une odieuse trahison.

Señor conde, dit Blas Vasquez, nous autres Mexicains, nous avons une loi dont nous ne nous départons jamais, loi qui est, du reste, écrite dans le cœur de tous les honnêtes gens, c’est celle-ci : de même que le pilote est responsable du navire qu’il est chargé de conduire à bon port, de même le guide répond corps pour corps du salut des gens qu’il se charge de guider dans le désert. Ici, il n’y a pas de discussion possible ; de deux choses l’une : ou le guide est ignorant, ou il ne l’est pas ; s’il est ignorant, pourquoi, contre l’avis de tout le monde, nous a-t-il contraints à entrer dans le désert en assumant sur lui seul la responsabilité de notre voyage ? Pourquoi, s’il ne l’est pas, ne nous a-t-il pas fait traverser le désert ainsi qu’il s’y était engagé, au lieu de nous faire errer à l’aventure à la recherche d’un ennemi qui, il le sait aussi bien que nous, ne stationne pas dans le del Norte, qu’il traverse au contraire de toute la vitesse de son cheval, lorsqu’il est contraint de s’y engager. Sur le guide seul doit donc peser le blâme de tout ce qui nous arrive, parce que c’est lui qui, maître des événements, les a disposés à son gré.

Cucharès, de plus en plus troublé, ne savait plus quelle contenance tenir, son émotion était visible aux yeux de tous.

— Qu’avez-vous à répondre ? lui demanda le capitaine.

Dans les circonstances comme celle qui se présentait, l’homme attaqué n’a que deux moyens de se défendre : feindre l’indignation ou le mépris.

Cucharès choisit le mépris.

Rappelant toute son audace et son effronterie, il assura sa voix, haussa les épaules avec dédain et répondit d’une voix ironique :

— Je ne ferai pas au señor don Blas l’honneur de discuter ses paroles ; il y a certaines accusations qu’un honnête homme ne discute pas. J’ai dû me conformer aux ordres du capitaine, qui seul commande ici ; depuis que nous sommes dans le désert, nous avons perdu près de vingt hommes tués par les Indiens ou par la maladie ; peut-on logiquement me rendre responsable de ce malheur ? Ne suis-je pas comme vous tous exposé à périr dans le désert ? Est-il en mon pouvoir d’échapper au sort qui vous menacé ? Si le capitaine m’avait ordonné de traverser seulement le del Norte, depuis longtemps déjà nous en serions sortis ; il m’a dit qu’il voulait atteindre les Apaches, j’ai dû me conformer à sa volonté.

Ces raisons, toutes spécieuses qu’elles étaient, furent cependant acceptées pour bonnes par les officiers ; Cucharès respira ; mais il n’en avait pas fini encore avec le capataz.

— Bien, dit celui-ci ; à la rigueur, peut-être auriez-vous droit de parler ainsi, et ajouterais-je foi à vos paroles, si je n’avais pas contre vous d’autres faits plus graves à articuler.

Le lepero haussa les épaules.

— Je sais, et je puis en donner la preuve, que par vos discours et vos insinuations vous semez la rébellion parmi les peones et les cavaliers de la compagnie. Ce matin avant le réveil, croyant n’être vu de personne, vous vous êtes levé, et avec votre poignard vous avez percé dix outres d’eau sur les quinze qui nous restent ; le bruit que, sans le vouloir, j’ai fait en accourant vers vous, vous a seul empêché de consommer entièrement votre crime. À l’instant où le capitaine nous a donné l’ordre de nous réunir, je me préparais à l’avertir de ce que vous aviez fait. Qu’avez-vous à répondre à cela ? Défendez-vous, si cela vous est possible.

Tous les yeux se portèrent sur le lepero : il était livide ; ses yeux injectés de sang étaient hagards ; avant qu’il fût possible de deviner son intention, il saisit vivement un pistolet et le déchargea à bout portant dans la poitrine du capataz, qui tomba sans proférer un seul mot ; puis, d’un bond de tigre, il s’élança sur un cheval et partit à fond de train.

Il y eut alors un tumulte inexprimable ; chacun s’élança à la poursuite du lepero.

— Sus ! sus ! au meurtrier ! au meurtrier ! s’écriait le capitaine en excitant du geste et de la voix ses hommes à s’emparer du misérable.

Les Français, rendus furieux par cette poursuite, commencèrent à tirer sur lui comme sur une bête fauve ; pendant longtemps on le vit faisant galopper son cheval dans toutes les directions, et cherchant vainement à sortir du cercle dans lequel les cavaliers étaient parvenus à l’enserrer ; enfin il chancela sur sa selle, tâcha de se retenir à la crinière de son cheval et roula sur le sable comme une masse en poussant un dernier cri de rage.

Il était mort !

Cet événemeni causa une émotion extrême aux soldats ; dès ce moment, ils sentirent qu’ils étaient trahis et commencèrent à voir leur position telle qu’elle était réellement, c’est-à-dire désespérée.

Vainement le capitaine chercha à leur rendre un peu de courage, ils ne voulurent rien entendre et se livrèrent à ce désespoir qui désorganise et paralyse tout.

Le comte donna l’ordre du départ : on se mit en marche.

Mais où aller ? dans quelle direction se tourner ? nulle trace n’était visible. Cependant on marcha, plutôt afin de changer de place que dans l’espoir de sortir du sépulcre de sable dans lequel on se croyait enseveli à jamais.

Huit jours s’écoulèrent, huit siècles, pendant lesquels les aventuriers endurèrent les plus horribles tortures de la faim et de la soif.

La compagnie n’existait plus ; il n’y avait plus ni chefs ni soldats : c’était une légion de fantômes hideux, un troupeau de bêtes féroces, prêtes à s’entre-dévorer à la première occasion.

On en avait été réduit à fendre les oreilles des chevaux et des mules, afin de boire le sang.

Errants tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, trompés par le mirage, affolés par les rayons incandescents du soleil, ils étaient en proie à un désespoir hideux ; les uns riaient d’un air hébété, ceux-là étaient les plus heureux, ils ne sentaient pas leur mal, ils étaient fous ; les autres brandissaient leurs armes avec rage, proféraient des menaces et des blasphèmes en élevant le poing vers le ciel, qui, comme une immense plaque de tôle rougie, semblait le dôme implacable de leur tombe de sable ; quelques-uns rendus furieux par la douleur, se faisaient sauter la cervelle en narguant leurs compagnons trop faibles pour suivre leur exemple.

Le Français est peut-être le peuple le plus brave qui existe ; mais, par contre, le plus facile à démoraliser. Si son élan est irrésistible quand il marche en avant, il en est de même quand il recule ; rien ne l’arrête plus, ni les raisonnements, ni les moyens coercitifs : extrême en tout, le Français est plus qu’un homme, ou moins qu’un enfant !

Le comte de Lhorailles assistait, morne et sombre, à la ruine de toutes ses espérances. Toujours le premier à marcher, le dernier à se reposer, ne mangeant une bouchée que lorsqu’il était certain que tous ses compagnons avaient eu leur part, il veillait avec une tendresse et une sollicitude sans égales sur ses pauvres soldats, qui, chose étrange, au fond de l’abîme où ils étaient plongés, ne songeaient pas à lui adresser un reproche.

Des peones de Blas Vasquez, la plupart étaient morts, le reste avait cherché son salut dans la fuite, c’est-à-dire qu’ils avaient été, un peu plus loin, trouver une tombe ignorée ; tous ceux qui demeuraient fidèles au capitaine étaient des Européens, Français pour la plupart, de braves Dauph’yeers, ignorant complètement la façon de combattre et de vaincre l’ennemi implacable contre lequel ils luttaient, le désert !

De deux cent quarante-cinq hommes dont se composait la compagnie à son entrée dans le del Norte, cent trente-trois survivaient encore, en admettant que ces spectres hâves et décharnés fussent des hommes.

La douleur la plus atroce que puisse souffrir un homme dans le désert, c’est l’affreuse maladie nommée calentura par les Mexicains.

La calentura !

Cette folie temporaire qui vous fait voir, pendant ses accès intermittents, les mets les plus délicats et les plus délicieux, les eaux les plus limpides, les vins les plus choisis, qui vous rassasie, vous énerve, et lorsqu’elle vous quitte vous laisse plus abattu, plus brisé qu’auparavant, car vous conservez le souvenir de tout ce que vous avez possédé en rêve.

Un jour enfin, les malheureux, accablés de misères et de tortures de toutes sortes, refusèrent d’aller plus loin, résolus de mourir où le hasard les avait conduits. Ils se couchèrent sur le sable brûlant, à l’ombre de quelques Ahuehuelts, avec la ferme volonté d’y demeurer immobiles, jusqu’à ce que la mort, que depuis si longtemps ils appelaient à grands cris, vint enfin les délivrer de leurs maux.

Le soleil se coucha dans un nuage de pourpre et d’or, au bruit des malédictions et des imprécations de ces misérables, qui, n’attendant plus rien, n’espérant plus rien, n’avaient plus conservé que l’instinct cruel de la bête féroce.

Cependant la nuit succéda au jour, peu à peu le calme remplaça le désordre. Le sommeil, ce grand consolateur, appesantit les lourdes paupières des malheureux, qui, s’ils ne dormirent pas, tombèrent cependant dans une somnolence qui fit, pour quelques instants du moins, trève à leurs affreuses tortures.

Tout à coup, vers le milieu de la nuit, un bruit formidable les réveilla en sursaut, un tourbillon brûlant passa sur eux, le tonnerre éclata avec fracas.

Le ciel était noir comme de l’encre, pas une étoile, pas un rayon de lune, rien que d’épaisses ténèbres qui ne permettaient même pas de distinguer les objets les plus rapprochés.

Les pauvres diables se redressèrent avec épouvante ; ils se traînèrent comme ils purent auprès les uns des autres, se serrant comme des agneaux surpris par l’orage, voulant, par cet égoïsme inné chez l’homme, mourir tous ensemble.

— Temporal ! temporal, s’écrièrent toutes les voix avec un accent de terreur impossible à rendre.

C’était en effet le temporal, cet épouvantable fléau, qui déchaînait toutes ses fureurs et passait sur le désert pour en changer la surface.

Le vent mugissait avec une force inouïe, soulevant des nuages de sable qui tourbillonnaient et formaient des trombes énormes qui couraient avec une vélocité extrême et tout à coup éclataient avec un fracas épouvantable.

Les hommes, les animaux saisis par la rafale étaient entraînés dans l’espace comme des fétus de paille.

— Ventre à terre ! criait le comte d’une voix formidable, ventre à terre ! c’est le simoun d’Afrique ! ventre à terre, si vous tenez à la vie !

Chose étrange ! tous ces hommes, accablés de misères inouïes, obéissaient comme des enfants aux ordres de leur chef, tant est grande la terreur qu’inspire la mort dans les ténèbres.

Ils enfonçaient le visage dans le sable, afin d’éviter le souffle brûlant de l’air qui passait sur eux. Les animaux, accroupis sur le sol, le cou allongé, suivaient instinctivement leur exemple.

Par intervalle lorsque le vent donnait une seconde de répit aux malheureux qu’il torturait comme à plaisir, on entendait des cris et des râles d’agonie mêlés à des blasphèmes et à d’ardentes prières qui sortaient de la foule étendue tremblante sur te sol.

L’ouragan sévit ainsi toute la nuit avec une fureur toujours croissante ; vers le matin il se calma peu à peu ; au lever du soleil, il avait épuisé toutes ses forces et s’était élancé vers d’autres parages.

L’aspect du désert était complètement changé : où la veille se trouvait des vallées, il y avait des montagnes ; les rares arbres, tordus, déchiquetés, brûlés par l’ouragan, montraient leurs squelettes noircis et dépouillés ; nulle trace de pas, nul sentier ; tout était plat, lisse et uni comme une glace.

Les Français n’étaient plus qu’une soixantaine, les autres avaient été enlevés ou engloutis, sans qu’il fût possible d’en découvrir le moindre vestige ; le sable s’était étendu sur eux comme un immense linceul grisâtre.

Le premier sentiment qu’éprouvèrent ceux qui survivaient fut la terreur ; le second le désespoir, et alors les gémissements et les plaintes commencèrent avec une force toujours croissante.

Le comte, sombre et triste, regardait ces pauvres gens avec une expression de pitié indicible.

Soudain il partit d’un éclat de rire fébrile, et s’approchant de son cheval, qui jusque là, par un espèce de miracle, avait échappé au désastre, il le sella en le flattant doucement de la main et en chantonnant entre ses dents un de ces airs qui ne seront jamais notés.

Ses compagnons le considéraient avec un sentiment de vague terreur dont ils ne pouvaient se rendre compte : si misérables qu’ils fussent dans leur esprit, leur capitaine représentait toujours l’intelligence supérieure et la volonté ferme, ces deux forces qui ont tant de pouvoir sur les natures abruptes, même lorsque les circonstances les ont contraints de les nier. Dans leur misérable état ils se groupaient autour de leur chef comme les enfants se réfugient dans le sein de leurs mères ; il les avait toujours consolés, leur donnant l’exemple du courage et de l’abnégation ; aussi, lorsqu’ils le virent agir comme il le faisait, eurent-ils le pressentiment d’un malheur.

Lorsque son cheval fut sellé, le comte se mit légèrement sur son dos, et pendant quelques minutes il fit caracoler la pauvre bête, qui avait une peine inouïe à se tenir sur ses jambes tremblantes.

— Holà ! mes braves ! cria-t-il tout à coup, accourez ! accourez ! venez écouter un bon conseil, un dernier avis que je veux vous donner avant de partir.

Les soldats se traînèrent comme ils le purent et l’entourèrent.

Le comte jeta un regard satisfait autour de lui.

— C’est une triste bouffonnerie, n’est-ce pas, que l’existence, dit-il en éclatant de rire, c’est souvent aussi une lourde chaîne à porter. Combien de fois depuis que nous avons roulé dans cet enfer sans issue, n’avez-vous pas fait tout bas la réflexion qu’en ce moment je fais tout haut, moi ! Eh bien, je vous l’avoue, tant que j’ai eu l’espoir de vous sauver, j’ai lutté avec courage ; cet espoir, je ne l’ai plus. Comme il nous faudra d’ici à quelques jours, à quelques heures peut-être, mourir de misère, je préfère en finir tout de suite. Croyez-moi, imitez mon exemple ; c’est bientôt fait, allez ; vous allez voir.

En disant ces dernières paroles, il sortit un pistolet de sa ceinture.

En ce moment, des cris se firent entendre.

— Qu’est-ce, qu’y a-t-il, que se passe-t-il encore ?

— Voyez ! capitaine, on vient enfin à notre secours ; nous sommes sauvés ! s’écria le sergent Boileau, qui se dressa comme un spectre à ses côtés et lui saisit le bras.

Le comte se dégagea en souriant.

— Vous êtes fou, mon pauvre camarade, dit-il en regardant du côté qu’on lui indiquait, où effectivement on voyait s’élever un tourbillon de poussière qui se rapprochait rapidement. On ne peut pas venir à notre secours ; nous n’avons même pas, ajouta-t-il avec une poignante ironie, la ressource des naufragés de la Méduse ; nous sommes condamnés à mourir dans cet infernal désert. Adieu, tous ! Adieu !

Il leva son pistolet.

— Capitaine ! s’écria le sergent avec reproche, prenez garde, vous n’avez pas le droit de vous tuer ; vous êtes notre chef, vous devez mourir le dernier de tous ; sinon, vous êtes un lâche !

Le comte bondit comme si un serpent l’eût piqué, et fit le geste de se précipiter sur le sergent ; l’expression de son visage était tellemenl farouche, son mouvement fut si terrible que le sergent eut peur, il recula.

Le capitaine profita de cette seconde de répit, appuya le canon du pistolet sur sa tempe droite et lâcha la détente ! il roula sur le sol, le crâne fracassé.

Les aventuriers n’étaient pas encore revenus de la stupeur que leur avait causée cet affreux événement que le nuage de poussière qu’ils avaient aperçu se déchira violemment et ils virent une troupe de cavaliers indiens, au milieu desquels se trouvaient une femme et deux ou trois blancs qui accouraient vers eux à toute bride.

Convaincus que, de même que les vautours accourent à la curée, les Apaches venaient leur donner le coup de grâce, ils n’essayèrent même pas une résistance impossible.

— Oh ! s’écria un des chasseurs en se précipitant à bas de son cheval et s’élançant vers eux, pauvres gens !

Les nouveaux venus étaient Belhumeur, Louis et leurs amis les Comanches.

En quelques mots, ils furent au courant de ce qui s’était passé, des tortures que les Français avaient endurées.

— Mais, s’écria Belhumeur, si les vivres vous manquaient, vous aviez de l’eau à foison, comment se fait-il que vous vous plaigniez de la soif ?

Sans rien dire, la Tête-d’Aigle et le Moqueur creusèrent le sol avec leurs couteaux au pied d’un Ahuehuelt. Au bout de dix minutes, l’eau jaillit, une source abondante et limpide coula sur le sable.

Les Français se précipitèrent en désordre vers l’eau.

— Pauvres gens ! murmura don Luis ; ne les sortirons-nous pas d’ici ?

— Croyez-vous donc que je voudrais les laisser périr, maintenant que je leur ai rendu l’espoir ? Pauvre jeune fille ! ajouta-t-il en jetant un triste regard sur doña Anita, qui riait et faisait claquer ses doigts comme des castagnettes, pourquoi n’est-il pas aussi facile de lui rendre la raison ?

Don Luis soupira sans répondre.

Les Français apprirent alors une chose qui probablement les auraient sauvés s’ils en avaient eu plus tôt connaissance ; c’est que l’Ahuehuelt, qui en indien comanche signifie seigneur des eaux, est un arbre qui pousse dans les endroits arides et que sa présence indique toujours soit une source au niveau du sol, soit une source cachée ; que, pour cette cause, les Peaux-Rouges l’ont en vénération, et comme il se rencontre surtout dans les déserts, ils le désignent aussi sous le nom de grande médecine des voyageurs.

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Deux jours plus tard, les aventuriers, guidés par des chasseurs et des Comancbes, sortirent du désert.

Ils ne tardèrent pas à atteindre la Casa-Grande de Moctecuzoma, où leurs sauveurs, après leur avoir laissé les provisions dont ils avaient un si pressant besoin, les quittèrent définitivement, ne sachant comment se soustraire à leurs remercîments chaleureux et à leurs bénédictions.


FIN.