Amyot (p. 363-378).
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XXIII

Les Apaches.

Rien n’est triste comme une marche de nuit dans le désert, surtout dans des circonstances semblables à celles qui hâtaient nos personnages.

La nuit est la mère des fantômes ; dans les ténèbres, les paysages les plus gais deviennent sinistres, tout prend un corps pour effrayer les voyageurs ; la lune, quelque brillante que soit la lumière qu’elle déverse, imprime aux objets une apparence fantastique et des reflets lugubres qui font frissonner les plus braves.

Ce calme sépulcral du désert, cette solitude qui vous environne, vous presse de toutes parts et pour vous se peuple de spectres ; cette obscurité qui vous enserre comme un linceul de plomb, tout se réunit pour troubler le cerveau et faire naître en lui une espèce de fièvre de peur, si l’on peut employer cette expression, que les vivifiants rayons du soleil levant sont seuls assez puissants pour faire rentrer dans le néant.

Malgré eux, nos personnages subissaient l’obsession de ces chimères inventées par un cerveau malade ; ils couraient dans la nuit, sans se rendre bien compte du motif qui les poussait à agir ainsi, ne sachant où ils allaient, ne s’en occupant même pas ; la tête lourde, les yeux appesantis par le sommeil, les paupières fermées, ils n’avaient qu’une pensée : dormir. Emportés par leurs chevaux avec une rapidité vertigineuse, les arbres et les rochers couraient autour d’eux comme dans un steeplechase infernal ; ils se hâtaient alors de fermer complètement les yeux, de s’assurer sur leurs selles et de s’abandonner à ce sommeil qui les accablait et contre lequel ils ne se sentaient pas la force de résister.

Le sommeil est peut-être le plus impérieux et le plus tyrannique besoin de l’homme ; il fait tout mépriser, tout oublier.

L’homme accablé de sommeil s’y livrera quand même, n’importe où, quel que soit le danger qui le menace. La faim ou la soif peuvent se dompter pendant un certain temps à force de volonté et de courage, le sommeil, non ; contre lui, la lutte est impossible ; il vous étreint dans ses griffes de fer, et, en quelques minutes, vous renverse haletant et vaincu.

Excepté don Martial, dont l’œil était vif et l’esprit lucide, les autres membres de la caravane ressemblaient à des somnambules : cramponnés tant bien que mal après leurs chevaux, les yeux éteints, la pensée absente, ils couraient sans le savoir, voyageant comme dans un rêve, et en proie à l’horrible cauchemar de cet état sans nom qui n’est ni la veille ni le sommeil, mais seulement la torpeur des sens et l’engourdissement de l’âme.

Cela dura toute la nuit.

On avait fait dix lieues ; les voyageurs étaient rompus.

Cependant au lever du soleil, sous l’influence de ses chauds rayons, ils secouèrent peu à peu l’abattement qui les accablait, ouvrirent les yeux, se redressèrent, regardèrent curieusement autour d’eux, et une foule de questions, ainsi que cela arrive toujours dans ce cas-là, leur monta du cœur aux lèvres.

La caravane avait atteint les bords du Rio del Norte, dont les eaux boueuses forment de ce côté la limite du désert.

Don Martial, après avoir scrupuleusement examiné l’endroit où il se trouvait, s’arrêta sur la plage même.

Les chevaux furent débarrassés des sacs de sable qui leur emprisonnaient les pieds, et on leur donna à manger. Quant aux hommes, ils durent provisoirement se contenter d’une gorgée de refino, afin de reprendre des forces.

L’aspect du paysage était complètement changé : de l’autre côté de la rivière une herbe drue et forte couvrait le sol, d’immenses forêts vierges verdissaient à l’horizon.

— Ouf ! murmura don Sylva en se laissant aller sur le sol avec une expression de bien-être indicible, quelle course ! je suis rompu ; si cela durait seulement un jour, voto a brios ! je ne pourrais y résister. Je n’ai ni faim ni soif, je vais dormir.

Tout en disant cela, l’haciendero s’était accommodé le plus confortablement possible pour se livrer au sommeil.

— Pas encore, don Sylva, lui dit vivement le Tigrero en le secouant brusquement par le bras ; voulez-vous donc laisser vos os ici ?

— Allez au diable ! je veux dormir, vous dis-je.

— Fort bien, répondit froidement don Martial ; mais si doña Anita et vous tombez entre les mains des Apaches, vous ne m’en rendrez pas responsable, n’est-ce pas ?

— Hein ! s’écria l’haciendero en se relevant et le regardant en face, que me parlez-vous d’Apaches ?

— Je vous répète que les Apaches sont à notre poursuite ; nous avons à peine quelques heures d’avance sur eux ; si nous ne nous hâtons pas, nous sommes perdus !

Canarios ! il faut fuir ! s’écria don Sylva complètement réveillé ; je ne veux pas que ma fille tombe entre les mains de ces démons.

Quant à doña Anita, peu lui importait en ce moment ; elle donnait à poings fermés.

— Laissons manger les chevaux, nous partirons ensuite ; nous avons une longue traite à faire, il faut qu’ils soient en état de nous porter ; ces quelques instants de répit permettront à doña Anita de reprendre des forces.

— Pauvre enfant ! murmura l’haciendero, c’est moi qui suis cause de ce qui arrive, c’est mon maudit entêtement qui l’a conduite là.

— À quoi bon récriminer, don Sylva ? nous sommes tous coupables ; oublions le passé, ne songeons qu’au présent.

— Oui, vous avez raison, à quoi bon discuter des faits accomplis ? Maintenant que je suis complétement réveillé, dites-moi donc ce que vous avez fait cette nuit, et pourquoi vous nous avez si brusquement obligés à partir.

— Mon Dieu ! don Sylva, mon récit sera court, cependant vous le trouverez, je le crois, fort intéressant. Vous allez en juger. Après vous avoir quitté hier au soir, pour aller à la découverte, vous vous le rappelez, je crois…

— Très-bien ! vous vouliez examiner de près un feu qui vous semblait suspect.

— C’est cela. Eh bien, je ne m’étais pas trompé ; ce feu était, ainsi que je le supposais, une embuscade tendue par les sauvages ; il avait été allumé par les Apaches. Je parvins à me glisser inaperçu au milieu d’eux et à entendre leur conversation. Savez-vous ce qu’ils disaient ?

— Dame ! je ne sais pas trop ce que de pareils idiots peuvent avoir à se dire, moi.

— Pas si idiots que vous le supposez peut-être un peu légèrement, don Sylva ; un de leurs coureurs rendait compte au sachem de la tribu d’une mission dont celui-ci l’avait chargé ; entre autres choses intéressantes, il disait avoir découvert une piste de visages pâles, et que parmi ces visages pâles se trouvait une femme.

Caspita ! s’écria l’haciendero avec effroi, êtes-vous bien sûr de cela, don Martial ?

— D’autant plus sûr que j’entendis le chef répondre ceci : écoutez bien, don Sylva.

— J’écoute, j’écoute, mon ami, continuez.

— « Au lever du soleil, nous nous lancerons à la poursuite des visages pâles ; la hutte du chef est vide, il lui faut une femme blanche pour la remplir. »

— Caramba !

— Oui. Alors, trouvant que j’en avais appris assez sur l’expédition que méditaient les Peaux-Rouges, je me suis échappé et j’ai regagné notre camp aussi vite que possible. Vous savez le reste.

— Oh ! oh ! répondit don Sylva avec une véritable effusion, oui, je sais le reste, don Martial, et je vous remercie bien sincèrement, non-seulement de l’intelligence que vous avez déployée dans cette occasion, mais encore du dévouement avec lequel, sans vous laisser rebuter par notre folle inertie, vous nous avez obligés à vous suivre.

— Je n’ai rien fait que je ne dusse faire, don Sylva. Ne vous ai-je pas juré de vous être dévoué ?

— Oui, mon ami, et vous tenez noblement votre serment.

Depuis que l’haciendero connaissait don Martial, c’était la première fois qu’il causait réellement cœur à cœur avec lui, et lui donnait le titre d’ami. Le Tigrero fut touché de cette expression qui lui alla à l’âme, et si jusque là il avait conservé quelques préventions contre don Sylva, elles s’éteignirent subitement pour ne plus laisser dans son cœur qu’un profond sentiment de reconnaissance.

Cependant doña Anita s’était réveillée pendant cette conversation ; ce fut avec un indicible mouvement de joie qu’elle les entendit causer aussi amicalement entre eux.

Lorsque son père lui apprit la cause du voyage subit qu’on l’avait forcée à entreprendre au milieu de la nuit, elle remercia chaleureusement don Martial et le récompensa de toutes ses peines par un de ces regards dont les femmes qui aiment possèdent seules le secret et dans lesquels elles font passer toute leur âme.

Le Tigrero, joyeux de voir son dévouement apprécié comme il méritait de l’être, oublia toutes ses fatigues, et n’eut plus qu’un désir, terminer heureusement ce qu’il avait si bien commencé.

Dès que les chevaux eurent mangé, on se remit en selle.

— Je m’abandonne à vous, don Martial, dit l’haciéndero, vous seul pouvez nous sauver.

— Avec l’aide de Dieu, j’y parviendrai, répondit le Tigrero avec passion.

On entra dans le fleuve, assez large en cet endroit. Au lieu de le traverser en droite ligne, don Martial, afin de dérouter les sauvages, suivit pendant assez longtemps le fil de l’eau, la coupant en biais, et faisant des tours et des détours sans nombre.

Enfin, arrivé à un endroit où le cours du fleuve se trouvait resserré entre deux rives formées de masses calcaires, où il était impossible que les pieds des chevaux laissassent des empreintes, il aborda.

La caravane avait quitté le désert. Devant elle s’étendaient ces immenses prairies dont le sol ondulé s’élève peu à peu jusqu’aux premiers plans de la Sierra Madre et de la Sierra de los Comanches. Plus de plaines désolées et stériles, sans arbres et sans eau. Une nature luxuriante, d’une force de production inouïe ; des arbres, des fleurs, des herbes des oiseaux innombrables chantant joyeusement sous la feuillée, des animaux de toutes sortes courant, broutant et s’ébattant au milieu des prairies naturelles.

L’homme partout et toujours, quelles que soient d’ailleurs ses préoccupations personnelles, subit à son insu l’influence des objets extérieurs : une nature riante le rend gai, de même qu’un sombre paysage l’attriste.

Les voyageurs se laissèrent instinctivement aller à l’impression de bien-être que leur causait la vue du splendide et majestueux spectacle que leur offrait la prairie, en face du désert désolé qu’ils quittaient, et dans lequel ils avaient erré si longtemps à l’aventure. Ce contraste était pour eux plein de charme, ils sentaient renaître leur courage et l’espoir rentrer dans leur cœur.

Vers onze heures du matin, les chevaux se trouvèrent tellement fatigués que l’on fut contraint de camper afin de leur donner quelques heures de repos et de laisser passer la plus grande chaleur du jour.

Don Martial choisit le sommet d’une colline boisée, d’où l’on dominait la prairie tout en restant parfaitement caché au milieu des arbres.

Seulement le Tigrero s’opposa à ce qu’on allumât du feu pour faire cuire les aliments, la fumée aurait suffi pour faire découvrir leur retraite, et dans la position où ils se trouvaient, ils ne pouvaient user de trop de prudence, car il était évident que depuis le lever du soleil les Apaches avaient dû se mettre à leur poursuite ; il fallait absolument faire perdre la piste à ces fins limiers. Malgré toutes les précautions qu’il avait employées, le Tigrero n’osait se flatter de les avoir dévoyés, tant les Peaux-Rouges sont experts pour découvrir une trace.

Après avoir mangé quelques bouchées à la hâte, il laissa ses compagnons goûter un repos dont ils avaient si grand besoin, et se leva pour aller à la découverte.

Cet homme paraissait de fer, la fatigue n’avait pas de prise sur lui ; sa volonté était si ferme qu’il résistait à tout, le désir de sauver la femme qu’il aimait lui donnait une force surnaturelle.

Il descendit lentement la colline, interrogeant chaque buisson, n’avançant qu’avec une prudence extrême, le doigt sur la détente du rifle et l’oreille ouverte au bruit le plus faible.

Dès qu’il fut dans la plaine, certain, grâce aux hautes herbes au milieu desquelles il disparaissait complètement, de dissimuler sa présence, il s’avança à grands pas vers une sombre et épaisse forêt vierge, dont les puissants contreforts arrivaient presque jusqu’à la colline.

Cette forêt était bien ce qu’elle paraissait être, c’est-à-dire une forêt vierge ; les arbres et les lianes enchevêtrés les uns dans les autres formaient un réseau inextricable dans lequel on n’aurait pu se frayer un passage que la hacha à la main ou au moyen du feu. S’il eût été seul, le Tigrero se fût peu embarrassé de cet obstacle en apparence insurmontable ; adroit et fort comme il l’était, il aurait voyagé entre ciel et terre, en passant de branche en branche, ainsi que cela lui était arrivé déjà en maintes occasions. Mais ce que pouvait faire un homme aussi résolu que lui, il ne fallait pas songer à le voir exécuter par une femme frêle et débile.

Un instant le Tigrero sentit, le cœur lui manquer, son courage faiblir ; mais ce désespoir n’eut que la durée de l’éclair. Don Martial se redressa avec hauteur et reprit soudain toute son énergie ; il continua à s’avancer vers la forêt, qu’il se mit à côtoyer, en furetant comme une bête fauve en quête d’une proie.

Tout à coup il poussa an cri de joie étouffé.

Il avait trouvé ce qu’il cherchait sans espoir de le rencontrer.

Devant lui, sous un dôme épais de verdure, serpentait un de ces étrots sentiers tracés par les bêtes féroces pour se rendre la nuit à l’abreuvoir, et qu’il fallait l’œil exercé du Tigrero pour l’avoir aperçu : il s’engagea résolument dans le sentier.

Ainsi que tous les chemins de bêtes sauvages, celui-ci faisait des détours sans nombre, revenant sans cesse sur lui-même. Après l’avoir suivi pendant assez longtemps, le Tigrero retourna sur ses pas et regagna la colline.

Ses compagnons, inquiets de son absence prolongée, l’attendaient avec impatience ; chacun accueillit son retour avec joie. Il leur rendit compte de ce qu’il avait fait et de la sente qu’il avait découverte.

Pendant que, de son côté, don Martial allait en reconnsaissance, un des peones avait fait, sur le flanc même de la colline, une découverte des plus précieuses en ce moment pour les voyageurs.

Cet homme, en errant à l’aventure aux environs, afin de tuer le temps ; avait trouvé l’entrée d’une caverne dans laquelle il n’avait pas osé entrer, ne sachant pas s’il ne se trouverait pas tout à coup face à face avec une bête fauve.

Don Martial tressaillit de joie à cette nouvelle ; il prit une torche d’ocote et ordonna au peon de le conduire à la caverne.

Elle n’était éloignée que de quelques pas, sur le versant de la colline qui regardait le fleuve.

L’entrée était tellement obstruée par des broussailles et des herbes parasites, qu’il était évident que depuis longues années, nul être vivant n’avait pénétré dans l’intérieur.

Le Tigrero écarta avec le plus grand soin les broussailles, afin de ne pas les froisser et se glissa dans la caverne ; l’entrée était assez haute, bien que fort étroite. Avant de s’engager dans l’intérieur, don Martial battit le briquet et alluma sa torche.

Cette caverne était une de ces grottes naturelles, comme on en rencontre tant dans ces contrées : les parois étaient hautes et sèches, le sol formé par un sable fin. Elle recevait évidemment de l’air par des fissures imperceptibles, car aucune exhalaison méphitique ne s’en échappait ; on y respirait parfaitement à l’aise ; en somme, bien qu’elle fût assez obscure, elle était habitable ; elle allait s’abaissant de plus en plus jusqu’à une espèce de grande salle au centre de laquelle s’ouvrait un gouffre dont, malgré la flamme répandue par sa torche, il fut impossible à don Martial de voir le fond ; il regarda autour de lui, aperçut un fragment de rocher, probablement détaché de la voûte, le prit et le laissa tomber dans le gouffre.

Pendant longtemps il entendit la pierre rouler le long des parois, puis un bruit quelconque comme la chute d’un corps pesant dans l’eau.

Don Martial savait tout ce qu’il désirait savoir. Il tourna le gouffre et continua à avancer dans un étroit boyau assez bas dont la pente était fort rapide. Après avoir marché pendant environ dix minutes dans cette espèce de couloir, il aperçut le jour à une assez grande distance. La grotte avait deux issues.

Don Martial revint en toute hâte sur ses pas.

— Nous sommes sauvés ! dit-il à ses compagnons. Venez, suivez-moi, nous n’avons pas un instant à perdre pour gagner l’abri que la Providence nous offre si généreusement.

Ils le suivirent.

— Mais observa don Sylva, et les chevaux, qu’en ferons-nous ?

— Ne vous en inquiétez pas, je sais où les cacher. Plaçons dans la grotte nos provisions de bouche, car il est probable que nous serons contraints de demeurer quelque temps ici ; conservons aussi avec nous les harnais et les selles, que je ne saurais où placer. Quant aux chevaux, cela me regarde.

Chacun se mit à l’œuvre avec cette ardeur fébrile que donne l’espoir d’échapper à un danger, et au bout d’une heure au plus les bagages, les provisions et les hommes, tout avait disparu dans la caverne.

Don Martial rapprocha les buissons afin de faire disparaître les traces du passage de ses compagnons, et il respira avec cette volupté que donne toujours la réussite d’un projet audacieux et presque irréalisable ; puis il remonta sur le sommet de la colline.

Il réunit les chevaux et les mules au moyen de sa reata et descendit dans la plaine ; il se dirigea vers la forêt, s’engagea dans la sente que précédemment il avait découverte.

Le sentier était étroit, les chevaux ne purent passer que l’un après l’autre et encore avec des difficultés extrêmes ; enfin il parvint à atteindre une espèce de clairière où il abandonna les pauvres bêtes en leur laissant toute la provision de fourrage qui lui restait et qu’il avait eu la précaution de charger sur les mules.

Don Martial savait fort bien que les chevaux ne s’éloigneraient que fort peu de l’endroit où il les abandonnait, et que lorsqu’il en aurait besoin il lui serait facile de les retrouver.

Ces diverses occupations avaient pris beaucoup de temps ; la journée était déjà très-avancée, lorsque le Tigrero quitta définitivement la forêt.

Le soleil, très-bas à l’horizon, apparaissait comme un immense globe de feu presque au niveau du sol. L’ombre des arbres s’allongeait démesurément ; la brise du soir commençait à se lever, déjà quelques cris rauques sortant par intervalles des profondeurs de la forêt annonçaient le réveil prochain des bêtes fauves, ces hôtes du désert qui pendant la nuit en sont les rois absolus.

Arrivé sur le sommet de la colline, avant de se retirer à son tour dans la grotte, aux dernières lueurs du soleil mourant don Martial inspecta l’horizon.

Tout à coup il pâlit, un frisson nerveux agita son corps ; ses yeux agrandis par la terreur se fixèrent obstinément sur le fleuve, et il murmura d’une voix sourde en frappant du pied avec colère :

— Déjà !… les démons !

Ce que le Tigrero avait vu était, en effet, effrayant.

Une troupe de cavaliers indiens traversait le fleuve, à l’endroit précis où lui-même et ses compagnons lavaient traversé quelques heures auparavant.

Don Martial suivait leurs mouvements avec une inquiétude croissante. Arrivés sur la rive, sans hésiter, sans s’arrêter, ils suivirent la route prise par les chasseurs.

Le doute n’était plus possible : les Apaches ne s’étaient pas laissé tromper par les ruses du chasseur ; ils étaient venus en droite ligne derrière la caravane, faisant une diligence extrême. Dans moins d’une heure, ils atteindraient la colline, et alors, avec cette diabolique science qu’ils possédaient pour découvrir les pistes les mieux cachées, qui sait ce qui arriverait ?

Le Tigrero sentit son cœur se briser dans sa poitrine, et, hors de lui, à moitié fou de douleur, il se précipita dans la grotte.

En le voyant arriver ainsi, pâle, les traits décomposés, l’haciendero et sa fille s’élancèrent vers lui.

— Qu’avez-vous, lui demandèrent-ils.

— Nous sommes perdus ! s’écria-t-il avec désespoir, voici les Apaches !

— Les Apaches ! murmurèrent-ils avec terreur.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! sauvez-moi !… s’écria doña Anita en tombant à genoux et joignant les mains avec ferveur.

Le Tigrero se baissa vers la jeune fille, la prit dans ses bras avec une force décuplée par la douleur, et se tournant vers l’haciendero :

— Venez, s’écria-t-il, venez, suivez-moi ! peut-être nous reste-t-il encore une chance de salut !

Et il se précipita vers le fond de la caverne ; tous s’élancèrent à sa suite.

Ils coururent ainsi assez longtemps. Doña Anita, presque évanouie, laissait sa belle tête pâle s’appuyer sur l’épaule du Tigrero.

Celui-ci courait toujours.

— Voyez, voyez, dit-il, bientôt nous sommes sauvés !

Ses compagnons poussèrent un cri de joie ; ils avaient aperçu devant eux la lueur du jour.

Tout à coup, au moment où don Martial atteignait l’entrée et allait s’élancer au dehors, un homme parut.

Cet homme était l’Ours-Noir.

Le Tigrero bondit en arrière avec un rugissement de bête fauve.

— Aoah ! fit l’Apache d’une voix railleuse, mon frère sait que j’aime cette femme, et, pour me plaire, il se hâte de me l’apporter lui-même.

— Tu ne la tiens pas encore, démon ! s’écria don Martial en se plaçant résolument devant doña Anita un pistolet de chaque main ; viens la prendre.

On entendait dans les profondeurs de la caverne des pas qui se rapprochaient rapidement.

Les Mexicains étaient pris entre deux feux.

L’Ours-Noir, l’œil fixé sur le Tigrero, épiait tous ses mouvements ; soudain il se ramassa sur lui-même et bondit en avant comme un chat-tigre en poussant son cri de guerre.

Don Martial déchargea ses pistolets sur l’Apache et le saisit à bras le corps.

Les deux hommes roulèrent sur le sol, enlacés comme deux serpents.

Don Sylva et les peones combattaient en désespérés contre les autres Indiens.