Amyot (p. 348-363).
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XXII

La Chasse à l’homme.

Le lendemain, au point du jour, la petite troupe quitta la Casa-Grande de Moctecuzoma ; deux heures plus tard, elle entrait dans le del Norte.

À la vue du désert, un effroyable serrement de cœur s’empara de la jeune fille : un pressentiment secret sembla l’avertir qu’il lui serait fatal. Elle se retourna, jeta un regard triste sur les sombres forêts qui, derrière elle, verdissaient à l’horizon, et ne put réprimer un soupir.

La température était tiède, le ciel bleu, pas un souffle de vent ne courait dans l’air ; on apercevait encore sur le sable les traces profondes des chevaux de la compagnie franche du comte de Lhorailles.

— Nous sommes sur la bonne voie, observa l’haciendero, leur piste est visible.

— Oui, murmura le Tigrero, et elle le restera jusqu’à ce que le temporal se déchaîne.

— Alors, reprit doña Anita, que Dieu nous vienne en aide !

— Amen ! s’écrièrent en se signant tous les voyageurs, répondant instinctivement à cette voix secrète que chacun a au fond du cœur et qui leur prédisait un malheur.

Quelques heures s’écoulèrent.

Le temps restait beau : parfois, à une grande hauteur au-dessus de leur tête, les voyageurs voyaient passer des volées innombrables d’oiseaux qui se dirigeaient vers les régions chaudes ou las tierras calientes, ainsi que l’on dit dans le pays, et se hâtaient de traverser le désert.

Mais, partout et toujours, on ne voyait qu’un sable gris et terne ou de sombres rochers bizarrement entassés les uns au-dessus des autres, comme ces ruines sans nom d’un monde inconnu et antédiluvien que parfois on rencontre dans les hautes solitudes.

La caravane, lorsque venait le soir, campait à l’abri d’un bloc de granit, allumant un maigre feu, suffisant à peine pour se garantir du froid glacial qui, dans ces régions, pèse la nuit sur la nature.

Don Martial voltigeait sans cesse sur les flancs de la petite troupe, tantôt à droite, tantôt à gauche, en avant, en arrière, veillant sur sa sûreté avec une sollicitude filiale ; ne demeurant jamais un instant en repos, malgré les instances de don Sylva et les prières de la jeune fille.

— Non ! répondait-il toujours ; de ma vigilance dépend votre sécurité. Laissez-moi agir à ma guise ; je ne me pardonnerais pas de vous avoir laissé surprendre.

Cependant peu à peu les traces laissées derrière elle par la compagnie franche étaient devenues moins visibles et avaient fini par disparaître tout à fait.

Un soir, au moment où les voyageurs établissaient leur camp sous un immense bloc de rocher qui formait une espèce d’auvent au-dessus de leur tête, l’haciendero montra à don Martial une légère vapeur blanchâtre qui se détachait vigoureusement sur le bleu du ciel.

— L’éther perd son azur, dit-il, nous allons probablement avoir bientôt un changement de temps. Dieu veuille que ce ne soit pas un ouragan qui nous menace !

Le Tigrero secoua la tête.

— Non, dit-il, vous vous trompez ; vos yeux ne sont pas, ainsi que les miens, accoutumés à interroger le ciel ; ceci n’est pas un nuage.

— Qu’est-ce donc, alors ?

— La fumée d’un feu de fiente de bison allumé par des voyageurs ; nous avons des voisins.

— Oh ! fit l’haciendero, serions-nous sur la piste de nos amis que, depuis si longtemps, nous avons perdus ?

Don Martial garda le silence ; il examinait minutieusement cette fumée, vapeur presqu’imperceptible qui se confondrait bientôt avec l’azur du ciel. Enfin il répondit :

— Cette fumée ne me présage rien de bon. Nos amis, ainsi que vous les nommez, sont Français, c’est-à-dire profondément ignorants de la vie du désert ; s’ils étaient près de nous, il nous serait aussi facile de les voir que d’apercevoir ce rocher qui est là bas ; ils auraient allumé non pas un feu, mais dix, mais vingt brasiers, dont les flammes, et surtout la fumée épaisse nous auraient immédiatement révélé leur présence ; ils ne choisissent pas leur bois, eux ; sec ou mouillé, peu leur importe ; ils ignorent l’importance qu’il y a, dans le désert, à découvrir son ennemi sans laisser soupçonner sa présence.

— Vous concluez de cela ?

— Je conclus que le feu que vous avez découvert a été allumé par des sauvages ou au moins par des coureurs des bois aguerris aux choses de la vie indienne. Tout le fait supposer ; voyez vous-même, qui, sans en avoir une grande expérience, connaissez cependant un peu l’existence du désert, vous l’avez pris pour un nuage ; tout observateur superficiel aurait commis la même erreur que vous, tant la gerbe est fine, déliée, onduleuse et tant sa couleur se marie bien avec toutes ces vapeurs que le soleil pompe incessamment et qui s’élèvent de terre. Les hommes, quels qu’ils soient, qui ont allumé ce feu, n’ont rien laissé au hasard ; ils ont tout calculé, tout prévu ; ou je me trompe fort, ou ce sont des ennemis.

— À quelle distance les supposez-vous de nous ?

— À quatre lieues, au plus ; qu’est-ce que quatre lieues dans le désert, lorsqu’il est si facile de les parcourir en ligne droite ?

— Ainsi, votre avis serait ?… fit l’haciendero.

— Pesez bien mes paroles, don Sylva ; surtout, je vous en prie, ne leur donnez pas une interprétation autre que celle que je prétends leur donner. Par un prodige dont il existe peu d’exemples dans les fastes du del Norte, voici près de trois semaines que nous le parcourons dans tous les sens sans que rien, jusqu’à présent, soit venu nous troubler ; voilà huit jours déjà que nous errons à l’aventure à la recherche d’une piste qu’il nous est impossible de retrouver.

— C’est vrai.

— J’ai fait alors ce raisonnement que je crois juste, et que vous approuverez, j’en suis convaincu. Les Français n’ont qu’accidentellement pris la résolution d’entrer dans le désert ; ils ne l’ont fait que pour se mettre à la poursuite des Apaches. N’est-ce pas votre avis ?

— Oui.

— Fort bien. En conséquence, ils ont dû le traverser en ligne directe. Le temps qui nous a favorisés les a favorisés de même ; leur intérêt, le but qu’ils voulaient atteindre, tout enfin exigeait qu’ils déployassent la plus grande célérité dans leur marche. Une poursuite, vous le savez comme moi, est une course, un assaut de vitesse, où chacun cherche à arriver le premier.

— Ainsi vous supposez,… interrompit don Sylva.

— Je ne suppose pas, je suis convaincu que, depuis longtemps déjà, les Français ne sont plus dans le désert et qu’ils courent maintenant dans les plaines de l’Apacheria ; ce feu que nous avons aperçu en est, pour moi, une preuve convaincante.

— Comment cela ?

— Vous allez me comprendre : les Apaches ont tout intérêt à éloigner les Français de leurs territoires de chasse ; désespérés de les voir hors du désert, il est probable qu’ils ont allumé ce feu afin de les tromper et de les obliger à y rentrer.

L’haciendero demeura rêveur. Les raisons que lui donnaient don Martial lui semblaient justes ; il ne savait à quoi se déterminer.

— Enfin, dit-il au bout d’un instant, que concluez-vous de tout cela ?

— Que nous aurions tort, répondit résolument don Martial, de perdre davantage notre temps ici à chercher des gens qui n’y sont plus et à courir le risque d’être enveloppés dans une tempête que chaque heure qui s’écoule rend plus imminente dans une contrée comme celle-ci, continuellement bouleversée par des ouragans terribles.

— Ainsi, vous retourneriez sur vos pas ?

— Loin de là ; je pousserais en avant, au contraire, j’entrerais le plus tôt possible dans l’Apacheria, car je suis convaincu que je serais bientôt sur la trace de nos amis.

— Oui, ceci me semble assez juste ; seulement nous sommes loin encore des prairies.

— Pas autant que vous le supposez ; mais quant à présent, restons-en là de notre conversation ; je veux aller à la découverte, ce feu m’intrigue plus que je ne saurais dire, je vais l’examiner de près.

— Soyez prudent.

— Ne s’agit-il pas de votre salut ? répondît le Tigrero en jetant un doux et triste regard à doña Anita.

Il se leva, sella son cheval en un tour de main, et après s’être orienté, il partit au galop.

— Brave cœur ! murmura doña Anita en le voyant disparaître dans le brouillard.

L’haciendero soupira sans répondre et laissa tomber sa tête pensive sur sa poitrine.

Don Martial s’éloignait rapidement à la lueur tremblante de la lune qui répandait sur le paysage désolé du désert ses rayons blafards et fantastiques. Parfois il rencontrait de lourds rochers posés en équilibre, muettes et sinistres sentinelles dont l’ombre gigantesque tigrait au loin le sable grisâtre ; ou bien c’étaient de gigantesques ahuehuelts dont les branches décharnées étaient chargées de cette mousse épaisse nommée barbe d’Espagnol, qui tombait en longs festons et semblait s’agiter au souffle léger de la brise.

Après une heure et demie de marche à peu près, le Tigrero arrêta sa monture, mit pied à terre et regarda attentivement autour de lui.

Bientôt il eut trouvé ce qu’il cherchait : à peu de distance de lui, le vent et la pluie avaient creusé un ravin assez profond ; il y fit descendre son cheval, l’attacha solidement à une énorme pierre, lui serra les naseaux afin de l’empêcher de hennir, et jetant son rifle sur son épaule, il s’éloigna.

De l’endroit où il se trouvait en ce moment le feu était visible, le sillon rouge qu’il traçait dans l’air se détachait vigoureusement dans l’obscurité.

Autour du feu se tenaient immobiles et recueillies plusieurs ombres que du premier coup d’œil le Tigrero reconnut pour des Indiens.

Le Mexicain ne s’était pas trompé, son expérience ne lui avait pas fait défaut ; c’étaient bien des Peaux-Rougés qui campaient là, dans le désert, à peu de distance de sa troupe.

Mais quels étaient ces Indiens ? étaient-ils amis ou ennemis ? Voilà ce qu’il fallait absolument savoir.

Ce n’était pas chose facile sur ce terrain plat et entièrement dénudé, où il était presque impossible de s’avancer sans être aperçu, car les Indiens sont comme des bêtes fauves, ils ont le privilège de voir la nuit ; dans les ténèbres, leurs prunelles métalliques se dilatent comme celles des tigres, et ils distinguent aussi facilement leurs ennemis au milieu des plus épaisses ténèbres que par le plus éblouissant soleil.

Cependant don Martial ne se rebuta pas.

Non loin de la halte des Peaux-Rouges se trouvait un bloc énorme de granit, au pied duquel trois ou quatre ahuehuelts avaient poussé, et avaient fini, avec le temps, par si bien enchevêtrer leurs rameaux les uns dans les autres, qu’ils formaient, à une certaine hauteur, sur les flancs du roc, un inextricable fourré.

Le Mexicain s étendit sur le sol, et doucement, pouce à pouce, ligne par ligne, en s’aidant des genoux et des coudes, il se glissa du côté du rocher, en profitant habilement de l’ombre nettement dessinée sur le sol par le roc lui-même et les arbres qui poussaient auprès.

Il fallut au Tigrero près d’une demi-heure pour parcourir les quarante mètres à peu prés qui le séparaient du rocher.

Il l’atteignit enfin ; alors il s’arrêta afin de reprendre haleine et poussa un soupir de satisfaction.

Le reste n’était plus rien : il ne craignait plus maintenant d’être vu, grâce au rideau de branches qui le dérobait aux regards des Indiens, mais seulement d’être entendu.

Après s’être reposé quelques secondes, il recommença à ramper, s’élevant peu à peu sur le flanc abrupte du rocher ; enfin il se trouva au niveau du fourré de branches, au milieu duquel il se glissa et où il disparut sans qu’il fût possible de deviner sa présence en ce lieu.

De la cachette qu’il avait si heureusement atteinte, non-seulement il planait sur le camp indien, mais encore il entendait parfaitement les Peaux-Rouges causer entre eux.

Il est inutile de faire remarquer que don Martial comprenait et parlait parfaitement tous les idiomes des Peaux-Rouges, dont les nombreuses tribus parcourent les vastes solitudes du Mexique.

Ces Indiens, le Tigrero les reconnut immédiatement, étaient des Apaches.

Ainsi toutes ses prévisions s’étaient réalisées.

Autour d’un feu de fiente de bison, qui produisait une grande flamme tout en ne laissant échapper qu’un léger filet d’une fumée presque imperceptible, plusieurs chefs étaient gravement accroupis sur leurs talons et fumaient leurs calumets, tout en se chauffant, car le froid était vif.

Don Martial distingua au milieu d’eux l’Ours-Noir.

Le visage du sachem était sombre : il semblait en proie à une sourde colère ; souvent il relevait la tête avec inquiétude, et fixant son regard perçant sur l’espace, il interrogeait les ténèbres. Un bruit de pas se fit entendre, et un Indien entra à cheval dans la partie éclairée du camp.

Après avoir mis pied à terre, cet Indien s’approcha du feu, s’accroupit auprès de ses compagnons, alluma son calumet, et se mit à fumer, le visage impassible, bien qu’à la poussière qui le couvrait et au mouvement précipité de sa poitrine, il fût facile de reconnaître qu’il venait de faire une route longue et surtout pénible.

À son arrivée, l’Ours-Noir lui avait jeté un long regard, puis il s’était remis à fumer sans lui adresser la parole, l’étiquette indienne exigeant que le sachem n’interroge pas un autre chef avant que celui-ci ait secoué dans le foyer les cendres de son calumet.

L’impatience de l’Ours-Noir était évidemment partagée par les autres Indiens. Cependant tous restaient graves et silencieux ; enfin le nouveau-venu aspira une dernière bouffée de fumée qu’il rendit par la bouche et les narines, puis il repassa son calumet à sa ceinture.

L’Ours-Noir se tourna vers lui.

— La Petite-Panthère a bien tardé, dit-il.

Ceci n’était pas une interrogation ; l’Indien se borna à s’incliner sans répondre.

— Les vautours planent en grandes troupes au-dessus des déserts, reprit le chef au bout d’un instant, les coyotes aiguisent leurs crocs aigus, les Apaches sentent une odeur de sang qui fait bondir de joie leurs cœurs dans leurs poitrines ; mon fils n’a-t-il rien vu ?

— La Petite-Panthère est un guerrier renommé dans sa tribu ; aux premières feuilles ce sera un chef ; il a rempli la mission que lui avait confiée son père.

— Ooch ! que font les Longs-Couteaux ?

— Les Longs-Couteaux sont des chiens qui hurlent sans savoir mordre ; un guerrier apache leur fait peur.

Les chefs sourirent avec orgueil à cette fanfaronnade, qu’ils prirent naïvement au sérieux.

— La Petite-Panthère a vu leur camp, reprit l’Indien, il les a comptés ; ils pleurent comme des femmes et se lamentent comme des enfants sans force et sans courage ; deux d’entre eux ne prendront pas cette nuit leur place accoutumée au feu du conseil de leurs frères.

Et d’un geste empreint d’une certaine noblesse, l’Indien releva l’espèce de blouse de calicot qui de son cou descendait à la moitié de ses cuisses, et montra deux chevelures sanglantes pendues à sa ceinture.

— Ooah ! firent les chefs avec joie, la Petite-Panthère a bravement combattu !

L’Ours-Noir fit signe au guerrier de lui donner les chevelures. Celui-ci les détacha et les lui remit.

Le sachem les examina avec soin. Les Apaches fixaient attentivement leurs regards sur lui.

Asch’eth[1] ! fit-il au bout d’un instant ; mon fils a tué un Long-Couteau et un Yori.

Et il rendit les deux chevelures au guerrier, qui les replaça à sa ceinture.

— Les faces pâles ont-ils découvert la trace des Apaches ?

— Les faces pâles sont des taupes ; ils ne sont bons que dans leurs grands villages de pierre.

— Qu’a fait mon fils ?

— La Panthère a exécuté de point en point les ordres du sachem ; lorsque le guerrier a reconnu que les faces pâles ne le voulaient pas voir, il s’est élancé au-devant d’eux en les narguant, et il les a entraînés pendant trois heures à sa suite dans l’intérieur du désert.

— Bon ! mon fils a bien agi. Qu’a-t-il fait ensuite ?

— Quand les Longs-Couteaux ont été assez loin, la Panthère les a abandonnés, après en avoir tué deux pour laisser un souvenir de son passage, puis il s’est dirigé vers le camp des guerriers de sa nation.

— Mon fils est fatigué, l’heure du repos est venue pour lui.

— Pas encore, répondit sérieusement l’Indien.

— Ooah ! que mon fils s’explique.

À cette parole, sans savoir pour quelle raison, le Tigrero, qui écoutait attentivement ce qui se disait, sentit son cœur se serrer.

L’Indien continua :

— Il n’y a pas que les Longs-Couteaux dans le désert : la Petite-Panthère a découvert une autre piste.

— Une autre piste ?

— Oui. Cette piste est peu visible ; il y a sept chevaux et trois mules en tout. J’ai reconnu le pas d’un de ces chevaux.

— Ooeh ! j’attends ce que mon fils va m’apprendre.

— Six guerriers yoris ayant une femme avec eux sont entrés dans le désert.

L’œil du chef lança un éclair.

— Une femme pâle ? demanda-t-il.

L’Indien baissa affirmativement la tête.

Le sachem réfléchit un instant, puis son visage reprit le masque d’impassibilité qui lui était habituel.

— L’Ours-Noir ne s’était pas trompé, dit-il, il sentait l’odeur du sang ; ses fils apaches auront une belle chasse. Demain à l’endit-ah[2], les guerriers monteront à cheval. La hutte du sachem est vide ; abandonnons maintenant les Grands-Couteaux à leur sort, ajouta-t-il en levant les yeux vers le ciel : Nyang, le génie du mal, se chargera bientôt de les engloutir dans les sables ; le maître de la vie appelle la tempête, notre tâche est remplie, suivons la piste des Yoris et regagnons à toute bride nos territoires de chasse ; l’ouragan hurlera bientôt dans le désert qu’il bouleversera. Mes fils peuvent se livrer au sommeil, un chef veillera sur eux. J’ai dit.

Les guerriers s’inclinèrent silencieusement, se levèrent les uns après les autres et allèrent s’étendre à peu de distance sur le sable.

Au bout de cinq minutes, ils dormaient profondément ; seul l’Ours-Noir veillait. La tête dans la paume des mains, les coudes sur les genoux, il regardait fixement le ciel ; parfois son visage perdait son expression sévère, et un sourire fugitif se dessinait sur ses lèvres.

Quelles pensées absorbaient ainsi le sachem ? que méditait-il ?

Don Martial l’avait deviné ; aussi se sentait-il frissonner de terreur.

Il demeura encore près d’une demi-heure immobile dans sa cachette, afin de ne pas courir le risque d’être découvert ; puis il redescendit comme il était venu, usant encore de précautions plus grandes ; car à ce moment, où un silence de plomb planait sur la nature, le bruit le plus léger aurait révélé sa présence à l’oreille subtile du chef indien.

Plus que jamais, après les révélations qu’il était parvenu à surprendre, il redoutait d’être découvert.

Enfin il parvint à regagner sain et sauf l’endroit où il avait laissé son cheval.

Pendant quelque temps le Tigrero, abandonnant la bride sur le cou du noble animal, marcha au petit pas, repassant dans son esprit tout ce qu’il avait entendu, et cherchant quel moyen il pourrait employer pour écarter de la tête de ses compagnons le danger affreux qui les menaçait.

Sa perplexité était extrême, il ne savait à quoi se résoudre ; il connaissait trop bien don Sylva de Torrès pour supposer qu’un intérêt personnel, si puissant qu’il fût, parviendrait à lui faire abandonner ses amis dans le péril où ils se trouvaient. Mais fallait-il sacrifier doña Anita à cette délicatesse, à ce point d’honneur mal entendu, pour un homme indigne sous tous les rapports de l’intérêt que lui portait l’haciendero ?

On pouvait, à force d’adresse et de courage, éviter les Apaches et leur échapper, mais comment échapper à la tempête qui, dans quelques heures peut-être, allait fondre sur le désert, bouleverser la topographie du sol, faire disparaître toutes les traces et rendre la fuite impossible.

Il fallait sauver la jeune fille à tout prix !

Cette pensée revenait incessamment à l’esprit bourrelé du Tigrero, et lui mordait le cœur comme un fer rouge ; il se sentait pris de rage froide en considérant l’impossibilité matérielle qui se plaçait implacable devant lui.

Comment sauver la jeune fille ? Constamment il s’adressait cette question, à laquelle il ne trouvait pas de réponse.

Pendant assez longtemps il chemina ainsi la tête basse, se creusant vainement l’esprit pour trouver un moyen terme qui lui permit d’agir à sa guise et de sortir de la position critique dans laquelle il se trouvait. Enfin, le jour se fit dans sa pensée ; il releva fièrement la tête en envoyant un regard de défi du côté des ennemis, qui déjà paraissaient certains de s’emparer de ses compagnons, et, enfonçant les éperons dans le ventre de son cheval, il partit à fond de train.

Lorsqu’il arriva à l’endroit où la caravane était campée, à part un peon qui faisait sentinelle, tout le monde dormait.

La nuit était déjà assez avancée, il était à peu près une heure du matin : la lune répandait une clarté éblouissante qui permettait de voir presque comme en plein jour. Les Apaches ne se mettraient pas en marche avant le lever du soleil : c’était à peu près quatre heures qu’il avait devant lui pour agir. Il résolut d’en profiter. Quatre heures bien employées sont énormes dans une fuite.

Le Tigrero commença par bouchonner son cheval avec soin, afin de lui rendre l’élasticité de ses membres, car il allait avoir besoin de toute sa légèreté ; puis, aidé par les peones, il chargea les mules et sella les chevaux.

Ce dernier soin pris, il réfléchit un instant et s’occupa à envelopper les pieds des chevaux de petits morceaux de peau de mouton remplis de sables.

Ce stratagème devait, dans son idée, dérouter les Indiens, qui, ne reconnaissant pas les traces sur lesquelles ils comptaient, croiraient à une fausse piste.

— Pour plus de sûreté, il ordonna d’abandonner deux ou trois outres de mezcal sous le rocher ; il connaissait le penchant des Apaches pour les liqueurs fortes et comptait sur leur ivrognerie.

Cela fait, il réveilla don Sylva et sa fille.

— À cheval ! dit-il d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

— Qu’y a-t-il ? demanda l’haciendero encore à demi endormi !

— Il y a que si nous ne partons pas à l’instant, nous sommes perdus.

— Comment ? que voulez-vous dire ?

— À cheval ! à cheval ! chaque minute que nous passons ici nous approche de la mort ! Plus tard, je vous expliquerai tout.

— Mais, au nom du ciel, que se passe-t-il donc ?

— Vous le saurez ; venez, venez !

Sans rien écouter, moitié de gré, moitié de force, il obligea l’haciendero à se mettre in selle ; doña Anita y était déjà ; le Tigrero jeta un dernier regard autour de lui, et donna le signal du départ.

La petite caravane s’élança en avant de toute la vitesse des chevaux.



  1. C’est bien.
  2. Lever du soleil.