La Grande flibuste (Aimard)/XVI
XVI
La Casa grande de Moctecuzoma.
À l’époque reculée où les Aztèques, guidés par le doigt de Dieu, marchaient, sans le savoir eux-mêmes, à la conquête du plateau d’Anahuac, dont ils devaient plus tard faire le puissant empire du Mexique, bien que leurs yeux fussent constamment fixés vers cette terre inconnue, but constant de leur convoitise, cependant ils s’arrêtaient souvent dans leur migration, comme si tout à coup la fatigue les eût pris, et l’espoir d’arriver leur fit subitement défaut.
Alors, au lieu de camper amplement aux places où ces défaillances s’emparaient d’eux, ils s’installaient comme s’ils n’eussent plus eu lintention de pousser plus loin, et bâtissaient des villes.
Après tant de siècles écoulés, lorsque leurs fondateurs ont à jamais disparu de la surface du globe, les ruines imposantes de ces villes disséminées sur un espace de plus de mille lieues font encore aujourd’hui l’admiration des voyageurs assez hardis pour braver des dangers sans nombre afin de les contempler.
La plus singulière de ces ruines est, sans contredit, celle qui est connue sous le nom de Casa-Grande de Moctecuzoma, qui s’élève à deux kilomètres environ des rives fangeuses du rio Gila, dans une plaine inculte et inhabitée, sur la lisière du terrible désert de sable nommé le Del-Norte.
Le site où est bâtie cette maison est plat de tous côtés.
Les ruines qui formaient la ville s’étendent à plus de quatre kilomètres vers le midi ; dans les autres directions, tout le terrain est semé de morceaux de vases de toutes sortes, pots, assiettes, etc. ; beaucoup de ces débris sont peints de diverses couleurs, soit en blanc ou en bleu, en jaune ou en rouge, ce qui, entre parenthèse, est un signe évident que non-seulement cette ville était importante, mais encore habitée par des Indiens autres que ceux qui rôdent actuellement dans cette contrée, puisque ceux-ci ignorent complètement l’art de confectionner ces poteries.
La maison est un carré long parfaitement orienté aux quatre vents cardinaux.
Tout autour sont des murs qui indiquent une enceinte renfermant non-seulement cette maison, mais d’autres édifices dont les traces sont encore distinctes, car un peu en arrière il existe une construction ayant un étage et divisée en plusieurs parties.
L’édifice est bâti en terre, et, d’après ce que l’on voit, en murs de torchis et en blocs de différentes grandeurs ; il avait trois étages au-dessus du sol ; mais depuis longtemps la charpente intérieure a disparu.
Les salles, au nombre de cinq à chaque étage, n’étaient éclairées, à en juger par ce qui reste, que par les portes et des trous ronds pratiqués dans les murailles qui regardent le nord et le sud.
C’était par ces ouvertures que l’homme Amer, el hombre Amargo, ainsi que les Indiens nomment le souverain aztèque, regardait le soleil à son lever et à son coucher afin de le saluer.
Un canal, presqu’à sec maintenant, arrivait de la rivière et servait à fournir de l’eau à la ville.
Aujourd’hui ces ruines sont tristes et désolées ; elles s’émiettent lentement sous les efforts incessants du soleil, dont les rayons incandescents les calcinent, et elles servent de refuge aux hideux vautours fauves et aux urubus, qui y ont élu leur domicile.
Les Indiens évitent avec soin de fréquenter ces parages sinistres, dont une superstitieuse terreur, que cependant ils ne peuvent expliquer, les éloigne malgré eux.
Aussi le guerrier comanche, sioux, apache ou pawnie, que les hasards de la chasse ou toute autre cause fortuite auraient amené aux environs de cette ruine redoutée, dans la nuit du quatrième au cinquième jour de la lune des cerises — Champasciasoni, c’est-à-dire un mois environ après les événements que nous avons rapportés dans le précédent chapitre, — se serait-il enfui de toute la vitesse de son cheval, en proie à la plus folle terreur au spectacle étrange qui se serait soudain offert à ses yeux.
Sur le ciel d’un bleu profond, parsemé d’un semis éblouissant d’étoiles, le vieux palais des rois atzèques dessinait sa gigantesque silhouette, laissant ruisseler par toutes les ouvertures rondes ou carrées, pratiquées par les hommes et le temps dans ses murs délabrés, des flots d’une lumière rougeâtre, tandis que des chants, des cris et des rires s’élevaient incessamment du sein de ses chambres en ruine, et allaient troubler dans leurs repaires les bêtes fauves surprises de ces bruits, qui rompaient, d’une façon aussi insolite, le silence dû désert. Dans les ruines, aux rayons blafards de la lune, on pouvait distinguer des ombres d’hommes et de chevaux groupés autour d’énormes brasiers disséminés çà et là, tandis qu’une dizaine de cavaliers bien armés, appuyés sur de longues lances, se tenaient immobiles comme des statues équestres de bronze à l’entrée de la maison.
Si, à l’intérieur des ruines, tout était bruit et lumière, à l’extérieur tout était ombre et silence.
Cependant la nuit s’écoulait, la lune avait parcouru déjà les deux tiers de sa course, les brasiers mal entretenus s’éteignaient les uns après les autres ; la vieille maison continuait seule à flamboyer dans l’obscurité comme un phare sinistre.
En ce moment, le bruit sec et régulier du trot d’un cheval sur le sable résonna dans le lointain.
Les sentinelles placées en vedette à l’entrée de la maison relevèrent avec effort leurs têtes alourdies par le sommeil et le froid piquant des premières heures matinales, et dirigèrent leurs regards vers l’endroit où le bruit de pas se faisait entendre.
Un cavalier venait d’apparaître à l’angle de la route conduisant aux ruines.
L’inconnu, sans se préoccuper de ce qu’il voyait, continuait à s’avancer résolument vers la maison.
Il franchit l’enceinte des ruines, et arrivé à dix pas environ des sentinelles, il s’arrêta, mit pied à terre, jeta la bride sur le cou de son cheval, et sans plus s’en embarrasser, se dirigea d’un pas ferme vers les sentinelles, qui l’attendaient toujours, muettes et immobiles.
Mais lorsqu’il ne fut plus qu’à deux longueurs d’épée du groupe, toutes les lances se baissèrent subitement, se réunirent sur sa poitrine et une voix rauque cria :
— Halte.
L’inconnu s’arrêta sans répondre.
— Qui êtes-vous ? que demandez-vous ? reprit le cavalier.
— Je suis costeño[1] ; j’ai fait une longue route afin de voir votre chef, auquel je désire parler, répondit l’étranger.
Aux lueurs pâles et tremblotantes de la lune, le cavalier chercha vainement à distinguer les traits de l’inconnu ; mais cela lui fut impossible, tant celui-ci était embossé avec soin dans son manteau.
— Quel est votre nom ? dit-il d’un ton de mauvaise humeur lorsqu’il eut reconnu que tous ses efforts étaient inutiles.
— À quoi bon ? Votre chef ne me connaît pas, mon nom ne lui apprendrait rien.
— Peut-être ; du reste, cela vous regarde ; conservez votre incognito si cela vous convient. Seulement, vous trouverez bon que je ne vous laisse pas pénétrer jusqu’au capitaine : il est en ce moment en train de souper avec ses officiers, et certes il ne se dérangera pas au milieu de la nuit pour parler à un inconnu.
L’étranger ne put dissimuler un vif mouvement de contrariété.
— Peut-être, vous dirai-je à mon tour, reprit-il au bout d’un instant ; écoutez, vous êtes un ancien soldat, n’est-ce pas ?
— Je le suis encore, répondit le cavalier en se redressant avec orgueil.
— Bien que vous parliez parfaitement l’espagnol, je crois cependant vous reconnaître pour Français.
— J’ai cet honneur.
L’étranger sourit intérieurement. Il tenait son homme ; il avait trouvé son côté faible.
— Je suis seul, reprit-il ; vous avez je ne sais combien de compagnons, laissez-moi parler à votre capitaine. Que craignez-vous ?
— Rien ; mais ma consigne est formelle, je ne puis la violer.
— Nous sommes au fond d’un désert, à plus de cent lieues de toute habitation civilisée, dit l’inconnu avec insistance ; vous comprenez qu’il a fallu des raisons bien fortes et bien graves pour m’engager à braver les périls sans nombre du long voyage que j’ai fait afin de causer quelques instants avec le comte de Lhorailles. Me ferez-vous échouer au port, lorsqu’il ne me faut qu’un peu de complaisance de votre part pour que j’obtienne ce que je désire ?
Le cavalier hésita : les raisons objectées par l’étranger l’avaient à demi convaincu ; cependant, après quelques secondes de réflexion, il reprit en hochant la tête :
— Non, c’est impossible ; le capitaine est sévère, je ne me soucie pas de perdre mes galons de maréchal des logis ; tout ce que je puis taire pour vous, c’est de vous permettre de camper ici à la belle étoile avec nos hommes ; demain il fera jour, le capitaine sortira, vous lui parlerez, alors vous vous arrangerez comme vous voudrez, cela ne me regardera plus.
— Hum ! fit l’étranger en réfléchissant, c’est bien long.
— Bah ! reprit gaiement le soldat, une nuit est bientôt passée ; aussi c’est de votre faute, vous avez des façons mystérieuses à faire frémir ; que diable ! on dit son nom !
— Mais je vous répète que jamais votre capitaine ne l’a entendu prononcer.
— Bah ! qu’est-ce que cela vous fait ? un nom est toujours un nom.
— Ah ! fit tout à coup l’étranger, je crois avoir trouvé un moyen de tout arranger.
— Voyons votre moyen ; s’il est bon, je l’emploierai.
— Il est excellent.
— Tant mieux ! J’écoute.
— Allez dire à votre capitaine que l’homme qui lui a tiré il y a un mois un coup de pistolet au rancho de Guaymas est ici et désire lui parler.
— Hein ?
— Est-ce que tous ne m’avez pas entendu ?
— Parfaitement, au contraire.
— Eh bien, alors…
— Dame ! entre nous, je vous avoue que la recommandation me semble mince.
— Vous croyez ?
— Parbleu ! il a manqué d’être assassiné par vous. Comment ! c’est vous ?
— Ma foi, oui, moi et un autre.
— Je vous en fais mon compliment.
— Merci ; eh bien, vous n’allez pas ?
— Hein ! je vous avoue que j’hésite.
— Vous avez tort ; le comte de Lhorailles est un homme brave, d’une loyauté à toute épreuve ; il ne peut avoir gardé qu’un bon souvenir de notre rencontre.
— Après tout, c’est possible ; et puis, vous êtes un étranger ; je m’en voudrais de vous refuser un service d’aussi peu d’importance ; j’y vais, attendez ici et ne vous impatientez pas ; je ne vous réponds pas du succès, par exemple.
— Moi, j’en suis sûr.
— Enfin !
Le vieux soldat mit pied à terre en haussant les épaules, et entra dans la maison.
Son absence fut assez longue.
L’étranger semblait ne pas douter de la réussite de l’ambassade du sous-officier, car aussitôt qu’il eut disparu il se rapprocha de la porte.
Au bout de quelques minutes, le sous-officier revint.
— Eh bien, demanda l’étranger, que vous a répondu le capitaine ?
— Il s’est mis à rire, et m’a donné l’ordre de vous introduire.
— Vous voyez bien que j’avais raison.
— C’est vrai ! mais c’est égal, c’est tout de même une drôle de recommandation qu’une tentative d’assassinat !
— Une rencontre ! observa l’inconnu.
— Je ne sais pas si vous lui donnez ici ce nom-là ; mais en France nous nommons cela un guet-apens. Allons ! venez.
L’étranger ne répondit rien ; il se contenta de lever les épaules et suivit le digne soldat.
Dans une immense salle, dont les murs délabrés menaçaient ruine, et à laquelle l’azur du ciel pailleté d’étoiles servait de dôme, quatre hommes aux traits énergiques et aux yeux brillants comme des éclairs, étaient assis autour d’une table servie avec le luxe le plus délicat et le confortable le plus sensuel.
Ces quatre hommes étaient le comte de Lhorailles et les officiers formant son état-major, c’est-à-dire les lieutenants Diego Léon, Martin Leroux, et l’ancien capataz de don Sylva de Torrès, Blas Vasquez.
Le comte de Lhorailles était, avec sa compagnie franche, campé depuis cinq jours dans la Casa-Grande de Moctecuzoma.
Après l’attaque de la colonie par les Apaches, le comte, dans l’espoir de retrouver sa fiancée disparue d’une façon si mystérieuse pendant le combat et enlevée, selon toutes les probabilités, par les Indiens, avait pris immédiatement la résolution d’exécuter les ordres que depuis longtemps déjà le gouvernement lui avait donnés, et auxquels, jusque là, il avait toujours différé d’obéir, sous des prétextes plus ou moins plausibles ; mais au fond parce qu’il ne se souciait nullement, tout brave qu’il était, de se mesurer avec les Peaux-Rouges, si redoutables et si difficiles à vaincre, surtout lorsqu’on les attaque sur leur propre territoire.
Le comte avait réuni cent vingt Français de la colonie, auxquels le capataz, qui, lui aussi, brûlait de retrouver et de délivrer son maître et sa jeune maîtresse, joignit trente peones résolus, ce qui fit monter l’effectif de la petite troupe à cent cinquante cavaliers bien armés et aguerris.
Le comte avait offert aux chasseurs, dont le secours lui avait été si précieux précédemment, de l’accompagner ; il aurait été heureux de posséder, non-seulement des compagnons aussi intrépides, mais encore des guides aussi sûrs que ceux-là pour le conduire sur la piste des Indiens qu’il était résolu à forcer jusque dans leurs derniers retranchements ; mais le comte Louis et ses deux amis, sans autrement motiver leur refus que par la nécessité de continuer leur voyage sans retard, avaient pris congé de Monsieur de Lhorailles sans rien vouloir écouter, et en refusant péremptoirement les offres brillantes qui leur étaient faites.
Le comte avait été contraint de se contenter du capataz et de ses peones ; malheureusement ces hommes étaient des costeños, c’est-à-dire des habitants du littoral, connaissant fort bien la côte, mais d’une ignorance complète pour tout ce qui avait rapport à tierra a dentro, c’est-à-dire les contrées de l’intérieur.
C’était donc sous la conduite de ces guides inexpérimentés que le comte avait quitté Guetzalli pour se diriger vers l’Apacheria.
L’expédition avait commencé sous d’heureux auspices : deux fois les Peaux-Rouges avaient été surpris par les Français, à peu de jours de distance, et massacrés sains pitié.
Le comte n’avait pas voulu faire de prisonniers afin d’imprimer la terreur au cœur de ces sauvages barbares ; tous les Indiens tombés vivants entre les mains des Français avaient été fusillés, puis pendus aux arbres par les pieds.
Cependant, après ces deux rencontres si désastreuses pour eux, les Indiens avaient paru se tenir pour avertis, et malgré tous les efforts du comte, il lui avait été impossible de les joindre de nouveau.
La justice sommaire exercée par le comte semblait avoir non-seulement atteint, mais encore dépassé le but qu’il se proposait, puisque tout à coup les Indiens s’étaient faits invisibles.
Pendant trois semaines environ, le comte avait cherché leurs traces sans pouvoir les découvrir ; enfin, la veille du jour où nous avons repris notre récit, sept à huit cents chevaux, libres en apparence, car, suivant l’habitude indienne, leurs cavaliers, couchés sur leurs flancs, étaient presque invisibles, entrèrent vers le milieu de la journée dans les ruines et se précipitèrent vers la Casa-Grande avec une effrayante vélocité.
Une décharge de mousqueterie, partie de derrière les barricades établies à la hâte, mit le désordre dans leurs rangs, sans cependant ralentir leur course, et ils tombèrent comme la foudre sur les Français.
Les Apaches s’étaient redressés. À demi nus, leurs têtes chargées de plumes, leurs longs manteaux de bison flottant au vent, gouvernant les chevaux avec les genoux, les guerriers indiens avaient une apparence belliqueuse capable d’inspirer la terreur aux hommes les plus résolus. Les Français les reçurent intrépidement, bien qu’ils fussent assourdis par les cris horribles que poussaient leurs ennemis et aveuglés par les longues flèches barbelées qui pleuvaient comme grêle autour d’eux.
Mais les Apaches, pas plus que les Français, ne voulaient une escarmouche. D’un commun accord, ils se précipitèrent les uns sur les autres à l’arme blanche.
Au milieu des guerriers indiens, à son long panache et aux plumes d’aigle plantées dans sa touffe de guerre, il était facile de reconnaître l’Ours-Noir. Le chef excitait les siens à venger leurs précédentes défaites, en s’emparant de la Casa-Grande. Alors s’engagea un de ces terribles combat des frontières américaines, dans lesquels on ne fait pas de prisonniers, et qui, pour l’acharnement qu’y mettent les deux partis et les cruautés dont ils se rendent coupables, rendent toute description impossible. Les bolas perdidas[2], la baïonnette et la lance étaient les seules armes que l’on employait. Ce combat, pendant lequel les Indiens étaient incessamment renforcés, durait depuis deux heures déjà, et les défenseurs des barricades se faisaient résolûment tuer sans reculer d’un pouce.
Commençant à espérer que les indiens, fatigués d’une si longue lutte et d’une défense si acharnée ne tarderaient pas à se retirer, car ils semblaient mollir, les Français redoublèrent leurs efforts, déjà prodigieux, lorsque, tout à coup, les cris :
— Trahison ! trahison ! se firent entendre derrière eux.
Le comte et le capataz, qui combattaient comme des lions au premier rang des volontaires et des peones, se retournèrent
La position était critique : les Français se trouvaient littéralement pris entre deux feux.
La Petite-Panthère, à la tête d’une cinquantaine de guerriers, avait tourné la position et s’était introduit dans l’intérieur des barricades.
Ces Indiens, ivres de joie d’avoir si bien réussi, faisaient main basse sur tout ce qui se trouvait à leur portée, en poussant des hurlements de triomphe.
Le comte jeta un long regard sur le champ de bataille ; sa détermination fut prise en une seconde.
Il dit deux mots au capataz, qui se remit à la tête des combattants, les avertit de ce qu’ils avaient à faire et guetta le moment favorable d’exécuter ce dont il venait de convenir avec son chef.
Cependant, le comte n’avait pas perdu de temps de son côté ; s’emparant d’un baril de poudre, il planta au milieu un bout de chandelle allumée et le jeta à la volée au plus épais des rangs des Indiens, au milieu desquels il éclata presque immédiatement, en leur causant un mal effroyable.
Les Apaches épouvantés se ruèrent en désordre dans toutes les directions pour éviter d’être atteints par les débris de cette bombe d’une nouvelle espèce.
Profitant adroitement de l’instant de répit que leur donnait la terreur causée aux assaillants par l’envoi du baril, les aventuriers, sur l’ordre du capataz, firent volte-face et se précipitèrent au pas de course sur les Apaches de la Petite-Panthère qui ne se trouvaient plus qu’à quelques mètres d’eux et arrivaient en renversant tout sur leur passage et en faisant tournoyer leurs terribles casse-têtes.
Le lieu n’était pas propice pour les Indiens, qui, resserrés dans une espèce d’étroit boyau, ne pouvaient faire convenablement manœuvrer leurs chevaux.
La Petite-Panthère et les Apaches s’élancèrent en rugissant.
Les Français, aussi braves et aussi adroits que leurs adversaires, attendirent intrépidement, la baïonnette croisée, le choc de cette terrible avalanche qui tombait sur eux avec une rapidité vertigineuse.
Les Peaux-Rouges furent culbutés. Alors la déroute commença ; les Apaches se mirent à fuir dans toutes les directions.
Le comte les fit poursuivre par quelques peones.
Vers le soir, ceux-ci revinrent.
Les Apaches s’étaient ralliés, et ils étaient entrés dans le désert.
Le comte, bien que satisfait de la victoire qu’il avait remportée, car la perte de l’ennemi était immense, ne la considérait cependant pas comme décisive, puisque l’Ours-Noir lui avait échappé et qu’il n’avait pu retrouver ceux qu’il avait juré de sauver.
Il donna l’ordre à sa cuadrilla — troupe — de se préparer à marcher en avant, et commanda de prendre toutes les précautions nécessaires à une course dans le désert.
Le lendemain, les Français devaient abandonner définitivement leur position de la Casa-Grande.
Le comte fêtait avec ses officiers la victoire remportée la veille, et les faisait boire au succès de l’expédition que l’on allait tenter le lendemain.
Excité par les nombreuses libations qu’il avait faites, par les nombreux toasts qu’il avait portés et surtout par l’espoir d’une réussite complète avant peu de temps, le comte se trouvait dans les meilleures dispositions pour écouter le singulier message dont le vieux sous-officier s’était chargé à son corps défendant.
— Et quel homme est-ce que cet individu ? demanda-t-il, lorsque l’autre se fut tant bien que mal acquitté de sa commission.
— Ma foi, capitaine, répondit le sous-officier, autant que j’ai pu le voir, il m’a semblé un gaillard assez jeune, bien découplé et surtout doué d’une assurance rare, pour ne pas dire plus.
Monsieur de Lhorailles réfléchit un instant.
— Faut-il le fusiller ? demanda le soldat, qui prit ce silence pour une condamnation.
— Peste ! comme vous y allez, Boilaud, fit le comte en riant et en relevant la tête. Non ! non ! c’est une bonne fortune pour nous que l’arrivée de ce drôle. Amenez-le au contraire ici avec tous les égards et toute la politesse possible.
Le sergent salua et se retira.
— Messieurs, dit le comte, vous vous rappelez le guet-apens dont j’ai failli être victime ; un certain mystère, dont jusqu’à présent je n’ai jamais pu soulever le voile, a toujours entouré cette affaire. L’homme qui demande à me parler vient, j’en ai le pressentiment, dans le but de me faire des révélations qui nous donneront la clef de bien des choses qui sont restées pour moi inexplicables.
— Señor comte, observa le capataz, prenez garde ! vous ne connaissez pas encore le caractère des gens de ce pays ; cet homme vient peut-être, au contraire, pour vous faire tomber dans quelque piège.
— Dans quel but ?
— Quien Sabe ! répondit Blas Vasquez, en employant cette locution qui, en espagnol, a la prétention de tout signifier et qu’il est impossible de bien traduire dans notre langue.
— Bah ! bah ! fit le comte, rapportez-vous en à moi, don Blas, pour démasquer ce drôle, si, ce que je ne suppose pas, c’est un espion.
Le capataz se contenta de hausser imperceptiblement les épaules ; le comte était un de ces hommes dont l’esprit tranchant et hautain rendait toute discussion impossible.
Les Européens, et surtout les Français, en Amérique, sont doués vis-à-vis des indigènes, blancs, métis ou Peaux-Rouges, d’un dédain et d’un mépris qui éclate dans toutes leurs actions et dans tous leurs actes ; persuadés qu’ils sont intellectuellement fort au-dessus des habitants du pays dans lequel ils se trouvent, ils ont pour eux une pitié offensante et se plaisent à les tourner continuellement en ridicule, se moquant soit de leurs coutumes, soit de leurs croyances, et ne leur accordent tout au plus, dans leur for intérieur, qu’un instinct un peu plus développé que celui des animaux.
Cette opinion est non-seulement injuste, mais elle est encore entièrement fausse. Les Hispanos américains sont malheureusement, il est vrai, fort arriérés comme civilisation, industrie, arts mécaniques, etc. ; le progrès chez eux est lent, parce qu’il est incessamment entravé par les superstitions qui forment le fond de leurs croyances ; mais il ne faut pas rendre responsables ces peuples d’un état de choses dont ils ont hâte de sortir et dont les Espagnols sont seuls coupables, à cause du système d’oppression abrutissante et d’abjection infame dans lesquelles ils les tenaient : la lourde tyrannie qui, pendant plusieurs siècles, a pesé sur eux, en les rendant entièrement esclaves de maîtres hautains et implacables, leur a donné le caractère des esclaves, la fourberie et la lâcheté.
À part quelques exceptions fort honorables, la masse de la population indienne surtout, car les blancs ont, depuis quelques années, marché à pas de géant et fait des progrès sensibles dans la voie de la civilisation, la masse de la population indienne, disons-nous, est fourbe, rusée, lâche et méchante.
Aussi, il arrive toujours inévitablement ceci lorsqu’un Européen et un métis se trouvent en présence : c’est que malgré l’intelligence dont il se flatte, le blanc est dupé par l’Indien.
Il est si bien reconnu comme article de foi, dans l’Amérique espagnole, que les métis et les Indiens sont de pauvres créatures sans raison, douées tout au plus de l’intelligence nécessaire pour vivre au jour le jour, que les blancs s’intitulent orgueilleusement gente de razon — hommes raisonnables. —
Nous devons ajouter qu’après un séjour de quelques années en Amérique, les opinions des Européens à l’égard des métis se modifient et finissent par changer complètement au fur et à mesure qu’ils se trouvent à même de juger sainement les gens avec lesquels ils sont en rapport, par une connaissance plus approfondie du pays. Mais le comte de Lhorailles n’en était pas encore là ; il ne voyait dans un Indien ou dans un métis qu’un être à peu près dépourvu de raison, et agissait avec lui suivant ce principe erroné.
Cette croyance devait avoir plus tard pour le comte des conséquences fort graves.
Monsieur de Lhorailles avait remarqué le haussement d’épaules du capataz ; il se préparait à lui répondre lorsque le sergent reparut suivi de l’étranger, sur lequel tous les yeux se fixèrent immédiatement.
L’étranger soutint sans se troubler le feu croisé des regards dirigés sur lui, et tout en demeurant parfaitement embossé dans les larges plis de son manteau, il salua les assistants avec une désinvolture sans égale.
L’apparition de cet homme dans la salle du festin avait causé aux convives une impression de malaise qu’ils ne purent expliquer, mais qui les rendit subitement muets.