Amyot (p. 198-215).
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XIII

Course nocturne.

Les événements se multiplièrent tellement pendant le cours de cette unît, que nous sommes contraint, afin de faire marcher de front les divers incidents qui la remplirent, de passer incessamment d’un personnage à un autre.

Don Martial était riche, très-riche même ; avide d’émotions, doué d’un caractère remuant et d’instincts belliqueux, il n’avait embrassé la profession de tigrero qu’afin de se donner à lui-même un prétexte plausible et un but sérieux à ses courses incessantes dans le désert, que sa vie entière s’était écoulée à parcourir dans tous les sens.

Les tigreros sont ordinairement des coureurs des bois ou des chasseurs émérites qui, pour une certaine rétribution et une prime sur chaque peau, s’engagent avec un haciendero pour tuer les bêtes fauves qui désolent son troupeau.

Ce que les autres faisaient pour de l’argent, lui, il l’accomplissait par goût et simplement pour son plaisir ; aussi était-il fort aimé sur les frontières et surtout fort recherché par tous les hacienderos, qui, à côté de l’adroit et intrépide chasseur, trouvaient encore en lui non-seulement le bon compagnon, mais aussi le caballero.

Don Martial avait, pour la première fois, vu doña Anita à l’époque où le hasard de son existence aventureuse l’avait amené dans une hacienda appartenant à don Sylva, où, dans l’espace d’un mois, il avait abattu une dizaine de bêtes fauves.

Comme le Tigrero épiait constamment la jeune fille qu’il n’avait pu voir sans en devenir éperdûment amoureux, il se trouva qu’un jour où le cheval que montait doña Anita s’était emporté, il se rencontra par hasard assez près d’elle pour la sauver, au risque de périr lui-même.

Ce fut à propos de cet événement que, pour la première fois, la jeune fille le remarqua et lui adressa la parole. On sait le reste.

Après avoir lu la lettre de doña Anita, don Martial avait quitté l’île en compagnie de Cucharès.

Cette détermination avait rendu le lepero maussade ; il maudissait intérieurement la folie qu’il avait faite de s’attacher à un homme comme celui qu’il suivait en ce moment l’oreille basse, qui pouvait, d’un instant à l’autre, l’exposer à recevoir une flèche cannelée au travers du corps, sans bénéfice aucun et sans prétexte valable. Cependant Cucharès n’était pas homme à garder longtemps rancune au Tigrero. Il comprit qu’il fallait qu’il eut de bien fortes raisons pour quitter, à l’entrée de la nuit, un bivouac à l’abri des insultes des sauvages, renoncer au concours des chasseurs et se mettre à errer sans but apparent dans le désert. Il brûlait de connaître ces raisons ; mais il savait que don Martial était peu causeur, qu’il n’aimait pas surtout qu’on cherchât à découvrir ses secrets, et comme malgré toute sa forfanterie il avait intérieurement pour le Tigrero un grand respect mêlé à une forte dose de crainte, il ajourna à un instant plus propice les nombreuses questions qu’il voulait lui faire.

Les deux hommes marchaient donc ainsi côte à côte, silencieusement, et laissant les rênes flotter sur le cou des chevaux, chacun réfléchissant à part soi ; seulement Cucharès remarqua que le Tigrero, au lieu de s’enfoncer sous le couvert de la forêt, s’obstinait au contraire à suivre le bord de l’eau et à maintenir son cheval le plus près possible de la rive.

Cependant l’obscurité s’épaississait rapidement autour d’eux : les objets éloignés commençaient à se confondre avec les masses d’ombre de l’horizon, et bientôt ils se trouvèrent au milieu de complètes ténèbres.

Depuis quelque temps déjà le lepero cherchait soit en toussant, soit en poussant des exclamations, à attirer sans pouvoir y parvenir l’attention de son compagnon ; mais lorsqu’il reconnut que la nuit était complètement devenue noire, que le Tigrero ne semblait pas s’en occuper et continuait à marcher toujours, il s’enhardit enfin à lui adresser la parole :

— Don Martial ? dit-il.

— Hein ? répondit insoucieusement celui-ci.

— Ne trouvez-vous pas qu’il serait temps de vous arrêter un peu ?

— Pour quoi faire ?

— Comment ! pour quoi faire ? répondit le lepero avec un bond d’étonnement.

— Oui, nous ne sommes pas arrivés encore.

— Nous allons donc quelque part ?

— Pourquoi aurions-nous quitté nos amis, sans cela ?

— C’est juste. Mais où allons-nous ? voilà ce que je voudrais savoir,

— Bientôt vous le saurez.

— Je vous avoue que cela me fera plaisir.

Il y eut un silence, pendant lequel ils continuèrent à avancer.

Ils avaient laissé à deux portées de fusil environ derrière eux la colline de Guetzalli et avaient atteint une espèce de crique qui, à cause des sinuosités du fleuve, se trouvait presque en parallèle avec le derrière de l’hacienda, dont la masse sombre et imposante s’élevait devant eux et les abritait de son ombre.

Don Martial s’arrêta.

— Nous sommes arrivés, dit-il.

— Enfin ! murmura le lepero avec un soupir de satisfaction.

— Je veux dire, reprit le Tigrero, que la partie la plus facile de notre expédition est terminée.

— Nous faisons donc une expédition ?

— Pardieu ! croyez-vous donc, mon cher, que c’est pour mon plaisir uniquement que je me promène ainsi à la belle étoile le long des rives du Gila ?

— Cela m’étonnait aussi.

— Maintenant, notre expédition va réellement commencer.

— Bon !

— Seulement, je dois vous avertir qu’elle est assez dangereuse ; du reste, j’ai compté sur vous.

— Je vous remercie, répondit Cucharès, en faisant une grimace qui avait la prétention de ressembler à un sourire.

La vérité était que le lepero aurait préféré que son ami ne lui donnât pas cette marque de confiance.

Don Martial continua :

— Nous allons là, dit-il en étendant le bras dans la direction du fleuve.

— Comment là ? à l’hacienda ?

— Oui !

— Vous voulez donc nous faire écharper ?

— Comment cela ?

— Croyez-vous que nous atteindrons l’hacienda sans être découverts ?

— C’est ce que nous allons tenter.

— Oui, et comme nous ne réussirons pas, ces démons de Français qui sont aux aguets nous prendront pour des sauvages et nous fusilleront bel et bien.

— C’est une chance à courir.

— Merci ! je préfère rester ici : car, je l’avoue, je ne suis pas encore assez fou pour aller, de gaieté de cœur, me jeter dans la gueule du loup ; allez-y si bon vous semble ; pour moi, je reste.

Le Tigrero ne put réprimer un sourire.

— Le danger n’est pas aussi grand que vous le supposez, dit-il ; nous sommes attendus à l’hacienda par quelqu’un qui aura sans doute éloigné les sentinelles de l’endroit où nous aborderons.

— C’est possible, mais je préfère ne pas en faire l’expérience ; car une balle ne pardonne pas ; avec cela que ces diables de Français tirent juste à faire frémir.

Le Tigrero ne répondit pas, il ne sembla même pas avoir entendu l’observation de son compagnon ; son esprit était ailleurs. Le corps penché en avant, il écoutait.

Depuis quelques minutes, le désert prenait une apparence singulière ; il se réveillait, des bruits sans nom sortaient des profondeurs des fourrés et des clairières ; des animaux de toutes sortes s’élançaient du couvert et passaient éperdus auprès des deux hommes sans les voir ; les oiseaux, réveillés dans leur premier sommeil, s’élevaient en poussant des cris aigus et volaient en long cercles dans les airs ; sur le fleuve on voyait les silhouettes des bêtes fauves qui nageaient vigoureusement pour atteindre l’autre rive. Évidemment il se passait quelque chose d’extraordinaire.

Par intervalles, des crépitements secs et des pétillements, suivis de mugissements sourds comme ceux d’une eau qui monte, s’élevaient dans le silence, et d’instants en instants devenaient plus intenses.

À l’extrême limite de l’horizon, une large bande d’un rouge sanglant, s’élargissant de minute en minute, répandait sur le paysage une lueur de pourpre et d’or qui lui donnait une apparence fantastique.

Déjà, à deux reprises différentes, d’énormes nuages de fumée, pailletés d’étincelles, avaient passé en tourbillonnant au-dessus de la tête des deux hommes.

— Ah ça ! que se passe-t-il donc ? s’écria tout à coup le lepero ; voyez donc nos chevaux, don Martial.

En effet, les nobles bêtes, le cou allongé, les oreilles couchées, aspiraient l’air avec force, frappant du pied et cherchant à échapper à leurs cavaliers.

— Ce qu’ils ont, capista ! répondit tranquillement le Tigrero, ils sentent le feu, voilà tout.

— Comment, le feu ! vous croyez que le feu est à la prairie ?

— Je ne le crois pas, j’en suis sûr ; il ne tient qu’à vous de le voir comme moi.

— Hum ! qu’est-ce que cela signifie ?

— Pas grand’chose, c’est une des ruses habituelles des Indiens ; nous sommes à la lune des Comanches, ne le savez-vous pas ?

— Permettez : je ne suis pas un coureur des bois, moi ; je vous avoue que tout cela m’effraie extrêmement, et que je donnerais quelque chose de grand cœur pour en être hors.

Le lepero fit un geste.

— Vous êtes un enfant, reprit en riant don Martial ; il est évident que ce sont les Indiens qui, pour dissimuler leur nombre, ont incendié la prairie ; ils viennent derrière le feu, bientôt vous entendrez résonner leur cri de guerre au milieu des tourbillons de flamme et de fumée qui s’approchent incessamment et ne tarderont pas à vous envelopper de toutes parts. En demeurant ici vous courez trois risques inévitables : être rôti, scalpé ou tué, choses fort peu gracieuses et qui, je n’en doute pas, vous sourient médiocrement. Croyez-moi, venez avec moi ; si vous êtes tué, eh bien, que voulez-vous, c’est une chance à courir. Voyons, descendez-vous ? le feu nous gagne ; bientôt il ne sera plus temps. Que faites-vous ?

— Je vous suis, répondit le lepero d’une voix dolente ; il le faut bien ! J’étais fou, le diable m’emporte, de quitter Guaymas où j’étais si heureux, où je vivais à ne rien faire, pour venir me fourrer dans de pareils guêpiers. Je vous affirme bien, par exemple, que si j’en réchappe, celui qui m’y reprendra sera bien fin.

— Bah ! bah ! on dit toujours cela ; hâtons-nous, le temps presse.

En effet, le désert, dans un espace de plusieurs lieues, brûlait comme le cratère d’un volcan immense ; les flammes ondulaient et couraient comme les flots de la mer, tordant et coupant les arbres les plus gros comme des fétus de paille.

De l’épâis rideau de fumée couleur de cuivre rouge qui précédait l’incendie, s’échappaient à chaque instant des bandes de coyotes, de bisons et de jaguars qui, affolés de terreur, se précipitaient dans le fleuve en poussant des rugissements et des cris assourdissants.

Don Martial et le lepero mirent leurs chevaux à la nage.

Les nobles bêtes, poussées par leur instinct, s’élancèrent dans la direction de l’autre rive du fleure.

Cette partie du désert formait un étrange contraste avec celle que les deux hommes abandonnaient ; celle-ci paraissait une fournaise immense où tout était rumeurs vagues, cris de détresse, d’angoisse et de terreur ; mer de feu, avec sa houle et ses lames grandioses, dont la dévorante activité engloutissait tout sur son passage, franchissant les vallons, escaladant les montagnes, et, du même coup, réduisant en cendres impalpables les produits du règne végétal et ceux du règne animal.

Le Gila, à cette époque de l’année, gonflé par les pluies qui tombent dans la Sierra, avait atteint une largeur double de celle qu’il a pendant l’été ; alors son courant devient fort et souvent dangereux à cause de sa rapidité ; mais, au moment où les deux aventuriers le traversaient, les nombreux animaux qui, en masse serrée, cherchaient en même temps à le franchir, avaient si bien rompu sa force, qu’ils exécutèrent la traversée d’une rive à l’autre dans un espace de temps comparativement fort court.

— Eh ! observa Cucharès au moment où les chevaux prenaient pied et commençaient à gravir la berge, ne m’aviez-vous pas dit, don Martial, que nous nous rendions à l’hacienda ? Nous n’en prenons pas le chemin, il me semble.

— Il vous semble mal, compagnon ; souvenez-vous de ceci : au désert, il faut toujours avoir l’air de tourner le dos au but que l’on veut atteindre, sous peine de n’arriver jamais.

— Ce qui veut dire ?…

— Que nous allons entraver nos chevaux sous ce bouquet de mesquites et de cèdres-acajous, où ils seront parfaitement en sûreté, et que nous nous dirigerons ensuite vers l’hacienda.

Le Tigrero mit immédiatement pied à terre, conduisit son cheval sous l’abri des grands arbres, lui retira la bride afin qu’il pût brouter, l’entrava avec soin, et retourna vers la plage.

Cucharès, avec cette résolution du désespoir qui, dans certaines circonstances, ressemble à s’y méprendre à du courage, avait de point en point imité les mouvements de son compagnon. Le digne lepero avait définitivement pris un parti héroïque : persuadé intérieurement qu’il était perdu, il se laissait aller à la volonté de sa bonne ou de sa mauvaise étoile, avec ce fanatisme optimiste des métis qui ne peut être comparé qu’à celui des Orientaux.

Nous l’avons dit, ce côté du fleuve était plongé dans l’ombre et le silence, les aventuriers étaient donc provisoirement à l’abri de tout péril.

— Mais, fit encore le lepero, la course est un peu longue d’ici à l’hacienda ; je ne pourrai jamais nager jusque là.

— Patience ; nous trouverons, j’en suis certain, si nous prenons la peine de chercher un peu, les moyens de l’abréger. Eh ! tenez, fit-il au bout d’un instant, que vous disais-je ?

Le Tigrero montrait du doigt au lepero une pirogue amarrée à un piquet dans une petite anse de la côte.

— Les colons viennent souvent pécher ici, continua-t-il, ils ont plusieurs pirogues cachées ainsi d’espace en espace. Nous prendrons celle-ci, et en quelques minutes nous serons rendus. Savez-vous manœuvrer une pagaie ?

— Oui, lorsque je n’ai pas peur.

Don Martial le regarda quelques secondes, puis, lui posant rudement la main sur l’épaule :

— Écoutez, Cucharès, mon ami, lui dit-il d’une voix brève, je n’ai pas le temps de discuter avec vous ; j’ai des raisons extrêmement sérieuses d’agir ainsi que je le fais ; il me faut de votre part un concours dévoué, sans arrière pensée ni hésitation ; tenez-vous pour averti. Vous me connaissez, au premier mouvement suspect, je vous fais sauter la cervelle comme à un coyote. Maintenant, aidez-moi à parer cette pirogue, et partons vivement.

Le lepero comprit ; il se résigna. En quelques minutes, la pirogue fut prête et les deux hommes dedans.

Le trajet qu’ils avaient à faire pour atteindre les derrières de l’hacienda n’était pas très-long, mais il était hérissé de dangers : d’abord, à cause de la force du courant, qui entraînait avec lui un nombre considérable de souches et d’arbres morts, pour la plupart encore garnis de leurs branches, et qui, flottant à moitié submergés dans la rivière, risquaient à chaque pas de faire chavirer la frêle embarcation ; puis les animaux qui continuaient à fuir l’incendie traversaient le fleuve en troupes serrées, et si la pirogue se trouvait prise au milieu d’une de ces manadas affolées de terreur, elle serait inévitablement broyée ainsi que ceux qu’elle portait : le moindre danger que couraient les aventuriers était de recevoir une balle des sentinelles embusquées dans les épais taillis qui défendaient l’approche de la colonie du côté du fleuve. Mais ce danger n’était rien, comparativement aux autres que nous avons d’abord signalés : tout portait à supposer que les Français, mis en éveil par les lueurs blafardes de l’incendie, dirigeraient tous leurs regards du côté de la terre ferme. Du reste, don Martial se croyait assuré de n’avoir rien à redouter des sentinelles, qui avaient dû être éloignées.

Sur un signe de don Martial, le lepero prit ses pagaies.

Ils partirent.

L’incendie s’éloignait rapidement dans la direction de l’ouest, continuant toujours ses ravages.

La pirogue avançait lentement et avec précaution, au milieu des obstacles sans nombre qui, à chaque instant, entravaient sa marche.

Cucharès, pâle comme un cadavre, les cheveux hérissés, les yeux agrandis par la terreur, pagayait avec frénésie, tout en recommandant avec ferveur son âme à tous les saints de l’innombrable légende dorée espagnole, convaincu plus que jamais qu’il ne sortirait pas sauf de l’entreprise dans laquelle il s’était, à son avis, lancé si maladroitement.

Du reste, la position était grave, il fallait toute la résolution dont était doué le Tigrero, et surtout la surexcitation que lui causait le but qu’il voulait atteindre, pour que lui-même ne se laissât pas aller à partager la frayeur qui s’était emparée de son compagnon.

Plus ils avançaient, plus les obstacles croissaient devant eux : obligés à des détours continuels, à cause des arbres qui leur barraient continuellement le passage, ils ne faisaient pour ainsi dire que tourner sur eux-mêmes, contraints de repasser dix fois à la même place et de veiller de tous côtés à la fois, afin de ne pas être chaviré tout à coup par les obstacles visibles ou invisibles qui se dressaient devant eux.

Depuis deux heures environ, ils faisaient cette pénible navigation ; ils approchaient insensiblement de l’hacienda, dont la masse noire se dessinait sur le ciel étoilé. Soudain, un cri terrible, poussé par un nombre considérable de voix traversa l’espace, et une décharge d’artillerie et de mousqueterie éclata comme un tonnerre.

— Sainte Vierge ! s’écria Cucharès en abandonnant les pagaies et en joignant les mains, nous sommes perdus !

Caraï ! dit le Tigrero, au contraire, nous sommes sauvés ! les Indiens attaquent la colonie, tous les Français sont aux retranchements, nul ne songe à nous surveiller. Hardi ! mon garçon, encore un coup de pagaie et tout est fini.

— Dieu vous entende ! murmura le lepero, en se remettant à pagayer d’une main tremblante.

— Eh ! l’attaque est sérieuse, il paraît. Tant mieux ! plus on se battra là-bas, moins on fera attention à nous ici ; avançons toujours.

Du côté de l’isthme, on entendait le bruit du combat qui, à chaque instant, devenait plus fort.

Les deux aventuriers, perdus dans l’ombre, pagayaient silencieusement, s’approchant insensiblement de l’hacienda.

Don Martial jeta un regard interrogateur autour de lui : tout était silencieux dans cette partie du fleuve, éloigné à peine d’une demi-portée de pistolet de l’hacienda. Rien ne donnait à supposer qu’on les eût aperçus.

Le Tigrero se pencha sur son compagnon.

— Assez, lui dit-il à voix basse, nous sommes arrivés.

— Comment ! arrivés, répéta le lepero d’un air effaré, nous sommes encore loin !

— Non ; à l’endroit où nous nous trouvons, quoi qu’il arrive, vous n’avez rien à redouter de qui que ce soit ; restez dans la pirogue, amarrez-la contre une des souches qui vous entourent, et attendez-moi.

— Mais vous ?

— Moi, je vais vous quitter pour une heure ou deux ; surtout, veillez avec soin. Si vous aperceviez quelque chose de nouveau, vous imiteriez le cri de la poule d’eau à deux reprises différentes ; vous me comprenez ?

— Parfaitement. Mais si un danger sérieux nous menaçait, que devrais-je faire ?

Le Tigrero réfléchît un instant.

— Quel danger peut vous menacer ici ? dit-il.

— Je l’ignore ; mais les Indiens sont des démons incarnés ; avec eux, il faut tout prévoir.

— Vous avez raison. Eh bien, au cas où un danger sérieux nous menacerait, mais dans ce cas-là, seulement, vous m’entendez, après avoir fait votre signal, vous accosterez avec la pirogue à cette pointe que vous voyez d’ici : ce sont des palétuviers au milieu desquels vous serez complètement à l’abri et où je vous rejoindrai immédiatement.

— C’est entendu ; mais vous, comment saurai-je où vous trouver ?

— J’imiterai deux fois le cri du chien des prairies. Maintenant, soyez prudent.

— Rapportez-vous en à moi.

Le Tigrero se débarrassa des vêtements qui pouvaient le gêner, tels que son zarape et ses botas vaqueras, ne garda sur lui que son pantalon et sa veste, passa son couteau dans sa ceinture, attacha ses pistolets, son rifle et sa cartouchière en un seul paquet, puis il imita à s’y méprendre le chant du maukawès. Bientôt un chant semblable s’éleva du rivage ; alors le Tigrero, après avoir fait une dernière recommandation à son compagnon, assujettit solidement ses armes sur sa tête et se laissa doucement couler dans l’eau. Le lepero l’aperçut bientôt nageant silencieusement et vigoureusement dans la direction de l’hacienda ; mais peu à peu le Tigrero se perdit dans l’éloignement et ne tarda pas à se confondre avec les ténèbres de la rive.

Dès qu’il fut seul, Cucharès, sans se rendre bien compte de la raison qui le poussait à agir ainsi, commença par visiter avec soin ses armes, dont il changea les amorces, afin d’être prêt à tout événement et de ne pas risquer d’être pris au dépourvu ; puis, rassuré par le calme qui régnait aux environs, il se coucha, malgré les recommandations du Tigrero, dans le fond de la pirogue, et se prépara à dormir.

Les bruits du combat avaient diminué peu à peu, ils avaient fini par s’éteindre entièrement ; on n’entendait plus ni cris ni coups de feu ; les Indiens, repoussés par les colons, avaient renoncé à leur attaque. Les lueurs de l’incendie devenaient de moins en moins vives ; le désert semblait être complètement retombé dans son silence et sa solitude habituelle.

Le lepero, couché sur le dos dans le fond de la pirogue, regardait les étoiles brillantes qui scintillaient dans le bleu du ciel. Doucement bercé par la houle, il se laissait aller à rêver insoucieusement ; ses yeux se fermaient par intervalle ; enfin, il était arrivé à ce point qui n’est ni la veille ni le sommeil, et n’allait probablement pas tarder à s’endormir, lorsqu’au moment où il s’abandonnait et avant de fermer définitivement les yeux, il jetait par acquit de conscience un dernier regard déjà voilé par le sommeil, sur le paysage, il tressaillit, réprima avec peine un cri de frayeur et se redressa si vivement qu’il manqua de faire chavirer la pirogue.

Cucharès avait eu une vision affreuse ; il se frotta vigoureusement les yeux afin de s’assurer qu’il était bien éveillé, et regarda de nouveau.

Ce qu’il avait pris pour une vision était bien réel ; il avait bien vu.

Nous avons dit que le fleuve charriait un nombre considérable de souches et d’arbres morts encore chargés de leurs branches. Depuis quelque temps, une quantité énorme de ces arbres s’était réunie et agglomérée autour de la pirogue sans que le lepero pût attribuer une raison plausible à ce fait singulier, d’autant plus que ces arbres, qui, par la force des lois naturelles, devaient suivre le courant et descendre avec lui, le coupaient au contraire dans toutes les directions, et, au lieu de tenir le milieu du fleuve, tendaient à se rapprocher incessamment de la rive où s’élevait l’hacienda.

Chose plus extraordinaire encore, la marche de ces bois flottants était si bien réglée, que tous se dirigeaient vers le même point, c’est-à-dire vers l’extrémité de l’isthme, le derrière de l’hacienda ; puis, fait effrayant, Cucharès voyait briller des yeux flamboyants, se dessiner des têtes hideuses, des profils affreux, au milieu de ce fouillis de branches, de souches et d’arbres entrelacés.

Il n’y avait pas à en douter, chaque arbre recelait au moins un Apache ; les Indiens, ayant échoué d’un côté dans leur tentative, cherchaient à surprendre la colonie par le fleuve et venaient à la nage, cachés par les arbres, au milieu desquels ils étaient embusqués.

La position du lepero était perplexe. Jusqu’à ce moment, les Indiens, tout à l’exécution de leur projet, n’avaient sans doute pas fait attention à la pirogue, ou, s’ils l’avaient vue, ils avaient pensé qu’elle appartenait à quelqu’un des leurs ; mais à chaque instant l’erreur pouvait être découverte, le lepero le reconnut, et alors, il le savait trop bien, il était perdu sans rémission.

Déjà, à deux ou trois reprises différentes, des mains s’étaient, pendant quelques secondes, posées sur les bords de la frêle embarcation, sans que, par un hasard providentiel, les maîtres de ces mains eussent songé à jeter un regard dans l’intérieur de la pirogue.

Toutes ces réflexions et bien d’autres encore, le pauvre Cucharès les faisait couché en apparence fort confortablement au fond de la pirogue, doucement balancé par les flots, et voyant défiler au-dessus de sa tête les étoiles brillantes du firmament. Les traits crispés par la terreur, la face blêmie, tenant convulsivement serrée dans chaque main la crosse d’un pistolet, se recommandant mentalement à son saint patron, il attendait la catastrophe que chaque minute qui s’écoulait rendait plus imminente.

Il n’attendit pas longtemps.