Amyot (p. 179-198).
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XII

Ruse de femme.

Le lendemain, au lever de la lune, ainsi que cela avait été convenu, le Moqueur ordonna à son détachement de se mettre en marche.

Bientôt, un parti de cavaliers qui s’était lancé en avant des éclaireurs jeta des brandons enflammés dans les broussailles ; au bout de quelques minutes, un immense rideau de flammes monta vers le ciel et voila complètement l’horizon.

Les Comanches avaient exécuté les ordres du chef apache avec une rapidité et une intelligence telles qu’en moins d’une demi-heure tout était consumé.

L’Ours-Noir, retranché dans l’île avec son détachement de guerre, n’avait pas fait un mouvement. Les traces laissées par les Comanches étaient, hélas ! bien visibles, car cette campagne, le matin encore si belle, si riche et si luxuriante, était à présent morne, triste et désolée ; plus de verdure, plus de fleurs, plus d’oiseaux cachés sous la feuillée et babillant à qui mieux mieux !

Le projet des Indiens aurait obtenu une réussite complète, grâce à leur plan de campagne, et les colons de Guetzalli auraient été surpris, si d’autres hommes que Belhumeur et ses amis s’étaient rencontrés sur la route de l’armée indienne.

Le Canadien veillait.

À la première fumée qui s’éleva dans le lointain, il comprit l’intention des Peaux-Rouges, et, sans perdre un instant, il expédia la Tête-d’Aigle à la colonie, afin d’informer le comte de ce qui se passait.

Cependant, derrière l’incendie, les Comanches arrivaient ventre à terre, détruisant et foulant sous les pieds de leurs chevaux ce que, par hasard, le feu avait épargné.

La nuit était entièrement tombée lorsque le Moqueur arriva en vue de la colonie. Supposant que, grâce à la rapidité de sa marche, les blancs n’auraient pas eu le temps de se mettre sur la défensive, il embusqua une partie de sa troupe, se plaça à la tête du reste, et s’avança en rampant avec toutes les précautions usitées en pareil cas, vers la batterie de l’isthme.

Personne ne paraissait ; les talus et les retranchements semblaient abandonnés ; le Moqueur poussa son cri de guerre, se releva subitement, et, bondissant comme un jaguar suivi de ses guerriers, il gravit les retranchements ; mais au moment où les Comanches se préparaient à sauter dans l’intérieur, une effroyable décharge, tirée à bout portant, coucha par terre près de la moitié du détachement indien ; ceux qui survécurent prirent la fuite.

Les Comanches avaient un grand désavantage sur les blancs ; ils ne possédaient pas d’armes à feu. La mousqueterie les décimait sans qu’ils pussent répondre autrement qu’en lançant leurs flèches et leurs javelots, ou bien des pierres avec leurs frondes.

Reconnaissant alors, bien qu’un peu tard pour lui, que les Français étaient sur leurs gardes, le Moqueur, désespéré de l’échec qu’il avait éprouvé et des pertes sérieuses qu’il avait faites, ne voulut pas affaiblir davantage, par des tentatives inutiles, la confiance de ses guerriers. Il cacha son détachement sous le couvert de la forêt vierge et résolut d’attendre, pour faire un mouvement, le signal de l’Ours-Noir.

Don Luis avait suivi la Tête-d’Aigle. L’Indien, après plusieurs détours, l’amena presque en face de la batterie de l’isthme, à l’entrée d’un fourré épais de cactus, d’aloês et de floripondios.

— Mon frère peut mettre pied à terre, dit-il au Français, nous sommes arrivés.

— Arrivés, où cela ? demanda Louis en regardant vainement autour de lui.

Sans répondre le chef prit le cheval et l’emmena ; Louis, pendant ce temps, furetait de tous les côtés ; mais ses recherches n’aboutirent à rien.

— Eh bien, lui demanda la Tête-d’Aigle en revenant, mon frère a-t-il trouvé ?

— Ma foi non, chef, j’y renonce.

L’Indien sourit.

— Les visages pâles ont des yeux de taupes, dit-il.

— C’est possible ; dans tous les cas, je vous serais reconnaissant de me prêter les vôtres.

— Bon, mon frère verra.

La Tête-d’Aigle s’allongea sur le sol, Louis l’imita ; tous deux alors se glissèrent en rampant dans le fourré. Au bout d’un quart d’heure de cet exercice plus que fatigant, l’Indien s’arrêta.

— Que mon frère regarde, dit-il.

Ils se trouvaient dans une étroite clairière ménagée au milieu d’un inextricable fouillis de branches d’arbres et de buissons, complétée par une profusion de lianes si bien enchevêtrées les unes dans les autres, qu’à moins d’une attention profonde et soutenue, il était Impossible de soupçonner cette cachette.

Belhumeur et les deux Mexicains attendaient en fumant philosophiquement le retour de l’envoyé.

— Soyez le bien venu, s’écria le Canadien dès qu’il l’aperçut ; comment trouvez-vous notre repaire ? charmant, n’est-ce pas ? C’est la Tête-d’Aigle qui l’a trouvé ; ces diables d’Indiens ont un flair particulier pour dresser des embuscades ; nous sommes aussi en sûreté ici que dans la cathédrale de Québec.

Pendant ce flot de paroles, auquel il n’avait répondu que par une chaleureuse étreinte de la main droite, Louis s’était confortablement installé auprès de ses compagnons, et avait de fort bon appétit commencé à faire honneur aux provisions que ceux-ci lui avait réservées.

— Mais où sont nos chevaux ? demanda-t-il.

— Ici, à deux pas, introuvables pour d’autres que pour nous.

— Fort bien ; avons-nous la faculté de les avoir aussi vite qu’il le faudra ?

— Pardieu !

— C’est que nous en aurons probablement besoin bientôt.

— Ah ! ah ! mais, ajouta-t-il en se reprenant, je bavarde, je bavarde, et je ne remarque pas que vous devez avoir une faim canine ; terminez de manger, nous causerons ensuite.

— Oh ! je puis fort bien répondre tout en mangeant.

— Non, non, chaque chose en son temps ; achevez votre déjeuner, nous vous écouterons ensuite.

Lorsque Louis eut fini de manger, il rendit compte, dans les plus grands détails, de la façon dont il s’était acquitté de sa mission.

— Tout cela est fort bien, dit Belhumeur dès qu’il eut terminé son rapport ; je crois que nous pouvons désormais être rassurés sur le sort de nos compatriotes, surtout avec le secours des quarante peones du capataz, qui prendront l’ennemi entre deux feux.

— Oui, mais où s’embusqueront-ils ?

— Cela regarde la Tête-d’Aigle. Le chef connaît à fond ce pays, il y a longtemps chassé, je suis convaincu qu’il trouvera aux Mexicains un poste convenable ; qu’en dites-vous, chef ?

— Il est facile de se cacher dans la prairie, dit laconiquement l’Indien,

— Oui, observa don Martial ; mais il y a une chose à laquelle vous ne songez pas.

— Laquelle ?

— Je suis un habitant des frontières, habitué de longue main à la tactique indienne ; les Apaches n’arriveront que précédés par un rideau de fumée, la plaine ne sera bientôt qu’une immense nappe de flammes, au milieu de laquelle nous nous débattrons vainement, et qui finira par nous engloutir, si nous ne prenons pas les précautions nécessaires.

— C’est vrai, le cas est sérieux. Malheureusement, je ne vois qu’un seul moyen de se soustraire au danger qui nous menace, ce moyen, nous ne pouvons l’employer.

— Quel est-il ?

— Pardieu ! ce serait de nous sauver.

— J’en connais un autre, moi, observa la Tête-d’Aigle.

— Vous, chef ? Alors vous allez nous en faire part, n’est-ce pas ?

— Que les visages pâles écoutent ! Le rio Gila, comme tous les autres grands fleuves, entraîne dans son cours des arbres morts, et cela parfois en si grande quantité qu’ils finissent en certains endroits par obstruer complètement le passage ; avec le temps, ces arbres se serrent les uns contre les autres, leurs branches s’entrelacent ; puis viennent des herbes qui les lient encore plus étroitement et les cimentent ; le sable, la terre s’amoncèlent sur ces énormes radeaux, sur lesquels poussent des herbes et qui de loin ressemblent à des îles, jusqu’à ce qu’arrive un orage ou une forte crue du fleuve qui déracine le radeau, l’emporte au loin, le disjoint peu à peu et finit par l’anéantir.

— Oui, je sais cela. J’ai souvent eu des exemples de ce que vous nous dites en ce moment, chef, répondit Belhumeur. Ces radeaux finissent par avoir si bien l’apparence d’îles, que l’homme le plus habitué à la vie du désert et aux grands spectacles de la nature y est souvent trompé lui-même. Je comprends tout ce que votre idée a d’avantageux pour nous ; malheureusement, je ne vois pas comment il nous sera possible de la mettre à exécution.

— De la façon la plus simple ; l’œil de l’Indien est bon ; il voit tout à deux portées de flèche. Au-dessus de la grande case des visages pâles, mon frère n’a-t-il pas aperçu un petit îlot éloigné de cinquante pas au plus du rivage ?

— En effet, s’écria Belhumeur, ce que vous dites est parfaitement juste ; je me rappelle maintenant cet îlot, auquel je ne songeais plus du tout.

— D’après la position qu’il occupe, il n’a rien à redouter de l’incendie, observa Louis ; s’il est assez considérable pour nous contenir tous, il nous sera excessivement utile en formant un poste avancé.

— Nous n’avons pas un instant à perdre, il faut en prendre immédiatement possession, le reconnaître, et, lorsque nous serons certains qu’il nous offre toutes les garanties nécessaires, nous y conduirons les peones.

— En route, alors, et sans plus tarder, dit le Tigrero en se levant.

Les autres l’imitèrent, les cinq hommes abandonnèrent la clairière.

Après avoir pris leurs chevaux, ils se dirigèrent vers l’îlot, guidés par la Tête-d’Aigle.

Le chef indien ne les avait pas trompés ; avec ce coup d’œil infaillible que possèdent ses compatriotes, il avait tout reconnu et sainement jugé de l’endroit qu’il avait si adroitement choisi.

Autre considération fort avantageuse pour les aventuriers : une ligne épaisse de palétuviers bordait la rive du fleuve et s’avançait assez loin dans le courant pour diminuer la distance qui séparait l’île de la terre ferme, en formant une défense naturelle aux hommes cachés dans les hautes herbes ; car il était de toute impossibilité que les Indiens pussent s’embusquer dans les palétuviers pour inquiéter leurs ennemis, qui, eux au contraire, leur feraient beaucoup de mal.

Cet îlot, nous lui conserverons ce nom, bien qu’il ne fût en réalité qu’un radeau, était couvert d’une herbe drue, forte, serrée, haute de près de deux mètres, au milieu de laquelle hommes et chevaux disparaissaient complètement. Lorsque la reconnaissance fut terminée, Belhumeur et les deux Mexicains s’installèrent au centre, où ils placèrent leur bivouac, tandis que Louis et la Tête-d’Aigle regagnaient le rivage, afin d’aller à la rencontre du capataz et de ses gens.

Don Martial ne se souciait pas de les accompagner ; il craignait, aussi près de la colonie, d’être reconnu par don Sylva, et préférait garder le plus longtemps possible un incognito nécessaire pour la réussite de ses projets ultérieurs.

Louis, après lui avoir offert qu’il raccompagnât, n’insista pas et parut admettre son refus sans discussion.

La vérité était que le comte éprouvait, sans pouvoir se l’expliquer, une espèce de répulsion pour cet homme, dont les manières cauteleuses et les hésitations continuelles l’avaient fort mal disposé en sa faveur.

La Tête-d’Aigle et Louis, certains que l’Ours-Noir s’était définitivement éloigné avec son détachement sans laisser d’espions dans la prairie, jugèrent inutile de faire faire aux Mexicains un long et fatiguant trajet avant de les conduire au rendez-vous ; en conséquence, ils s’embusquèrent dans les broussailles, à la pointe de l’isthme, afin de guetter leur sortie et de les amener immédiatement au rendez-vous.

Cependant la nouvelle apportée par le comte de Prébois Crancé avait mis tout sens dessus dessous dans la colonie de Guetzalli. Bien que depuis la fondation de l’hacienda — grande ferme, — les Indiens eussent cherché déjà à inquiéter les Français, les diverses tentatives qu’ils avaient faites n’avaient été que peu importantes, c’était la première fois qu’en réalité les Français allaient avoir sérieusement à lutter contre leurs féroces voisins.

Le comte de Lhorailles avait avec lui environ deux cents Dauph’yeers venus de Valparaiso, Guyaquil, Callao, enfin des différents ports du Pacifique, amplement fournis d’aventuriers de toute sorte.

Ces bonnes gens étaient un composé assez singulier de toutes les nationalités qui peuplent les deux hémisphères du globe ; cependant les Français y dominaient. Demi-bandits, demi-soldats, ces hommes de sac et de corde avaient, dans le chef qu’ils avaient librement choisi, la confiance la plus entière, la foi la plus grande.

La nouvelle de l’attaque préméditée par les Apaches fut reçue par la garnison avec des cris de joie et d’enthousiasme. C’était une partie de plaisir pour ces aventuriers de faire le coup de fusil, afin, comme ils le disaient naïvement dans leur pittoresque langage, de se dérouiller un peu. Ils désiraient surtout montrer aux Apaches la différence qui existe entre les colons créoles que, depuis un temps immémorial, ils ont pris l’habitude de tuer et de piller, avec des Européens qu’ils ne connaissaient pas encore.

Le comte n’eut donc aucune recommandation à leur faire pour les engager à tenir ferme ; il fut au contraire obligé de réprimer leur ardeur et de les prier d’être prudents, en leur promettant que bientôt il leur procurerait l’occasion de se rencontrer en rase campagne avec les Peaux-Rouges.

On n’a pas oublié sans doute que le gouvernement mexicain avait accordé au comte de Lhorailles la concession de Guetzalli, à la condition expresse de faire aux Apaches et aux Comanches une chasse sérieuse qui les rejetât à tout jamais loin des frontières mexicaines, qu’ils désolaient périodiquement depuis si longtemps.

C’est à cette condition de son traité avec le gouvernement que Monsieur de Lhorailles faisait allusion à ses soldats.

Dès que toutes les dispositions de défense furent prises, c’est-à-dire que les postes furent assignés à chacun, les armes et les munitions distribuées, le comte s’en rapporta pour les détails à ses deux lieutenants, le Basque Diego Léon et Martin Leroux, deux anciens soldats, sur lesquels il croyait pouvoir compter ; puis il songea à Blas Vasquez et à ses peones.

Il fallait, au cas probable où les Indiens auraient laissé des espions autour de la colonie, leur persuader que cette troupe se retirait réellement : pour cela, plusieurs mules furent chargées de provisions comme pour un long voyage ; puis le capataz, bien endoctriné, se mit en tête de sa troupe et sortit de la colonie la carabine sur la hanche.

Le comte, don Sylva et les autres habitants suivirent du regard le petit détachement avec un intérêt facile à comprendre, prêts à le soutenir s’il était attaqué.

Mais rien ne bougea dans la prairie : le calme et le silence continuèrent à régner, et bientôt les Mexicains disparurent au milieu des hautes herbes.

— Je ne comprends rien à la tactique des Indiens, murmura don Sylva d’un air rêveur. Pour avoir laissé passer aussi tranquillement cette troupe, il faut qu’ils machinent quelque fourberie qui leur offre une grande chance de réussite.

— Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir, répondit le comte ; du reste, nous sommes prêts à les recevoir ; je suis seulement désolé que doña Anita se trouve ici, non pas qu’elle coure le moindre danger, mais le bruit du combat l’effraiera.

— Non, seigneur comte, dit doña Anita, qui sortait de la maison en ce moment ; ne craignez rien de pareil de ma part : je suis une vraie Mexicaine et non une de vos petites maîtresses européennes que la moindre chose fait évanouir ou tomber en défaillance. Souvent, dans des circonstances plus graves encore que celle-ci, j’ai entendu résonner à mon oreille le cri de guerre des Apaches sans cependant éprouver cette grande inquiétude que vous semblez aujourd’hui redouter pour moi.

Après avoir prononcé ces paroles avec cet accent hautain et profondément méprisant que les femmes savent si bien employer vis-à-vis de l’homme qu’elles n’aiment pas, doña Anita passa devant le comte sans lui jeter un regard et alla prendre le bras de son père.

Le Français ne répondit rien ; il mordit ses lèvres jusqu’au sang et s’inclina en feignant de ne pas comprendre l’épigramme qui lui était lancée ; il se réservait d’avoir plus tard une explication avec la jeune fille ; car, bien qu’il n’aimât pas sa fiancée, ainsi que cela arrive toujours en pareil cas, il ne lui pardonnait pas d’être aimée par un autre, et surtout de n’avoir pour lui que de l’indifférence ; mais les événements qui depuis deux jours s’étaient précipités avec une rapidité extrême, l’avaient empêché jusqu’alors de demander à doña Anita cette conversation suprême.

La fille de l’haciendero — grand fermier — était une Mexicaine doublée d’Indienne, Andalouse de pied en cap, tout feu et passion, n’obéissant qu’aux mouvements précipités de son cœur. Aimant avec toutes les forces de son âme, sauvegardée par son amour pour don Martial, elle avait jugé le comte de Lhorailles de sang-froid, et avait, sous l’épiderme du gentilhomme, deviné le spéculateur ; aussi son parti avait-il été pris immédiatement, sans arrière-pensée, de se mettre dans l’impossibilité absolue de devenir sa femme. Entamer une lutte ouverte avec son père… elle connaissait trop bien, pour s’y risquer, le vieux sang espagnol qui bouillait dans ses veines : la force des femmes, c’est la faiblesse apparente ; leur moyen de défense, la ruse. Aussi Indienne qu’Espagnole, elle choisit la ruse, cette arme terrible de la femme, et qui la fait quelquefois si redoutable.

Blas Vasquez, le capatas — majordome — de don Sylva, avait vu naître doña Anita ; sa femme lui avait servi de nourrice, c’est-à-dire qu’il était dévoué à la jeune fille, que sur un signe d’elle il aurait vendu son âme au démon.

Lorsque le comte de Prébois Crancé était venu à l’hacienda, cette visite avait fort intrigué la jeune fille ; après le départ du Français, elle demanda d’un air indifférent au capataz des renseignements que celui-ci ne vit aucun inconvénient à lui donner, d’autant plus que, bientôt, chacun devait, dans la colonie, connaître les nouvelles apportées par le comte ; seulement, ce que personne ne pouvait savoir, et ce que doña Anita devina avec cet instinct du cœur, qui ne trompe jamais, ce fut la présence du Tigrero parmi les chasseurs embusqués aux environs de l’hacienda.

En se séparant d’elle à Guaymas, don Martial lui avait dit qu’il veillerait constamment sur elle et saurait la soustaire au sort dont on la menaçait ; d’après cela, il était évident qu’il devait l’avoir suivie ; s’il l’avait suivie, comme elle n’en doutait pas, il devait incontestablement faire partie des hommes de cœur qui, en ce moment, se dévouaient à son salut, tout en cherchant à sauver la colonie,

La logique du cœur est la seule qui soit positive et ne se trompe jamais ; nous avons vu que doña Anita, éclairée par la passion, avait raisonné juste.

Lorsque la jeune fille eut obtenu du capataz tous les renseignements qu’elle désirait :

— Don Blas, lui dit-elle, il est probable que si la colonie est attaquée, après les services que vous aurez été à même de nous rendre, et lorsque mon père et don Gaetano n’auront plus besoin de vous et de vos hommes ici, vous recevrez l’ordre de retourner à Guaymas ?

— C’est probable, oui, señorita, répondit le brave homme.

— Il vous sera alors facile de me rendre un service, n’est-ce pas ? reprit-elle en le regardant avec son plus charmant sourire.

— Ne savez-vous pas señorita, que pour vous je me jetterais dans le feu ?

— Je ne veux pas mettre votre amitié à une si rude épreuve, mon bon Blas ; cependant, je vous remercie des sentiments que vous me témoignez.

— Que puis-je faire pour vous être agréable ?

— Oh ! une chose bien facile.

— Ah !

— Mon Dieu, oui ; vous savez, fit-elle légèrement, que depuis fort longtemps, à tort ou à raison, j’ai la fantaisie de mettre comme tapis de pied dans ma chambre à coucher, deux peaux de jaguars ?

— Non, répondit-il naïvement, je ne le savais pas.

— Ah !… eh bien, je vous l’apprends ; ainsi, maintenant, vous le savez.

— Et je ne l’oublierai pas, señorita, soyez tranquille.

— Je vous remercie ; mais ce n’est pas de cela positivement qu’il s’agit.

— De quoi donc ?

— Mais de me procurer les peaux de jaguars, je suppose.

— C’est juste ; eh bien, aussitôt libre de mes actions, rapportez-vous en à moi.

— Il est inutile que vous vous exposiez, pour satisfaire un caprice, à devenir la proie de ces horribles animaux.

— Ah ! señorita ! fit-il d’un ton de reproche.

— Non ; j’ai un moyen de me les procurer beaucoup plus facile.

— Ah ! très-bien ; voyons-le.

— Il vient d’arriver à Guaymas, il y a quelques jours à peine, un tigrero renommé.

— Don Martial Asuzena ? interrompit-il vivement.

— Vous le connaissez ?

— Qui ne connaît pas don Martial, le Tigrero.

— Cela va tout seul, alors.

— Comment cela ?

— De sa dernière chasse dans les prairies de l’ouest, ce tigrero a, dit-on, rapporté plusieurs magnifiques peaux de jaguars qu’il consentirait, je n’en doute pas, à céder pour un bon prix.

— J’en suis convaincu.

— Voici, dit-elle, en tirant de son sein un petit billet cacheté avec soin, un mot que vous remettrez à cet homme. Je lui écris la façon dont je veux que les peaux soient préparées, et le prix que je compte en donner. Voici de l’argent, ajouta-t-elle en lui remettant une bourse, vous arrangerez tout cela comme vous l’entendrez.

— Il n’était pas besoin d’écrire, observa le capataz.

— Pardonnez-moi, mon ami ; vous avez à songer à tant de choses, qu’une futilité pareille serait, j’en suis certaine, sortie de votre tête.

— Après cela, c’est possible ; de cette façon, tout est bien mieux.

— N’est-ce pas ? Ainsi, c’est convenu, vous ferez ma commission ?

— En doutez-vous ?

— Non, mon ami. Ah ! un mot encore. Ne parlez de rien à mon père ; vous savez comme il est bon ; il voudrait me faire ce cadeau, je tiens à payer cette bagatelle sur mes économies de jeune fille.

Le capataz se mit à rire d’un air entendu. Le digne homme était heureux d’être de moitié dans un secret, si mince qu’il fût, avec son enfant chérie, ainsi qu’il nommait sa jeune maîtresse.

— C’est convenu, dit-il, je serai muet.

La jeune fille lui fit un signe d’amitié, et se retira joyeuse.

Que signifiait cette lettre ? pourquoi l’écrivait-elle ?

Nous le saurons bientôt.

La journée s’écoula tout entière à l’hacienda sans nouveaux incidents ; seulement le comte de Lhorailles chercha à plusieurs reprises à avoir avec la jeune fille une conversation que celle-ci mit constamment tous ses soins à éviter.

Blas Vasquez prit en sortant de l’hacienda la route de Guaymas, et, faisant doubler le pas à ses cavaliers, de crainte de surprise, il se plaça en tête de sa troupe.

À peine avait-il disparu aux yeux des habitants de la colonie et s’était-il, l’espace de vingt minutes environ, enfoncé dans les hautes herbes, que soudain deux hommes, bondissant au milieu du sentier, arrêtèrent leurs chevaux à dix pas en face de lui.

De ces deux hommes, l’un était un Indien, tout le faisait voir ; l’autre, le capataz le reconnut du premier coup d’œil, c’était l’homme qui le matin était venu à l’hacienda.

Vasquez commanda d’un geste à la troupe de faire halte, et s’avançant seul au devant des étrangers :

— Par quel hasard vous rencontrai-je ici, señor Francès ? dit-il, nous sommes encore bien loin du rendez-vous que vous-même m’avez assigné.

Et il salua avec courtoisie.

Don Luis lui rendit son salut.

— Nous sommes loin en effet du rendez-vous, répondit-il ; mais comme nous n’avons reconnu aucune piste des Apaches dans la prairie, nous avons jugé inutile de vous obliger à une longue traite ; je suis envoyé pour vous guider vers l’embuscade que nous avons choisie.

— Vous avez eu raison. Avons-nous longtemps à marcher ?

— Non, un quart d’heure à peine ; nous allons à cet îlot que vous devez apercevoir d’ici, en vous haussant sur vos étriers, ajouta-t-il, en étendant le bras dans la direction de l’île.

— Eh ! fit le capataz, le poste est bien choisi ; de là on commande le fleuve.

— Aussi, est-ce pour cela que nous nous sommes établis dans cette position.

— Veuillez donc nous servir de guide, señor Francès, nous vous suivons.

Le détachement se remit en marche, Ainsi que l’avait annoncé don Luis, un quart d’heure plus tard, le capataz et ses quarante peones étaient campés sur l’îlot avec les cinq aventuriers, si bien masqués par les herbes et les palétuviers que, des deux rives du fleuve, il était impossible de les apercevoir.

Aussitôt que le capataz eut rempli ses devoirs de chef de détachement, il vint s’asseoir au feu du bivouac auprès de ses nouveaux amis, auxquels don Luis le présenta.

La première personne que Blas aperçut fut don Martial le Tigrero.

À sa vue, il ne put retenir un mouvement de surprise.

Caspita ! s’écria-t-il en éclatant de rire, la rencontre est singulière.

— Comment cela ? demanda le Mexicain assez contrarié de cette reconnaissance, sur laquelle il ne comptait pas, car il ne se croyait pas connu du capataz.

— N’êtes-vous pas don Martial Asuzena le Tigrero ? continua Blas Vasquez.

— En effet, répondit don Martial de plus en plus inquiet.

— Ma foi ! il m’aurait été assez difficile de vous rencontrer à Guaymas, et, certes, je ne m’attendais pas à vous trouver ici.

— Expliquez-vous, je vous prie ; je ne comprends rien à vos paroles.

— Je suis chargé d’une commission pour vous de la part de ma jeune maîtresse.

— Que voulez-vous dire ? s’écria le Tigrero, dont le cœur palpitait.

— Ce que je dis, pas autre chose ; doña Anita veut vous acheter, à ce qu’il paraît, deux peaux de jaguars.

— À moi ?

— Parfaitement.

Don Martial le regardait d’un air tellement effaré que le capataz se remit à rire de plus belle ; ce rire réveilla le jeune homme, il lui fit soupçonner que tout cela cachait un mystère, et que s’il continuait à paraître ainsi étonné, il éveillerait des soupçons chez le digne homme, qui probablement n’avait pas le mot de l’énigme.

— En effet, dit-il, comme s’il cherchait à se souvenir, je crois me rappeler qu’il y a quelque temps…

— Là ! interrompit le capataz, vous voyez bien ; du reste, j’étais chargé de vous remettre une lettre aussitôt que je vous rencontrerais.

— Une lettre ? de qui ?

— Eh ! mais de ma maîtresse, je suppose.

— De doña Anita ?

— Et de qui donc ?

— Donnez, donnez vite ! s’écria le Tigrero avec agitation.

Le capataz la lui présenta ; don Martial la lui arracha plutôt qu’il ne la lui prit des mains, en rompit le cachet d’une main tremblante et la dévora des yeux.

Lorsqu’il en eut achevé la lecture, il la cacha dans sa poitrine.

— Eh bien, lui demanda le capataz, que vous dit ma maîtresse ?

— Pas autre chose que ce que vous m’avez dit vous-même, répondit le Tigrero d’une voix mal assurée.

Blas Vasquez secoua la tête.

— Hum ! cet homme me cache certainement quelque chose, murmura-t-il. Doña Anita m’aurait-elle trompé ?

Cependant le Tigrero marchait avec agitation, semblant rouler quelqu’important projet dans sa tête ; enfin, il s’approcha de Belhumeur qui fumait silencieusement, et se penchant à son oreille, il prononça quelques mots à voix basse auxquels le Canadien répondit par un signe d’assentiment ; un éclair de joie illumina le visage sombre du Tigrero, qui fit signe à Cuecharès de le suivre, et quitta le bivouac.

Quelques minutes p|us tard, don Martial et le lepero, tous deux à cheval, traversaient à la nage l’espace qui les séparait de la terre ferme.

Le capataz les aperçut au moment où ils allaient aborder.

Il poussa un cri d’étonnement.

— Eh ! mais, s’écria-t-il, le Tigrero nous quitte, il me semble ; où donc va-t-il ?

Belhumeur regarda le Mexicain de son air moitié figue et moitié raisin, et lui répondit avec un accent railleur :

— Qui sait ? peut-être va-t-il porter la réponse à la lettre qu’il a reçue par votre entremise.

— Ça ne serait pas impossible, reprit d’un air pensif le capataz, qui ne savait pas si bien dire.

En ce moment, le soleil se couchait dans des flots de pourpre et d’or bien loin à l’horizon derrière la cime neigeuse des hautes montagnes de la Sierra-Madre ; la nuit n’allait pas tarder à envelopper la terre de son noir linceul.