Amyot (p. 111-129).
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VIII

Le Départ.

Ainsi que don Sylva de Torrès l’avait annoncé à sa fille, au point du jour tout était prêt pour le départ.

Au Mexique et surtout dans la Sonora, où presque partout, les routes ne brillent le plus souvent que par leur absence, la manière de voyager diffère entièrement de celle qui est adoptée en Europe.

Là, pas de voitures publiques, pas de relais de poste ; le seul moyen de transport connu et pratiqué est le cheval.

Un voyage de quelques jours seulement entraîne des soins et des tracas interminables ; il faut tout emporter avec soi, parce que l’on est certain de ne rien trouver sur sa route ; lits, tentes, vivres, jusqu’à l’eau, l’eau surtout, tout doit être transporté à dos de mules. Sans ces précautions, indispensables, on courrait le risque de mourir de faim ou de soif et de coucher à la belle étoile.

Il faut encore se munir d’une escorte considérable et surtout bien armée, afin de repousser les attaques des bêtes fauves, des Indiens et surtout des voleurs, dont, grâce à l’anarchie dans laquelle est plongé ce malheureux pays, toutes les routes du Mexique pullulent.

Ainsi, d’après ce qu’on vient de lire, il est facile de comprendre le vif désir qu’avait don Sylva de quitter Guaymas le plus tôt possible, puisque, ainsi que nous l’avons dit, au point du jour tout était prêt pour le départ.

La cour de la maison ressemblait à une hôtellerie ; quinze mules chargées de ballots attendaient, pendant qu’on s’occupait à préparer le palanquin dans lequel doña Anita devait faire la route,

Une quarantaine de chevaux, sellés, bridés, le mousqueton pendu au trusquin, les pistolets aux arçons, étaient attachés à des anneaux scellés dans le mur, et un peon tenait en main un superbe coureur magnifiquement harnaché, destiné à don Sylva, et qui piaffait en rongeant son frein d’argent qu’il couvrait d’écume.

C’était un tohu-bohu et un vacarme assourdissant de cris, de rires et de hennissements.

Dans la rue, une foule de gens, au milieu desquels se trouvaient confondus Cucharès et don Martial, de retour déjà de leur expédition au Rancho, regardaient avec curiosité ce départ auquel ils ne pouvaient rien comprendre, à une époque aussi avancée de l’année, si peu propice au séjour de la campagne, et faisant des commentaires à perte de vue sur ce voyage qui leur semblait extraordinaire.

Parmi tous ces individus réunis par le hasard ou la curiosité, se trouvait un homme, un Indien évidemment, qui appuyé nonchalamment en apparence contre un pan de mur, ne perdait pas de vue la porte de la maison de don Sylva, et suivait avec un intérêt évident tous les mouvements des nombreux serviteurs de l’haciendero.

Cet homme, jeune encore, paraissait être un Indien hiaqui, bien qu’un observateur, après lui avoir fait subir un sérieux examen, eût assuré le contraire : il y avait dans le front large de cet homme, dans son œil dont il cherchait vainement à tempérer l’éclat, dans sa bouche hautaine et surtout dans l’élégance native de ses membres vigoureux qui semblaient taillés sur le modèle de l’Hercule grec, quelque chose de fier, de résolu et d’indépendant qui dénotait plutôt l’orgueilleux Comanche ou le féroce Apache que le stupide Hiaqui ; mais, dans cette foule, nul ne songeait à s’occuper de cet Indien, qui, de son côté, se gardait bien d’attirer l’attention et se faisait, au contraire, le plus petit possible.

Les Hiaquis sont accoutumés à venir à Guaymas se louer comme ouvriers ou hommes de peine ; aussi la présence d’un Indien n’a-t-elle rien qui soit extraordinaire et n’est-elle pas remarquée.

Enfin, à huit heures du matin à peu prés, don Sylva de Torrès donnant la main à sa fille vêtue d’un délicieux costume de voyage, parut sous le péristyle de sa maison.

Doña Anita était pâle comme un linceul ; ses traits tirés, ses yeux rougis témoignaient des souffrances de la nuit et de la contrainte qu’elle était en ce moment même obligée de s’imposer pour ne pas fondre en larmes aux yeux de tous.

À sa vue, don Martial et Cucharès échangèrent un rapide regard, tandis que l’Indien dont nous avons parlé plus haut laissait errer sur ses lèvres un sourire d’une expression indéfinissable,

À l’arrivée de l’haciendero, le silence se rétablit comme par enchantement ; les arrieros coururent se placer à la tête de leurs mules ; les domestiques, armés jusqu’aux dents, se mirent en selle, et don Sylva, après s’être d’un coup d’œil assuré que tout était prêt et que ses ordres avaient été ponctuellement exécutés, fit entrer sa fille dans le palanquin où elle se pelotonna immédiatement comme un bengali dans un nid de feuilles de roses.

Sur un signe de l’haciendero, les mules, attachées à la queue les unes des autres, commencèrent à sortir de la maison derrière la nana, dont elles suivaient le grelot, et escortées par les péons.

Avant que de monter à cheval, don Sylva se tourna vers un vieux domestique qui, son chapeau de paille à la main, se tenait respectueusement près de lui :

— Adieu, ño Pelucho, lui dit-il ; je vous confie la maison, faites bonne garde, ayez soin de tout ce qui s’y trouve. Du reste, je vous laisse Pedrito et Florentio qui vous aideront, et auxquels vous donnerez les ordres nécessaires pour que tout aille bien en mon absence.

— Vous pouvez être tranquille, mi amo, répondit le vieillard en saluant son maître ; grâce à Dieu ce n’est pas la première fois que vous me laissez seul ici, je crois toujours m’être bien acquitté de mes devoirs.

— Vous êtes un bon serviteur, ño Pelucho, répondit don Sylva en souriant, je n’ai que des compliments à vous faire, aussi je pars on ne peut plus tranquille.

— Que Dieu vous bénisse ! mi amo, ainsi que la Niña, reprit le vieil homme en se signant.

— Au revoir, ño Pelucho, dit alors la jeune fille « n se penchant hors du palanquin, je sais que vous êtes soigneux de tout ce qui m’appartient.

Le vieillard s’inclina avec un mouvement de joie.

Don Sylva donna l’ordre du départ, et toute la caravane s’ébranla dans la direction du Rancho de San José.

Il faisait une de ces magnifiques matinées comme l’on n’en trouve que dans ces régions bénies ; l’orage de la nuit avait entièrement balayé le ciel, qui était d’un bleu mat ; le soleil, déjà assez haut sur l’horizon, répandait à profusion ses chauds rayons tamisés par les vapeurs odoriférantes qui s’exhalaient du sol ; l’atmosphère, imprégnée de senteurs âcres et pénétrantes, était d’une transparence inouïe, un léger souffle de vent rafraîchissait l’air par intervalles ; des troupes d’oiseaux, brillant de mille couleurs, volaient dans toutes les directions, et les mules suivant le grelot de la Nena Madrina — la jument marraine — trottaient excitées par les chants des arrieros.

La caravane marchait ainsi gaiement au milieu des sables de la plaine, soulevant autour d’elle des flots de poussière, et formant un long serpent aux mille ondulations dans les détours sans fin de la route. Une avant-garde de dix domestiques explorait les environs, surveillant les buissons et les dunes mouvantes. Don Sylva fumait un cigare en causant avec sa fille, et une arrière-garde composée de vingt hommes résolus fermait la marche et assurait la sécurité du convoi.

Nous le répétons, dans ces pays où la police est nulle, et par conséquent la surveillance impossible, un voyage de quatre lieues — car le Rancho de San José n’est qu’à cette distance de Guyamas — est une chose aussi sérieuse et exige autant de précautions que chez nous un voyage de cent lieues ; les ennemis que l’on peut rencontrer et avec lesquels on est exposé à chaque instant à avoir maille à partir, voleurs indiens ou bêtes fauves, étant trop nombreux, trop déterminés et trop avides de pillage et de meurtre pour que l’on puisse, de gaieté de cœur, se résoudre à confier sa vie seulement à la vitesse de son cheval.

L’on était déjà loin de Guaymas, dont les blanches maisons avaient depuis longtemps disparu derrière les plis sans nombre du terrain, lorsque le capataz quittant la tête de la caravane où il était resté jusqu’à ce moment, tourna bride et vint au galop auprès du palanquin où se trouvait toujours don Sylva de Torrès.

— Eh bien, Blas, dit celui-ci, qu’avons-nous de nouveau ? est-ce que tu as aperçu quelque chose d’inquiétant devant nous ?

— Rien, seigneurie, répondit le capataz ; tout va bien, dans une heure au plus tard nous serons au Rancho.

— D’où provient alors la hâte que tu as mise à te rendre auprès de moi ?

— Oh ! mon Dieu, seigneurie, pas grand’chose, une idée qui m’est passée par la tête, quelque chose que je veux vous faire voir.

— Ah ! ah ! fit don Sylva, quoi donc, mon garçon ?

— Regardez, seigneurie, reprit le capataz en étendant le bras dans la direction du sud-ouest.

— Eh ! qu’est-ce que cela signifie ? Voilà un feu, si je ne me trompe.

— C’est un feu, en effet, seigneurie ; regardez par ici. Et il montra l’est sud-est.

— En voilà un autre. Qui diable a allumé ces feux sur ces pointes escarpées, dans quelle intention peut-on l’avoir fait ?

— Oh ! c’est bien facile à comprendre, allez, seigneurie.

— Tu trouves, mon garçon ? Eh bien, alors, tu vas me l’expliquer n’est-ce pas ?

— Je ne demande pas mieux. Tenez, dit-il, en désignant le point où se trouvait allumé le premier feu, cette colline est le Cerro del Gigante.

— En effet.

— Et celle-ci, continua le capataz en désignant le second feu, est le Cerro de San Xavier.

— Je crois que oui.

— Moi, j’en suis sûr.

— Eh bien ?

— Eh bien, comme il est prouvé qu’un feu ne peut pas s’allumer tout seul, et que par une chaleur de quarante degrés l’on ne s’amuse pas à allumer un brasier sur une montagne…

— Tu conclus de cela ?

— Je conclus que ces feux ont été allumés par des voleurs ou des Indiens qui ont eu vent de notre départ.

— Tiens ! tiens ! tiens ! c’est plein de logique, ce que tu dis-là, mon ami ; continue ton explication, elle m’intéresse au dernier point.

Le capataz ou majordome de don Sylva était un grand gaillard d’une quarantaine d’années, taillé en Hercule, dévoué corps et âme à son maître, qui avait en lui la plus grande confiance. Aux paroles bienveillantes de l’haciendero, le digne homme s’inclina avec un sourire de satisfaction.

— Oh ! maintenant, fit-il, je n’ai pas grand’chose à dire, sinon que par ce signal les ladrones quelconques qui nous surveillent savent que don Sylva de Torrès et sa fille ont quitté Guaymas pour se rendre au Rancho de San José.

— Ma foi, tu as raison, j’avais oublié tous ces détails-là, moi ; je ne songeais plus aux oiseaux de proie de toute sorte qui nous guettent au passage. Eh bien, au bout du compte, qu’est-ce que cela nous fait que des bandits se mettent à nos trousses ; nous ne nous cachons pas, notre départ a eu lieu devant assez de personnes pour que nul ne l’ignore ; nous sommes assez nombreux pour ne redouter aucune insulte ; mais si quelques-uns de ces picaros osent nous attaquer, cascaras ! ils trouveront à qui parler, j’en suis convaincu. Poussons donc en avant, sans soucis, Blas, mon garçon ; il ne peut rien nous arriver de désagréable.

Le capataz salua son maître et fut au galop se replacer à la tête de la caravane.

Une heure plus tard, sans autre accident, la caravane atteignit le Rancho.

Don Sylva se tenait à la portière droite du palanquin, parlant à sa fille qui ne lui répondait que par monosyllabes, malgré les efforts continuels qu’elle faisait pour cacher sa tristesse aux yeux clairvoyants de son père, lorsque l’haciendero s’entendit appeler à plusieurs reprises : il détourna vivement la tête et poussa une exclamation de surprise en reconnaissant le comte de Lhorailles dans l’homme qui l’interpellait ainsi.

— Comment ! señor conde, vous ici ! s’écria— t-il ; par quel singulier hasard vous rencontrai-je si près du port, vous qui deviez avoir pris cette nuit une si grande avance sur moi ?

En apercevant le comte, la jeune fille s’était sentie rougir, et s’était vivement rejetée en arrière en laissant retomber les rideaux du palanquin.

— Oh ! répondit le comte en s’inclinant avec courtoisie, depuis hier au soir il m’est arrivé certaines choses que je vous raconterai, don Sylva ; choses qui vous surprendront, j’en suis convaincu ; mais à présent, ce n’est pas le moment d’entamer une telle histoire.

— Comme vous le jugerez convenàble, mon ami. Ah ! ça, que faites-vous, partez-vous ? restez-vous ?

— Je pars ! je pars ! En m’arrêtant ici, mon but était seulement de vous attendre ; si vous y consentiez, nous voyagerions ensemble : au lieu de vous précéder à Guetzalli, nous y arriverons de compagnie, voilà tout.

— Je ne demande pas mieux. En route, ajouta-t-il, en faisant signe au capataz.

Celui-ci, voyant son maître en conversation avec le comte, avait fait halte. La caravane repartit.

Le Rancho de San José fut bientôt traversé ; ce fut alors seulement que le voyage commença réellement.

Le désert s’étendait devant les voyageurs, s’allongeant en plaines sablonneuses sans fin, où, sur le sol jaunâtre, une longue ligne tortueuse formée par les os blanchis des mules et des chevaux qui ont succombé, montre la route qu’il faut suivre pour ne pas s’égarer.

À deux cents pas environ en avant de la caravane, un homme trottait nonchalamment accroupi sur un âne étique, se dandinant adroite et à gauche, à moitié endormi par les rayons incandescents du soleil qui tombaient verticalement sur sa tête nue.

— Eh ! fit don Sylva en apercevant cet homme, Blaz, appelez l’Indien qui marche là-bas, ces diables de Peaux-Rouges connaissent à fond le désert, celui-là nous servira de guide ; de cette façon, nous ne craindrons plus de nous égarer, car si nous nous trompons, nous sommes certains qu’il nous remettra dans la bonne route.

— Vous avez raison, observa le comte ; dans ces sables maudits, on n’est jamais sûr de sa direction.

— Allez là-bas, reprit don Sylva.

Le capataz mit son cheval au galop. Arrivé à une courte distance du voyageur solitaire, il forma une espèce de porte-voix avec ses mains.

— Holà, José ! s’écria-t-il.

Au Mexique, tous les Indiens mansos ou civilisés se nomment José et répondent à cette appellation devenue pour eux générique. L’Indien ainsi hêlé se retourna.

— Que voulez-vous ? dit-il d’un air nonchalant.

Cet homme était celui que nous avons vu à Guaymas surveiller si attentivement les préparatifs du départ de l’haciendero.

Était-ce le hasard qui l’amenait en cet endroit ? C’est ce que nul n’aurait pu dire.

Blaz Vasquez était ce qu’on appelle au Mexique hombre de a caballo rompu depuis longtemps aux ruses indiennes comme à la chasse des bêtes fauves. Il jeta sur le voyageur un regard profondément inquisiteur que celui-ci supporta avec une aisance parfaite. La tête craintivement baissée, les mains appuyées sur le cou de l’âne, ses jambes nues pendantes à droite et à gauche, il offrait le type complet de l’Indien manso presque abruti par la fréquentation vicieuse des blancs.

Le capataz secoua la tête d’un air mécontent ; son examen était loin de le satisfaire ; cependant, après une minute d’hésitation, il reprit l’interrogatoire :

— Que fais-tu seul sur cette route, José ? lui demanda-t-il.

— Je viens del Puerto, où je m’étais loué en qualité d’ouvrier charpentier ; j’y suis resté un mois, et comme j’ai réuni la petite somme que je désirais posséder, je suis parti hier pour retourner dans mon village.

Tout cela était on ne peut plus vraisemblable : la plupart des Indiens hiaquis agissent ainsi ; et puis dans quel intérêt cet homme l’aurait-il trompé ? il était seul, sans armes ; la caravane, au contraire, était nombreuse et composée d’hommes dévoués ; nul danger n’était donc à redouter.

— Et as tu gagné beaucoup d’argent ? reprit le capataz.

— Oui, fit l’Indien d’un air de triomphe, cinq piastres et puis trois autres encore.

— Oh ! oh ! José, te voilà riche.

Le hiaqui sourit d’un air équivoque.

— Oui, dit-il, le Tiburon a de l’argent.

— Tu te nommes le Tiburon[1] ? reprit le capataz avec défiance ; c’est un vilain nom.

— Pourquoi cela ? les visages pâles ont donné ce nom à leur fils rouge, il le trouve beau puisqu’il leur vient d’eux et il le garde.

— Ton village est-il loin d’ici ?

— Si j’avais un bon cheval j’y arriverais dans trois jours ; le village de ma tribu est entre le Gila et Guetzalli.

— Est-ce que tu connais Guetzalli ?

L’Indien haussa les épaules avec dédain.

— Les Peaux-Rouges connaissent tous les territoires de chasse du Gila, dit-il.

En ce moment la caravane rejoignit les deux interlocuteurs.

— Eh bien, Blaz, demanda don Sylva, qui est cet homme ?

— Un Indien hiaqui ; après avoir gagné une petite somme au Puerto, il retourne à son village.

— Peut-il nous être utile ?

— Je le crois. Sa tribu, dit-il, est campée entre le Gila et la colonie de Guetzalli.

— Ah ! ah ! fit le comte en s’approchant, appartiendrait-il à la tribu du Cheval-Blanc ?

— Oui, dit l’Indien.

— Oh ! alors je réponds de cet homme, fit vivement le comte, ces Indiens sont très-doux, ce sont de pauvres diables fort misérables, ils meurent à peu près de faim, souvent je les emploie dans l’hacienda.

— Écoute, reprit don Sylva en frappant amicalement sur l’épaule du Peau-Rouge, nous nous rendons à Guetzalli.

— Bien.

— Il nous faut un guide fidèle et dévoué.

— Le Tiburon est pauvre, il n’a qu’un âne bien faible pour qu’il puisse marcher aussi vite que ses frères pâles.

— Que cela ne t’embarrasse pas, ajouta l’haciendero : je vais te donner un cheval comme jamais tu n’en as monté ; si tu nous sers honnêtement, en arrivant à l’hacienda, j’ajouterai dix piastres à celles que tu possèdes déjà. Cela te convient-il ?

L’œil de l’Indien étincela de convoitise à cette proposition.

— Où est le cheval ? demanda-t-il.

— Le voilà, répondit le capataz en désignant un superbe coureur amené par un péon.

Le Peau-Rouge lui jeta un regard de connaisseur,

— Ainsi, tu acceptes ? dit l’haciendero.

— J’accepte, répondit-il.

— Alors, descends de ton âne et partons.

— Je ne puis pas abandonner mon âne ; c’est une bonne bête, qui m’a rendu des services.

— Que cela ne t’inquiète pas, il viendra avec les mules de charge.

L’Indien fit un geste d’assentiment et ne répliqua rien ; en quelques secondes, il se fut accommodé sur le cheval et la caravane se remit en marche.

Seul, le capataz ne semblait pas voir grande confiance dans le guide si singulièrement rencontré.

— Je le surveillerai, dit-il à mi-voix.

La marche continua ainsi toute la journée sans nouvel incident : le lendemain, on atteignit le rio Gila.

Les rives du rio Gila contrastent par leur fertilité avec l’aridité désolée des plaines qui les environnent ; le voyage de don Sylva, bien que repris au moment où le soleil, arrivé à son zénith, lance perpendiculairement ses rayons brûlants, ne fut plus qu’une agréable promenade de quelques lieues sous les ombrages épais de bois touffus qui croissent à l’aventure avec une force de sève inconnue à nos climats.

Il était à peu près trois heures lorsque les voyageurs aperçurent à cinquante pas devant eux la colonie de Guetzalli, fondée par le comte de Lhorailles, et qui, bien qu’elle ne comptât encore que quelques mois, avait pris déjà des développements considérables.

Cette colonie se composait d’une hacienda, autour de laquelle étaient groupées les cabanes des travailleurs ; nous la décrirons en quelques mots.

L’hacienda s’élevait sur une presqu’île de près de trois lieues de tour, couverte de bois et de pâturages, où paissaient en liberté plus de quatre mille têtes de bétail, qui le soir rentraient dans des parcs attenant à l’habitation, entourée par le fleuve qui lui formait une ceinture de fortifications naturelles ; la langue de terre, large de huit mètres au plus, qui la rattache à la terre ferme, était bouchée par une batterie de cinq pièces de canon de gros calibre, entourée d’un vaste fossé rempli d’eau.

L’habitation, entourée de hautes murailles crénelées et bastionnées aux angles, était une espèce de forteresse capable de soutenir un siège en règle, grâce à huit pièces de canon qui, braquées aux quatre bastions, en défendaient les approches ; elle se composait d’un vaste corps de logis élevé d’un étage avec les toits en terrasse, ayant dix fenêtres de façade et flanqué à droite et à gauche de deux bâtiments faisant retour en avant, dont l’un servait de magasin pour les grains, les herbes, et l’autre était destiné à l’habitation du capataz et des nombreux employés de l’hacienda.

Un large perron garni d’une double rampe en fer curieusement travaillée et surmonté d’une varanda, donnait accès dans les appartements du comte, meublés avec ce luxe simple et pittoresque qui distingue les fermes espagnoles de l’Amérique.

Entre l’habitation et le mur d’enceinte percé en face du perron et garni d’une porte de cèdre de cinq pouces d’épaisseur doublée de fortes lames de fer, s’étendait un vaste jardin anglais parfaitement dessiné et tellement touffu et accidenté qu’à quatre pas de distance il était impossible de rien voir. L’espace laissé libre derrière la ferme était réservé pour les parcs ou corales dans lesquels chaque soir on enfermait les bestiaux, et à une espèce de large cour où chaque année, à une certaine époque, on avait l’habitude de faire la matanza del ganado, — l’abattement du bétail. —

Rien de pittoresque comme l’aspect de cette maison blanche dont le faîte apparaissait au loin, à moitié caché par les branches des arbres formant un rideau de feuillage qui reposait agréablement la vue.

Des fenêtres du premier étage, le regard planait sur la plaine d’un côté, et de l’autre sur le rio Gila, qui, tel qu’un large ruban d’argent, se déroulait en formant les plus capricieux détours, et allait se perdre à une distance infinie dans les lointains bleuâtres de l’horizon.

Depuis que les Apaches avaient failli surprendre l’hacienda, un mirador avait été construit sur le toit du principal corps de logis, et dans ce mirador se tenait jour et nuit une sentinelle chargée de surveiller les environs et d’avertir, au moyen d’une corne de bœuf, de l’approche de tout étranger qui se dirigerait vers la colonie.

Du reste, un poste de six hommes gardait la batterie de l’isthme, dont les canons étaient prêts à tonner à la moindre alerte.

Aussi la caravane était-elle encore loin de l’hacienda que déjà sa venue avait été signalée, et que le lieutenant du comte, vieux soldat d’Afrique, à cheval sur la discipline, et nommé Martin Leroux, se tenait derrière la batterie pour interroger les arrivants dès qu’ils seraient à portée de voix.

Don Sylva connaissait parfaitement la consigne établie dans l’hacienda, consigne commune du reste à tous les établissements des blancs ; car dans les postes des frontières, où l’on est exposé aux déprédations continuelles des Indiens, on est forcé de se tenir sans cesse sur ses gardes.

Mais une chose que ne pouvait pas comprendre le Mexicain, c’est que le lieutenant du comte, qui devait l’avoir parfaitement reconnu, ne lui eût pas ouvert immédiatement les portes.

Il en fit même l’observation.

— Il aurait eu tort, répondit le comte, la colonie de Guetzalli est une place de guerre ; la consigne doit être la même pour tous ; de son observation stricte et entière dépend le salut général. Martin m’a reconnu depuis longtemps déjà, j’en suis convaincu, mais il peut supposer que je suis prisonnier des Indiens, et qu’en me laissant libre en apparence, ils ont l’intention de surprendre la colonie. Soyez convaincu que mon brave lieutenant ne nous livrera passage qu’à bon escient et lorsqu’il sera certain que nos vêtements européens ne recouvrent pas des peaux rouges.

— Oui, murmura don Sylva à part lui, tout cela est Juste ; les Européens prévoient tout : oh ! ils sont nos maîtres !

La caravane ne se trouvait plus qu’à une vingtaine de pas de l’hacienda.

— Je crois, observa le comte, que si nous ne voulons pas recevoir une grêle de balles, nous ferons bien de nous arrêter.

— Comment ! s’écria don Sylva avec étonnement, ils tireraient ?

— Parfaitement.

Les deux hommes arrêtèrent leurs chevaux et attendirent qu’on les interrogeât.

— Qui vive ! cria en français une voix forte, partant de derrière la batterie.

— Eh bien, qu’en pensez-vous maintenant ? dit le comte à l’haciendero.

— C’est inouï, observa celui-ci.

— Amis ! répondit le comte, « Lhorailles et Franchise. »

— Tout est bien. Ouvrez, commanda la voix, ce sont des amis. Dieu veuille que nous en recevions souvent de pareils.

Les peones baissèrent le pont-levis, seul passage par lequel on pouvait s’introduire dans l’hacienda.

La caravane entra ; le pont-levis fut immédiatement relevé derrière elle.

— Vous m’excuserez, capitaine, dit Martin Leroux en s’approchant respectueusement du comte ; mais bien que je vous eusse parfaitement reconnu, nous vivons dans un pays où, à mon avis, on ne saurait user de trop de prudence.

— Vous avez fait votre devoir lieutenant, je n’ai que des félicitations à vous adresser. Qu’avons-nous de nouveau ?

— Pas grand’chose : une troupe de chasseurs que j’ai envoyée dans la plaine, m’a dit avoir découvert un feu abandonné ; je crois que les Indiens rôdent autour de nous.

— Nous veillerons.

— Oh ! je fais bonne guette, surtout maintenant ; nous approchons du mois que les Comanches appellent si audacieusement la lune du Mexique ; je ne serais pas fâché, s’ils osent s’adresser à nous, de leur donner une leçon qui leur profite dans l’avenir.

— Je partage entièrement votre avis ; redoublons de vigilance, et tout ira bien.

— Vous n’avez pas d’autres ordres à me donner ?

— Non.

— Alors, je me retire. Vous savez, capitaine, que vous vous reposez sur moi des détails intérieurs, je dois donc être un peu partout.

— Allez, lieutenant, que je ne vous retienne pas.

Le vieux soldat salua son chef et se retira en faisant de la main un signe amical au capataz, qui le suivit ainsi que les peones de don Sylva et les mules de charge.

Le comte conduisit ses hôtes dans le corps de logis destiné aux visiteurs et les installa dans un appartement confortablement meublé.

— Reposez-vous, don Sylva, dit-il à l’haciendero ; vous et doña Anita devez être fatigués du voyage ; demain, si vous me le permettez, nous causerons de nos affaires.

— Quand vous le désirerez, mon ami.

Le comte salua ses hôtes et se retira. Depuis qu’il avait rencontré la jeune fille, il n’avait pas échangé une parole avec elle.

Dans la cour, Monsieur de Lhorailles trouva l’Indien hiaqui fumant et se promenant nonchalamment comme un flâneur ; il alla vers lui :

— Tiens, lui dit-il, voilà les dix piastres que l’on t’a promises.

— Merci, dit l’Indien en les prenant.

— Maintenant, que vas-tu faire ?

— Me reposer jusqu’à demain ; puis rejoindre les hommes de ma tribu.

— Tu es donc bien pressé de les voir ?

— Moi ? pas du tout.

— Reste ici, alors.

— Pourquoi faire ?

— Je te le dirai : peut-être d’ici à quelques jours aurai-je besoin de toi.

— Serai-je payé ?

— Grassement, cela te convient-il ?

— Oui.

— Ainsi, tu restes ?

— Je reste.

Le comte s’éloigna sans remarquer l’étrange expression du regard que l’Indien jeta sur lui.



  1. Le requin.