Amyot (p. 48-64).
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IV

Le comte Maxime Gaëtan de Lhorailles.

Ayant d’expliquer au lecteur la cause du tapage infernal qui était soudain venu troubler la tranquillité des gens rassemblés dans la pulqueria, nous sommes contraint de faire quelques pas en arrière.

Trois ans environ avant l’époque où se passe notre histoire, par une froide et pluvieuse nuit de décembre, huit hommes, semblant par le costume et les manières appartenir à la haute société parisienne, étaient réunis dans un élégant cabinet du café Anglais.

La nuit était avancée : les bougies, aux deux tiers, consumées, ne répandaient qu’une lueur triste ; la pluie fouettait les vitres et le vent sifflait avec des mugissements lugubres.

Les convives, assis autour de la table devant les reliefs d’un splendide souper, paraissaient malgré eux s’être laissé envahir par la tristesse morne qui planait sur la nature, et, à demi renversés sur le dossier de leurs sièges, les uns sommeillaient et les autres, perdus dans leurs pensées, ne portaient aucune attention à ce qui se passait autour d’eux.

La pendule placée sur la cheminée sonna lentement trois heures ; à peine le dernier coup eut-il fini de résonner sur le timbre, que les claquements répétés du fouet d’un postillon et les grelots des chevaux se firent entendre sous les fenêtres du cabinet donnant sur le boulevard.

La porte s’ouvrit, un garçon parut.

— La chaise de poste que Monsieur le comte de Lhorailles a demandée attend, dit-il.

— Merci, répondit un des convives, en congédiant le garçon d’un geste.

Celui-ci salua et sortit en fermant la porte derrière lui.

Les quelques mots prononcés par cet homme avaient rompu le charme qui enchaînait les convives ; tous se redressèrent comme s’ils se réveillaient en sursaut, et se tournant vers un jeune homme d’une trentaine d’années, assis au milieu d’eux :

— Ainsi, lui dirent-ils tous, c’est bien vrai, tu pars ?

— Je pars, répondit-il, avec un signe de tête affirmatif.

— Mais où vas-tu, enfin ? on ne quitte pas ainsi, sans dire gare, son pays et ses amis, reprit un des convives.

Celui à qui cette question était adressée sourit tristement.

Le comte de Lhorailles était un beau gentilhomme aux traits expressifs, au regard énergique, à la lèvre dédaigneuse, appartenant à la plus ancienne noblesse, et dont la réputation était parfaitement établie par les lions de l’époque.

Il se leva, et jetant un regard circulaire sur les convives :

— Messieurs, dit-il, je comprends ce que ma conduite a d’étrange pour vous ; vous avez droit à une explication de ma part ; cette explication, je ne demande pas mieux que de vous la donner. Du reste, c’est dans ce but, croyez-le bien, que je vous ai convoqués à assister aujourd’hui au dernier repas que nous devons faire ensemble ; l’heure du départ a sonné, la chaise de poste attend, demain je serai loin de Paris, dans huit jours j’aurai quitté la France pour n’y plus revenir ; écoutez-moi.

Les convives firent un mouvement marqué en regardant attentivement le comte.

— Ne vous impatientez pas, messieurs, dit-il, l’histoire que je veux vous conter ne sera pas longue, c est la mienne. En deux mots, la voici :

— Je suis complètement ruiné ; il me reste à peine quelques billets de mille francs, avec lesquels à Paris je ne pourrais que mourir de faim, et finir avant un mois par me brûler la cervelle, triste perspective qui n’a rien d’attrayant pour moi, je vous assure. D’un autre côté, j’ai aux armes une adresse tellement malheureuse que, sans qu’il y ait de ma faute, je jouis, à tort ou à raison, d’une réputation de duelliste qui me pèse horriblement, surtout depuis ma déplorable affaire avec ce pauvre vicomte de Morsens, que j’ai été obligé malgré moi de tuer, afin de lui fermer la bouche et de mettre un terme à ses calomnies. Bref, pour les raisons que j’ai eu l’honneur de vous dire, et pour un nombre infini d’autres qu’il est inutile que vous sachiez, et qui, j’en suis convaincu, vous intéresseraient fort peu, la France m’est devenu antipathique, et cela à un tel point que j’ai la plus grande hâte de la quitter. Maintenant, un dernier verre de champagne et adieu à tous.

— Un instant ! répondit le convive, qui déjà avait parlé, vous ne nous avez pas dit comte, dans quel pays vous avez l’intention d’aller.

— Ne le devinez-vous pas ? en Amérique. On m’accorde assez généralement du courage, de l’intelligence, eh bien, je vais dans le pays où, si j’en crois ce qu’on en rapporte, ces deux qualités suffisent pour faire la fortune de celui qui les possède. Avez-vous d’autres questions à m’adresser, baron ? ajouta-t-il en se tournant vers son interlocuteur.

Celui-ci, avant de répondre, demeura quelques minutes plongé dans de sérieuses réflexions. Enfin, il releva la tête et fixa sur le comte un regard froid et profond.

— Est-ce bien sérieusement que vous partez, mon ami, lui dit-il.

— Bien sérieusement.

— Me le jurez-vous sur l’honneur ?

— Oui, sur l’honneur, je vous le jure.

— Et vous êtes réellement résolu à vous créer, en Amérique, une position au moins égale à celle que vous aviez ici ?

— Oui, s’écria-t-il vivement, par tous les moyens possibles.

— C’est bien. À votre tour, écoutez-moi, comte, et si vous voulez faire votre profit de ce que je vais vous révéler, peut-être, si Dieu vous vient en aide, réussirez-vous à accomplir les projets insensés que vous avez formés.

Tous les convives se rapprochèrent avec curiosité ; le comte lui-même se sentit intéressé malgré lui.

Le baron de Spurtzheim était un homme de quarante-cinq ans environ ; son teint hâlé, ses traits fortement accentués et son regard empreint d’une expression indéfinissable, lui donnaient un cachet d’étrangeté qui échappait à l’analyse du vulgaire et le faisait, aux yeux de la foule et même à ceux de beaucoup d’esprits d’élite, considérer comme un homme réellement remarquable.

On ne connaissait du baron que sa colossale fortune qu’il dépensait royalement ; mais quant à ses antécédents, tout le monde les ignorait, bien qu’il fût reçu dans la meilleure société.

Seulement on disait vaguement qu’il avait fait de longs voyages, et avait, pendant plusieurs années, habité l’Amérique ; mais rien n’était plus incertain que ces on-dit, et ils n’auraient pas suffi pour lui faire ouvrir les salons du noble faubourg, si l’ambassadeur d’Autriche, sans cependant jamais s’expliquer sur son compte, ne lui avait chaleureusement, à son insu, servi de caution dans plusieurs circonstances délicates.

Le baron s’était lié plus intimement avec le comte qu’avec ses autres compagnons de plaisirs ; il semblait lui porter un certain intérêt, et plusieurs fois même, devinant la position gênée de son ami, il avait cherché par des voies détournées à lui venir en aide.

Le comte de Lhorailles, bien qu’il fût trop orgueilleux pour accepter ces offres, en avait gardé une grande reconnaissance au baron, et lui avait, sans y songer, laissé prendre sur lui une certaine influence.

— Parlez mais soyez bref, mon cher baron, dit M. de Lhorailles ; vous savez que la chaise m’attend.

Sans répondre, le baron tira le cordon de la sonnette.

Le garçon parut

— Renvoyez le postillon et dites-lui qu’il revienne à cinq heures du matin. Allez.

Le garçon s’inclina et sortit.

Le comte, de plus en plus étonné des façons d’agir de son ami, ne fit cependant pas la moindre observation ; il se versa un verre de champagne qu’il vida d’un trait, croisa les bras, s’appuya sur le dossier de son siège et attendit.

— Maintenant, messieurs, dit le baron de sa voix railleuse et incisive, puisque notre ami de Lhorailles nous a conté son histoire et que nous en sommes aux confidences, pourquoi ne vous conterais-je pas la mienne ? Le temps est affreux, il pleut à torrents ; ici, nous sommes chaudement, nous avons du champagne et des regalias, deux excellentes choses lorsqu’on n’en abuse pas ; qu’avons-nous-de mieux à faire ? Rien, n’est-ce pas ? Écoutez-moi donc, car je crois que ce que je vous dirai vous intéressera d’autant plus que certains d’entre vous ne seront pas fâchés, j’en suis convaincu, de savoir enfin à quoi s’en tenir sur mon compte.

La plupart des convives éclatèrent de rite à cette boutade ; lorsque, leur hilarité fut calmée, le baron commença.

— Quant à la première partie de mon histoire, dit-il, je serai aussi bref que le comte. Dans le siècle où nous vivons, les gentilshommes se trouvent si naturellement hors la loi par la faute de nos préjugés de race et de notre éducation, que tous nous devons fatalement faire de la vie un rude apprentissage, en mangeant, sans savoir comment, en quelques années à peine, la fortune paternelle. Ce fut ce qui m’arriva, comme à vous tous, messieurs. Mes ancêtres avaient, au moyen âge, été un peu barons pillards ; bon sang ne peut mentir. Lorsque mes dernières ressources furent à peu près épuisées, mes instincts se réveillèrent et mes regards se fixèrent sur l’Amérique ; en moins de dix ans j’y ai amassé la colossale fortune que j’ai aujourd’hui le bonheur insigne, non pas de dissiper, la leçon a été trop rude et j’en ai profité, mais de dépenser en votre honorable compagnie, tout en ayant soin de conserver intact mon capital.

— Mais, s’écria le comte avec impatience, comment avez-vous amassé cette colossale fortune, ansi que vous la nommez vous-même ?

— Quarante millions à peu près, répondit froidement le baron.

Un frisson de convoitise fit tressaillir l’assemblée.

— Fortune colossale, en effet, reprit le comte ; mais, je le répète, comment l’avez-vous gagnée ?

— Si je n’avais eu l’intention formelle de vous le révéler, croyez bien, cher, que je n’aurais pas abusé de votre patience pour vous narrer les pauvretés que vous venez d’entendre.

— Nous écoutons ! s’écrièrent les convives.

Le baron promena lentement son regard froid sur les assistants.

— Avant tout buvons un verre de champagne au succès de notre ami, fit-il de son ton sarcastique.

Les verres furent remplis, choqués et vidés en un clin d’œil, tant était grande la curiosité des convives.

Après avoir reposé son verre devant lui, le baron alluma un regalia, et se tournant vers le comte :

— C’est particulièrement à vous que je m’adresse maintenant, mon ami, dit-il vous êtes jeune, entreprenant, doué d’une santé de fer et d’une volonté énergique : il est incontestable pour moi que si la mort ne vient pas contrarier vos projets, vous réussirez, quelles que soient les entreprises que vous formiez, ou le but que vous vous donniez. Dans la vie que vous entreprenez, la principale cause de succès, je dirai presque la seule, c’est de connaître à fond le terrain sur lequel on veut manœuvrer et la société dans laquelle on se propose d’entrer. Si, à mon début dans la vie d’aventure, j’avais eu comme vous le bonheur de rencontrer un ami qui eût consenti à m’initier aux mystères de ma nouvelle existence, ma fortune eût été faite cinq ans plus tôt. Ce que nul n’a fait pour moi, je veux le faire pour vous : peut-être plus tard serez-vous reconnaissant des renseignements que je vous aurai donnés, et qui vous auront appris à vous diriger dans le dédale inextricable où vous allez entrer. D’abord, posez-vous bien en principe ceci : les peuples au milieu desquels vous allez vivre sont vos ennemis naturels ; c’est donc un combat de chaque jour, de chaque heure que vous aurez à soutenir ; tous les moyens doivent vous être bons pour sortir victorieux de la lutte. Mettez de côté vos préceptes d’honneur et de délicatesse ; en Amérique, ce ne sont que de vains mots, inutiles même à faire des dupes, par la raison toute simple que nul n’y croit. Le seul dieu de l’Amérique, c’est l’or ; pour acquérir de l’or, l’Américain est capable de tout ; mais cela non comme dans notre vieille Europe sous des dehors honnêtes, et par des moyens détournés, mais franchement, en face, sans pudeur et sans remords. Ceci posé, votre ligne est toute tracée : pas de projet, si extravagant qu’il paraisse, qui n’offre dans ce pays des chances de réussite, puisque les moyens d’exécution sont immenses et presque sans contrôle possible. L’Américain est l’homme du monde qui ait le mieux compris la force de l’association ; aussi est-ce le levier au moyen duquel tous les projets s’exécutent. Arrivant là-bas, seul, sans amis, sans connaissance, quelque intelligent, quelque déterminé que vous soyez, vous êtes perdu, parce que vous vous trouvez seul en face de tous.

— C’est vrai murmura le comte avec conviction.

— Patience ! répondit le baron avec un sourire ; croyez-vous donc que je veuille vous envoyer au combat sans cuirasse ? Non, non, je vais vous en donner une, et précieusement trempée, je vous l’assure.

Tous les assistants considéraient avec étonnement c cet homme, qui, en quelques minutes, avait, à leurs yeux, grandi de cent coudées. Le baron feignit de ne pas s’apercevoir de l’impression qu’il produisait, et, au bout d’un instant, il continua, en appuyant sur chaque mot, comme s’il avait voulu les graver plus profondément dans la mémoire du comte :

— Retenez bien ce que je vais vous dire : il est de la plus grande importance pour vous de ne pas en oublier un mot, mon ami ; de cela dépend positivement le succès de votre voyage dans le Nouveau-Monde.

— Parlez, je ne perds pas une syllabe, interrompit le comte avec une espèce d’impatience fébrile.

— Lorsque les étrangers commencèrent à affluer en Amérique, il se forma une société de hardis compagnons sans foi ni loi, sans pitié comme sans faiblesse, qui, reniant toutes les nationalités, puisqu’ils étaient sortis de tous les peuples, ne reconnaissaient qu’un gouvernement, celui qu’ils instituèrent eux-mêmes sur l’Île de la Tortue, rocher imperceptible perdu au milieu du grand Océan ; gouvernement monstrueux, puisque la violence en était la base, et qu’il n’admettait que la raison du plus fort. Ces hardis compagnons, liés entre eux par une charte-partie draconnienne, se donnaient le nom de Frères de la Côte et se divisaient en deux classes : les boucaniers et les flibustiers.

Les boucaniers, errants dans les forêts vierges, chassaient les taureaux, tandis que les flibustiers écumaient les mers, attaquant tous les pavillons, pillant tous les navires sous prétexte de faire la guerre aux Espagnols, mais en réalité dépouillant les riches au profit des pauvres, seul moyen qu’ils eussent trouvé de rétablir l’équilibre entre les deux classes. Les Frères de la Côte, se recrutant sans cesse de tous les mauvais sujets sans aveu du vieux monde, devinrent puissants, si puissants même que les Espagnols tremblèrent pour leurs possessions, et qu’un glorieux roi de France ne dédaigna pas de traiter avec eux et de leur envoyer un ambassadeur ; puis, par la force même des circonstances, comme toutes les puissances issues de l’anarchie, et qui, par conséquent, ne possèdent en elles aucun principe de vitalité, lorsque les nations maritimes eurent reconnu leurs forces, les Frères de la Côte s’amoindrirent peu à peu et finirent par disparaître entièrement. Pour les avoir forcés à rentrer dans l’obscurité, on crut, non pas les avoir vaincus, mais les avoir anéantis ; il n’en était rien, ainsi que vous allez le voir. Je vous demande pardon pour ce long et fastidieux exorde, mais il était indispensable, afin que vous comprissiez bien ce qui me reste à vous expliquer.

— Il est près de quatre heures et demie, observa le comte ; il nous reste au plus quarante minutes.

— Ce temps, quelque court qu’il soit, me suffira, reprit le baron ; je reprends. Les Frères de la Côte n’étaient pas anéantis, ils s’étaient transformés, se pliant avec une adresse inouïe aux exigences du progrès qui menaçait de les dépasser ; ils avaient changé de peau : de tigres, ils s’étaient faits renards. Les Frères de la Côte étaient devenus les Dauph’yeers ; au lieu d’aller hardiment, comme jadis, sauter, la dague et la hache au poing, à l’abordage des navires ennemis, ils se firent petits et creusèrent des mines souterraines ; aujourd’hui les Dauph’yeers sont les maîtres et les rois du Nouveau-Monde ; ils ne sont nulle part et sont partout ; ils règnent ; leur influence se fait sentir dans tous les rangs de la société ; à tous les degrés de l’échelle on les trouve sans les voir jamais. Ce sont eux qui ont détaché les États-Unis de l’Angleterre, le Pérou, le Chili et le Mexique de l’Espagne. Leur pouvoir est immense, d’autant plus immense qu’il est occulte, ignoré et presque nié, ce qui montre leur force. Être niée, pour une société secrète, voilà où est la véritable puissance ; il ne se fait pas une révolution en Amérique, sans que l’influence des Dauph’yeers ne se produise victorieuse et fière, soit pour la faire triompher, soit pour l’annihiler. Ils peuvent tout, ils sont tout ; hors de leur cercle, rien n’est possible : voilà ce que, par la force du progrès, sont en moins de deux siècles devenus les Frères de la Côte, les Dauph’yeers !… c’est-à-dire le pivot autour duquel tourne, sans s’en douter, le Nouveau-Monde. Misérable sort que celui de cette magnifique contrée d’être condamnée en tout temps, depuis sa découverte, à subir la tyrannie des bandits de toute espèce qui semblent s’être donné la mission de l’exploiter sous toutes les formes, sans que jamais elle puisse parvenir à s’en affranchir !

Il y eut un assez long silence ; chacun réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre ; le baron lui-même avait laissé tomber sa tête dans ses mains, et semblait perdu dans le monde d’idées qu’il avait réveillées et qui maintenant l’assaillaient en foule, rappelant en lui des souvenirs pleins de douleur et d’amertume.

Un roulement lointain de voiture qui se rapprochait rapidement rappela le comte de Lhorailles à la gravité de la situation présente.

— Voici ma chaise, fit-il, je vais partir, et je ne sais rien.

— Patience, répondit le baron, dites adieu à vos amis et partons.

Subissant malgré lui l’influence de cet homme singulier, le comte lui obéit sans songer à lui adresser la moindre observation.

Il se leva, embrassa chacun de ses anciens amis, échangea avec eux de chaleureuses poignées de main, reçut leurs souhaits de bonne réussite, et quitta le cabinet suivi par le baron.

La chaise de poste attendait en face du café. Les jeunes gens avaient ouvert les fenêtres du cabinet et faisaient de nouveaux signes d’adieu à leur ami.

Le comte jeta un long regard sur le boulevard : la nuit était sombre, bien que la pluie ne tombât plus, le ciel était noir, les becs de gaz scintillaient faiblement dans le lointain comme des étoiles perdues dans la brume.

— Adieu ! murmura le gentilhomme d’une voix étouffée, adieu ! qui sait si jamais je reviendrai.

— Courage ! fit une voix sévère à son oreille.

Le jeune homme tressaillît, le baron était à ses côtés.

— Venez, mon ami, lui dit-il en l’aidant à monter dans la voiture, je vous accompagne jusqu’à la barrière.

Le comte monta en chancelant et se laissa tomber sur un coussin.

— Route de Normandie ! cria le baron au postillon en fermant la portière.

Le postillon fit claquer son fouet, la chaise de poste s’ébranla et partit au galop.

— Adieu ! adieu ! crièrent les jeunes gens penchés aux fenêtres du café Anglais.

Pendant assez longtemps les deux hommes demeurèrent silencieux ; enfin le baron prit la parole :

— Gaétan ! dit-il.

— Que me voulez-vous ? répondit celui-ci.

— Je n’ai pas fini de vous conter mon histoire.

— C’est vrai, murmura-t-îl distraitement.

— Ne voulez-vous pas que je la termine ?

— Parlez, mon ami.

— Comme vous me dites cela, cher ! votre esprit voyage dans les espaces imaginaires ; vous songez à ceux que vous quittez, sans doute.

— Hélas ! murmura le comte avec un soupir, je suis seul sur la terre. Que puis-je regretter ? je n’ai ni parents ni amis.

— Ingrat ! fit le baron d’un ton de reproche.

— C’est vrai ; pardonnez-moi, cher ; je ne songeais pas à ce que je disais.

— Je vous pardonne, mais à la condition que vous m’écouterez.

— Je vous le promets.

— Mon ami, ces Dauph’yeers dont je vous ai parlé, si vous voulez réussir, leur amitié et leur protection vous sont indispensables,

— Hélas ! comment puis-je obtenir cette amitié et cette protection, moi, misérable inconnu ? Maintenant je tremble en songeant à ce pays dans lequel j’avais rêvé de me créer un si bel avenir ; le bandeau qui couvrait mes yeux est tombé ; je vois l’extravagance de mes projets, l’espoir m’abandonne.

— Déjà ! s’écria sévèrement le baron. Enfant sans énergie, qui renonce à la lutte avant même de l’avoir engagée ! Homme sans force et sans courage ! Cette protection et cette amitié qui vous sont indispensables, si vous le voulez, moi je vous donne les moyens de les obtenir.

— Vous ! s’écria le comte en tressaillant.

— Oui, moi ! Croyez-vous donc que je me serais amusé à torturer votre âme pendant deux heures, à jouer avec vous comme un jaguar avec un agneau, pour le plaisir banal de railler ? Non, Gaëtan. Si vous avez eu cette pensée, vous avez eu tort ; je vous aime. Lorsque j’ai connu votre projet, j’ai applaudi du fond du cœur à cette résolution qui vous réhabilitait dans mon esprit ; lorsque cette nuit vous nous avez franchement avoué votre position et expliqué vos projets, je me suis retrouvé en vous, mon cœur a tressailli, pendant une minute j’ai été heureux, et alors j’ai juré de vous ouvrir la voie si large, si grande et si belle, que si vous ne réussissiez pas, c’est que vous-même ne voudriez pas réussir.

— Oh ! fit énergiquement le comte, je puis succomber dans la lutte qui commence aujourd’hui entre moi et l’humanité tout entière ; mais, ne craignez rien, mon ami, je tomberai noblement et en homme de cœur.

— J’en suis persuadé, mon ami ; je n’ai plus que quelques mots à vous dire. Moi aussi j’ai été Dauph’yers, je le suis encore ; c’est grâce à mes frères que j’ai conquis la fortune que je possède. Prenez ce portefeuille, mettez à votre cou cette chaînette à laquelle pend un médaillon ; puis, quand vous serez seul, vous lirez les instructions contenues dans le portefeuille et vous agirez comme elles vous enseigneront de le faire. Si vous les suivez de point en point, je vous garantis le succès : voilà le cadeau que je vous réservais et que je ne voulais vous donner que lorsque nous serions seuls.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria le comte avec effusion.

— Nous voici à la barrière, dit le baron en arrêtant la voiture ; séparons-nous. Adieu, mon ami, courage et volonté ! Embrassez-moi. Surtout souvenez-vous du portefeuille et du médaillon.

Les deux hommes restèrent longtemps serrés dans les bras l’un de l’autre ; enfin le baron se dégagea par un vigoureux effort, ouvrît la portière et sauta sur le trottoir.

— Adieu, cria-t-il une dernière fois, adieu, Gaétan ! souvenez-vous !

La chaise de poste s’était élancée à fond de train sur la grand’route.

Chose étrange, les deux hommes murmurèrent le même mot en secouant la tête avec découragement dès qu’ils se trouvèrent seuls, l’un marchant à grands pas sur le trottoir, l’autre affaissé sur les coussins de la voiture.

Ce mot était : — Peut-être !

C’est que, malgré tous leurs efforts pour chercher à se tromper eux-mêmes, ils n’espéraient ni l’un ni l’autre.