P.-V. Stock (p. 437-446).

XXXIX

MONTAGNE ET GIRONDE


Depuis le 10 août, la Commune de Paris datait ses actes de « l’an IVe de la Liberté, et Ier de l’Égalité ». La Convention datait les siens de « l’an IVe de la Liberté et l’an Ier de la République Française ». Et dans ce petit détail on voit déjà les deux conceptions en présence.

Sera-ce une nouvelle révolution qui va se greffer sur la précédente ? Ou bien, se bornera-t-on à achever d’établir, à légaliser les libertés politiques conquises depuis 1789 ? Se contentera-t-on de consolider le gouvernement de la bourgeoisie, tant soit peu démoralisé, sans même appeler la masse du peuple à profiter de l’immense remaniement des fortunes accompli par la Révolution ?

Ce sont, on le voit, deux conceptions totalement différentes, et ces deux conceptions sont représentées à la Convention par la Montagne et la Gironde.

D’un côté ceux qui comprennent que pour détruire l’ancien régime féodal, il ne suffit pas d’en inscrire un commencement d’abolition dans les lois ; que pour en finir avec le régime absolu, il ne suffit pas non plus de détrôner un roi et de planter l’emblème de la République sur les édifices, et son nom sur les en-têtes des paperasses officielles ; que ce n’est qu’un commencement d’exécution, rien que la création des conditions qui permettront peut-être de refondre les institutions. Et ceux qui comprennent ainsi la Révolution sont appuyés par tous ceux qui veulent que la grande masse de la population sorte enfin de l’affreuse misère, noire et abrutissante, dans laquelle l’ancien régime l’avait plongée, et qui cherchent, qui tâchent de découvrir dans les leçons de la Révolution les moyens réels de relever cette masse, physiquement et moralement. Toute une foule de pauvres que la Révolution a fait réfléchir, sont avec eux.

Et en face d’eux, sont les Girondins, — un parti formidable par le nombre. Car les Girondins, ce ne sont pas seulement les deux cents membres groupés autour de Vergniaud, de Brissot et de Roland. C’est une immense partie de la France : presque toute la bourgeoisie aisée ; tous les constitutionnels, que la force des événements a rendus républicains, mais qui craignent la République parce qu’ils craignent la domination des masses. Et derrière eux, prêts à les soutenir, en attendant le moment de les écraser au profit de la royauté, tous ceux qui tremblent pour leurs fortunes, ainsi que pour leurs privilèges d’éducation, tous ceux que la Révolution a frappés et qui soupirent après l’ancien régime.

Au fond, on voit très bien aujourd’hui que non seulement la Plaine, mais les trois quarts des Girondins étaient aussi royalistes que les Feuillants. Car, si quelques-uns de leurs meneurs rêvaient une sorte de république antique, sans roi, mais avec un peuple docile aux lois faites par les riches et la gent instruite, le grand nombre s’accordait très bien de la royauté. Ils l’ont bien prouvé, en faisant si bon ménage avec les royalistes après le coup d’État de thermidor.

Cela se comprend d’ailleurs, puisque l’essentiel, pour eux, était l’établissement du régime bourgeois, qui se constituait alors, dans l’industrie et dans le commerce, sur les débris du féodalisme, — « le maintien des propriétés », comme Brissot aimait à s’exprimer.

De là aussi leur haine du peuple et leur amour de « l’ordre ».


Empêcher le déchaînement du peuple, constituer un gouvernement fort et faire respecter les propriétés, c’était, en ce moment, l’essentiel pour les Girondins ; et c’est faute d’avoir compris ce caractère fondamental du girondisme que les historiens ont cherché tant d’autres circonstances secondaires, afin d’expliquer la lutte qui s’engagea entre la Montagne et la Gironde.

Lorsque nous voyons les Girondins « répudier la loi agraire », « refuser de reconnaître l’égalité pour principe de la législation républicaine » et « jurer de respecter les propriétés », nous pouvons trouver tout cela un peu trop abstrait. Mais nos formules actuelles, « l’abolition de l’État », ou « l’expropriation », sembleront aussi trop abstraites dans cent ans. Cependant, du temps de la Révolution, ces formules avaient un sens très précis.

Repousser la loi agraire, signifiait alors repousser les tentatives de remettre le sol aux mains de ceux qui le cultivaient. C’était repousser l’idée, très populaire parmi les révolutionnaires sortis du peuple, qu’aucune propriété, qu’aucune ferme ne devait avoir plus de 120 arpents (environ 40 hectares) ; que chaque citoyen avait droit à la terre ; et qu’il fallait pour cela saisir les propriétés des émigrés et du clergé, ainsi que les grandes propriétés des riches, et les partager entre les cultivateurs pauvres qui ne possédaient rien.

« Jurer le respect des propriétés », c’était repousser la reprise par les communes rurales des terres qui leur avaient été enlevées pendant deux siècles, en vertu de l’ordonnance royale de 1669 ; c’était s’opposer, en faveur des seigneurs et des récents acquéreurs bourgeois, à l’abolition des droits féodaux sans rachat.

Enfin, c’était combattre toute tentative de prélever sur les riches commerçants un impôt progressif ; c’était faire tomber les lourdes charges de la guerre et de la révolution sur les pauvres.

La formule abstraite avait, on le voit, un sens très tangible.

Eh bien, sur toutes ces questions la Montagne eut à soutenir une lutte acharnée contre les Girondins, si bien qu’elle fut bientôt amenée à en appeler au peuple, à l’insurrection, forcée d’expulser les Girondins de la Convention, afin de pouvoir faire les premiers pas dans la voie indiquée.

Pour le moment, ce « respect des propriétés » s’affirmait chez les Girondins jusque dans les plus petites choses, jusqu’à faire faire inscrire Liberté, Égalité, Propriété au pied des statues que l’on promenait dans une fête ; jusqu’à embrasser Danton, lorsqu’il dit dans la première séance de la Convention : « Déclarons que toutes les propriétés, territoriales, individuelles et industrielles, seront éternellement respectées. » À ces paroles le Girondin Kersaint lui sautait au cou, en disant : « Je me repens de vous avoir appelé ce matin un factieux. » Ce qui voulait dire : « Puisque vous promettez de respecter les propriétés bourgeoises, passons sur votre responsabilité dans les massacres de septembre ! »

Tandis que les Girondins voulaient organiser ainsi la république bourgeoise et poser les bases de l’enrichissement de la bourgeoisie, sur le modèle donné par l’Angleterre après sa révolution de 1648, les Montagnards, ou, du moins, le groupe des Montagnards qui prit pour un moment le dessus sur la fraction modérée, représentée par Robespierre, esquissaient déjà à grands traits les fondations d’une société socialiste — n’en déplaise à ceux de nos contemporains qui en réclament à tort la priorité. Ils voulaient, d’abord, abolir jusqu’aux derniers vestiges de la féodalité, puis niveler les propriétés, détruire les grandes propriétés foncières, donner la terre à tous, jusqu’aux plus pauvres cultivateurs, organiser la distribution nationale des produits de première nécessité, estimés à leur juste valeur et, au moyen de l’impôt, manié comme une arme de combat, faire la guerre à outrance au « commerçantisme », — à cette race de riches agioteurs, banquiers, commerçants, chefs d’industrie, qui se multipliait déjà dans les villes.

Ils proclamaient en même temps, dès 1793, « le droit à l’aisance universelle », l’aisance pour tous, — ce dont les socialistes ont fait plus tard « le droit au travail ». Cela fut dit déjà en 1789 (27 août), et on l’avait mis dans la constitution de 1791. Mais même les plus avancés des Girondins étaient trop empêtrés dans leur éducation bourgeoise pour comprendre le droit de tous à la terre et une réorganisation complète, affranchie de l’agiotage, de la distribution des produits nécessaires à l’existence. En général, les Girondins étaient décrits par leurs contemporains comme « un parti de gens fins, subtils, intrigants et surtout ambitieux » ; légers, parleurs, batailleurs, mais dominés par les habitudes du barreau (Michelet). « Ils veulent la République », disait Couthon, « mais ils veulent l’aristocratie. » Ils montraient beaucoup de sensibilité, mais une sensibilité, disait Robespierre, « qui gémit presque exclusivement pour les ennemis de la liberté. »

Le peuple leur répugnait ; ils en avaient peur[1].


Au moment où se réunissait la Convention, on ne se rendait pas encore bien compte de l’abîme qui séparait les Girondins des Montagnards. On ne voyait qu’une querelle personnelle entre Brissot et Robespierre. Madame Jullien, par exemple, une vraie Montagnarde de sentiment, en appelle, dans ses lettres, aux deux rivaux pour cesser leur lutte fratricide. Mais c’était déjà une lutte de deux principes opposés : le parti de l’ordre, et le parti de la Révolution.

Le peuple, à une époque de lutte, et plus tard les historiens aussi, aiment à personnifier chaque conflit dans deux rivaux. C’est plus court, plus commode dans la conversation, et c’est aussi plus « roman », plus « drame ». C’est pourquoi la lutte de ces deux partis fut souvent représentée comme le choc de deux ambitions, celle de Brissot et celle de Robespierre. Comme toujours, les deux héros dans lesquels le peuple a personnifié le conflit sont bien choisis. Ils sont typiques. Mais, en réalité, Robespierre ne fut pas aussi égalitaire dans ses principes que le fut la Montagne au moment de la chute des Girondins. Il appartenait au groupe modéré. En mars et mai 1793, il comprit, sans doute, que s’il voulait le triomphe de la Révolution commencée, il ne devait pas se séparer de ceux qui demandaient des mesures d’expropriation, et c’est ce qu’il fait, — quitte à guillotiner plus tard l’aile gauche, les hébertistes, et écraser les « Enragés ». Brissot, d’autre part, ne fut pas toujours un homme d’ordre. Mais, malgré ces nuances, les deux hommes personnifiaient très bien les deux partis.


Une lutte à mort devait nécessairement s’engager entre le parti de l’ordre bourgeois et celui de la révolution populaire.

Les Girondins, arrivés au pouvoir, voulaient que tout rentrât dans l’ordre ; que la révolution, avec ses procédés révolutionnaires, cessât dès qu’ils tenaient le gouvernail. Plus de tumulte dans la rue ; tout se fera désormais sur les ordres des ministres, nommés par un parlement docile.

Quant aux Montagnards, ils voulaient que la révolution aboutît à des changements qui modifieraient réellement la situation de la France : celle des paysans (plus des deux tiers de la population), et celle des gens miséreux dans les villes ; des changements qui rendraient impossible le retour vers un passé royal et féodal.

Un jour, d’ici un an, deux ans, la révolution s’apaiserait ; le peuple, épuisé, rentrerait dans ses cabanes et ses taudis ; les émigrés reviendraient ; les prêtres, les nobles reprendraient le dessus. Eh bien, il fallait qu’à ce moment-là, ils trouvassent tout changé en France : la terre en d’autres mains, déjà arrosée de la sueur de son nouveau possesseur, et ce possesseur, se considérant lui-même non comme un intrus, mais comme ayant droit de creuser le sillon sur cette terre et de la moissonner. Toute la France transformée dans ses mœurs, ses habitudes, son langage, — une terre où chacun se considérerait comme l’égal de n’importe qui, du moment qu’il manie la charrue, la bêche, ou l’outil. Pour cela, il fallait que la révolution continuât, dût-elle passer sur le corps de la plupart de ceux que le peuple avait nommés ses représentants, en les envoyant à la Convention.

Nécessairement, ce devait être une lutte à mort. Car, il ne faut pas l’oublier : hommes d’ordre, hommes de gouvernement, les Girondins considéraient néanmoins le tribunal révolutionnaire et la guillotine comme un des rouages les plus efficaces du gouvernement.

Déjà, le 24 octobre 1792, lorsque Brissot lança son premier pamphlet, dans lequel il demandait un coup d’État contre « les désorganisateurs », « les anarchistes », et « la roche tarpéïenne » pour Robespierre[2] ; déjà, du jour (le 29 octobre) où Louvet prononçait son discours d’accusation, dans lequel il demandait la tête de Robespierre, les Girondins suspendaient le couperet de la guillotine sur les têtes « des niveleurs, des fauteurs de désordre, des anarchistes », qui avaient eu l’audace de se ranger avec le peuple de Paris et sa Commune révolutionnaire[3].

Et depuis ce jour-là, les Girondins ne cessent pas de diriger leurs efforts pour envoyer les Montagnards à la guillotine. Le 21 mars 1793, lorsqu’on apprend la défaite de Dumouriez à Neerwinden, et que Marat vient accuser de trahison ce général, ami des Girondins, ils manquent de l’écharper à la Convention ; il n’est sauvé que par sa froide audace. Trois semaines plus tard (le 12 avril), ils reviennent à la charge et finissent par obtenir de la Convention qu’on envoie Marat devant le tribunal révolutionnaire. Et six semaines plus tard (le 24 mai), ce sera le tour d’Hebert, le substitut de la Commune, de Varlet, le prédicateur ouvrier socialiste, et d’autres « anarchistes », qu’ils feront arrêter dans l’espoir de les envoyer à l’échafaud. Bref, c’est une campagne en règle pour jeter les Montagnards hors de la Convention, les précipiter de « la roche Tarpeïenne. »

Partout les Girondins organisent des comités contre-révolutionnaires ; continuellement ils font arriver à la Convention une série ininterrompue de pétitions, venant de gens qui se qualifient « amis des lois et de la liberté » — on sait aujourd’hui ce que cela veut dire ! Ils écrivent en provinces des lettres, remplies de fiel, contre la Montagne et surtout contre la population révolutionnaire de Paris. Et pendant que les Conventionnels en mission font l’impossible pour repousser l’invasion et pour soulever le peuple par l’application de mesures égalitaires, les Girondins s’y opposent partout par leurs missives. Ils vont même jusqu’à empêcher de recueillir les renseignements nécessaires sur les biens des émigrés.

Bien avant l’arrestation de Hébert, Brissot mène dans son Patriote français une campagne à mort contre les révolutionnaires. Les Girondins demandent — ils insistent — pour obtenir la dispersion de la Commune révolutionnaire de Paris ; ils vont jusqu’à demander la dissolution de la Convention et l’élection d’une nouvelle assemblée, dans laquelle aucun des anciens membres ne puisse entrer, — et ils nomment enfin la Commission des Douze qui guette le moment pour un coup d’État qui enverrait la Montagne à l’échafaud.


  1. Il faut lire les mémoires de Buzot, pour comprendre la haine et le mépris des Girondins pour le peuple. Continuellement, on y rencontre des phrases de ce genre : « Paris, c’est les égorgeurs de Septembre » ; on y est « englouti dans la fange de cette ville corrompue » ; « il fallait avoir le vice du peuple de Paris pour lui plaire, » etc. Voy. Buzot, Mémoires sur la Révolution française, précédés d’un précis de sa vie… par M. Guadet. Paris, 1828, pp. 32, 45, 141. Voir aussi la lettre de Pétion à Buzot, du 6 février 1792, publiée par les Révolutions de Paris, t. XI, p. 263, et dont Aulard donne des extraits.
  2. « Trois révolutions étaient nécessaires pour sauver la France ; la première a renversé le despotisme ; la seconde anéantit la royauté ; la troisième doit abattre l’anarchie ! et c’est à cette dernière révolution que, depuis le 11 août, j’ai consacré ma plume et tous mes efforts… » J. P. Brissot, député à la Convention Nationale. À tous les républicains de France, sur la Société des Jacobins de Paris, pamphlet daté du 24 octobre 1792.)
  3. Louvet ne se dissimulait pas le vrai sens de sa « Robespierride ». Lorsqu’il vit que le coup monté par lui et ses amis avait raté, et que la Convention n’avait pas fait mettre Robespierre en accusation, il dit, en rentrant, à sa femme Lodoïska : « Il faut de loin nous tenir prêts à l’échafaud ou à l’exil. » Il le dit dans ses Mémoires (p. 74). Il sentit que l’arme qu’il dirigeait contre les Montagnards se tournait contre lui.