P.-V. Stock (p. 447-452).

XL

EFFORTS DES GIRONDINS
POUR ARRÊTER LA RÉVOLUTION


Tant qu’il s’agissait de renverser le régime de la vieille monarchie absolue, les Girondins furent au premier rang. Fougueux, intrépides, poètes, imbus d’admiration pour les républiques de l’antiquité, avides de pouvoir en même temps, — comment pouvaient-ils s’accommoder de l’ancien régime ?

Aussi, pendant que les paysans brûlaient les châteaux et les cahiers de redevances, pendant que le peuple démolissait les survivances de la servitude féodale, eux se préoccupaient surtout d’établir les nouvelles formes politiques du gouvernement. Ils se voyaient déjà arrivant au pouvoir, maîtres des destinées de la France, lançant des armées pour porter la Liberté dans le monde entier.

Quant au pain pour le peuple, — y songeaient-ils seulement ? Ce qui est certain, c’est qu’ils ne se représentaient nullement la force de résistance de l’ancien régime, et que l’idée de faire appel au peuple pour la vaincre leur était absolument étrangère. Le peuple devait payer les impôts, faire les élections, fournir des soldats à l’État ; mais quand à faire et à défaire les formes politiques de gouvernement, cela devait être l’œuvre des penseurs, des gouvernants, des hommes d’État.

Aussi, lorsque le roi eut appelé à son aide les Allemands et que ceux-ci se rapprochaient de Paris, les Girondins qui avaient voulu la guerre pour se débarrasser de la Cour, refusaient de faire appel au peuple révolté pour refouler l’invasion et chasser les traîtres des Tuileries. Même après le 10 août, l’idée de repousser l’étranger par la Révolution leur semblait si odieuse, que Roland convoqua les hommes en vue — Danton, etc., — pour leur parler de son plan. Ce plan était de transporter l’Assemblée et le roi prisonnier à Blois d’abord, puis dans le Midi, livrant ainsi tout le Nord à l’invasion et constituant une petite république quelque part dans la Gironde.

Le peuple, l’élan révolutionnaire du peuple qui sauva la France, n’existaient pas pour eux. Ils restaient des bureaucrates.

En général, les Girondins furent les représentants fidèles de la bourgeoisie.

À mesure que le peuple s’enhardissait, et, réclamant l’impôt sur les riches et l’égalisation des fortunes, demandait l’égalité, comme condition nécessaire de la liberté, — la bourgeoisie se disait qu’il était temps de se séparer nettement du peuple, de le réduire à « l’ordre ».

Les Girondins suivirent ce courant.

Arrivés au pouvoir, ces révolutionnaires bourgeois, qui jusque-là s’étaient donnés à la Révolution, se séparèrent du peuple. L’effort du peuple, cherchant à constituer ses organes politiques dans les sections de Paris et les Sociétés populaires dans toute la France, son désir de marcher de l’avant dans la voie de l’Égalité, furent à leurs yeux un danger pour toute la classe propriétaire, un crime.

Et dès lors, les Girondins résolurent d’arrêter la Révolution : d’établir un gouvernement fort et de réduire le peuple — par la guillotine, s’il le fallait.

Afin de comprendre le grand drame de la Révolution qui aboutit à l’insurrection de Paris du 31 mai et à « l’épuration » de la Convention, il faut lire les Girondins eux-mêmes ; et sous ce rapport les pamphlets de Brissot : J.-P. Brissot à ses commettants (23 mai 1793), et À tous les Républicains de France (24 octobre 1792), sont spécialement instructifs.

« Je crus, en arrivant à la Convention, — dit Brissot, — que puisque la royauté était anéantie, puisque tous les pouvoirs étaient entre les mains du peuple, ou de ses représentants, les patriotes devaient changer leur marche d’après le changement de leur position.

« Je crus que le mouvement insurrectionnel devait cesser, parce que là où il n’y avait plus de tyrannie à abattre, il ne doit plus y avoir de force en insurrection. » (J.-P. Brissot à ses commettants, p. 7.)

« Je crus, dit plus loin Brissot, que l’ordre seul pouvait procurer ce calme ; que l’ordre consistait dans un respect religieux pour les lois, les magistrats, la sûreté individuelle… Je crus en conséquence que l’ordre aussi était une vraie mesure révolutionnaire… Je crus donc que les véritables ennemis du peuple et de la république étaient les anarchistes, les prédicateurs de la loi agraire, les excitateurs de sédition. » (Pages 8 et 9 du même pamphlet.)

Vingt anarchistes, dit Brissot, ont usurpé dans la Convention une influence que la raison seule devait avoir. « Suivez les débats, vous y verrez, d’un côté, des hommes constamment occupés du soin de faire respecter les lois, les autorités constituées, les propriétés ; et de l’autre côté, des hommes constamment occupés à tenir le peuple en agitation, discréditer par les calomnies les autorités constituées, protéger l’impunité du crime et relâcher tous les liens de la société. » (P. 13).

Il est vrai que ceux que Brissot appelait « anarchistes » comprenaient des éléments très variés. Mais ils avaient tous ce trait commun, de ne pas croire la Révolution terminée, et d’agir en conséquence.

Ils savaient que la Convention ne ferait rien sans y être forcée par le peuple. Et pour cette raison ils organisaient la Commune souveraine, et ils cherchaient à établir l’unité nationale, non par l’effet d’un gouvernement central, mais par des rapports directs établis entre la municipalité et les sections de Paris et les 36.000 communes de France.

Or, c’est précisément ce que les Girondins ne pouvaient pas admettre.

« J’ai annoncé, dit Brissot, dès le commencement de la Convention, qu’il y avait en France un parti de désorganisateurs, qui tendait à dissoudre la République, même à son berceau… Je viens prouver aujourd’hui : 1o que ce parti d’anarchistes a dominé et domine presque toutes les délibérations de la Convention et les opérations du Conseil exécutif ; 2o que ce parti a été, et est encore l’unique cause de tous les maux, tant intérieurs qu’extérieurs, qui affligent la France ; 3o qu’on ne peut sauver la République qu’en prenant une mesure rigoureuse pour arracher les représentants de la nation au despotisme de cette faction. »

Pour quiconque connaît le caractère de l’époque, ce langage est assez clair. Brissot demandait tout simplement la guillotine pour ceux qu’il appelait les anarchistes et qui, en voulant continuer la Révolution et achever l’abolition de l’ordre féodal, empêchaient les bourgeois, et notamment les Girondins, de faire tranquillement leur cuisine bourgeoise à la Convention.

« Il faut donc bien définir cette anarchie », dit le représentant girondin, et voici sa définition :

« Des lois sans exécution, des autorités sans force et avilies, le crime impuni, les propriétés attaquées, la sûreté des individus violée, la morale du peuple corrompue ; ni constitution, ni gouvernement, ni justice ; voilà les traits de l’anarchie ! »

Mais, n’est-ce pas précisément ainsi que se sont faites toutes les révolutions ? Comme si Brissot lui-même ne le sait pas et ne l’avait pas pratiqué avant d’arriver au pouvoir ! Pendant trois ans, depuis mai 1789 jusqu’au 10 août 1792, il fallut bien avilir l’autorité du roi et en faire une « autorité sans force », afin de pouvoir la renverser le 10 août.

Seulement, ce que Brissot voulait, c’est que, arrivée jusqu’à ce point — la Révolution cessât le même jour.

Dès que la royauté fut renversée, et que la Convention fut devenue le pouvoir suprême, « tout mouvement insurrectionnel, nous dit-il, devait cesser ».

Ce qui répugnait surtout aux Girondins, c’était la tendance de la Révolution vers l’égalité — la tendance qui dominait dans la Révolution à cette époque, comme l’a très bien fait ressortir M. Faguet[1]. Ainsi, Brissot ne peut pardonner au Club des Jacobins d’avoir pris le nom, — non pas d’Amis de la République, mais « celui d’Amis de la Liberté et de l’Égalité, — de l’égalité surtout ! » Et il ne peut pardonner « aux anarchistes » d’avoir inspiré les pétitions « de ces ouvriers du camp de Paris, qui s’intitulaient la nation, et qui voulaient fixer leur indemnité sur celle des députés ! » (P. 29.)

« Les désorganisateurs », dit-il ailleurs, « sont ceux qui veulent tout niveler, les propriétés, l’aisance, le prix des denrées, des divers services rendus à la société, etc. ; qui veulent que l’ouvrier du camp reçoive l’indemnité du législateur ; qui veulent niveler même les talents, les connaissances, les vertus, parce qu’ils n’ont rien de tout cela. » (Pamphlet du 24 octobre 1792.)


  1. L’œuvre sociale de la Révolution française, recueil, avec introduction, par Émile Faguet. Paris, 1900 ? (sans date).