P.-V. Stock (p. 539-545).

XLIX

LES TERRES SONT RENDUES AUX COMMUNES


Tant que les Girondins dominaient, la question en resta là. La Convention ne fit rien pour atténuer l’effet funeste des décrets d’août 1792, ni, encore moins, pour accepter la proposition de Mailhe, concernant les terres enlevées aux communes par les seigneurs.

Mais immédiatement après le 2 juin, la Convention reprit cette question, et déjà, le 11 juin 1793, elle votait la grande loi sur les terres communales qui fit époque dans la vie des villages de la France et qui représente une des lois les plus riches en conséquences de la législation française. Par cette loi, toutes les terres enlevées aux communes depuis deux siècles en vertu de l’ordonnance de triage de 1669, devaient leur être rendues, ainsi que toutes les terres vaines, vagues, de pacage, landes, ajoncs, etc., qui leur avaient été enlevées d’une façon quelconque par des particuliers, — y compris celles pour lesquelles la Législative avait établi la prescription de quarante années de possession[1].

Cependant, en votant cette mesure nécessaire et juste qui détruisait les effets des spoliations commises sous l’ancien régime, la Convention faisait en même temps un faux pas, concernant le partage de ces terres. Deux courants d’idées à ce sujet se rencontraient à la Convention, comme partout en France. Les bourgeois-paysans qui convoitaient dès longtemps les terres communales, dont ils tenaient souvent une partie à bail, voulaient le partage. Ils savaient que, le partage une fois fait, il leur serait facile d’acheter les terres qui écherraient aux paysans pauvres. Et ils voulaient, comme nous l’avons déjà dit, que le partage fût fait entre les « citoyens » seulement, à l’exclusion des « habitants » ou même des citoyens pauvres (les citoyens passifs de 1789). Ces bourgeois-paysans trouvèrent dans le sein de l’Assemblée d’énergiques avocats, qui parlèrent comme toujours au nom de la propriété, de la justice et de l’égalité, en montrant que les différentes communes avaient des propriétés inégales, — ce qui ne les empêchait pas de défendre l’inégalité au sein de chaque commune. Ceux-là demandèrent le partage obligatoire[2]. Et très rares étaient ceux, qui, comme Julien Souhait, député des Vosges, demandaient le maintien de la propriété communale.

Cependant, les chefs girondins n’étaient plus là pour les soutenir, et la Convention épurée, dominée par les Montagnards, n’admit pas que les terres communales pussent être partagées entre une partie seulement des habitants ; mais elle croyait bien faire, et agir dans l’intérêt de l’agriculture, en autorisant le partage des terres par tête d’habitant. L’idée à laquelle elle se laissa prendre fut celle que personne en France ne se doit voir refuser la possession d’une partie du sol de la République. Sous l’empire de cette idée, elle favorisa, plutôt qu’elle ne permit, le partage des terres communales.

Le partage, dit la loi du 11 juin 1793, devra être fait entre tous, par tête d’habitant domicilié, de tout âge et de tout sexe, absent ou présent (sect. II, art. 1). Tout citoyen, sans exclure les valets de labour, les domestiques de ferme, etc., domicilié depuis un an dans la commune, y sera compris. Et pendant dix ans, la portion de communal, échue à chaque citoyen, ne pourra être saisie pour dettes (sect. III, art. 1).

Cependant le partage ne sera que facultatif. L’assemblée des habitants, composée de tout individu de tout sexe, ayant droit au partage et âgé de 21 ans, sera convoquée un dimanche, et elle décidera si elle veut partager ses biens communaux en tout ou en partie. Si le tiers des voix vote pour le partage, le partage sera décidé (sect. III, art. 9) et ne pourra être révoqué.

On comprend quel immense changement ce décret dut produire dans la vie économique des villages. Toutes les terres, enlevées depuis deux siècles aux communes au moyen du triage, des dettes inventées et de la fraude, pouvaient être reprises maintenant par les paysans. La prescription de quarante années était abolie : on pouvait remonter jusqu’en 1669 pour reprendre les terres, saisies par les puissants et les retors. Et les terres communales, augmentées de toutes celles que la loi du 11 juin rendait aux paysans, appartenaient maintenant à tous, à tous ceux qui habitaient dans les communes depuis un an, en proportion du nombre des enfants des deux sexes et des vieux parents dans chaque famille. La distinction entre citoyens et habitants disparaissait. Chacun avait droit à ces terres. C’était toute une révolution.

Quant à l’autre partie de la loi, concernant le partage et les facilités accordées pour y arriver (un tiers de la commune pouvait l’imposer aux deux autres tiers), elle fut appliquée dans certaines parties de la France, mais pas généralement. Dans le Nord, où il y avait peu de pâturages, on partagea volontiers les terrains communaux. En Vendée, en Bretagne, les paysans s’opposèrent violemment à ce que le partage fût fait sur la demande d’un tiers des habitants. Tous tenaient à garder en entier leurs droits de pacage, etc., sur les terres non cultivées. Ailleurs, les partages furent nombreux. Dans la Moselle, par exemple, pays de culture de la vigne, 686 communes partagèrent les biens communaux (107 par tête, et 579 par famille), et 119 seulement restèrent dans l’indivision ; mais dans d’autres départements du Centre et de l’Ouest, la grande majorité des communes gardèrent leurs terres indivises.

En général, les paysans, qui savaient très bien que si les terres communales étaient partagées, les familles pauvres deviendraient bientôt des familles de prolétaires, plus pauvres qu’auparavant, ne se hâtaient pas de voter le partage.

Il est évident que la Convention, dont les membres bourgeois aimaient tant parler des inégalités qui se produiraient si les communes rentraient simplement en possession des terres qu’on leur avait enlevées, n’entreprit absolument rien pour égaliser les avantages conférés aux communes par la loi du 11 juin. Parler de ces pauvres communes qui ne recevraient rien, c’était un bon prétexte pour ne rien faire et laisser les terres spoliées aux spoliateurs ; mais lorsque l’occasion se présenta de proposer quelque chose pour empêcher cette « injustice », rien ne fut proposé[3]. Les communes qui s’empressèrent, sans perdre un temps précieux, de reprendre leurs anciennes terres, de fait, sur place, eurent ces terres, et lorsque la réaction triompha et que les seigneurs rentrèrent en force, ils ne purent rien faire pour reprendre ce que la loi leur avait enlevé, et ce dont les paysans avaient déjà pris possession réelle. Quant aux communes qui hésitèrent à le faire, elles n’eurent rien.

Dès que la réaction eut raison des révolutionnaires, dès que l’insurrection des derniers montagnards, le 1er  prairial an III (20 mai 1795), fut vaincue, le premier soin de la Convention réactionnaire fut de casser les décrets révolutionnaires de la Convention montagnarde. Le 21 prairial an IV (9 juin 1796) un décret fut déjà lancé pour empêcher le retour des terres communales aux communes[4].

Un an plus tard, le 21 mai 1797, une nouvelle loi défendit aux communes villageoises d’aliéner ou d’échanger leurs biens en vertu des lois du 11 juin et du 24 août 1793. Il fallut demander désormais une loi spéciale pour chaque acte particulier d’aliénation. C’était évidement pour arrêter le pillage, par trop scandaleux, des terres communales, qui se faisait après la Révolution.

Enfin, encore plus tard, sous l’Empire, il y eut plusieurs tentatives d’abolir la législation de la Convention. Mais, remarque M. Sagnac (p. 339) « les tentatives successives du Directoire, du Consulat et de l’Empire contre la législation de la Convention échouaient misérablement. » Il y avait trop d’intérêts établis de la part des paysans pour qu’on pût les combattre efficacement.

Somme toute, on peut dire que les communes qui étaient entrées de fait en possession réelle des terres qui leur avaient été enlevées depuis 1669, restèrent pour la plupart en possession de ces terres. Et celles qui ne l’eurent pas accompli avant le mois de juin 1796, n’obtinrent rien. En révolution, il n’y a que le fait accompli qui compte.


  1. Tous les biens communaux en général, disait la loi du 10-11 juin 1793, « connus dans toute la République sous les divers noms de terres vaines et vagues, gastes, garrigues, landes, pacages, pâtis, ajoncs, bruyères, bois communs, hermes, vacants, palus, marais, marécage, montagne, et sous toute autre dénomination quelconque, sont et appartiennent de leur nature à la généralité des habitants ou membres des communes, ou des sections des communes. » Elles seront autorisées à demander leur restitution. » « L’article 4 du titre 25 de l’ordonnance des eaux et forêts de 1669, ainsi que tous les édits, déclarations, arrêtés du conseil et lettres patentes qui, depuis cette époque, ont autorisé le triage, partage, distribution partielle ou concession de bois et forêts domaniales et seigneuriales, au préjudice des communautés usagères… et tous les jugements rendus et actes faits en conséquence, sont révoqués, et demeurent à cet égard comme non avenus. » « La possession pendant quarante ans, reconnue suffisante par le décret du 28 août 1792, pour reconnaître la propriété d’un particulier, ne pourra en aucun cas suppléer le titre légitime, et le titre légitime ne pourra être celui qui émanerait de la puissance féodale. »
  2. Voyez, par exemple, le discours de P. A. Lozeau, sur les biens communaux, imprimé par ordre de la Convention.
  3. Une exception doit être faite pour Pierre Bridet (Observations sur le décret du 28 août 1792. Paris, 1793). Il proposa, au fond, ce qu’on appelle aujourd’hui la nationalisation de la terre. « Les terres communales, disait-il, sont une propriété nationale et, partant, il est injuste de laisser certaines communes posséder beaucoup de terres, et d’autres peu. » Il proposait, par conséquent, de saisir toutes les terres communales pour l’État, et de les affermer — par petits lots, s’il se trouve des adjudicataires, sinon par grands lots, en y admettant aussi les habitants d’autres districts voisins. Le tout serait fait par les directoires des départements (organes archi-réactionnaires, on le sait, représentant l’intérêt des riches). Ce projet, évidemment, ne fut pas accepté. Puisque les terres de chaque commune auraient été affermées, d’abord par les paysans pauvres ou riches de cette même commune, ce qui se faisait déjà par les communes elles-mêmes, et naturellement ne seraient pas louées par des habitants de districts voisins que par exception, le projet se réduisait, en pratique, à ceci : — Pour permettre à quelques exceptionnels bourgeois d’affermer des terres situées dans un district voisin de leur commune, l’État allait s’interposer au lieu des communes, dans l’administration des terres, et il allait remettre ce que les communes faisaient elle-mêmes, à des fonctionnaires, qui auraient favorisé évidemment quelques gros bourgeois de la province pour leur permettre de s’enrichir aux dépens des communes villageoises. C’est à quoi se réduisait ce plan. Il débute, il est vrai, par des idées de justice, attrayantes sans doute aux socialistes citadins qui, peu familiers avec ces questions foncières, n’y regardent pas de si près ; mais en réalité, il ne tendait qu’à créer, au nom de l’alignement étatiste, vingt autres injustices encore plus criantes et des sinécures sans nombre.
  4. « Considérant que l’exécution de la loi du 10 juin 1793 a donné lieu à de nombreuses réclamations ; »… que l’examen de ces différents serait long et « qu’il est cependant instant d’arrêter les funestes effets de l’exécution littérale de la loi du 10 juin 1793, dont plusieurs inconvénients majeurs se sont déjà fait sentir ;… il est sursis provisoirement à toutes actions et poursuites résultant de cette loi, et tous les possesseurs actuels des dits terrains sont provisoirement maintenus dans leur jouissance. » (Dalloz, IX, 195.)