P.-V. Stock (p. 528-538).

XLVIII

LES TERRES COMMUNALES.
CE QU’EN FIT L’ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.


Deux grandes questions, nous l’avons vu, dominaient toutes les autres dans la France rurale : la reprise, par les communes, des terres communales, et l’abolition finale des droits féodaux. Deux immenses questions qui passionnaient les deux tiers de la France, et dont la solution restait en suspens, tant que les Girondins, défenseurs des propriétés, dominaient la Convention.

Depuis que la Révolution avait commencé, ou plutôt depuis 1788, lorsqu’une lueur d’espoir avait pénétré dans les villages, les paysans avaient espéré et même essayé de rentrer en possession des terres communales, que les nobles, le clergé et les gros bourgeois s’étaient appropriées frauduleusement, en profitant de l’édit de 1669. Là où ils purent le faire, les paysans reprirent ces terres, malgré la répression terrible qui suivait très souvent ces actes d’expropriation.

Autrefois la terre, toute la terre — les prés, les bois, les terres en friche, ainsi que les terres défrichées — était la propriété des communautés villageoises. Les seigneurs féodaux avaient droit de justice sur les habitants, et la plupart d’entre eux avaient aussi le droit de prélever diverses prestations en travail et en nature sur les habitants (ordinairement, trois journées de travail et divers paiements, ou dons, en nature) ; en échange de quoi ils devaient entretenir des bandes armées pour la défense du territoire contre les invasions et les incursions, soit d’autres seigneurs, soit des étrangers, soit des brigands de la région.

Cependant, peu à peu, avec l’aide du pouvoir militaire qu’ils possédaient, du clergé qui était de partie avec eux, et des légistes, versés dans le droit Romain, qu’ils entretenaient à leurs cours, les seigneurs s’étaient approprié des quantités considérables de terres, en propriété personnelle. Cette appropriation fut très lente, elle prit des siècles pour s’accomplir — tout le moyen-âge ; mais vers la fin du seizième siècle c’était fait. Ils possédaient déjà de larges espaces de terres labourables et de prairies.

Cependant cela ne leur suffisait pas.

À mesure que la population de l’Europe occidentale grandissait, et que la terre acquérait de plus en plus de valeur, les seigneurs, devenus les pairs du roi et protégés par toute l’autorité du roi et de l’Église, commencèrent à convoiter les terre restées en possession des communes de villages. S’emparer de ces terres, par mille moyens et sous mille prétextes, par la force ou la fraude légale, devint chose habituelle aux seizième et dix-septième siècles. C’est alors que l’ordonnance de 1669, faite par le « Roi Soleil », Louis XIV, vint donner aux seigneurs une nouvelle arme légale pour s’approprier les terres communales.

Cette arme, c’était le triage, qui permettait au seigneur de s’approprier un tiers des terres appartenant aux communes qui avaient été autrefois sous sa gouverne, et les seigneurs s’empressèrent de profiter de cet édit pour saisir les meilleures terres, surtout les prés, dont les communes villageoises avaient besoin pour leur bétail.

Plus tard, sous Louis XIV et Louis XV, les seigneurs, les couvents, les évêques, etc., continuèrent à s’emparer des terres communales sous mille prétextes. Un monastère se fondait-il au milieu des forêts vierges, les paysans cédaient volontiers aux moines de larges espaces de la forêt. Ou bien, le seigneur obtenait pour un rien le droit d’établir une ferme à lui, sur les terres de la commune, au milieu de pâturages incultes, et par la suite il se réclamait du droit de possession. On ne négligeait même pas de fabriquer des titres de possession falsifiés. Ailleurs, on profitait du bornage, et dans plusieurs provinces le seigneur qui avait entouré d’un enclos une partie des terres communales s’en déclarait bientôt propriétaire et recevait des autorités royales ou des parlements le droit de propriété sur ces enclos. La résistance des communes à ces appropriations étant traitée comme rébellion, dès que le seigneur avait des protecteurs à la Cour, le pillage des terres communales se faisait, en grand et en petit, sur toute l’étendue du royaume[1].

Mais depuis que les paysans avaient senti les approches de la Révolution, ils commencèrent à exiger que les appropriations faites depuis 1669, soit par la loi du triage, soit autrement, fussent reconnues illégales et que les terres enlevées aux villages sous ce prétexte, ainsi que les terres que les communes elles-mêmes avaient été amenées, par mille moyens frauduleux, à céder à des particuliers, fussent rendues aux communautés villageoises. Dans certains endroits, les paysans avaient déjà repris ces terres pendant les soulèvements de 1789 à 1792. Mais demain la réaction pouvait revenir, et les « ci-devant » leur enlèveraient ces terres. Il fallait donc généraliser la reprise, la légaliser : à quoi non seulement les deux Assemblées, la Constituante et la Législative, mais aussi la Convention, dominée par les Girondins, s’étaient opposées de toute leur force.

Il faut noter, ici, que l’idée de partager les terres communales entre les habitants de la commune, qui était souvent soulevée par les bourgeois des villages, n’était nullement approuvée par la grande masse des paysans français, pas plus qu’elle n’est approuvée par les paysans russes, bulgares, serbes, arabes, kabyles, hindous ou autres, qui vivent jusqu’à nos jours sous le régime de la propriété communale. On sait en effet que lorsque des voix s’élèvent dans un pays de propriété communale pour le partage des terres appartenant aux communes, elles viennent toujours de la part des quelques bourgeois du village, qui s’enrichissent par un petit commerce quelconque et espèrent s’approprier les lopins des pauvres, une fois que les terres communales seront partagées. Quant à la masse, au gros des paysans, elle est généralement opposée au partage.

Le même fait se produisit en France pendant la Révolution. À côté de la masse, plongée dans une misère affreuse, toujours croissante, il y avait aussi, comme nous l’avons dit, le paysan-bourgeois, qui s’enrichissait d’une façon ou d’une autre, et dont les réclamations arrivaient surtout aux oreilles de l’administration révolutionnaire, bourgeoise par son origine, par ses goûts et certaines façons d’envisager les choses.

Ces bourgeois-paysans étaient parfaitement d’accord avec la masse des paysans pauvres pour demander le retour aux communes des terres communales enlevées depuis 1669 par les seigneurs ; mais ils étaient contre cette masse, lorsqu’ils demandaient le partage définitif des terres communales.

Ils l’étaient d’autant plus que dans toutes les communes, villageoises aussi bien qu’urbaines, une distinction s’était établie au cours des siècles entre deux classes d’habitants. Il y avait les familles plus ou moins aisées, qui étaient, ou se disaient descendues des premiers fondateurs de la commune. Ceux-ci s’appelaient « les bourgeois », die Bürger en Alsace, « les citoyens », ou bien « les familles ». Et il y avait ceux qui étaient venus plus tard s’établir dans la commune et qui s’appelaient « les habitants », « les manants », die Ansässigen en Alsace et en Suisse.

Les premiers seuls avaient droit aux terres communales arables, et seuls participaient au droit de pacage et autres droits de la commune sur les bois, les terrains vagues, les forêts, etc. ; tandis qu’aux habitants, aux manants, aux Ansässigen, on refusait tout. C’est à peine si on leur permettait de faire paître une chèvre sur les terrains vagues, ou de ramasser le petit bois, ou les châtaignes. Les choses s’étaient envenimées davantage depuis que l’Assemblée Nationale avait établi, non-seulement pour les droits politiques, mais aussi pour les élections du Conseil de la commune et de ses fonctionnaires, des juges, etc., la funeste distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs. Par la loi municipale de décembre 1789, la Constituante, ayant aboli l’assemblée populaire du village, composée de tous les chefs de famille de la commune (le mir russe), qui jusqu’alors (sauf les restrictions imposées par Turgot) continuait à se réunir sous l’orme ou à l’ombre du clocher, elle avait établi, à la place de cette assemblée du village, la municipalité élue, et élue seulement par les citoyens actifs.

Dès lors, l’accaparement des terres communales par les paysans enrichis et les bourgeois doit avoir marché rapidement. Il était facile aux citoyens « actifs » de s’entendre entre eux pour acheter les meilleures terres communales, tout en privant les pauvres de la jouissance des terrains communaux, qui représentaient, peut-être, l’unique garantie de leur existence. Ce fut certainement le cas en Bretagne (probablement aussi en Vendée), où les paysans, comme on le voit d’après les lois mêmes de 1793, jouissaient de larges droits sur d’immenses espaces de terres vagues, bruyères, pacages, etc., — droits que la bourgeoisie des villages se mit à leur contester lorsque l’ancienne coutume de l’assemblée communale fut abolie par la loi de décembre 1789.

Sous l’impulsion des lois de la Constituante, la petite bourgeoisie villageoise, tout en demandant qu’on rendît aux villages les terres appropriées sous la loi du triage, demandait aussi que l’on décrétât le partage des terres communales. Elle était sûre, sans doute, que si le partage était décrété par l’Assemblée nationale, il serait fait au profit des paysans aisés. Les pauvres, les passifs, en seraient exclus. Mais l’Assemblée Constituante, l’Assemblée Législative, jusqu’au mois d’août 1792, ne firent rien. Elles s’opposaient à toute solution des questions foncières défavorables aux seigneurs, et n’entreprenaient rien[2].

Cependant, après le 10 août 1792, à la veille de se séparer, la Législative se sentit forcée de faire quelque chose. Et c’est ce qu’elle fit tout au profit de la bourgeoisie villageoise.

Lorsque Mailhe lui présenta (le 25 août 1792) un projet de décret, très étudié, pour casser les effets de l’ordonnance de 1669 et pour obliger les seigneurs à restituer aux communes villageoises les terres qui leur avaient été enlevées depuis deux cents ans, ce décret ne fut pas accepté. Par contre, onze jours auparavant, la Législative, sur la proposition de François (de Neufchâteau), avait déjà ordonné ce qui suit : — 1o « Dès cette année, immédiatement après les récoltes, tous les terrains et usages communaux autres que les bois, [c’est-à-dire, même les terrains de pacage possédés par les communes et sur lesquels le droit de pâture appartenait généralement à tous les habitants], seront partagés entre les citoyens de chaque commune ; 2o ces citoyens jouiront en toute propriété de leurs portions respectives ; 3o les biens communaux, connus sous les noms de sursis et vacants, seront également divisés entre les habitants ; et 4o, pour fixer le mode de partage, le Comité d’agriculture présentera dans trois jours un projet de décret. » Par ce même décret la Législative abolissait la solidarité dans les paiements de redevances et d’impôts que les paysans avaient à payer[3].

Ce décret était un vrai coup de Jarnac porté à la propriété communale. Bâclé avec nonchalance et d’un vague incroyable, il semble si extravagant que pendant quelque temps je ne pouvais pas croire que le texte de ce décret, donné par Dalloz, ne fût pas un résumé imparfait, et j’en cherchais le texte complet. Mais c’est bien le texte exact et complet de cette loi extraordinaire qui, d’un coup de plume, abolissait la propriété communale en France, en privant de tous droits sur les terres communales ceux qu’on appelait les habitants, ou les Ansässigen.

Nous comprenons parfaitement la fureur que ce décret dut provoquer en France, dans la fraction pauvre des populations rurales. Il fut compris comme l’ordre de partager les terres communales entre les citoyens actifs, et seulement les « citoyens », à l’exclusion des « habitants » et des pauvres. C’était la spoliation à l’avantage du bourgeois de village[4]. À lui seul, ce décret, avec son paragraphe 3, aurait suffi pour soulever toute la Bretagne paysanne.

Déjà, le 8 septembre 1792, un rapport était lu à la Législative pour constater que l’exécution de ce décret rencontrait tant d’obstacles dans la population qu’il était impossible de l’appliquer. Mais rien ne fut fait. La Législative se sépara sans l’avoir abrogé. Ce ne fut fait qu’en octobre, par la Convention.

Vu les difficultés d’application, la Convention décida d’abord (décret du 11-13 octobre 1792) que « les communaux en culture continueront jusqu’à l’époque du partage à être cultivés et ensemencés comme par le passé, suivant les usages des lieux ; et les citoyens qui auront les dites cultures et semences jouiront des récoltes provenant de leurs travaux. » (Dalloz, IX, 186.)

Tant que les Girondins dominaient la Convention, il n’était pas possible de faire davantage. Il est fort probable que les paysans — là, du moins, où la teneur de ce contre-décret leur fut expliquée, — comprirent que le coup du partage des communaux, dont la Législative les avait frappés le 25 août, avait raté cette fois-ci. Mais qui mesurera le mal que cette menace d’expropriation des communes, restée suspendue sur elles, a fait à la Révolution ; qui dira les haines qu’elle aura provoquées dans les régions agricoles, contre les révolutionnaires de la ville.

Cependant ce n’était pas tout. Les 28 août-14 septembre 1792, à la veille de se séparer, la Législative lança un décret sur les terres communales, et si ce décret était maintenu, il tournait tout à l’avantage des seigneurs. Il déclarait, il est vrai, que les terres vaines et vagues « sont censées appartenir aux communes villageoises, et leur seront adjugés par les tribunaux » ; mais si le seigneur se les était appropriées depuis quarante ans, et les avait possédées depuis, elles restaient à lui[5]. Cette loi, comme le démontre Fabre (de l’Hérault), dans un rapport qu’il fit à la Convention, était d’un grand avantage pour les seigneurs, car « presque tous les ci-devant seigneurs pourraient invoquer la prescription de quarantenaire et rendre par là inutiles les dispositions de cet article favorable aux communes. »[6] Fabre signalait aussi l’injustice de l’article III de ce décret, d’après lequel la commune ne pouvait plus rentrer en possession de ses terres, une fois que le seigneur avait vendu à des tiers ses droits sur les terres qu’il avait enlevées aux communes. En outre, Dalloz a très bien montré (pages 168 et suivantes) combien il était difficile aux communes de trouver les preuves positives, certaines, que leur demandaient les tribunaux, pour les faire rentrer en possession de leurs terres.

Telle quelle, la loi d’août 1792 tournait donc toujours à l’avantage des accapareurs de biens communaux. Ce ne fut qu’à la Convention, — et cela seulement après l’insurrection du 31 mai-2 juin et l’exclusion des Girondins, — que la question des terres communales put être reprise dans un sens favorable à la masse des paysans.


  1. Plusieurs assemblées provinciales avaient cherché, avant 1789, à obtenir le partage des terres communales, soit par tête d’habitant, soit en proportion de la taille payée par chacun d’eux. Plusieurs cahiers posaient la même demande. D’autres, par contre, se plaignaient du bornage que le roi venait d’autoriser, en 1769 et 1777, dans certaines provinces.
  2. Robespierre avait bien demandé, déjà à la Constituante, l’abolition de l’ordonnance de 1669 et la restitution aux communes des terres communales que « les villes, bourgs et villages de l’Artois possédaient depuis un temps immémorable », à la conservation desquelles étaient dus, presque généralement, l’abondance de bestiaux, la prospérité de l’agriculture et le commerce des lins. Ces terres avaient été enlevées aux communes par les intendants et les États d’Artois pour enrichir des agents de l’administration et, ce qui était encore plus révoltant, pour les faire passer entre les mains des seigneurs. Il demandait en conséquence l’abolition de l’ordonnance de 1669. (Motion de Robespierre au nom de la province d’Artois et des provinces de Flandre, de Hainaut et de Cambrésis pour la restitution des biens nationaux envahis par les seigneurs, Imprimerie Nationale, 1791. Brochures du British Museum).
  3. Dalloz, Répertoire, t. IX, pp. 185, 186, note.
  4. C’est ainsi que ce décret fut interprété par les tribunaux et qu’il doit l’être. (Voyez, par exemple, Dalloz, X, p. 265, no 2261, note.)
  5. « Ces terres retourneront aux communes, à moins que les ci-devant seigneurs ne prouvent par titres, ou par possession exclusive continuant paisiblement et sans trouble pendant quarante ans, qu’ils en ont la propriété. »
  6. Rapport de Fabre, p. 36 ; brochures du British Museum sur la Révolution Française : R. F., tome 247.