P.-V. Stock (p. 553-559).

LI

BIENS NATIONAUX


La Révolution du 31 mai eut le même effet salutaire sur la vente des biens nationaux. Jusqu’alors cette vente avait profité surtout aux riches bourgeois. Maintenant les Montagnards firent en sorte que les terres mises en vente pussent être achetées par ceux des citoyens pauvres qui voulaient les cultiver eux-mêmes.

Lorsque les biens du clergé et, plus tard, ceux des émigrés, furent confisqués par la Révolution et mis en vente, on divisait d’abord une partie de ces biens en petits lots, et l’on donnait aux acheteurs douze ans pour payer le prix d’achat. Mais cela changeait, à mesure que la réaction de 1790-1791 grandissait et que la bourgeoisie constituait son pouvoir. D’autre part, l’État, à court d’argent, préférait vendre tout de suite aux agioteurs. On ne voulut plus fractionner les corps de ferme ; on vendit en bloc, à des individus qui achetaient comptant, en vue de la spéculation. Il est vrai que les paysans firent quelquefois des groupements, des syndicats pour acheter, mais la législation voyait ces syndicats d’un mauvais œil, et une masse immense de biens passait aux spéculateurs. Les petits agriculteurs, les journaliers, les artisans dans les villages, les indigents se plaignaient. Mais la Législative ne prêtait pas attention à leurs plaintes[1].

Plusieurs cahiers avaient bien demandé que les terres de la Couronne et celles de mainmorte, autour de Paris, fussent partagées et louées par lots de quatre à cinq arpents. Les Artésiens demandaient même que les dimensions des fermes fussent réduites à « trois cents mesures de terre » (Sagnac, p. 80). Mais, comme l’a déjà dit Avenel, « ni dans les discours prononcés à ce sujet [à l’Assemblée], ni dans les décrets votés, nous ne trouvons une seule parole en faveur de ceux qui n’ont pas de terre… Personne dans l’Assemblée ne propose l’organisation d’un crédit populaire pour que ces affamés pussent acquérir quelques parcelles… On n’attacha même aucune attention au vœu de quelques journaux, comme le Moniteur, qui proposaient que la moitié des terres à vendre fût partagée en lots de 5.000 francs, pour créer une certaine quantité de petits propriétaires[2]. » Les acquéreurs de lots furent pour la plupart ceux des paysans qui avaient déjà des propriétés, ou bien des bourgeois venus de la ville, — ce qui fut très mal vu en Bretagne et en Vendée.

Mais voilà que le peuple se soulève au 10 août. Alors, sous la menace du peuple révolté, la Législative cherche à apaiser les plaintes, en ordonnant que les terres des émigrés seront mises en vente par petits lots de 2 à 4 arpents, pour être vendues « à perpétuité par bail à rente en argent ». Cependant ceux qui achètent argent comptant ont toujours la préférence.

Le 3 juin 1793, après l’expulsion des Girondins, la Convention fit la promesse de donner un arpent à chaque chef de famille prolétaire dans les villages, et il y eut un certain nombre de représentants en mission qui firent cela en réalité et distribuèrent de petits lots de terre aux paysans les plus pauvres. Mais ce ne fut que le 2 frimaire an II (22 novembre 1793) que la Convention ordonna que les biens nationaux, mis en vente, fussent subdivisés le plus possible. Pour l’achat des biens des émigrés, des conditions favorables aux pauvres furent crées, et elles furent maintenues jusqu’en 1796, époque où la réaction les abolit.

Il faut dire que les finances de la République étaient toujours dans une situation déplorable. Les impôts rentraient mal, et la guerre absorbait des milliards et des milliards. Les assignats perdaient de leur valeur et, dans ces conditions, l’essentiel était de réaliser de l’argent au plus vite par la vente des biens nationaux, afin de détruire une quantité correspondante d’assignats des émissions précédentes. C’est pourquoi, les gouvernants, Montagnards aussi bien que Girondins, pensaient bien moins au petit cultivateur qu’à la nécessité de réaliser de suite les plus fortes sommes possibles. Celui qui payait comptant avait toujours la préférence.

Et cependant, malgré tout cela, malgré tous les abus et toutes les spéculations, il se faisait des ventes considérables par petits lots. À côté des gros bourgeois qui s’enrichirent du coup par l’achat des biens nationaux, il y eut dans certaines parties de la France, surtout dans l’Est, des quantités considérables de terres qui passèrent (comme l’a montré Loutchitzky) par petits lots aux mains des paysans pauvres. Là, ce fut une vraie révolution accomplie dans le régime de la propriété.

Ajoutez aussi que l’idée de la Révolution était de frapper la classe des grands propriétaires et de détruire les grandes propriétés en abolissant le droit d’aînesse dans les successions. Pour cela, elle supprima d’abord, dès le 15 mars 1790, la succession féodale, par laquelle les seigneurs transmettaient leurs propriétés à un seul de leurs descendants, — généralement le fils aîné. L’année suivante (8-15 avril 1791) toute inégalité légale dans les droits d’héritage fut abolie. « Tous héritiers en égal degré succèdent par portions égales aux biens qui leur sont déférés par la loi. » Peu à peu le nombre des héritiers est agrandi, par l’adjonction des collatéraux et des enfants naturels, et enfin, le 7 mars 1793, la Convention abolissait « la faculté de disposer de ses biens, soit à cause de la mort, soit entre vifs, soit par donation contractuelle en ligne directe » ; « tous les descendants auront une part égale sur les biens des ascendants ».

C’était rendre obligatoire le morcellement des propriétés, du moins en cas d’héritage.

Quel fut l’effet de ces trois grandes mesures, — l’abolition sans rachat des droits féodaux, le retour des terres communales aux communes, et la vente des biens séquestrés chez le clergé et les émigrés ? Comment agirent-elles sur la répartition des propriétés foncières ? La question est débattue jusqu’à présent, et les opinions restent toujours contradictoires. On peut même dire qu’elles varient selon que l’étude de tel ou tel explorateur porte sur telle ou telle autre partie de la France[3].

Cependant un fait domine tous les autres, et celui-ci est absolument certain. La propriété fut subdivisée. Là où la Révolution entraîna les masses, de grandes quantités de terres passèrent aux paysans. Et partout, l’ancienne misère noire, la sombre misère de l’ancien régime commença à disparaître. La famine à l’état chronique, ravageant périodiquement un tiers de la France, n’a plus été connue au dix-neuvième siècle.

Avant la Révolution, la famine frappait régulièrement, chaque année, une partie ou une autre de la France. Les conditions étaient exactement ce qu’elles sont aujourd’hui en Russie. Le paysan avait beau travailler, il ne parvenait pas à avoir du pain d’une récolte à l’autre. Il labourait mal, ses semences étaient mauvaises, ses maigres bêtes, épuisées par le manque de nourriture, ne lui donnaient pas le fumier nécessaire pour amender la terre. D’année en année les récoltes devenaient plus mauvaises. « C’est comme en Russie ! » on est forcé de se le dire à chaque page, lorsqu’on lit les documents et les ouvrages traitant de la France paysanne sous l’ancien régime.

Mais vient la Révolution. La tempête est terrible. Les souffrances occasionnées par la guerre sont inouïes, tragiques. Par moments on aperçoit le gouffre où la France va s’engloutir ! Puis, viennent la réaction du Directoire, les guerres de l’Empire. Arrive enfin la réaction des Bourbons, replacés sur le trône en 1814 par la coalition des rois et des empereurs. Vient avec eux la Terreur blanche, plus terrible encore que la Terreur rouge. Et les superficiels de dire : « Vous voyez bien que les révolutions ne servent à rien ! »

Cependant, il y a deux choses qu’aucune réaction n’a pu changer. La France fut démocratisée par la Révolution à tel point que quiconque a vécu en France ne peut plus vivre dans aucun autre pays de l’Europe, sans se dire : « On voit à chaque pas que la Grande Révolution n’a pas encore passé par ici. » Le paysan, en France, est devenu un homme. Ce n’est plus « la bête sauvage » dont parlait La Bruyère. C’est un être pensant. Tout l’aspect de la France rurale a été changé par la Révolution, et même la Terreur blanche n’a pu faire rentrer le paysan français sous l’ancien régime. Certes il y a encore beaucoup trop de pauvreté dans les villages, en France comme ailleurs ; mais cette pauvreté, c’est la richesse, en comparaison de ce que fut la France il y a 150 ans, et de ce que nous voyons jusqu’à nos jours, là où la Révolution n’a pas encore porté sa torche.


  1. Ph. Sagnac, La Législation civile de la Révolution française, p. 177
  2. Avenel, Lundis révolutionnaires, pp. 30-20 ; Karéïev, p. 519.
  3. Dans la Côte-d’Or, les domaines ecclésiastiques ont été acquis beaucoup plus par les bourgeois que par les paysans. C’est le contraire pour les biens émigrés, qui furent achetés dans la même région surtout par les paysans. Dans le Laonnais, les paysans ont acheté plus de domaines ecclésiastiques que les bourgeois ; et quant aux biens des émigrés, ils se répartirent dans cette même région à peu près également entre les deux groupes. Dans le Nord, les associations de paysans ont beaucoup acheté de terres. (Sagnac, p. 188.)