P.-V. Stock (p. 560-571).

LII

LUTTE CONTRE LA DISETTE.
— LE MAXIMUM. — LES ASSIGNATS


Une des principales difficultés pour chaque révolution, c’est de nourrir les grandes villes. Les grandes villes sont aujourd’hui des centres d’industries diverses qui travaillent surtout pour les riches ou pour le commerce d’exportation ; et ces deux branches chôment dès qu’une crise quelconque se déclare. Que faire alors pour nourrir les grandes agglomérations urbaines ?

C’est ce qui arriva en France. L’émigration, la guerre — surtout la guerre avec l’Angleterre qui empêchait l’exportation et le commerce lointain, dont vivaient Marseille, Lyon, Nantes, Bordeaux, etc., — enfin, ce sentiment commun à tous les riches, qui évitaient de trop montrer leur fortune pendant une révolution, — tout cela arrêta les industries de luxe et le grand commerce.

Les paysans, surtout ceux qui s’étaient emparés des terres, travaillaient dur. Jamais labour ne fut si énergique que celui de l’automne de 1791, dit Michelet. Et si les récoltes de 1791, 1792 et 1793 avaient été abondantes, le pain n’aurait pas manqué. Mais, depuis 1788, l’Europe et surtout la France traversaient une série de mauvaises années : hivers très froids, étés sans soleil. Au fond, il n’y eut qu’une bonne récolte, celle de 1793, et encore, dans la moitié seulement des départements. Ceux-ci avaient même un excédent de blé ; mais lorsque cet excédent, ainsi que les moyens de transport furent réquisitionnés pour les besoins de la guerre, ce fut la disette dans plus d’une moitié de la France. Le sac de blé, qui ne valait auparavant que 50 livres à Paris, monta à 60 livres en février 1793, et jusqu’à 100 et 150 livres au mois de mai.

Le pain, qui autrefois coûtait trois sous la livre, monta maintenant à six sous, et jusqu’à huit sous dans les petites villes autour de Paris. Dans le Midi, c’étaient des prix de famine : 10 à 12 sous la livre. À Clermont, dans le Puy-de-Dôme, en juin 1793, la livre de pain se payait de seize à dix-huit sous. « Nos montagnes sont dans la misère la plus affreuse. L’administration distribue un huitième de setier par personne, et chacun est obligé d’attendre deux jours pour avoir son tour, » lisons-nous dans le Moniteur du 15 juin 1793.

Comme la Convention ne faisait encore rien, ce furent, au commencement de 1793, dans huit départements, les attroupements et les émeutes qui entreprirent de taxer les denrées. Les commissaires de la Convention durent lors céder devant l’émeute et imposer les taxes indiquées par le peuple. Le métier de bladier (trafiquant de blé) devenait des plus dangereux.

À Paris, la question de nourrir 600.000 bouches devenait tragique ; car si le pain était resté à six sous la livre, comme il le fut un moment, c’eût été un soulèvement certain, et alors la mitraille, seule, aurait pu empêcher le pillage des riches. Aussi, la Commune, s’endettant de plus en plus envers l’État, dépensait de 12.000 jusqu’à 75.000 livres par jour pour livrer la farine aux boulangers et maintenir le pain au prix de douze sous les quatre livres. Le gouvernement, de son côté, fixait la quantité de grain que chaque département et chaque canton devait envoyer à Paris. Mais les routes étaient en mauvais état, et les bêtes de trait étaient réquisitionnées pour la guerre.

Tous les prix montaient en proportion. Une livre de viande, qui coûtait jadis cinq ou six sous, se vendait maintenant vingt sous ; le sucre était à quatre-vingt-dix sous la livre, une chandelle se payait sept sous.

On avait beau sévir contre les agioteurs : cela n’aidait à rien. Après l’expulsion des Girondins, la Commune avait obtenu de la Convention la fermeture de la Bourse de Paris (27 juin 1793) ; mais la spéculation continuait, et l’on voyait les spéculateurs, portant un accoutrement spécial, se réunir au Palais-Royal et marcher en bandes, avec des filles, narguant la misère du peuple.

Le 8 septembre 1793, la Commune de Paris, poussée à bout, fit mettre les scellés chez tous les banquiers et « marchands d’argent ». Saint-Just et Lebas, envoyés en mission par la Convention dans le Bas-Rhin, ordonnaient au tribunal criminel de faire raser la maison de quiconque serait convaincu d’agiotage. Mais alors la spéculation trouvait d’autres canaux.

À Lyon, la situation était encore pire qu’à Paris, puisque la municipalité, en partie girondine, ne prenait aucune mesure énergique pour subvenir aux besoins de la population. « La population actuelle de Lyon est de 130.000 âmes au moins ; il n’y a pas de subsistances pour trois jours, » écrivait Collot d’Herbois, le 7 novembre 1793, à la Convention. « Notre situation relativement aux subsistances est désespérante… La famine va éclater. » Et dans toutes les grandes villes c’était la même chose.

Il y eut, sans doute, des dévouements touchants pendant cette disette. Ainsi on lit dans Buchez et Roux (XXXVIII, 12), que les sections de Montmartre et de l’Homme Armé avaient décidé un carême civique de six semaines ; et Meillé a trouvé dans la Bibliothèque Nationale l’arrêté de la section de l’Observatoire, datée du 1er février 1792, par lequel les citoyens aisés de cette section avaient pris l’engagement « de ne pas faire usage de sucre et de café, jusqu’à ce que leur prix plus modéré permette à leurs frères de la classe moins aisée, de se procurer cette jouissance. » (Meillé, p. 302, note). Plus tard, en l’an II (février et mars 1794), lorsque la viande monta à de très hauts prix, tous les patriotes de Paris décidaient de ne plus en manger.

Mais, tout cela n’avait plutôt qu’un effet moral au milieu de la disette. Il fallait une mesure générale. Déjà, le 16 avril 1793, l’administration du département de Paris avait adressé à la Convention une pétition pour lui demander de fixer le prix maximum auquel les blés pourraient être vendus ; et après une discussion sérieuse, malgré une forte opposition, la Convention avait rendu, le 3 mai 1793, un décret qui fixait les prix maximum des blés.

L’idée générale de ce décret était de mettre, autant que possible, le fermier et le consommateur en rapports directs sur les marchés, afin qu’ils pussent se passer des intermédiaires. À cet effet, tout marchand ou propriétaire de graines et de farines fut tenu de faire à la municipalité du lieu de son domicile, déclaration de la quantité et nature des grains qu’il possédait. On ne pourra plus vendre des grains ou de la farine que dans les marchés publics établis à cet effet, mais le consommateur pourra faire ses approvisionnements, pour un mois, directement chez les marchands ou propriétaires de son canton, moyennant certificat de la municipalité. Les prix moyens auxquels diverses sortes de grains avaient été entre le 1er janvier et le 1er mai 1793 devenaient les prix maxima, au-dessus desquels les grains ne devaient pas être vendus. Ces prix devaient aller en décroissant légèrement jusqu’au 1er septembre. Ceux qui vendraient ou achèteraient au-dessus du maximum établi par ce décret seraient frappés d’amende. Pour ceux qui seraient convaincus d’avoir méchamment et à dessein gâté ou enfoui farines et grains (car cela se faisait, malgré la disette), — la mort.

Quatre mois plus tard, on jugea qu’il valait mieux égaliser le prix du blé dans toute la France, et le 4 septembre 1793, la Convention établit, pour le mois de septembre, le prix du quintal de blé de froment à 14 livres.

Tel était ce maximum tant décrié[1]. Une nécessité du moment, dont les royalistes et les Girondins faisaient un crime aux Montagnards. Crime d’autant plus impardonnable que ceux-ci, d’accord avec le peuple, demandaient que non seulement les blés, mais aussi le pain cuit, ainsi que divers objets de première et de seconde nécessité, fussent taxés. Si la société se chargeait de protéger la vie du citoyen, ne lui devait-elle pas, disaient-ils avec raison, de le protéger contre ceux qui attentaient à sa vie en faisant des coalitions pour le priver de ce qui est d’absolue nécessité pour la vie ?

La lutte fut cependant très vive sur ce sujet — les Girondins et nombre de Montagnards étant absolument opposés à l’idée d’une taxation des denrées, qu’ils trouvaient « impolitique, impraticable et dangereuse »[2]. Mais l’opinion publique l’emporta et, le 29 septembre 1793, la Convention décida d’établir un maximum pour les prix des choses de première et de seconde nécessité : la viande, le bétail, le lard, le beurre, l’huile douce, le poisson, le vinaigre, l’eau-de-vie, la bière.

Cette solution était si naturelle que la question de savoir s’il ne fallait pas défendre l’exportation des grains, créer des greniers pour la consommation et établir un maximum des prix pour les blés et les viandes, avait déjà préoccupé les hommes d’État et les révolutionnaires dès 1789. Certaines villes, Grenoble, par exemple, décidaient elles-mêmes, dès septembre 1789, de faire des achats de grains et de prendre des mesures très sévères contre les accapareurs. Un grand nombre de brochures furent publiées à cet effet[3]. Lorsque la Convention se réunit, les demandes d’un prix maximum devinrent pressantes, et le Conseil du département de Paris réunit les magistrats des communes du département pour discuter cette question. Le résultat fut de présenter à la Convention, au nom de tout le peuple du département de Paris, une pétition qui demandait l’établissement d’un prix maximum pour les grains. Les combustibles, la chandelle, l’huile à brûler, le sel, le savon, le sucre, le miel, le papier blanc, les métaux, le chanvre, le lin, les étoffes, les toiles, les sabots, les souliers, le tabac et les matières premières qui servent aux fabriques furent compris dans cette catégorie, et leurs prix furent fixés pour la durée d’une année. Le maximum, auquel il était permis de vendre ces marchandises, fut le prix que chacune d’elles avait en 1790, tel qu’il était constaté par les mercuriales, et le tiers en sus, déduction faite des droits fiscaux et autres auxquelles elles étaient alors soumises (décret du 20 septembre 1793.)

Mais en même temps la Convention légiférait aussi contre les salariés et la classe indigente en général. Elle décrétait que « le maximum ou le plus haut prix respectif des salaires, gages, main-d’œuvre et journées de travail sera fixé, jusqu’en septembre prochain, par les conseils généraux des communes, au même taux qu’en 1790, avec la moitié de ce prix en sus. »

Il est évident que ce système ne pouvait pas s’arrêter là. Une fois que la France ne voulait plus rester dans le système de liberté du commerce et, partant, de l’agiotage et de la spéculation qui s’en suivent nécessairement, — elle ne pouvait plus s’arrêter à ces timides tentatives. Elle devait aller plus loin dans la voie de la communalisation du commerce, malgré la résistance que ces idées devaient nécessairement rencontrer.

En effet, le 11 brumaire an II (1er novembre 1793), la Convention trouva, sur un rapport de Barère, que fixer les prix auxquels les marchandises doivent être vendues par les détaillants, c’était « frapper le petit commerce à l’avantage du commerce en gros, et le fabricant-ouvrier à l’avantage de l’entrepreneur de fabrique. » On conçut alors l’idée, que pour établir les prix de chacune des marchandises comprises dans le décret précédent, il fallait connaître « ce qu’elle valait dans son lieu de production ». En y ajoutant cinq pour cent de bénéfice pour le marchand en gros, et cinq pour cent pour le marchand en détail, plus tant par lieue de transport, on établirait le vrai prix auquel chaque marchandise devrait être vendue.

Alors, une gigantesque enquête pour établir l’un des facteurs de la valeur (les frais de production) fut commencée. Malheureusement elle n’aboutit pas, puisque la réaction triompha au 9 thermidor, et tout cela fut abandonné. Le 3 nivôse an III (23 décembre 1794), après une discussion orageuse, commencée par les thermidoriens dès le 18 brumaire (8 novembre), les décrets sur le maximum furent abrogés.

Le résultat fut une chute effroyable dans le prix des assignats. On ne donnait plus que 19 francs pour 100 francs en papier ; six mois après ce ne fut plus que 2 francs pour 100, et quinze sous seulement en novembre 1795. On paya jusqu’à cent livres une paire de souliers et jusqu’à six mille livres une course en voiture[4].


Nous avons déjà mentionné que pour procurer à l’État des moyens d’existence, Necker avait d’abord eu recours, le 9 et le 27 août 1789, à deux emprunts, de trente et de quatre-vingts millions. Ces emprunts n’ayant cependant pas réussi, il avait obtenu de l’Assemblée Constituante une contribution extraordinaire du quart du revenu de chacun, payé une fois. La banqueroute menaçait l’État, et l’Assemblée, entraînée par Mirabeau, vota la contribution demandée par Necker. Mais cette contribution ne produisit que bien peu de chose[5], et alors, nous l’avons vu, l’idée fut émise, de mettre en vente les biens du clergé, de créer ainsi un fonds de biens nationaux, et d’émettre des assignats qui seraient amortis au fur et à mesure que la vente de ces biens rapporterait de l’argent. La quantité d’assignats émise fut limitée à la valeur des biens que l’on mettrait chaque fois en vente. Ces assignats portaient intérêt et ils avaient cours forcé.

L’agiotage et le commerce de l’argent tendaient sans doute continuellement à faire tomber le cours des assignats ; cependant il put encore être maintenu plus ou moins, tant que les prix maxima des principales denrées et des objets de première nécessité furent fixés par les municipalités. Mais dès que le maximum fut aboli par la réaction thermidorienne, la dépréciation des assignats commença avec une rapidité épouvantable. On peut imaginer, quelle cause de misère cette chute des assignats devint alors pour ceux qui vivaient au jour le jour.

Les historiens réactionnaires se sont toujours plu à semer la confusion sur ce sujet, comme sur tant d’autres. Mais la réalité est que la grande dépréciation des assignats ne se fit qu’après le décret du 3 nivôse an III qui abolissait le maximum.

En même temps la Convention, sous les thermidoriens, se mit à émettre de si grandes quantités d’assignats, que de 6.420 millions, qui se trouvaient en circulation le 13 brumaire an III (3 novembre 1794), ce chiffre montait, huit mois plus tard, c’est-à-dire au 25 messidor an III (13 juillet 1795), à douze milliards.

En outre, les princes, et notamment le comte d’Artois, établissaient en Angleterre, par une ordonnance du 20 septembre 1794, contresignée par le comte Joseph de Puisaye et le chevalier de Tinténiac, « une manufacture d’assignats, en tout semblables à ceux qui ont été émis, ou le seront, par la soi-disant Convention nationale. » Bientôt, soixante-dix ouvriers travaillaient dans cette manufacture, et le comte de Puisaye écrivait au Comité de l’insurrection bretonne : « Avant peu vous aurez un million par jour, ensuite deux, et ainsi de suite. »

Enfin, déjà le 21 mars 1794, lors d’une discussion à la Chambre des Communes de l’Angleterre, — le fameux Sheridan dénonçait la fabrique de faux assignats que Pitt avait fondée en Angleterre, et Taylor déclarait qu’il avait vu, de ses yeux, les faux assignats fabriqués. Des masses considérables de ces assignats étaient offertes dans toutes les grandes villes de l’Europe contre des lettres de change[6].

Mais si la réaction s’était bornée seulement à ces menées infâmes ! C’est encore à l’accaparement systématique des denrées par le moyen d’achats de la récolte à l’avance et à l’agiotage sur les assignats qu’elle se livrait avec passion[7].

Aussi, l’abolition du maximum fut le signal d’une telle hausse de tous les prix — et ceci au milieu d’une affreuse disette — que l’on se demande comment la France réussit à traverser une crise aussi terrible, sans y sombrer complètement. Les auteurs les plus réactionnaires sont forcés de le reconnaître.


  1. On pense quelquefois qu’il serait aisé à une Révolution de faire des économies sur l’administration en réduisant le nombre des fonctionnaires. Ce n’était certainement pas le cas pour la Révolution de 1789-1793 qui étendait chaque année les attributions de l’État : instruction, juges payés par l’État, administration payée par les contribuables, une immense armée, etc.
  2. Voyez la collection : Bibliothèque historique de la Révolution du British Museum qui contient les brochures sur les Subsistances dans les volumes 473, 474, 475.
  3. Momoro à cette occasion publia une intéressante brochure : Opinion de Momoro… sur la fixation de maximum du prix des grains dans l’universalité de la République française, dans laquelle il développait des principes communistes.
  4. Sur les causes réelles de cette cherté tout à fait voulue, voyez Avenel, Lundis révolutionnaires, ch. III.
  5. En général, pendant toute la Révolution, les impôts ne rentraient pas. En février 1793, le Trésor n’avait encore rien touché de la contribution foncière et mobilière de 1792, et sur celle de 1791, il n’avait touché que la moitié — soit 150 millions. Tout le reste était à l’avenant.
  6. Voy. Louis Blanc, livre XIII, chap. IV, qui donne une excellente « Histoire du Maximum », et Avenel, Lundis révolutionnaires.
  7. Des lettres d’Angleterre, adressées par des royalistes à leurs agents en France, dévoilaient les moyens auxquels les agioteurs avaient recours. Ainsi on lisait dans une de ces lettres : « Faites hausser le change jusqu’à 200 livres pour une livre sterling. Il faut discréditer le plus possible les assignats, et refuser tous ceux qui ne porteront pas l’effigie royale. Faites hausser le prix de toutes les denrées. Donnez les ordres à vos marchands d’accaparer tous les objets de première nécessité. Si vous pouvez persuader à Cott…ti d’acheter le suif et la chandelle à tout prix, faites-la payer au public jusqu’à cinq francs la livre. Milord est très satisfait pour la manière dont B.t.z. (Batz) a agi. Nous espérons que les assassinats se feront avec prudence. Les prêtres déguisés et les femmes sont les plus propres à cette opération. » (A. Thiers, Histoire de la Révolution Française, t. III, 1834, pp. 144-144).